L’influence de Rousseau sur l’idéologie et le comportement

de Pol Pot et de ses camarades


par Sacha SHER©



On a fait de Jean-Jacques Rousseau un précurseur du communisme d’Etat totalitaire. Et on a fait des « Khmers rouges », derniers révolutionnaires communistes à avoir pris le pouvoir, ennemis radicaux des capitalistes et de leur, des héritiers d’une certaine frange de la pensée des Lumières. De telles assertions passent-elles l’examen des faits ? Certes, tous étaient contre le mercantilisme et s’élevaient de manière radicale contre les capitalistes et leur mode de production irréfléchi. Certes, Rousseau fustigeait le droit de propriété comme étant la racine de la légitimation de l’inégalité, et les membres du Parti communiste cambodgien faisaient de même. Leur but affiché dans leurs statuts ou leur Constitution était l’« égalité complète » entre « tout le monde ». Mais si relation il y a – pour ténue qu’elle fût – entre certaines approches anthropologiques contestataires du philosophe et certaines conceptions politiques ou pratiques socio-économiques des révolutionnaires cambodgiens, est-elle à même de nous faire comprendre les principales mécaniques à l’œuvre au cours d’une révolution née après le plus gros bombardement jamais subi par aucun pays (2 756 941 tonnes de bombes de 1965 à 1973, lâchées en tapis par des B 52 à partir de 1969, et parfois sans égards pour les villages, contrairement aux promesses du président Nixon ) ? Enfin, un effort d’imagination pourrait nous porter à nous demander si un égalitariste comme Rousseau, si curieux des affaires politiques et agricoles et si soucieux de débats critiques et du principe de la participation dans le vote des lois, n’aurait pas été désillusionné par l’autisme de fait de l’autorité tout à la fois suprême et opaque érigée à la tête du « Kampuchéa » ? N’aurait-il pas été désespéré devant l’organisation parfois brouillonne de l’éducation ou des cultures agricoles ? Et n’aurait-il pas fini broyé par la justice secrète d’exception mise en place par Pol Pot contre les mauvais éléments ou les mauvais esprits les plus entêtés ?


A l’origine d’une certaine proximité : une nostalgie des origines perdues ?

De son vrai nom Saloth Sar, le futur secrétaire du Parti Communiste « kampuchéen » (terme local et originel pour « cambodgien ») (P.C.K.) passa trois ans de sa vie à Paris. Il en revint avec un goût assez prononcé pour la littérature, la poésie et la politique. Et il n’est d’ailleurs pas exclu que son prénom d’emprunt provienne en partie de son poète préféré, Verlaine, ou d’un autre poète célébré par le Parti Communiste Français (P.C.F.), Eluard, même s’il peut venir encore du terme cambodgien signifiant « esclave héréditaire » . Un autre pseudonyme utilisé par Sar au bas d’une lettre de protestation contre la suppression des bourses de quelques étudiants politisés, « Khmer originel » (Khmaer daœm), fait à nouveau référence à une peuplade esclave, et vise probablement aussi à se démarquer d’une élite mondaine prosternée devant la dernière mode occidentale (jusqu’à s’éclaircir la peau). Enfin, il dénote un sens de la contestation inspiré de la pensée de Rousseau . Dans l’esprit de Pol Pot ou de son camarade et mentor d’alors Keng Vannsak, ces tribus Daeum avaient pu être dotées de l’innocence primitive postulée par Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , et incarnaient à leurs yeux les victimes de l’exploitation féodale. Selon Vannsak, interrogé personnellement, ses amis et lui raisonnaient en terme d’exploiteurs et d’exploités plutôt qu’en termes de classe ouvrière ou paysanne, ce que nous avons pu vérifier auprès d’un autre étudiant de gauche. Vannsak "Keng Vannsak" , dans une explication rétrospective certainement imbibée des hypothèses anthropologiques liées à ses propres activités politiques et linguistiques, expliquait que Khmaer daœm désignait en langage populaire « des aborigènes qui ont survécu à l’indianisme », des « Khmers de souche », « non dékhmérisés » par l’influence « hindoue », « bouddhiste », et « cosmopolite ». L’expression ne possédait pas, selon lui, la moindre nuance de nationalisme exacerbé ou de revendication de pureté de l’identité Khmère. « A l’époque, le problème majeur était l’indépendance pour sortir de l’Indochine française » et ses camarades et lui-même n’avaient pas la notion de l’authenticité de l’identité khmère ou la volonté de valoriser les racines Khmères. L’expression était « plus verbale qu’autre chose ». Les qualifier d’ultra-nationalistes serait même calomnier ces militants « obnubilés par l’internationalisme, la fraternité et la socialité internationale ». Pour eux, le nationalisme, l’idée d’ethnie ou de race, étaient des crimes, avec des relents d’impérialisme et de nazisme .

Le pseudonyme de « Khmer des origines », peut-être jugé trop réactionnaire, ne fut employé qu’une fois. En revanche, « Esclave héréditaire » (prononcé avec un accent français) resta son nom de partisan jusqu’à l’adjonction, dans les années soixante-dix, d’un doublon sonore, « Pot », à la manière paysanne. Pol Pot s’inscrit donc dans la veine du révolutionnaire français rousseauiste Gracchus Babeuf "Babeuf" , dont le prénom renvoyait au nom de deux héros de la plèbe romaine en lutte contre les gros propriétaires au IIe siècle av. J.C.. L’hypothèse d’une filiation rousseauiste plutôt que nationaliste réactionnaire peut d’autant moins être écartée que l’on connaît maintenant le double enracinement de la culture de Sar.


Les mentions récurrentes de Rousseau parmi les Cambodgiens de gauche

Selon Vannsak "Keng Vannsak" , qui ne le considère pourtant pas comme un intellectuel, à Paris, Sar « passait la majeure partie de son temps à lire » . Sa formation technique ne le destinait pas à cultiver le goût de la littérature, mais il a dû y être sensibilisé à l’Université Nouvelle du P.C.F., où la pensée de Rousseau était enseignée sous un angle révolutionnaire et égalitariste. Lorsqu’il devint professeur à Phnom Penh dans un collège privé où il enseignait l’instruction civique, « un » des « auteurs préférés [de Sar] était Jean-Jacques Rousseau », se rappelle un ancien élève .

Khieu Samphan, autre intellectuel, étudiant en droit en France jusqu’en 1959 et future figure de proue des forces de gauche cambodgiennes, jusqu’à apparaître comme le Président du Présidium en titre de l’Etat dit du Kampuchéa Démocratique durant la période 1975-1979 (sans pour autant être membre du Comité Permanent du Comité Central du Parti), enseigna, dans les années cinquante, le droit à la faculté de Phnom Penh. Et ses anciens étudiants se souviennent qu’il rappelait fréquemment les idées politiques de Rousseau. Plus tard, dans le maquis, il allait, comme l’évoquera l’historien Philip Short, « contempler, songeur, les mystères de la vie paysanne comme son héros Rousseau ». Vers 1980-1981, Samphan rencontra un journaliste français. L’hommage qu’il rendit au siècle des Lumières au beau milieu d’une jungle militarisée parut « surréaliste » à ce dernier  : « Le premier ministre Pol Pot et moi-même, je vous l’assure, sommes profondément imbus de l’esprit français, du Siècle des Lumières, de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , Montesquieu... », confia-t-il .

Certains de leurs camarades avaient lu Rousseau bien avant eux. Mey Mann, qui allait entretenir d’étroites relations avec Pol Pot au milieu des années cinquante, lorsqu’ils iraient infiltrer le Parti démocrate, avait lu Rousseau et Les Misérables d’Hugo au Cambodge au début des années cinquante, tandis qu’un de ses camarades engagé au Parti démocrate, Ieng Sary, futur ministre des Affaires Etrangères étrangères dévorait à la même époque et avant même de venir en France, les textes de Montesquieu et de Voltaire défendant l’égalité des droits et les libertés civiques .

Même les plus militants réservaient un peu de leur temps à de vieilles lectures. Selon un ancien membre du Cercle d’études marxistes cambodgien vers 1953, on y conseillait de lire le Contrat Social de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , mais pas jusqu’à l’étudier comme Lénine et Staline . Un ancien étudiant cambodgien de gauche se souvient que les lectures étaient abondantes et que les livres s’échangeaient : tout le monde lisait Marx "Marx" , Lénine "Lénine"ou Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , même ceux qui n’étudiaient pas les lettres, la philosophie ou les sciences humaines. Certains d’entre eux avaient fréquenté l’Université Nouvelle du P.C.F. où les enseignements portaient non seulement sur l’histoire, le matérialisme dialectique et historique ou les essais historiques de Marx "Marx"(le 18 Brumaire, La guerre civile en France 1871), mais aussi sur la philosophie des Lumières (Voltaire, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " ). Un militant de gauche des années soixante connaissait Rousseau du temps où il vivait au Cambodge. Une fois à Paris, il se rendait place du Panthéon quand il en avait le temps, « pour rendre hommage » à son « écrivain préféré ». « Comme Jean-Jacques », il croyait que « seule la société pouvait corrompre l’homme né libre ». Et « de tout cœur », il était « avec Danton, Robespierre et Saint-Just »  .

Le bagage idéologique ramené de France par tous ces Cambodgiens emportés dans le bouillonnement du mouvement anticolonialiste les incita sans doute à renverser sans tabous, à la manière des utopistes, de Rousseau, et de certains révolutionnaires français, les moindres vestiges de la société passée : argent, religion, instinct de propriété et vie familiale. Leur vision de Rousseau devait cependant diverger à la mesure de leurs connaissances ou de leurs propres approches politiques. Rousseau pouvait tour à tour être considéré comme un penseur à la traîne ou comme un guide.


Rousseau comme penseur bourgeois à critiquer.

Un membre social-démocrate du Cercle d’études marxistes, encore très progressiste avant de se ranger, estimait pour sa part dans une thèse achevée en 1953 que les droits politiques réclamés par Rousseau étaient obsolètes et inadaptés à la démocratie sociale qu’il appelait de ses vœux :

« En effet la démocratie à l’heure actuelle ne renferme plus le même contenu qu’autrefois. Depuis l’avènement du Communisme, elle revêt 2 formes : la forme classique dite "occidentale" ou bourgeoise, et la forme nouvelle dite "orientale" ou populaire, qui diffère l’une de l’autre dès le point de départ. (...) Nous savons que la Déclaration des Droits de 1789 est, pour une large part, une synthèse de la pensée philosophique des principaux écrivains du XVIIIe siècle et notamment de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "et de son "Contrat Social". Or Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "avait écrit dans une époque où l’inégalité politique constituait un obstacle à la démocratie, laquelle selon lui, serait réalisée par la suppression des barrières politiques entre la noblesse, le clergé et le Tiers Etat. L’idéal pour le siècle de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , c’était une démocratie politique qui pouvait être atteinte par la suppression des cloisons politiques entre les classes sociales, c’était l’égalité politique. Mais cette égalité politique ne convient plus au XXe siècle. C’est une "démocratie économique" et une "égalité économique" dont notre époque a besoin. A la place de l’égalité de droit, de l’égalité juridique qui avait suffi à une société d’il y a 150 ans, il faut une égalité de fait concrétisée par une égalité économique. Le XVIIIe siècle s’est borné à supprimer les classes politiques pour réaliser la démocratie, le XXe demande l’abolition des classes économiques » .


