Dictionnaire de la réception

de Jean-Jacques Rousseau

Etabli par Tanguy L’Aminot et Yves Vargas

Actualisation : juin 2011

ALAIN

(1868-1951)

« R. fut toujours mon maître [...]. J'aime cet homme-là et je me fie à lui presque autant qu'à Platon. » Ainsi s' exprime Alain dans Histoire de mes pensées en 1936. Déclaration pour le moins paradoxale chez un homme habituellement si rétif aux effusions du cœur, et dans un ouvrage dont la première page est sans ambiguïté à cet égard: « Je n'aime pas la confidence [..] ne pas se raconter est alors une sorte de règle. » Paradoxe encore qu'un tel éloge adressé à l'auteur des Confessions par celui qui écrit dans la même page: « ce plaisir[parler de soi] est méprisable à mes yeux autant que tous les genres d'ivresse ». Leur  rencontre mérite donc d'être éclairée: elle  s'opéra d'abord sous le signe de l'urgence politique dans « le feu de l'action » dit Alain, à l'occasion de l'Affaire Dreyfus, dans laquelle il se trouva jeté « presque malgré lui » tant le monde des officiers d' Etat- Major suscitait chez lui de défiance spontanée: « C'est de là que je commençai à apercevoir les pièges de la politique. Aussi il me fallut lire de Marx et de Proudhon ce que je trouvais et remonter de là au Contrat Social où tous les fleuves de la révolte ont pris leur source ». Pour autant, le recours à R. ne fut pas l'expédient d'un moment; tout au contraire, J.-J.- ainsi qu'il le nomme fréquemment sous le signe de la fraternité- s'imposa immédiatement à lui comme un penseur d'envergure exceptionnelle, l'un de ces « inventeurs d'idées » si rares dans l'histoire de l'humanité qu' « on peut les compter sur ses doigts ». Avec lui, on respire à l'altitude philosophique d'un Platon, d'un Descartes ou d'un Kant, lui-même « prodigieux constructeur d'idées dont aucun penseur n'a pu encore prendre la mesure ». Or, souligne Alain, « ce puissant génie a épelé J.-J. C'est assez pour faire voir que Jean-Jacques n'a pas été loué comme il fallait ». Et c'est aux yeux d'Alain parce que Rousseau fut d'abord un  penseur, un penseur authentique et fondamentalement libre que « la pensée de ce rare et puissant esprit devait ébranler le monde », que « le Contrat Social a remué et remue encore toute la terre » ou que « l'invention de cet auteur a de quoi nourrir les siècles ». Il ne faut pas voir ici les manifestations d'une rhétorique grandiloquente et creuse; ses jugements sur Rousseau, Alain n' a cessé de les étayer et de les reprendre avec une totale constance pendant un demi-siècle.