D’autres camarades moins versés dans la recherche mais plus impliqués dans les milieux subversifs l’avaient jugé bien autrement.


Rousseau comme pionnier des droits sociaux égalitaires

Khieu Samphan reconnaissait rétrospectivement – tout en déclarant que seul le Cambodge lui tenait absolument à cœur – avoir été de formation occidentale et avoir retenu de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "« son idée que l’homme est né égal et bon, et que c’est la société qui le corrompt ». Aussi voulait-il que le Cambodge « respecte l’égalité des hommes, et l’esprit de la loi » .

De quelle égalité revendiquée s’agit-il ? Il convient de rappeler ici que la gauche socialiste de l’époque se revendiquait davantage de Rousseau qui, contrairement à Voltaire, fustigeait non seulement l’inégalité politique mais aussi l’inégalité économique inscrite dans le principe même du droit à la propriété. Dans La Grande Révolution de Kropotkine "Kropotkine"– lu en entier par Saloth Sar / Pol Pot  vers 1951-1952 –, Rousseau était décrit comme un des penseurs qui avait le plus influencé les révolutionnaires français, derrière Mably, autre révolutionnaire de la pensée.

Pour la gauche, Rousseau était un inspirateur de Babeuf, le premier théoricien à avoir voulu faire enfanter l’Histoire humaine du communisme en 1796 lors de sa Conspiration dite des Egaux. Dans les livres de l’historien de la révolution française Albert Soboul et dans ses cours délivrés notamment à l’Université Nouvelle, on apprenait que Babeuf s’était inspiré de l’œuvre des Jacobins et s’était nourri des écrits de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , Mably et Morelly – qui, dans Le Code de la nature entendait « couper racine à la propriété ». "Morelly" Le but de la société devait être le « bonheur commun » et le seul moyen d’arriver à l’égalité de fait était « d’établir l’administration commune », puisque le partage égal des propriétés ne pouvait durer qu’une journée. A lire Le Tribun du Peuple, Babeuf était tout aussi convaincu que Rousseau (dans son Discours sur l’origine) que les lois étaient apparues pour donner plus de force aux riches et maintenir les pauvres dans leur dénuement.

D’après Emile Durkheim, l’enthousiasme de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "pour Sparte, son intérêt pour les œuvres de Mably, de More, et de Morelly "Morelly" , son idéal d’égalité économique ainsi que son rejet des arts et de l’industrie, permettait de classer sa théorie dans le « communisme moderne » . Son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754) est un ouvrage de référence pour les communistes, notamment le commencement de la seconde partie où la propriété privée est présentée comme la source de toutes les guerres, de toutes les misères et de tous les meurtres du genre humain, alors que naturellement il faudrait convenir que « les fruits sont à tous et [que] la terre n’est à personne ».

Et l’on comprend qu’Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique mentionnait qu’il n’y avait eu que deux « chefs d’œuvres de dialectique » au XVIIIe siècle : le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes "Rousseau, Jean-Jacques " .


Confirmations de la réception des conceptions de Rousseau au cours du parcours des révolutionnaires loin de Paris

Loin de l’atmosphère de corruption de la capitale cambodgienne ou française, Pol Pot partit deux étés consécutifs en Yougoslavie pour servir dans une brigade de travail à Belgrade, ville détruite par la guerre. L’air du temps n’y était visiblement pas le même que dans les autres capitales cossues. Sar, qui travaillait le matin et observait les choses l’après-midi, a probablement été marqué par la volonté d’indépendance du pays, l’accent mis sur le volontarisme, la mobilisation de masse pour les travaux publics, et peut-être a-t-il retenu de son voyage, sous l’influence idéaliste ou non de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , l’image que la frugalité accroissait l’hospitalité et la solidarité entre les hommes. Des années après, en 1978, Pol Pot ne choisit sans doute pas par hasard d’accueillir pour la première fois dans son pays une équipe de journalistes yougoslaves.

Cette relation rousseauiste du renouveau et de la vie frugale ou de la vie paysanne se poursuit dans les années soixante. Hou Yuon, un progressiste alors proche de Pol Pot et de Khieu Samphan, enseignait comme ce dernier l’économie politique à l’université. Et un de leurs anciens étudiants devenu docteur en 1965 se souvient que ces « progressistes » admirés par les étudiants, qui abordaient les œuvres inscrites au programme, émettaient fréquemment le souhait d’éduquer les paysans et se référaient à la Révolution Française et à Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " . Cet étudiant avait fait un récit similaire à Wilfred Burchett en 1980 :

« Dans les conversations privées [Samphan et Yuon]insistaient tous les deux sur le fait que la future société doit être basée sur les masses paysannes et que toutes les autres classes doivent être éliminées [NdA : oui, mais dans quel sens ?]. J’ai eu beaucoup de conversations avec Khieu Samphan, en dehors des cours de la faculté. Il était plus catégorique que Hou Yuon sur le besoin de démarrer une nouvelle société à partir de zéro, en la basant sur les masses paysannes. "Elles sont pures" répétait-il sans cesse. "Tout dans l’ancienne société doit partir. Nous devons retourner à la nature, basée sur la paysannerie" De telles idées étaient des constantes (...) Mais il croyait aussi au rôle d’intellectuels sélectionnés, disant qu’ils étaient les mieux qualifiés pour diriger le pays et organiser rapidement le progrès économique et social » .

Vandy Kaonn, né en 1942 et étudiant en sociologie à la Sorbonne, a peut-être également suivi les cours de Khieu Samphan. Il exposait à Wilfred Burchett qu’au moment de la lutte anti-Lon Nol "Lon Nol" , Samphan intégra de nouvelles notions à « son idée de base que l’homme est bon mais a été corrompu par la civilisation, que plus la "civilisation" se présente sous la forme d’une société industrialisée, plus l’homme est corrompu » :

« Il considérait aussi l’éducation comme une source de corruption des masses. Seul un système social très simple était nécessaire afin de rester "pur" et préserver son bon sens. "Plus l’homme est éduqué plus il devient fourbe" devint une de ses formules favorites (...) Dans un sens Khieu Samphan "Khieu Samphan"a mis en pratique ce qu’il prêchait. Il mena une vie très simple et travaillait dans les champs quand il était député de l’Assemblée Nationale » .

Toutes ces notions empruntées à Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , bien que Samphan fût en définitive un partisan mesuré de l’industrialisation, trouvaient sans doute leur confirmation dans le goût immodéré que cultivaient les citadins pour l’opulence, les distractions et le pouvoir.

Une dizaine d’années après les premiers contacts de Pol Pot avec le peuple travailleur yougoslave, les dirigeants révolutionnaires eurent, au contact de leurs gardes du corps Jaraï dans les maquis du Nord-Est, une idée plus assurée de ce que pouvait être le bon peuple ou le « bon sauvage » rousseauiste, moins corrompu et désordonné dans l’âme que les citadins à la vie facile, car élevé dans un cadre modeste. Ceux-ci étaient en effet parfaitement loyaux et purs au point de consentir à « donner leur vie sans réfléchir », comme le relata Ieng Sary, figure importante du mouvement chargé des relations extérieures .

Avant cette rencontre, les révolutionnaires s’étaient inspirés d’un certain nombre d’habitudes paysannes (entraide, troc) tout en ayant pour projet de les rééduquer vers moins d’individualisme. De même, la page n’était pas si blanche qu’ils ne l’auraient cru dans ce havre éloigné du Nord-Est. Ieng Sary "Ieng Sary"semble s’être heurté au rude caractère de certaines des tribus qui y vivaient. On était loin du mythe rousseauiste du « bon sauvage » qui avait bercé ces anciens militants communistes. En 1974, Ieng Sary disait à un diplomate français de ses amis : « Au contact des paysans, nous avons dû réapprendre tout ce que nous avions appris à Paris » . Comme des révolutionnaires l’ont signalé à Charles Meyer, ils durent tout réapprendre « sur ce que pensait et souhaitait le paysan cambodgien » . On peut penser que les changements introduits dans les schémas élaborés à Paris proviennent du constat que la docilité des paysans n’était que relative, et que les méthodes « hardies » de ralliement des paysans (voir la thèse de Khieu Samphan "Khieu Samphan" ) ne pouvaient être maintenues sans provoquer le rejet du Parti du Peuple. Il ne fallait pas brusquer le vivier de la révolution, comme le laissait entendre un principe matérialiste classique rappelé dans le Récapitulatif d’une histoire commentée du parti rédigé dans la région Est : « La théorie suit la pratique » .

Les Cambodgiens, nourris par les bas-reliefs des temples d’Angkor, ont conscience d’appartenir à une race de guerriers (Khmaer Pouch neak Chambang), ou, comme le disait Pol Pot, d’être un peuple « courageux, digne, avec une longue tradition de lutte », ou encore, selon un texte de Drapeau Révolutionnaire de juillet 1978, d’avoir « de grands ascendants guerriers » . Mais cela n’était pas suffisant, il fallait une préparation. D’où l’importance de la conscience et de l’investissement politiques dans la victoire, qui rejoignait l’accent mis par les Bolcheviks et Mao sur l’instruction politique des troupes (unité interne et ardeur au combat) avant toute instruction militaire, pendant un an. En fait, Pol Pot aurait sans doute été d’accord avec cet impératif militaire des spartiates rappelé par Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ": bâtir « de bonnes citadelles dans les cœurs des citoyens » .


De quelques idées spécifiques et fondamentales de Rousseau pour notre sujet

Rappelons quelques traits de l’œuvre de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "qui ont pu déteindre sur l’idéologie de l’Angkar Padevat (« l’Organisation révolutionnaire » cambodgienne). D’abord sa critique de la propriété, du luxe, du confort, et du superflu – jusqu’à s’habiller lui-même des vêtements les plus simples. Ensuite ses réflexions sur un état de nature commun à tous les hommes, avec pour pendant ses dénonciations de la dépravation des villes, de l’inutilité des arts et des maux engendrés par les progrès de la science.

Dans son Discours sur l’origine (…) de l’inégalité, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "considérait que les progrès de l’esprit humain étaient des sources d’inégalité extrême dans la manière de vivre, et même de maladies. Ce qui l’amenait à oser cette formule dialectique renversante: « j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » . La lecture de cet ouvrage a du être particulièrement envoûtante pour les jeunes Saloth Sar, Ieng Sary "Ieng Sary"et Khieu Samphan "Khieu Samphan"tant est subtil l’art argumentatif de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " . Le 31 août 1755, Voltaire répondait à Rousseau en des termes peu élogieux après avoir lu son Discours : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ». Ce à quoi Rousseau semblait répondre indirectement« J’aimeencoremieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes ». Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "prévenait certes que sa tentative d’explication des fondements de la société partait avant tout de conjectures réflexives, puisqu’il aurait eu pour parti pris d’écarter les « faits », mais ces « faits » anciens eux-mêmes ne devaient pas faire illusion car ils n’étaient que des hypothèses formulées par d’autres chercheurs . Dans l’Emile, lu au moins par Mey Mann "Mey Mann" , Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "commençait par inviter les professeurs à arracher leurs élèves à la société, avant de tempérer cette idée.

Sur le plan économique, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , comme plus tard les utopistes et les marxistes, avait une conception matérielle de la richesse, à l’inverse d’autres courants qui admettaient une productivité liée à l’utilité créée par le travail. Dans cette veine, Samphan recourait dans sa thèse en sciences économique à la distinction faite entre travail productif et improductif. Il s’appuyait de façon ostentatoire sur Adam Smith, peut-être pour plaire à son directeur de thèse libéral modéré Gaston Leduc – de nos jours, les libéraux ont plutôt tendance à considérer Smith comme prisonnier des préjugés physiocrates. Dès leurs études, nos « progressistes » voulaient, comme Mao d’ailleurs qui avait inscrit Rousseau dans les programmes scolaires , s’appuyer sur les paysans pour encercler les villes et renverser aisément une bourgeoisie métissée de souche essentiellement étrangère haïe par ces paysans au teint sombre . Et certains ont avancé l’hypothèse que Pol Pot, qui avait gardé des contacts avec l’intellectuel Keng Vannsak "Keng Vannsak"jusqu’en 1963, a pu intégrer à son projet les théories de ce dernier sur la démocratie villageoise primitive pré-hindoue et pré-urbaine, théories nourries de lectures d’orientalistes français et de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "  .


Mais surtout, Rousseau ne se contenta pas de critiquer le statu quo et d’idéaliser la liberté ou la bonté de l’homme solitaire ou relativement peu grégaire laissé à l’état de nature – la liberté du sauvage était à ses yeux primitive et esclave de passions débridées – il proposa aussi, dans son Contrat Social, un pacte qui ferait de tous les hommes des gens libres dans une communion acceptée par du fait de a puissance du nombre : « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle » . Enfin, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, moins connues, mais où il donne libre cours à son côté législateur, prévoient un certain nombre de prescriptions radicales et autarciques visant à se soustraire à l’influence des puissances dont la fortune est amassée grâce au commerce, à l’industrie, aux arts et aux sciences. La meilleure façon de s’enrichir pour le bien de tous étant de cultiver les champs sans se soucier du reste. Soit de vivre à la campagne.



L’influence de Rousseau dans les pratiques politiques du Parti Communiste cambodgien

Certaines idées critiques de Rousseau – reprises bien entendu par les courants socialistes français – affleurent dans les réalisations du Parti Communiste Khmer : abolition de l’argent, du commerce, et de l’instinct de propriété. Rappelons sur ce dernier point que Pol Pot avait explicitement souhaité à la radio en septembre 1977 que le peuple « se dépouille progressivement de l’idée de propriété jusqu’à son élimination définitive » . Et, comme dans Le Contrat Social, il n’était pas question de revenir à un état de nature inconstant, mais à un Etat où la propriété de fait et commune serait sous l’autorité des lois. C’en était désormais fini du au système monarchique où la terre, propriété du royaume, était mise à la disposition individuelle ou familiale des paysans – généralement en petites parcelles de moins 2 ha – moyennant une taxe foncière, voire donnée aux plus déshérités. En écho à l’idée fondamentale de Rousseau que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne, sous le « Kampuchéa Démocratique » la cueillette des fruits, et notamment des noix de cocos, dont l’eau servait de sérum aux malades, était reversée à la communauté et soumise à autorisation. Sans quoi c’était la rééducation voire la mort.

D’autre part, les principes d’organisation « kampuchéenne » qu’étaient le centralisme démocratique, l’égalité économique et la vie communautaire dépouillée des instincts naturels, si présents dans les objectifs de la révolution cambodgienne, semblent découler du Contrat Social. Cependant, dans les faits, les Cambodgiens ressentaient souvent la présence d’un « supérieur commun » – normalementabsent dans le pacte de Rousseau – à travers l’entité de l’« Angkar » (« l’Organisation » qui était tout le monde et personne à la fois, mais était souvent le faux nom de la volonté particulière et non générale des cadres)  . Mais peut-être que les Cambodgiens n’avaient tout simplement pas tous atteint le stade de l’état civil digne de liberté, distinct de l’état d’animal borné, ou, en termes marxistes-léninistes, n’avaient pas atteint le stade où l’homme est capable de définir lui-même ses propres besoins, plutôt que de désirer avoir toujours trop?

Des germes de l’ « Organisation suprême » kampuchéenne peuvent encore être décelés dans les décrets prévus par Babeuf "Babeuf" et son groupe de conspirateurs. Ces décrets, que l’on dit généralement inspirés de la pensée de Mably, Morelly "Morelly", Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques" et des lois de Lycurgue à Sparte, avaient été édités par les communistes français en 1957, et purent très bien avoir été pris en considération par Khieu Samphan "Khieu Samphan" voire Ieng Sary "Ieng Sary" avant de rentrer au pays ou avoir été communiqués par Thiounn Mumm de France à ses camarades. Lisons Babeuf "Thiounn Mumm" :


« La grande communauté nationale entretient tous ses membres dans une égale et honnête médiocrité ». « Les magistrats de chaque classe [au sens de chefs de groupes] font déposer dans les magasins de la communauté nationale les fruits de la terre et les productions des arts susceptibles de conservation ». « Il y aura dans chaque commune, à des époques déterminées, des repas communs auxquels tous les membres de la communauté seront tenus d’assister » .

Babeuf prévoyait aussi des crèches et des écoles pour séparer les enfants des parents. Cette idée de vie en communauté pour que tous les enfants deviennent frères se trouve d’ailleurs dans l’article Economie Politique de Rousseau, même si elle est rejetée in fine dans l’Emile .


Une mesure restée dans les annales a été l’évacuation quasi complète de la capitale, Phnom Penh, et des autres bourgades. Depuis Jean-Jacques Rousseau, l’idée de corruption urbaine est très présente parmi les révolutionnaires "Rousseau, Jean-Jacques ". Les lecteurs connaissent peut-être sa phrase : « J’aimeencoremieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes » . Et il est fort probable que Pol Pot, Son Sen "Son Sen", Ieng Sary "Ieng Sary", ou Khieu Samphan aient pu avoir connaissance du vœu de Babeuf, grand lecteur de Rousseau, "Babeuf" de « faire disparaître les grandes villes, réceptacle de tous les vices » , et de celui de Mably et de Babeuf d’apprendre aux citadins la modestie des besoins. Marx "Marx" et Engels préconisaient pour leur part dans leur Manifeste, « pour les pays avancés » il est vrai, des « mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne » . Et ils reconnaissaient que la « suppression de l’antagonisme entre la ville et la campagne » était une des « propositions positives en vue de la société future » avancée par les précurseurs du socialisme et du communisme . Trente ans après, Engels réitérait dans l’Anti-Dürhing que la suppression de la séparation de la ville et de la campagne n’était « pas une utopie, même en tant qu’elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu’il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c’est un processus de longue durée » . Dans la lignée d’Engels qui annonçait, dans le même paragraphe, le prochain « déclin des grandes villes », Lénine "Lénine" reconnaissait que les grandes villes tendraient à disparaître . Et Khieu Samphan, dans sa thèse estimait que l’intégration internationale avait développé un fonctionnarisme improductif. Les branches d’activité comme l’administration ou la défense, sans être inutiles à la société, n’étaient pas considérées comme productives, pas plus d’ailleurs que la plupart des emplois urbains liés au commerce ou aux services.

La vraie richesse ne devait pas être une affaire monétaire. On sait que dans plusieurs de ses œuvres, Rousseau considérait que la passion de l’argent avait étouffé toutes les autres, et qu’il fallait développer à nouveau les nobles instincts de l’homme naturel pour améliorer les sociétés dites civilisées. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, il allait plus loin et souhaitait, au nom de l’égalité, rendre l’argent « méprisable, et s’il se peut inutile », car la monnaie profiterait toujours « aux pillards et aux traîtres » qui détourneraient la machine politique de son but. Le mieux était que les dépenses publiques se fassent en denrées, comme en Suisse où l’on payait désormais les officiers et les magistrats en nature (une égalité relative des fortunes existait pourtant en Suisse avant ces mesures, reconnaissait Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "). Et dans la lignée de Rousseau, Thomas More et Babeuf "Babeuf", mentionnés à l’Université Nouvelle du P.C.F. ont pu inspirer Pol Pot et ses camarades : le premier souhaitait que les objets précieux entrent dans la fabrication des vases de nuit et des crachoirs, et le second entendait jeter l’or et l’argent à la mer. Dans un programme de décrets publié par les communistes français en 1957, Babeuf projetait, afin de lutter contre les agioteurs et mettre à bas l’inégalité, de faire cesser la fabrication de la monnaie et de punir quiconque recevrait un salaire ou conserverait de la monnaie . Et sans doute que le fléau de la corruption au Cambodge a incité Pol Pot, Khieu Samphan "Khieu Samphan", ou Ieng Sary "Ieng Sary" à prêter une attention accrue à ces idées fustigeant l’argent, d’autres préférant voir l’origine de la corruption dans l’excès d’impôts et l’insuffisance des salaires . D’autres hypothèses sur l’origine de l’abolition de la monnaie au Kampuchéa, font référence à des mouvements millénaristes, mais elles ne nous paraissent pas concluantes .

Sur un autre plan économique, le Parti communiste khmer estimait que le contrôle des ressources du pays permettrait d’apporter l’abondance. Cette politique qui remonte par exemple au Considérations… de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "était inscrite dans la thèse de Khieu Samphan en 1959, lequel préconisait un isolement provisoire .