S'il va ainsi jusqu'à écrire qu' « il aime cet homme-là », c'est qu'une telle déclaration est tout sauf insignifiante ou formelle. Aimer R. et le dire prend un sens dès lors que la détestation affichée de cet immense esprit en a un,  et lui-même s'en explique: « il y a eu une haine contre Jean-Jacques, qui a duré plus que lui; cette haine définit bien l'Académie. Mes maîtres de belles-lettres m'ont prouvé qu'il n'était qu'un rhéteur et un sophiste, qui mourut fou. Tous nos valets de lettres gagnent leur vie à tuer J.-J.; et nos historiens ne sont pas assurés de leur pain s'ils ne commencent par mépriser le Contrat Social .» Aimer R. c'est donc affirmer une position dans un combat qui n'est pas achevé et ne le sera sans doute jamais. Chez ses vrais ennemis, c'est à dire chez ceux qui ont choisi de ne pas comprendre ce qu'ils devinent pourtant de loin chez lui, cette haine de R. ne relève pas de l'ignorance ou du malentendu, « elle s'explique, dit Alain, je dirais même qu'elle est légitime ». C'est donc l' honneur et la grandeur de R. d'avoir mérité cette haine « savante » qui de son vivant a souvent fait son malheur; les diverses formes de cette hostilité désignent autant d'aspects de son génie et permettent de pointer presque infailliblement ce qui dans sa pensée touche aux points les plus sensibles donc les plus douloureux. Quand Alain associe cette haine à l' Académie, il faut entendre par là l'ensemble de ceux qui ont écrit avant d'avoir des idées, pressés de vivre reconnus , honorés et célébrés: « c'est une faute qu'on ne rachète point ». Vies de courtisans, de mercenaires des lettres et finalement d'esclaves en esprit perdus pour la pensée libre. Rousseau a refusé cette vie, et il a payé le terrible prix de ce refus en termes de solitude et  de pauvreté . « Jean-Jacques, aux Charmettes, lisait pour lire et pensait pour penser, sans but, n'ayant pas l'idée qu'il dût jamais écrire une ligne.[...] On sait comment ses idées lui apparurent, à leur maturité; comment il se sentit forcé de les écrire; combien il regretta de l'avoir fait. Nos petits auteurs [...] n'ont même pas l'idée de ce que ce serait que penser gratis. » Et les demi-penseurs en ce miroir ont toujours reconnu les chaînes dont il se sont chargés: « De là un scandale qui dure encore. Diderot calomnie toujours; et que de Grimm aboyant après la grande ombre. »

R. a donc tout sacrifié  à sa liberté de penseur ; celle-ci en retour lui a permis de devenir le penseur de la liberté des hommes. Il refusa tous les liens qui auraient pu l'entraver, jusqu'à ceux de l'amitié, jusqu'à l'intimité d'une femme cultivée; la conversation de Thérèse, dit Alain « n'atteignait point du tout les idées; et ce qui fut un malheur pour l'homme délivrait le penseur. » La petitesse, la médiocrité de son quotidien, avec les humeurs qui l'accompagnaient, n'a donc jamais pu altérer ses pensées. « Elles portent toutes la marque de la liberté et de la grandeur. L'Emile n'est pas l’œuvre d'un mauvais père. La Nouvelle Héloïse ne ressemble en rien à l'aventure d'amour ridicule qui en fut l'occasion. Cette vie méprisable et petite ne pouvait pas prendre forme de pensée. Au lieu qu'une vie honorable trompe et s'exprime en préjugés. R. nous fait voir en somme une pensée qui se tire du bourbier et se fait héroïquement propre par sa seule loi. » Et c'est peut-être en pensant à Rousseau qu'Alain dans son ouvrage Les Sentiments Familiaux développe la thèse selon laquelle « la famille ne peut porter le génie. »

On comprend ici qu'Alain s'attache à sauver dans sa dimension de pensée l'ensemble de l’œuvre de R. Pas question pour lui d'y tracer une quelconque ligne de démarcation qui réserverait à la philosophie tel texte et en abandonnerait d'autres au genre de l'effusion lyrique, voire à l'expression délirante. Ainsi va-t-il jusqu'à écrire: « il y a, je crois, plus d'idées réelles dans les Confessions de R. que dans son Emile. »La confidence n'y représente donc pas l'essentiel. Et lui qui considère qu'il n'y a pas de  grands romans sans grandes idées plaçait très haut La Nouvelle Héloïse et s'y référait comme au lieu d'une pensée neuve et profonde sur la famille et l'amour: « Le désir devenait sentiment; la nature prenait un sens pour des yeux humains. Car tout se tient dans cette robuste philosophie. »