Sur un plan individuel, exprimer un sentiment, une opinion ou un besoin personnels devint le signe que le moral révolutionnaire vacillait. Et une filiation visible des idées anti-individualistes du P.C.K. peut être le rejet, par certains utopistes occidentaux ou par Babeuf , des notions de « tien » et de « mien » qui constituaient la source première de toutes les nuisances et de tous les crimes. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " avait été inspiré par plusieurs penseurs – Morelly, Lahontan, Diderot –lorsqu’il produisit sa célèbre exergue à la Seconde Partie du Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les hommes : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi [souligné par Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "], et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (avec son cortège de crimes, guerres, meurtres, misères et horreurs) . Longtemps après lui, un régime asiatique jugé incohérent allait scrupuleusement suivre ces précautions langagières : « Le “je” disparut également de la langue parlée, ce qui manifestait la primauté du collectif sur l’individuel. On ne parlait, on n’agissait plus qu’au nom du groupe. “Nous” faisons ceci, “nous” pensons cela », écrivait Laurence Picq qui travaillait à Phnom Penh . Des cadres ou intellectuels rééduqués à Phnom Penh signalent aussi la proscription orale de « je », « mon », « ma » au profit de « nous » ou « notre » , ou au profit de « nous-je » (yeung-khniom), « notre-ma » (yeung-khniom placé après un mot), une variante polie et personnalisée de « nous », prisée dans les discours officiels ou utilisée dans la conversation pour parler au nom d’un groupe . Nous n’avons pas rencontré l’interdiction de « je » dans les témoignages écrits par des travailleurs des coopératives. Et Steve Heder "Heder, Steve"a relevé que l’usage de « nous-je » était peu présent parmi la masse des réfugiés contrôlés par le P.C.K. en 1979, mais existait bien chez les cadres politiques et militaires parlant au nom de la collectivité, et, par extension, en leur nom propre. L’usage du « nous-je » était d’abord la marque de l’unité affichée du Parti, mais l’on peut aussi penser que la suppression de « je » du langage entrait dans le cadre de ce que l’on appelait « attaques contre soi-même (veay robob [roboh?]) » . Dans d’autres partis communistes du XXe siècle (chinois, soviétique, français jusqu’en 1979), la primauté du « nous » sur le « je » semble s’être limitée aux discours . Quant à savoirsi les communistes vietnamiens attachaient une grande importance à l’usage vietnamiens du mot chung tôi, « nous », de préférence à tôi, « je », il est difficile de le dire. Autre possibilité : les chefs du Kampuchéa ont pu vouloir dépasser le bouddhisme jusque sur le terrain du langage. A l’inverse du brahmanisme où la notion de « moi » est recherchée avant la communion avec l’essence du Tout, le bouddhisme vise en effet, au terme de plusieurs vies, à la négation du moi, dont le caractère est intrinsèquement négatif, pour aboutir à la délivrance complète de l’attachement .

Rappelons aussi que dans une démarche purement spéculative, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques", lu par Pol Pot, Ieng Sary "Ieng Sary" et Khieu Samphan en France, laissait à penser dans le même Discours sur l’origine… célébré par Engels comme un chef d’œuvre de dialectique, que la « perfectibilité », autrement dit la faculté que possède l’homme de sortir de son état premier, à la différence des animaux, était « la source de tous les malheurs de l’homme ». Un présupposé de Rousseau était : « l’homme qui médite est un animal dépravé » . Son idée était que le sentiment ne devait pas être, comme trop souvent, étouffé par la rationalité. De son côté, la société kampuchéenne, qui avait répandu une éducation minimum et pratique et rééduqué les gens par le travail, ne faisait pas pour autant dans le sentiment. Non pas que tous les intellectuels portant des lunettes furent éliminés comme il est sans cesse répété (certains étaient même utilisés pour tenir des inventaires économiques). Mais il n’était plus vraiment question de penser, car l’important était de savoir faire preuve de « créativité » matérielle, par exemple en réparant une charrue. Il n’était pas explicitement prévu de revenir à l’état sauvage, même si Pol Pot admettait rapidement qu’un communisme primitif avait existé auCambodge. Mais certains citoyens furent ravalés au rang d’animaux en tant que victimes de l’exploitation des hommes. La vie en communauté ressemblait à une gigantesque étable peuplée d’humains à fronts de bœufs, finalement aussi pressés et oppressés que des animaux entassés ou qu’une armée de salariés des villes. Et durant les premiers mois du « nouveau régime à tous les égards », à cause des problèmes d’organisation, du bétail ciblé par les bombes états-uniennes, ou de l’attitude des chefs locaux, des réfugiés des villes furent forcés, dans certains secteurs, de tirer eux-mêmes des charrues ou de vivre quelques mois sous les maisons des villageois, un emplacement normalement réservé aux animaux la nuit  – alors que la radio s’était vantée en juillet 1975 qu’à la campagne, les animaux étaient désormais cantonnés à une saine distance des maisons, une politique également de mise au Laos. Ironie de l’Histoire, certains cadres ne se gênaient pas, verbalement, pour déshumaniser les hommes ou, à l’inverse, humaniser les bœufs en les appelant « camarade bœufs »  . Mais cela ne découlait pas des instructions égalitaristes émanant du centre de l’Organisation, qui n’admettaient que des divisions politiques entre population « à part entière », « candidate » ou « confiée », ou entre « forces tactiques » ou « stratégiques ».


Les dirigeants de « l’Organisation révolutionnaire » et la vertu

Pour peu que Pol Pot ou d’autres se soient intéressés à la vie de Rousseau, son caractère "Rousseau, Jean-Jacques " a pu les marquer : sa méfiance vis-à-vis des habitants des villes, son goût pour la vie d’ermite, son complexe en partie fondé de persécution l’amenant à fuir en Angleterre en 1765, et enfin son penchant à enseigner la vertu et le contentement qu’on en retire. On sait à quel point Rousseau visait à rendre les hommes plus « vertueux », c’est-à-dire moins passionnels, moins imbus d’eux-mêmes, plus respectueux des autres, plus courageux, plus francs, plus conscients de l’intérêt général et plus dignes de liberté .

La vertu rousseauiste avait sans doute ceci de particulier qu’elle pouvait, dans un contexte cambodgien, s’associer à la morale du Bouddha (dont deux des cinq préceptes principaux consistent d’une part à réfréner et à analyser ses appétits et ses désirs sensuels, d’autre part à parler avec justesse sans précipitation), mais aussi se distinguer, aux yeux de révolutionnaires, du contexte dans lequel la vertu du Dharma (l’Eveil) et ses cinq principes étaient inculqués sous Sihanouk et dans les journaux, à savoir de l’injonction à accepter un sort qui avait été réservé à chacun avec pour espoir de se réincarner dans une vie meilleure . La vertu de Rousseau consiste à s’oublier et à construire une meilleure société en s’engageant aux côtés des autres. La morale est quelque chose de politique. Et l’on peut voir le jeune Pol Pot habité par cette même association fondamentale entre morale et démocratie. Dans un texte de 1950, celui-ci estimait que la morale du Bouddha l’avait conduit à être le premier à enseigner un régime démocratique .

Les autres dirigeants du P.C.K. semblent partager cette peu commune idéaliste attention envers l’ensemble du peuple. Si Nuon Chea, le n°2 du régime, "Nuon Chea" apparaît à ceux qui l’approchèrent comme un homme froid et distant, brutal voire sans cœur, il ne saurait être troublant de constater, dans les caractères de Khieu Samphan "Khieu Samphan", Son Sen "Son Sen" et Ieng Sary, tous passés par Paris, "Ieng Sary" de l’affabilité et un sens marqué de camaraderie, qui contraste avec une dureté de caractère manifestée à l’encontre de leurs ennemis politiques. En mars-avril 1976 Sihanouk rencontra l’ex-étudiant en philosophie devenu chef de l’armée Son Sen, et en retira l’impression d’avoir affaire à un homme « aimable et souriant ». Pol Pot semble même correspondre aux canons du législateur vertueux : esprit certes intraitable sur la discipline révolutionnaire, mais sens de la maïeutique dans le discours, attention envers les subordonnés, capacité à créer une relation d’égalité, et surtout ce charisme que lui reconnaissaient plusieurs journalistes et Sihanouk lui-même. Suong Sikœun, qui "Suong Sikœun" avait quelque fois servi d’interprète à Pol Pot, écrivait en l’an 2000 avoir été fortement impressionné par la « grande assurance » et la « simplicité déconcertante » d’un personnage qui allait toujours au devant des gens pour les saluer. L’élan vertueux semble particulièrement apparent, non seulement dans les attitudes de pédagogue de Pol Pot, ou dans le choix de son épouse, plus âgée et peu attirante physiquement mais qu’il respectait et avec qui il partageait ses idéaux de justice, mais aussi dans les instructions qu’il adressait à ses cadres puis à ses partisans.

De même que le « passage de l’état de nature à l’état civil » élaboré dans le Contrat Social, passait par un effort d’éducation et visait à donner aux actions des hommes « la moralité qui leur manquait auparavant », les révolutionnaires cambodgiens insistaient, avant toute chose, sur la moralité et la formation politique, caractéristique héritée des bolcheviks, des maoïstes et des communistes vietnamiens. Un formulaire biographique servant au recrutement de tout membre du Parti, constitué de cinquante quatre groupes de questions, interrogeait les gens sur les raisons qui les avaient poussé à rejoindre la révolution, mais aussi sur leur personnalité : « Connaissez-vous clairement votre personnalité ? Jusqu’à quel point ? Connaissez bien vos forces et vos faiblesses ? Comment avez-vous fait pour modifier votre caractère non révolutionnaire et vos faiblesses ? Quel en est le résultat ? ». « Votre conjoint [ou vos parents] a-t-il une influence [ou un pouvoir] politique, économique ou émotionnelle sur vous ? A quel degré ? », et inversement . Curiosité policière ou volonté de rendre les gens plus solides émotionnellement ? La pratique et les choix politiques du Parti montrent qu’en accord avec une autre facette peu connue mais non négligeable de Rousseau , il ne devait pas y avoir confusion entre esprit de révolutionnaire et esprit de « mutins » . Dès le début de leur mouvement, les chefs de la révolution n’étaient pas derrière l’importante jacquerie de 1967, pourtant appuyée par des éléments locaux. La direction a également tardé à déclencher la lutte armée après ces troubles sociaux. Elle se méfiait encore des élans populaires ou des vastes rassemblements et pas seulement par fragilité politique. Car, si le régime carcéral fut, dans les faits, moins centré autour de la rééducation qu’en Chine, on notera qu’en dehors de moments paroxystiques à la fin du régime, il n’y eut pas de vastes tribunaux populaires chargés de débusquer l’ennemi, contrairement au Nord-Vietnam ou à la Chine de Mao, manipulateur des passions de la jeunesse lors de la Révolution Culturelle à des fins personnelles, alors même qu’il avait, des années plus tôt, inscrit la pensée de Rousseau au programme d’enseignement, avec à l’étude l’Emile,Le Contrat Social et Les Considérations sur le gouvernement de Pologne .

Ironie de l’histoire, le jour de la mort de Mao "Mao" , le 9 septembre 1976, Khieu Samphan "Khieu Samphan", Nuon Chea "Nuon Chea" et Pol Pot avaient salué dans le défunt grand timonier un modèle de vie et de « vertus révolutionnaires »…

La vertu du peuple nécessitait une bonne organisation. Durant la révolution, un document émanant d’un cadre de secteur indiquait que les masses étaient capables de « vertu » –en dehors de quelques « factions folles » – et finiraient par se rallier majoritairement à la révolution après avoir gagné de l’expérience. « A mesure que le temps passe (…) elles en viennent à comprendre ». Sûr de cette réalité future, Pol Pot, qui estimait le nombre d’ennemis réels à 1 à 2 %, pouvait dialectiquement affirmer que « les masses sout[enaient] le Parti » .

Dans la réalité de terrain, hélas l’appel à la vertu pouvait être détourné en une rééducation violente. Certains soldats ne reculaient pas devant un raffinement de cruauté, et poussaient les travailleurs à tabasser les membres de leur propre équipe de travail coupables de « vol », et cela après la réunion politique, dans le prolongement du processus de remodelage de la personnalité. Ce type de correction servant à « forger » le mauvais élément était tout bonnementappelé « vertu forte » ou « manière forte » ou « chaude » (Selthor Khlang ou Kdaeu) … Le mot vertu, ou morale ou éthique (Sœlathoar), suivi des adjectifs « forte » ou « chaude »  (khlang et khdaeu), traduisait, dans le jargon des services de sécurité, l’usage pur et simple de la « torture » (l’autre terme pour torture étant tearunikam ou tearunakam ). C’est ce détournement qui provoqua le renversement sans effort de ce régime.

Une fois déchu, Pol Pot, au cours des séminaires, s’adressait toujours à ses cadres et soldats, non de manière autoritaire ou irrationnelle comme un Nuon Chea qui tançait les serviteurs du Parti pour un rien, mais de manière patiente, utilisant le mode des questions-réponses de façon à faire naître la confiance personnelle des « étudiants » . Habitude sans doute déjà acquise auprès des écoles élémentaires du P.C.F. – lesquelles se terminaient par ce genre de questions destinées à la révision – mais attitude et choix d’ex-enseignant pédagogue compatible avec une inspiration rousseauiste.

D’autant plus qu’après 1979 et le tournant pragmatique de façade opéré par le Parti vis-à-vis de l’extérieur en direction d’un régime démocratique et libéral, et après le tournant clandestin pris par le mouvement, on retrouve, dans les textes du Parti adressés aux cadres, des incitations à se distinguer des autres forces politiques par la « vertu » et la « discipline », deux marques distinctives de la « vraie nature » du Parti. Par ailleurs, la subordination de tout membre du Parti envers la nation, « aux côtés du peuple », devait être le résultat d’un processus d’adhésion volontaire, d’un contrat social serait-on tenté de dire, gage que le Parti perdurerait plutôt que de sombrer dans l’autodestruction consécutive à une organisation brutale suscitant l’exaspération. Après 1985, un des dix commandements des troupes révolutionnaires allait être : « Sois vertueux, courtois et poli »  .


Réinscrire les révolutionnaires cambodgiens dans leur contexte

L’idée de mettre en commun les biens terrestres et sa liberté comme dans une famille élargie et regroupée par convention (la famille étant dans le chapitre 2, livre I du Contrat Social, « le premier modèle des sociétés politiques » ), pour assurer sa préservation et mettre fin à la concentration du Capital et à la misère physique et intellectuelle des masses et de leur assurer une propriété de tout ce qui est possédé en commun, est apparue ailleurs qu’en Occident, mais dans le cas des communistes cambodgiens, la répudiation d’une société inégalitaire minée par divers abus de pouvoirs politiques ou économiques était alimentée par les critiques et les projets de Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", de Gracchus Babeuf "Babeuf", de Karl Marx "Marx", de Lénine, de Staline et de Mao "Mao" , qui eux-mêmes trouvaient un appui dans les réflexions de Platon, premier penseur à avoir cru en une essence « unique » du Bien qu’un Roi philosophe serait chargé d’apporter à la société. RousseauXE « Rousseau Jean-Jacques » fut passionnément lu par Pol Pot et apprécié par Khieu Samphan et Ieng Sary, mais ceux-ci se sont imprégnés de tout un courant de pensée « socialiste »occidental.

Un des présupposés philosophico-politiques hérités par nos révolutionnaires a été de penser que l’intérêt public, et surtout l’intérêt national, devait se substituer aux intérêts privés immédiats. Un autre, de croire à l’existence d’une condition originelle de l’homme relativement égalitaire et dépourvue de toute propriété, plus qu’en l’existence de droits naturels. Le présupposé d’un état de vertu et de désintéressement total enraciné dans la nature est au fondement des visions anthropologiques platonicienne et rousseauiste, avec à leur suite le saint-simonisme, le fouriérisme, et le communisme. Dans cette logique, la plupart des hommes ne sont pas censés être réticents à la perte de la propriété  et au partage des biens de ce monde ; il suffit qu’ils soient guidés vers cet état de grâce égalitaire après des siècles d’errements de l’espèce humaine. Les chefs du K.D. ont partagé ce présupposé de tous les utopistes, y compris Babeuf, "Babeuf" selon lequel il est possible de faire revenir les hommes à la supposée égalité et innocence naturelle antérieure à l’établissement de la propriété et de la famille. Khieu Samphan "Khieu Samphan" avait reconnu lorsque nous le rencontrâmes, avoir retenu du philosophe Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques" « son idée que l’homme [était] né égal et bon, et que c’[était] la société qui le corromp[ai]t ». Pol Pot voulait que « la conscience prolétarienne patriotique et l’internationalisme prolétarien » finissent par « transformer la nature du peuple en quelque chose de nouveau » . Si bien que selon Pol Pot, après avoir mis à bas tous les vestiges du système pourri qui l’avait précédé, le nouveau système recueillait l’adhésion de 90 % de la population (comme Mao "Mao"dans la Nouvelle Démocratie), voire de 95 ou 99 % . L’homme, une fois remis au même niveau que ses congénères était censé éliminer progressivement en lui tout vice et adhérer au nouveau pacte social. La clef de la réussite réside alors essentiellement dans la manière dont les masses sont guidées vers cette idée de partage.

Suffit-il alors de renverser les lois et de rééduquer en masse ? Lénine, repris par Staline, estimait que la rééducation des petits-bourgeois et même des ouvriers ne se ferait pas par l’« injonction de la Sainte-Vierge »… Et les moyens retenus par les Cambodgiens furent ceux de Lénine et non ceux de Rousseau (qui n’en parle d’ailleurs pas précisément à notre connaissance) ou de Rosa Luxembourg … Concrètement, si le travail était trop dur et sa récompense trop faible, chaque personne devait « se tremper » et se satisfaire malgré tout de la situation d’égalité offerte par la société, sous peine d’être un mauvais élément et d’être averti ou puni de diverses manières.

Il faut dire que contrairement aux penseurs libéraux qui trouvent des justifications utilitaristes à certains vices humainset rejettent l’option révolutionnaire, bon nombre de socialistes et de communistes, animés d’un humanisme fervent qui les conduit à vouloir créer un état de bonté supérieur, admettent la nécessité d’employer des moyens contraignants (physiquement ou moralement ce n’est pas toujours clair), des moyens à la mesure de ce but ambitieux, le temps nécessaire pour juguler les vieilles mentalités. Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " lui-même commençait par établir dans le Discours sur l’origine de l’inégalité que l’homme était né bon et n’avait été corrompu que par la société, et par inviter dans l’Emile les professeurs à arracher leurs élèves à la société – juste avant de tempérer cette idée –, puis en venait imperceptiblement dans Le Contrat Social à l’idée de reconstruire une société où l’homme serait naturellement « forcé » d’être libre. Ce mode de pensée était plus apparent chez l’un des premiers auteurs occidentaux à envisager une société collectiviste rigide, Platon : faisant d’abord dire à Socrate que nul n’était méchant volontairement, il éprouvait néanmoins la nécessité d’instituer une caste de militaires. Des siècles plus tard, dans Le Prince, Morelly "Morelly" voulait rendre « les hommes heureux et bons » et « se garantir de leur malice ». Le moyen ? Un « vrai Despotisme » celui d’un « Prince chéri de ses sujets » bien qu’absolu car il leur annoncerait« toujours qu’il veut leur bien » . Gracchus Babeuf "Babeuf" croyait en l’innocence et en la bonté naturelle du peuple, mais parvenir à la sainte égalité passait par l’encadrement du peuple par des éducateurs vertueux ; il avait condamné la guerre contre la Vendée, mais il ne trouvait pas contradictoire de prévoir, dans un projet de décret de police, l’établissement de « camps destinés à maintenir la tranquillité, protéger les républicains et favoriser la réforme » en prenant la précaution d’ajouter qu’ils seraient « dissous aussitôt que les nouvelles lois [seraient] paisiblement exécutées » . Lénine "Lénine" prévoyait qu’au terme de la révolution, la foule serait suffisamment disciplinée pour que la police perde toute raison d’être et que les serrures aux portes finissent par disparaître. Mais auparavant, il a fallu créer la Tchéka, une redoutable police politique. Hô Chi Minh estimait que « chaque personne a[vait] du bon et du mauvais dans son cœur. Nous devons faire en sorte que la part bonne s’épanouisse comme une fleur de printemps et que la part mauvaise disparaisse progressivement, c’est là l’attitude des révolutionnaires » transposant ainsi au XXe siècle « l’idée fort ancienne [exprimée notamment par le confucianiste Xunzi] et transculturelle d’un souverain et/ou d’une élite qui exerce le pouvoir pour civiliser le peuple tout en étant bienveillant envers lui » . Mais même bienveillante, la révolution vietnamienne allait finir par bâtir de nouvelles prisons.