Mais si la posture philosophique du penseur devait lui attirer cette hargne envieuse, l'essentiel se situe ailleurs, dans le contenu-même de ces que idées que R. inventa. Ici, le plus évident, pour Alain comme pour beaucoup d'autres concerne la politique. On  ne lui pardonnera jamais d' avoir,  en ce domaine , dit Alain  « dérobé le feu du ciel », révélé le secret des pouvoirs,  celui que tous les puissants et tous les ambitieux souhaitent cacher aux autres, mais aussi et surtout à eux-mêmes. « J.-J. est le premier et peut-être le seul qui ait gratté le pouvoir jusqu'à l'os. Voltaire n'est rien à côté. Ce n'était  qu'un sujet mécontent qui cherchait un bon roi. » Dans son Contrat Social, R. a percé le mystère de l'obéissance celui dont Retz disait qu'il ne devait surtout pas être interrogé de trop près pour le salut des pouvoirs. R. a violé l'interdit presque sans le vouloir; lui qui au départ cherchait à penser « l'homme tout nu » a rencontré le fait du jugement libre, le fait de l'égalité essentielle, principielle entre tous les esprits, le fait de l'universalité et donc celui d'un rapport entre les hommes d'où la force serait exclue. Il a donc souligné l'incompatibilité absolue d'un tel rapport avec toutes les formes de pouvoir. Il est de l'essence de tout pouvoir de forcer l'obéissance. « Tout est dit là-dessus dans le chapitre qui a pour titre Le Droit du plus Fort ; et je tiens qu'on n'a jamais rien lu de pareil depuis Platon ». Ce « terrible chapitre » conduit pourvu qu'on veuille véritablement le lire à des conclusions vertigineuses et, ajoute Alain, « je comprends aussi ceux qui ferment les yeux au bon endroit (qui est le mauvais) ». La grande leçon trop souvent ignorée du Contrat Social est donc celle-ci : entre les citoyens et le pouvoir, il ne peut exister de contrat ni d'obligation au sens vrai, c'est à dire moral du terme. Le contrat n'a sa place qu'entre des égaux, et il n'y de vraie société qu'entre des égaux. La nécessité de la sûreté conduit certes à instituer des pouvoirs, mais ceux-ci nient immédiatement la volonté du souverain, donc le peuple. Le Maître réapparaît aussitôt sous le Prince. Face à quoi le peuple a le droit,  ou plutôt le devoir moral de se révolter et de résister à tous les enchantements dont les pouvoirs sont prodigues. « Un peuple n'est un peuple qu'autant qu'il renouvelle, et presque à chaque minute, ce serment de lui-même à lui-même. De toute façon il faut un moment où les pouvoirs n'agissent plus, où tout soit remis en question ». Et en définitive, c'est le peuple qui est, et demeure le juge ultime du moment où un pouvoir doit être déposé.  Aucun pouvoir ne saurait sans mensonge invoquer la loi contre cette révolte qu'aucune forme juridique ne saurait encadrer définitivement ; car R. le premier a formé la véritable  notion de la loi qu'il a séparée de tous les simulacres qui, historiquement ont voulu prendre ce nom. Elle est l'expression de la volonté de tous et s'applique à tous. Telle est donc la vraie formule de la souveraineté populaire; son caractère inaliénable en constitue une détermination absolue. Il faudra donc tenir pour ennemis du peuple et de la liberté des hommes ceux qui refuseraient aux citoyens la capacité de juger de leur liberté.

 Aux yeux d' Alain, une telle approche n'a rien d'idéaliste; il y a un fait de la pensée , un fait de l'esprit et de ses exigences que l'on ne parvient pas à nier sans contradiction; de même que l'on ne peut vivre en niant que deux et deux font quatre, on ne peut former de vraie société humaine en dehors d'un rapport premier d'égalité et donc de justice. « Platon a jeté l'idée au vent parmi tant d'autres. C'est sa manière. R. l'a mise en forme, et le Contrat Social a remué et remue encore toute la terre [...] C'est ainsi que l'idée d'une société a pu être tirée hors de nos essais informes, et désormais servir de modèle au grand effroi des puissants. Toute l'idéologie socialiste est sortie de là.». Même une bande de brigands, disait en effet Platon, ne peut exister comme tel qu'en instituant pour ses rapports internes quelque chose qui aura forme de loi, sans quoi il n'y ni bande ni a fortiori chef de bande. Et quand R. pose l'analogie scandaleuse entre la menace du bandit et les exigences des pouvoirs établis, il ne fait que ressaisir l'idée pour la pousser à ses extrêmes limites. Certes, le prétendu droit du plus fort est bien le texte de l'histoire, mais dans la seule mesure où celle-ci est façonnée et écrite par les pouvoirs. Il ne faut donc pas être dupe; même si l'on a pu amener les esclaves jusqu'à l'amour de leurs chaînes, il n'en reste pas moins que tous ces pouvoirs rencontrent un jour leurs limites dans la révolte des peuples. Même la dénaturation des hommes ne peut constituer pour les pouvoirs une assurance absolue. Pour Alain, il semble bien que R., après Platon, ait cherché la formule de la vraie politique, c'est-à-dire la politique du vrai qui se refuse à séparer morale et politique. Mais R. fait de l'homme libre un roi là où Platon espérait faire de son roi un homme libre.« Pour ma part, écrit Alain, je suis entré sans crainte dans ce chemin qui est bien celui de la révolte; et c'est de là que j'eus besoin de suivre à ma mode les idées de Jean-Jacques, et d'arriver enfin à l'idée d'une République où j'eusse d'autres devoirs que de céder à une force supérieure ». Les pouvoirs étant maintenant nus, la nécessité de l'obéissance l'est aussi; l'ordre est découronné; il ne mérite aucun respect; le devoir de résistance, celui de se maintenir libre est seul véritablement sacré car il ne repose que sur la volonté. Ainsi « l'idée du Contrat Social est seule propre à éclairer ici la révolte aussi bien que l'obéissance ».

Mais les réflexions d'Alain sur l'économie , le travail, les besoins le ramènent souvent aussi à R. Faut-il vraiment considérer comme un progrès la recherche d'une vitesse toujours croissante dans les  transports et les processus de production? L'abondance anarchique et le luxe qui accompagnent le capitalisme contemporain Que faut-il  vraiment produire? La multiplication des besoins et leur satisfaction doivent-elles constituer le but du socialisme par exemple? « Il y a un socialisme idéaliste qui occupe l'esprit, et qui se propose d'ouvrir à tous cette vie de société brillante et artificielle couronnée de cinéma, d'aviation et d'années-lumière; entreprise absurde si, comme je le crois, ces jeux compliqués multiplient les travaux et aggravent la somme de misère. Et, par opposition, on peut nommer socialisme matérialiste un esprit de résistance à ces choses et de retour à l'ordre naturel, lequel esprit, s'il triomphait, ferait tomber promptement les abus du capitalisme et peut-être le capitalisme lui-même, l'inégalité entre les hommes provenant surtout des besoins imaginaires qu'on arrive à leur donner, comme J.-J. a voulu le montrer ». Et s'il pouvait exister un doute sur le sens ultime de cette prise de position et sa filiation, Alain ajoute : « Il y a un certain refus de civilisation, très raisonnable, et fondé sur la condition humaine telle qu'elle est et telle qu'elle sera toujours, c'est-à-dire soumise à d'humbles travaux et très urgents. Ce refus s'exprime dans les célèbres pamphlets de J.-J. qui ont retenti sur toute la terre. Et ce n'est pas fini ».