Et ce sont sans doute là des mécanismes de gestion des forces humaines qu’on ne peut imputer directement à Roussseau et aux humanistes qui en furent les héritiers. Parmi ceux-ci, on comptera le « progressiste » cambodgien Khieu Samphan, non violent et révulsé par les méthodes d’un autre âge de la police sihanoukiste. S’il arriva symboliquement à la présidence de l’Etat, il était plus suiviste et plus lâche qu’obnubilé à l’idée de verser du sang. A la veille de la victoire révolutionnaire, il avait assuré que la révolution ne s’en prendrait qu’à sept super-traîtres. Et sans doute était-il, par son comportement, le plus rousseauiste des membres de l’Organisation révolutionnaire, quoiqu’il ait pu dire sur le fait que Pol Pot et lui étaient profondément imbus de la pensée de Montesquieu et de Rousseau. A moins de penser que Pol Pot incarnait la face paranoïaque de Rousseau. Une paranoïa il est vrai d’une autre origine que celle du penseur socialement ostracisé puisqu’elle découlait de son apprentissage politique auprès du P.C.F. de l’après-guerre et de la faction la plus harcelée du Front de Libération Vietnamien, ainsi que de ses hautes responsabilités à la tête du Comité Permanent.

Au-delà du questionnement auquel nous nous sommes livrés ici sur le plan des idées politiques, notre questionnement historique personnel sur l’effondrement politique et humain du régime du Kampuchéa Démocratique nous a fait éviter deux écueils du confort intellectuel : penser que tout est la faute aux tares ou aux sots, et penser que tout est « la faute à Rousseau », un travers idéaliste donnant trop d’importance aux idéaux des « grands » hommes. Il faudrait déjà définir quel est ce « tout » englobant et amalgamant, un tout qui se satisfait de raccourcis, oublie souvent le poids de l’histoire et les influences géopolitiques et cache même des situations très contrastées, nouvelles ou anciennes, où des luttes politiques byzantines ont leur part et ont recours à des moyens, des réponses et des niveaux d’action divers . Mais passons. D’une part, certaines explications psychologiques ou pseudo sociologiques échouent à cerner l’origine complexe, à la fois systémique, communicationnelle et passionnelle, de mesures radicales envisagées et des extrémités commises. D’autre part, le passage des idées à la pratique s’encombre de méthodes qui ne répondent pas forcément aux projets exigeants de vieux philosophes. D’autant que Rousseau avait intégré à ses réflexions le poids de certains penchants humains, et n’avait semble-t-il pas été jusqu’à s’avancer sur le moment où une situation pouvait être considérée comme mûre pour un grand changement révolutionnaire, plutôt que désordonnée car encore encombrée d’appétits mesquins hérités de l’état de nature et attisés par la modernité.


S. Sher, Le Kampuchéa des « Khmers rouges », essai de compréhension d’une tentative de révolution, l’Harmattan, 2004, p.247. 

Chiffres établis après l’ouverture d’archives sous Clinton, voir « Bombs over Cambodia », Ben Kiernan and Taylor Owen, The Walrus, Canada, October 2006,http://www.yale.edu/cgp/Walrus_CambodiaBombing_OCT06.pdf ou ZNet, « Bombs Over Cambodia: New Light on US Air War », mai 2007, http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=12814.

« Pol », « soldat » ou « esclave héréditaire », n’a pas la même sonorité que le prénom Paul. Il est cependant à la racine du mot cambodgien Polotiri qui allait être inventé plus tard pour « prolétaire », terme abondamment utilisé par Pol Pot. Les anthropologues tendent aujourd’hui à remettre en question l’image de l’esclavage en Asie pour lui substituer le concept de statut de corvéables ou de tributaires. Mais c’est l’image d’alors qui importe. Selon Keng Vannsak, un camarade de Pol Pot jusqu’à la fin des années cinquante, les étudiants de Paris savaient qu’il avait existé jusque dans les années vingt des esclaves du Roi dits Pol Sdech qui portaient les armes. Il leur aurait été moins connu qu’il eût existé des esclaves de Bouddha, les Pol Wat, ou Pol Préah, alors que cette dernière expression existait dans un dictionnaire cambodgien français de 1935 et dans le récit très connu par les Cambodgiens du Sdach Kân, l’histoire d’un pol-Préah devenu mandarin par l’intercession de sa sœur devenue favorite du Roi, et ayant fait régner la justice après une révolte de 1512 à 1516 (S. Tandart, Dictionnaire Cambodgien-Français, 1935, t.II, p.1622 : Pôl Preah = esclaves des pagodes. Adhémard Leclère, « Le Sdach Kân », Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises, n°59, 2e semestre, 1910, pp.17-55). Saloth Sar aurait déjà dit au moins une fois à Paris qu’il s’appelait Pol (ou Paul) pour cacher son identité, dans des circonstances que Vannsak a refusé de nous révéler (David Chandler, Pol Pot, frère numéro un, p.81. Entretien avec Keng Vannsak "Keng Vannsak" , 11 avril 2001. Pour sa part il donnait l’hypothèse que le prénom Pol avait un côté descriptif, pol-pol signifiant dodu...) Enfin on retrouve le mot Pôl dans deux articles écrits à Paris. L’un, attribué à Saloth Sar, dénonçait la condition des Khmers sous la monarchie : les Khmers étaient « pareils à des animaux, servant de soldats (pol) ou d’esclaves (knjom ke), contraints de travailler jour et nuit pour nourrir le roi et son entourage » (David Chandler, Pol Pot, frère numéro un, p.70, ou autre traduction dans Thion et Kiernan, "Thion Serge"Khmers rouges ! : « La condition du peuple se rabaisse à celle de l’animal ; le peuple, qui est considéré comme un troupeau d’esclaves est obligé de travailler sans relâche nuit et jour, pour nourrir la monarchie absolue et son sérail de courtisans »). L’autre article, non signé, « La lutte libératrice du peuple khmer », avait été publié dans la revue Etudiants anticolonialistes (n°16, février 1953) diffusée par le comité de liaison de l’Association Internationale des Etudiants de tendance pro-soviétique et anti-titiste (un comité dirigé par Jacques Vergès, "Vergès Jacques"que connaissaient certains communistes de l’A.E.K., et traitait de la répression coloniale au début du XXe siècle : « tous les habitants » avaient été « condamnés à porter le nom ignominieux, symbole de la pire servitude de "Damnés", de "Maudits" [peut-être le terme Phdah mentionné plus haut, Phdasa signifiant maudire], et leur condition juridique ravalée à celle des "Pôls", des "Esclaves" ».

Ce pseudonyme dont on a exagéré l’importance et escamoté l’origine anecdotique et le contexte a prêté le flanc à tout un cortège d’accusations de passéisme, d’« extrême nationalisme », d’« extraordinaire présomption » et même de « signe avant-coureur du fanatisme racial » ou d’avant-goût du « nationalisme fanatique et auto-destructeur du futur régime khmer rouge ». On tente curieusement ici d’assimiler Pol Pot à son pire ennemi Lon Nol, le fondateur "Lon Nol"de l’Institut Mon-Khmer (Dans l’ordre : Elizabeth Becker, op. cit., Paris, p.71 (New York, p.76), Le Monde, 7 juin 1996, article non signé, et Haing Ngor, op.cit., p.320. Ngor n’a pourtant jamais entendu parlé des « Vietnamiens » sous les « Khmers rouges » qui disaient juste « l’ennemi » (p.283) et indique juste une fois s’être vu demander s’il était chinois ou vietnamien (p.172) et une autre fois que les soldats se mirent à chercher les Cambodgiens parlant vietnamien en 1978 (p.258). Ngor traduit par « Khmer authentique », alors que l’expression cambodgienne équivalente serait Khmaer Sott. Lon Nol "Lon Nol"avait lancé un programme d’études sur la supériorité de la race khmère à peau sombre (p.53)). Ben Kiernan, dans l’argumentation de son dernier livre et de ses articles, fait grand cas du pseudonyme pour montrer que Pol Pot était animé d’une obsession de pureté raciale. Des journalistes français vont ensuite jusqu’à en faire un programme de gouvernement, ce qui est, dans les deux cas, dénué de raison (Pour Paul Dreyfus, Pol Pot aurait répété « des centaines de fois » vouloir revenir au « Khmer originel » (Pol Pot, Le bourreau du Cambodge, Stock). Pure imagination de sa part qui semble avoir été déclenchée par les ragots du Monde : « Les Khmers rouges procédèrent en avril 1975, sous [les ordres de Pol Pot], à l’évacuation [des habitants des villes] ainsi forcés de retourner aux sources du "Khmer originel", dans la rizière ou la forêt » (17 avril 1998, Francis Deron et Jean-Claude Pomonti).)

Entretiens avec Keng Vannsak "Keng Vannsak" , mai 1998 et 11 avril 2001. Pour des références ethnologiques ou étymologiques sur l’origine de khmaer daeum, voir la partie « pseudonymes » de la page http://khmersrouges.chez-alice.fr/ppkr2.html.

David Chandler, Pol Pot, frère numéro un, Plon, 1992, p.61 ou The Tragedy of Cambodian History, Yale, 1991, p.54.

Phrase de l’historien David Chandler (Pol Pot, op. cit., p.62). Chandler l’a appris de Soth Polin, ancien élève de Sar (communication du 21/2/01).

Le Monde, 31 décembre 1998, article de Francis Deron et communication du 7 juillet 1999. Deron avait fait partie d’une délégation de presse venue observer, pendant la saison sèche 1980-1981, quelle part de territoire contrôlaient les « Khmers rouges ». L’expression « profondément imbus » était de l’interprète qui accompagnait le journaliste.

Philip Short, Pol Pot, Anatomy of a Nightmare, New York, Henry Homt & Co, 2004, p.36.

Entretien avec Mey Mann. In Sopheap, Khieu Samphân, agrandi et réel, 2001-2002, version dactylographiée, p.27. Communication personnelle de Philip Short. Entretien avec Mr. W.

Entretien avec Kim Vien, 16 mars 1998. Communication de Philip Short, et Pol Pot, 2004, p.71. Ong Thong Hoeung, Illusions perdues, manuscrit de 2001, pp.2, 63. publié en 2003 chez Buchet Chastel sous le titre J’ai cru aux Khmers rouges, retour sur une illusion (Enthousiaste à l’idée de reconstruire son pays – le mot liberté l’« enflammait » –, et préférant vivre avec un idéal plutôt qu’avec le confort, il allait cependant perdre ses illusions sur la façon dont l’idéal révolutionnaire allait être dévoyé. Le pouvoir, méfiant vis-à-vis des intellectuels formés à l’étranger, allait les cantonner à des tâches manuelles dans le but de les rééduquer par le travail, et était trop obnubilé par la lutte contre l’ennemi intérieur.

Phung Ton, "Phung Ton" La crise cambodgienne, thèse de droit, 1954, p.39 et 57.

Entretien avec Khieu Samphan "Khieu Samphan" , 14 juillet 2000.

Pol Pot se rappelait du titre et non de l'auteur, ici précisé (voir l'interview dans Far Eastern Economic Review, 30 octobre 1997, p.21, et Phnom Penh Post, 24 oct. - nov. 6 1997, p.4).