Mais cette pensée de la politique chez R. n'a pas son fondement théorique en elle-même. Il a rencontré la politique dans le cadre plus large d'une interrogation philosophique sur l'humain envisagé dans tous ses aspects. R. a bien saisi que  la structure profonde, et d'abord physiologique, de l'homme commande toute la politique. Et sur ce plan Alain se montre à nouveau très clair: « je reviens à Rousseau et l'on devine peut-être comment je l'ai pris; nullement comme un rêveur, mais plutôt comme un esprit positif qui ne cesse d'adhérer à l'expérience commune ». Ainsi Alain discerne-t-il dans certaines pages d' Emile une étude de la perception qui révèle les limites d'un sensualisme moins matérialiste qu'on le croit ; l'esprit libre s'y révèle à lui-même dans la simple analyse du jugement: « c'est déjà la moitié de Kant , écrit-il. Ensuite se montre l'autre moitié assez connue, non moins difficile à saisir, et c'est la doctrine de la conscience infaillible ». L'expérience de ce pur rapport de soi à soi, du jugement de soi par soi, définit la moralité telle que chacun la vit, et telle que Kant la théorisera, lui qui a « épelé » R. en lecteur génial autant que humble. R. lui-même a surtout pointé l'infaillibilité de la conscience morale, l'absolue liberté de jugement qu'elle implique et il a fait de celle-ci la clef de toute action humaine: « J.-J. qui fut le génie moral des temps modernes, a dit une chose terriblement vraie, c'est que notre conscience n'hésite jamais [...]. La conscience est infaillible car elle est seule à pouvoir juger  ». Dans ce jugement de soi, les convenances, la coutume, les règles et même le savoir comptent pour rien . Ponce Pilate ne pouvait douter que ses mains fussent sales. Ainsi jugent et jugeront toujours tous les hommes. « R. disait que la conscience nous instruit infailliblement par la honte et par le souvenir de la honte [...]. Il appartient à cette espèce d'hommes sauvages qui considèrent la vertu en elle-même, et non point du tout dans ses effets extérieurs.[...]. Lisez là- dessus Les Confessions; il n'y a guère de livre plus lu ; preuve que tout homme s'y reconnaît ». Si le pacte de soumission est illégitime, si la condamnation de la tyrannie a un sens , c'est en définitive parce que la moralité vraie n'est pas affaire de moeurs; le règne des moeurs s'appelle barbarie. Les  moralistes de société ne l'ont jamais vraiment compris. La morale vraie n'est pas non plus de l'ordre du penchant naturel. Elle a son ordre propre comme chacun, selon Alain en a l'invincible pressentiment. Sur ce terrain aussi, R. aujourd'hui comme hier ne cesse de défier jésuites et casuistes de tous acabits, toujours plus soucieux de police que de vérité. En 1912, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de R., Alain résuma son rapport à lui en cette formule: « Cet homme est trop vivant à mes yeux pour que je songe à le ressusciter ».

Bibliographie  Blais, Bruno. « Alain et R. », Le Jour [Montréal], 29 juin 1940.   —   Id., “Alain et J.-J. R.”, Association des Amis d’Alain. Bulletin, Le Vésinet, 29, 1969, p. 26-41. 6 Francœur, Eric, La Philosophie de l’éducation de R. et d’Alain. Similitudes et différences. MA Dissertation, Université Laval, Québec, 1995, 129 p. dactyl.

                                      [René Lacroix] 

ALEMBERT, Jean Le Rond d’  

(Paris 1717 –  Paris 1783)

Mathématicien et philosophe français. Après une formation au collège des Quatre Nations à Paris (1730-1735) et des études de droit (1735-1738), d’Alembert se consacre, dans la première partie de sa carrière, aux mathématiques et aux sciences physico-mathématiques. Le jeune géomètre se distingue par ses recherches dans le domaine de la mécanique, de la mécanique des fluides, de l’analyse et de l’astronomie. Son Traité de dynamique (1743), en particulier, contient l’énoncé du fameux « théorème de la dynamique » (dit par la suite « principe de d’Alembert ») qui compte parmi les contributions scientifiques majeures du XVIIIe siècle. Collaborateur de Diderot à la direction de l’Encyclopédie, il publie, en 1751, le Discours préliminaire de l’Encyclopédie qui marque le début de sa carrière littéraire et philosophique. Dans ce texte, comme dans ses écrits philosophiques ultérieurs (Essai sur les éléments de philosophie, 1759, Eclaircissement sur les éléments de philosophie, 1762), d’Alembert développe une pensée à la fois sensualiste et intellectualiste, souvent teintée de scepticisme, où se croisent l’influence de l’empirisme anglais, lockien et newtonien, et l’héritage de la tradition rationaliste cartésienne.