Emile Durkheim, Le socialisme, réédition Retz CEPL, 1978, p.67.

Wilfred Burchett, The China Cambodia Vietnam Triangle, Vanguard Books, 1981, p.56. Entretiens avec Nguyen Huu Phuoc, 1er et 3 avril 2001.

Burchett, op. cit., p.65.

Philip Short, Pol Pot, Anatomy of a nightmare, 2004, p.173.

François Ponchaud "Ponchaud François" , « La révolution khmère rouge: un phénomène khmer? », p.9.

Entretien avec Charles Meyer du 8 juin 1998.

Karl D. Jackson editor, Cambodia 1975-1978, Rendez-vous with Death, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1989, Annexe A, p.261. Patrice de Beer, , « Historique du P. C. Cambodgien », Approches Asie, n°4, déc.1978p.48. En 1976, les Statuts du Parti parleront du « principe d’unifier la théorie et la pratique ».

Bi-mensuel Salut Khmer, 15 juin 2001, n°236, p.2. « Speech by Pol Pot », S.W.B., BBC, 1 oct. 1977. Searching for the truth, N°11, November 2000, p.12. 

Mao, « Les Tâches de 1945 », Le Petit Livre Rouge. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , Considérations sur le gouvernement de Pologne, Œuvres complètes, t.3, Seuil, 1971, p.550.

Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , De l’inégalité parmi les hommes, Editions sociales, 1977, p.75 (il s’agit des premières pages du discours). Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, éditions sociales, 1945, p.11.

J.-J. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", Dernière Réponse à de Bordes. Cité dans Yves Vargas, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", Economie Politique 1755, P.U.F. collection Philosophies, 1986, p.71.

De l’inégalité…, pp.68-69.

L’Aminot et Vargas, http://rousseaustudies.free.fr/Dictionnairereception.html, note « Mao Ze Dong » .

Voir leurs thèses et les paroles de Rath Samoeurn vers 1952, selon François Debré, Cambodge, la révolution de la forêt, Flammarion, 1976, p.85.

Serge Thion "Thion Serge" , Watching Cambodia, pp.168-170 ou « Shoul Pol Pot sit alone in Trial », Le Temps Irréparable, 3 juillet 1997, http://aaargh.vho.org/fran/revue.html (Thion "Thion Serge" avait lu la thèse de Keng Vannsak, "Keng Vannsak" Recherche d’un fonds culturel khmer, 1971, disparue de la Sorbonne).

J.-J. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques " , Du Contrat Social (écrit en 1762), Garnier Flammarion, 1966, Livre I, p.51.

S.W.B., Far East, BBC, 5 Oct. 1977, C/12.

Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques", Du contrat social (1762), Garnier-Flammarion, 1966, chapitre VI, VII : « chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous (…) l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer. (…) aucun supérieur commun (…) Le pacte social (…) se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (…) Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ». 

Buonarotti, Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf "Babeuf" (1828), Editions sociales, 1957, t.2, pp.205-209.

Yves Vargas, « Jean-Jacques Rousseau, la vertu », avril 1998, http://rousseaustudies.free.fr/ArticleVargasvertu.html.

J.-J. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", Dernière Réponse à de Bordes. Cité dans Yves Vargas, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", Economie Politique 1755, P.U.F. collection Philosophies, 1986, p.71.

Buonarotti, op. cit., "Babeuf"p.152.

Marx "Marx" et Engels, Le manifeste du Parti communiste, Editions sociales, 1966, p.69.

Ibid., p.89.

Friedrich Engels, Anti-Dürhing. Editions Sociales, 1971, p.334.

H.G. Wells, La Russie telle que je viens de la voir, 1921, p.144.

Sur Babeuf "Babeuf", More et la monnaie, cf. Yolène Dilas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur, de Thomas More à Lénine "Lénine", Robert Laffont, 2000, p.38). Buonarotti, Conspiration pour l’égalité …, op. cit, t.2, p.209 et 214.

J.-J. Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", Œuvres complètes, Seuil, 1971, t. III, pp.550-551 : « Cherchez en tout pays, en tout gouvernement et par toute terre, vous n’y trouverez pas un grand mal en morale et en politique où l’argent ne soit mêlé (...) On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais ; mais l’intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption et même (...) le plus faible aux yeux de qui connaît bien le cœur humain ».

Une autre hypothèse tentant de rattacher la révolution d’avril 1975 à une veine non marxiste, fut celle confiée à Henri Locard "Locard, Henri" par Thiounn Mumm "Thiounn Mumm", qui a tendance à ramener la révolution khmère à une révolution paysanne. Il estime que l’Organisation aurait puisé son inspiration anti-monétaire dans l’expérience de la révolte des Taï-ping en Chine au milieu du XIXe siècle. Les nombreuses histoires sur les Taï-ping, y compris l’ouvrage qu’il conseilla à Henri Locard "Locard, Henri" de lire, en confondant l’auteur de l’ouvrage et le préfacier, ne mentionnent nullement une quelconque abolition de la monnaie. Le Taï-ping tian-guo (Dynastie Céleste de la Paix Suprême) était une secte chrétienne et anti-confucéenne aux tendances syncrétiques et millénaristes, prédisant la venue du Paradis sur Terre, dont le chef, Hong, se prenait pour le fils cadet de Dieu, derrière Jésus. En 1949, Mao "Mao" avait dit de ce dernier qu’il avait été le premier Chinois à se tourner vers l’Occident pour chercher la vérité, et les communistes chinois soulignaient le caractère anti-féodal et anti-mandchou du mouvement Taï-ping tout en le soumettant à leur critique : absence d’une direction ouvrière ou bourgeoise, caractère irréalisable de leur projet de partage égalitaire des terres (lequel ne fut d’ailleurs sans doute pas appliqué) dont l’effet serait de retarder « le pouvoir productif social (...) au niveau de l’entreprise des petits paysans inorganisés. Pour cette raison, cette pensée socialiste agraire utopique est en fait de nature réactionnaire ». (Henri Locard "Locard, Henri" , Deux utopistes khmers en France : Thiounn Mumm & Vandy Kaonn, p.49. Thiounn Mumm renvoyait à l’ouvrage de Jean Chesneaux La Révolte des Taï-Ping, 1851-1864, Prologue de la Révolution chinoise, Le Pavillon, Editions Roger Marie, 1972. En réalité, l’auteur en était Jacques Reclus, et le préfacier Jean Chesneaux. Le lecteur pourra lire notamment les pages sur l’interprétation marxiste du mouvement, pp.241-247. En 1965, Chesneaux écrivait que les Taï Ping « promulguèrent une loi agraire qui ne fut peut-être jamais appliquée d’ailleurs, et qui instaurait une sorte de communisme primitif de la terre, du travail agricole et des récoltes. Celles-ci étaient réunies dans des "greniers célestes" pour être ensuite distribuées également à tous » in Les sociétés secrètes en Chine, XIXe XXe siècle, Julliard, p.134. Locard "Locard, Henri" n’a pas trouvé mention d’abolition de la monnaie chez les Tai-Ping dans la Cambridge History of China, vol.10, Part I, Chapt.6 « The Taiping Rebellion », pp.264-317, 1978.

« Learning in Abbreviated Form From the History of Kampuchean Revolutionary Movement », p.13. S.W.B., Far East, BBC, 12 juin 1975. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ", formulait de rares prescriptions économiques : « Favorisez l’agriculture et les arts utiles, non pas en enrichissant les cultivateurs, ce qui ne serait que les exciter à quitter leur état, mais en leur rendant honorable et agréable. Etablissez les manufactures de première nécessité; multipliez sans cesse vos blés et vos hommes, sans vous mettre en souci du reste. Le superflu du produit de vos terres qui, par les monopoles multipliés va manquer au reste de l’Europe, vous apportera nécessairement plus d’argent que vous n’en aurez besoin (...) Voilà l’esprit que je voudrais faire régner dans votre système économique: peu songer à l’étranger, peu vous soucier du commerce, mais multiplier chez vous autant qu’il est possible et la denrée et les consommateurs » (Œuvres complètes, t. III, Seuil, 1971, p.552).

« Pendant la deuxième guerre mondiale, au moment de l’autarcie forcée [qui] rédui[si]t la concurrence étrangère, quelques entreprises artisanales ont pu prendre naissance ». Néanmoins, la rupture avec l’intégration économique internationale n’avait vocation qu’à être provisoire et à permettre au pays de reprendre des forces. L’isolement n’avait pas lieu d’être si l’on voulait acheminer des biens industriels, et « profiter de l’accumulation d’un siècle de découverte technique dans les pays développés ». Le pays devait au contraire « coordonner ses efforts d’industrialisation » avec d’autres pays afin de combler l’étroitesse du marché intérieur et permettre une « spécialisation industrielle » (souligné par lui) internationale équilibrée sans qu’aucun pays n’ait à s’occuper soit d’industrie lourde soit d’industrie légère. L’Etat était censé « accélér[er] le développement en utilisant les avantages incontestables de l’échange extérieur et en permettant ainsi à l’industrie nationale de se procurer rapidement le matériel qui facilite son équipement rapide » (Khieu Samphan "Khieu Samphan", L’économie du Cambodge et ses problèmes d’industrialisation, 1959, pp.127-128).

Tanguy L’Aminot et Yves Vargas, Dictionnaire de la réception de Jean-Jacques Rousseau ( http://rousseaustudies.free.fr/Dictionnairereception.html, 2007), citant Babeuf à son procès : « Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; […] avant qu’il y eut des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu, pendant que d’autres meurent de faim ; […] je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvait consister leurs vices, leurs crimes …».

Morelly "Morelly" (inspirateur de Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "), Code de la Nature, Ed. sociales, 1970, p.75 : « Posez le tien et le mien, qui devaient être un sujet infaillible de discorde... ». Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Garnier-Flammarion, 1972 , p.148. Lahontan (lu par Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques "), Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique, Ed. Desjoncquères, 1993, pp. 51, 76, 78, 79 (éditions sociales 1973, pp.101, 124 sq).

Laurence Picq "Picq, Laurence", Au-delà du ciel, cinq ans chez les Khmers rouges, Barrault, 1984, p.42.

Communication personnelle de Suong Sikœun "Suong Sikœun", 28 janvier 2000. Apsara, « Les enfants du Kampuchéa Démocratique », Cambodge I, ASEMI, vol. XIII, 1982, p.189. Ong Thong Hoeung, Illusions perdues, 2001, p.10 : « cela fait partie de la discipline pour lutter contre l’individualisme ».

Communication personnelles d’Alain Daniel et Hong Makara, professeurs. Jacques Népote, Parenté et organisation sociale dans le Cambodge moderne et contemporain, 1992, p.13. Dans un chant révolutionnaire, « Nous les enfants de la révolution » était rendu par « yœung-khniom koma... ».

Laurence Picq "Picq, Laurence", « De la réforme linguistique et de l’usage des mots chez les Khmers rouges », in A.S.E.M.I., vol.XV, 1984, Cambodge II,pp.353, 355.

Entretien avec Jean-Luc Domenach, 11 avril 2001. John Gaffney, revue du livre de Françoise Thom, La langue de bois, Julliard, 1985, The Journal of Communist Studies, vol.4, June 1988, n°2, pp.235-236.

Communication personnelle de Pierre Brocheux, 19 mars 2000.

Solange Bernard-Thierry in René de Berval, Présence du bouddhisme, France-Asie, 1959, Saïgon, p.578.

Jean-Jacques Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques". Discours sur l’origine de l’inégalité...op. cit., pp. 75, 80-81.

David Chandler "Chandler, David" , The Tragedy of Cambodian History, 1991, p.275, témoignage de Kol Touch, ancien ministre de l’agriculture, déporté près Kompong Cham.

Cf. citation des nouvelles du peuple lao, 4 mai 1978, sur le déplacement des porcheries hors des maisons de 3100 familles, au nom de la propreté (M.-N. et D. Sicard, Au nom de Marx "Marx" et de Bouddha, p.158).

Pin Yathay témoignait avoir bien souvent entendu des cadres de Leach donner en exemple le comportement docile des bœufs, parce qu’ils ne regimbaient jamais à la tâche et ne pensaient pas à leur femme et à leurs enfants. Lors de réunions, ces mêmes cadres allaient jusqu’à humaniser les bœufs en les appelant « camarade bœuf » (Pin Yathay, L’utopie meurtrière, un rescapé du génocide cambodgien témoigne, Coédition Robert Laffont – Opera Mundi, 1980, écrit avec la collaboration de Lucien Maillard, p.305. Réédition, Complexe, 1989, même pagination.). Un cadre aurait dit à un « nouveau » que si sa mère mourrait suite à sa maladie, ce ne serait pas aussi grave que si c’était une vache, les vaches étant d’une plus grande aide tout en ne mangeant pas autant de riz  (Nancy Moyer, Escape from the Killing Fields, 1991, p.123, cité par A. L. Hinton, « A head for an eye », American Ethnologist, vol. 25, n°3, 1998, p.366.)

Yves Vargas, « Jean-Jacques Rousseau, la vertu », avril 1998,http://rousseaustudies.free.fr/ArticleVargasvertu.html.

Pour ce paragraphe, voir les archives du SHAT à Vincennes, 10 H 5588, Relations franco-khmères, « Bulletin d’études et de renseignements du Commandement en Chef des Forces terrestres et navales en Indochine (1954-1955) ». Archives Nationales du Cambodge, Min. Interior, Telegr. Corres. 1953-1958, 1959. Vickery "Vickery Michael" , « Looking Back at Cambodia, 1942-1976 », in Kiernan & Boua, Peasants and politics, pp.97, 103, ou Chandler, The Tragedy of Cambodian History, p.83.

Thion et Kiernan, Khmers rouges !, Matériaux pour l’histoire du communisme au Cambodge, Hallier-Albin Michel, 1981, "Thion Serge" p.357 (cf. document 2 en annexe).

« Khmer Rouge Biographical Questionnaire », www.yale.edu/cgp/questionnaire.html.

Voir ce passage des Considérations sur le gouvernement de Pologne plein d’appréhension à l’égard d’un vain peuple, à la fin du chapitre VI : « Ce que je crains n'est pas seulement l'intérêt mal entendu, l'amour-propre et les préjugés des maîtres. Cet obstacle vaincu, je craindrois les vices et la lâcheté des serfs. La liberté est un aliment de bon suc mais de forte digestion; il faut des estomacs bien sains pour le supporter. Je ris de ces peuples avilis qui, se laissant ameuter par des ligueurs, osent parler de liberté sans même en avoir l'idée, et, le coeur plein de tous les vices des esclaves, s'imaginent que pour être libre il suffit  d'être des mutins. Fière et sainte liberté ! si ces pauvres gens pouvoient te connoitre, s'ils savoient à quel prix on t'aquiert et te conserve, s'ils sentoient combien tes loix sont plus austères que n'est dur le joug des tirans; leurs foibles ames, esclaves de passions qu'il faudroit étouffer, te craindroient plus cent fois que la servitude; ils te fuiraient avec effroi comme un fardeau prêt à les écraser. Affranchir les peuples de Pologne est une grande et belle opération, mis hardie, perilleuse, et qu'il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable et qui demande du tems. C'est, avant toute chose, de rendre dignes de la liberté et capables de la supporter les serfs que l'on veut affranchir (...) songez que vos serfs sont des hommes vous, qu'ils ont en eux l'étoffe pour devenir tout ce que vous êtes : travaillez d'abord à la mettre en oeuvre, et n'affranchissez leurs corps qu'après avoir affranchi leurs ames ».

Voir ce qu’en disait Mao à Edgar Snow, http://rousseaustudies.free.fr/Dictionnairereception.html.

Chandler "Chandler, David" , Kiernan, Boua, Pol Pot Plans The Future, pp.188, 206, 207. (Heder "Heder, Steve" , Documentary... secteur 5, 21 mai 1977).

Pin Yathay, op. cit., p.243. Jean-Louis Margolin, Cambodge: au pays du crime déconcertant in Livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p.665.

Communication personnelle de S. Heder "Heder, Steve" , 30 novembre 2000. Chandler "Chandler, David" , Voices from S-21, Terror and History in Pol Pot’s Secret Prison, Berkeley, CA, University of California Press, 1999, Silkworm Books, Thailand, 2000, pp.116-117. Stephen Heder "Heder, Steve" & Brian D. Tittemore, Seven Candidates for Prosecution : Accountability for the Crimes of the Khmer Rouge, War Crimes Research Office, Washington College of Law, American University and Coalition for International Justice, June 2001, p.28, n.198, 56. Searching for the Truth, N°6, June 2000, p.29, N°5, May 2000, p.19. Pour krom kdao, Searching for the Truth, N°2, February 2000, p.48.

Christophe Peschoux, Les  « nouveaux » Khmers rouges, l’Harmattan, p.140.

C. Peschoux, op. cit., pp.135-137.

A l’examiner depuis ses plus lointaines origines, la doctrine socialiste émet le vœu de réorganiser la société enpréconisant, au nom du bien-être et de la volonté du peuple et par la force des lois ou d’autres moyens, l’établissement de la communauté des biens, c’est-à-dire, au minimum, le transfert, par rachat ou par expropriation, de la gestion de la production et de la propriété des moyens de production et d’échanges à la collectivité. Les utopistes et philosophes influents au sein du courant socialiste attribuent l’origine de tous les maux à la possession privée des biens : Platon dans Phédon, Morelly "Morelly", Mably, Rousseau "Rousseau, Jean-Jacques ". Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx "Marx" et Engels estimaient que les communistes pouvaient « résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée ». Ils se gardaient, dans ce passage, de préciser s’il s’agissait ou non de propriété bourgeoise, et assuraient ailleurs ne vouloir en aucun cas abolir « l’appropriation personnelle des produits du travail », pour la raison qu’elle ne laissait aucun profit net conférant à la personne qui en jouissait un pouvoir sur le travail d’autrui. Néanmoins, ils supposaient dans le même temps que le mouvement communiste devait aller dans le sens d’une transformation du capital – considéré comme étant déjà une propriété sociale et non personnelle – en « propriété commune » (et non individuelle). Ils n’avaient non plus guère de considération pour « la propriété personnelle, fruit du travail et du mérite », celle du petit bourgeois et du petit paysan, laquelle avait déjà été abolie et continuait à être abolie par le « progrès de l’industrie ». Ils affirmaient donc par une pirouette n’avoir que faire de l’abolir. Marx, dans le chapitre XXXII du premier livre du Capital, indiquait que l’histoire ne rétablirait pas la propriété privée morcelée du travailleur (« fondée sur le travail personnel ») « mais [plutôt] sa propriété individuelle [c’est-à-dire sans doute le fait d’être, comme il est écrit plus haut, « propriétaire libre des conditions de travail qu’il met lui-même en œuvre »] fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production y compris le sol » ainsi que sur un « mode de production collectif » (Traduction J. Roy, édition Garnier Flammarion, 1969, pp.565-7). Les communistes ont le plus souvent préféré employer les termes de « socialisme » ou de « socialisation » pour ne pas effrayer les gens par le spectre de l’abolition de la famille et de la communauté des femmes et des biens personnels. Les socialistes français du début du siècle rappelaient que la différence entre communisme et socialisme résidait en ce que le premier mettait en commun jusqu’aux moyens de consommation (Le Populaire, éditorial du 3 février 1921). Mais certains communistes proposent non seulement la communauté des biens mais aussi l’abolition de la famille et la mise en place de la communauté des femmes, ce qui effraie les gens qui pensent qu’ils ne pourront plus se grouper par affinités.

Chandler "Chandler, David" , Kiernan, et Boua, Pol Pot Plans The Future : Confidential Leadership Documents from Democratic Kampuchea, 1976-1977, Monograph Series 33/ Yale University Southeast Asia Studies, New Haven, 1988,, p.202.

Mao "Mao" , La nouvelle Démocratie, Editions Sociales, 1951, p.61. « Speech by Pol Pot », S.W.B., BBC, 5 Oct. 1977. D. Chandler "Chandler, David" , « A Revolution In Full Spate » in Albin & Hood, The Cambodian Agony, p.169.

Voir La Fable des abeilles de Mandeville sous-titrée les vices privés font le bien public (1714).

Morelly "Morelly", Code la nature, 1950, Ed. Clavreuil, introduction de G. Chinard, p.40.

Buonarotti, op. cit., 1957, p.203. (cf. aussi Pierre Rigoulot et Joël Kotek, Le siècle des camps, JC Lattès, 2000, p.24).

Pierre Brocheux, Hô Chi Minh, presses de sciences po, 2000, pp.199, 202.

On peut se rendre compte de ce problème du caractère totalisant ou non de l’action révolutionnaire, dans une toute récente confrontation entre Michel Winock et Jean-Clément Martin au sujet de la terreur sous la Révolution Française, confrontation qui mériterait un digne prolongement (voir revue l’Histoire, décembre 2007, p.30). La mise en place de la répression dans la capitale pouvait être à l’opposé de ce qu’elle était dans les provinces, sans relation avec des décisions prises par la direction, décisions dites des lois de prairial d’ailleurs contrastées et dont on ne sait si elles étaient réellement officialisées et opérantes.