Un premier aspect de ses relations avec R, à qui il a été présenté en 1749 par Diderot, se rapporte aux questions de théorie musicale. Auteur d’un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique présenté à l’Académie des sciences en 1742, c’est en effet comme spécialiste de la musique que R. est engagé par d’Alembert pour rédiger, à destination de l’Encyclopédie, plus de 400 articles consacrés à ce domaine. A la même époque, le mathématicien s’intéresse, quant à lui, aux thèses du compositeur Jean-Philippe Rameau qu’il expose, sous une forme vulgarisée, dans ses Eléments de musique selon les principes de M. Rameau (1752). Cependant si cet intérêt commun pour la musique rapproche les deux auteurs, leurs positions respectives n’en sont pas moins, à l’origine, fortement divergentes. Bien loin de souscrire à la théorie ramiste, qui prétend établir les lois de l’harmonie sur un fondement absolument rationnel, R. en propose au contraire, à travers ses articles pour l’Encyclopédie, une critique systématique. Au privilège intellectualiste de l’harmonie sur la mélodie défendu par le compositeur français et son vulgarisateur, il oppose l’idée que la mélodie, où réside la source de l’émotion esthétique, est la part essentielle de l’œuvre musicale. Sa critique pointe par ailleurs les failles de la déduction ramiste. Alors que Rameau prétendait tirer les principes de l’harmonie des propriétés acoustiques naturelles du corps sonore, R. montre qu’une telle tentative se heurte, en particulier dans le cas des dissonances et du mode mineur, à des difficultés insurmontables (Encyclopédie, t. IV, art. Dissonnance).

Bien qu’il soit, dans les années 1750, un fervent admirateur de Rameau, d’Alembert ne s’oppose pas à la publication dans l’Encyclopédie des articles pourtant dévastateurs de R., allant même jusqu’à défendre publiquement leur auteur (dans l’Avertissement des éditeurs au tome VI de l’Encyclopédie, 1756) lorsque celui-ci est attaqué par le compositeur (dans l’opuscule Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, 1755). Sa position, par ailleurs, ne cessera d’évoluer, très vraisemblablement sous l’impulsion des arguments de R., dans le sens d’une rupture progressive avec le maître français. Ainsi, dès le tome VII de l’Encyclopédie (1757),  d’Alembert émet à son tour des réserves sur le caractère intégralement naturel des principes de l’harmonie (article Fondamental) et en vient progressivement, dans ses écrits musicaux ultérieurs (De la liberté de la musique – 1759 –, « Discours préliminaire » de la seconde édition des Eléments de musique –1762 –, Réflexions sur la musique – 1777 –) à critiquer ouvertement les prétentions de Rameau à faire de la théorie musicale un édifice absolument rationnel susceptible de servir de modèle épistémologique à l’ensemble des arts et des sciences.

Quelle que soit l’ampleur de sa rupture finale avec Rameau, d’Alembert n’a pourtant jamais adhéré que partiellement aux conceptions musicales de R. Lors de la querelle dites « des bouffons » (1752-1754) qui divise Paris au sujet des mérites respectifs des opéras français et italien, R. adopte des positions extrêmes allant jusqu’à exclure la possibilité pour les Français d’avoir une authentique musique (Lettre sur la musique française, 1753). C’est qu’à ses yeux la musique est avant tout une réalité culturelle, enracinée dans le génie particulier d’une langue et d’un peuple. En tant que telle, elle relève finalement plus d’une approche historique que d’une analyse épistémologique et théorique, comme l’a cru à tort Rameau. D’Alembert, quant à lui, n’a jamais donné un tour aussi radical à sa critique de la musique française, dont il n’exclut pas un possible renouvellement, ni souscrit à la conception générale de l’art musical qui l’inspire chez R. S’il est conduit, comme son contemporain, et sans doute sous son influence, à dénoncer les excès du rationalisme de Rameau, il ne condamne pas en tant que telle, une fois les limites fixées, toute tentative de fondement rationnel de la théorie musicale. D’une manière générale, il ne s’agit jamais, chez d’Alembert, de renoncer à « l’usage de la philosophie  en matière de goût » mais uniquement de mettre fin à ses « abus ».

Au plan plus spécifiquement philosophique, les relations entre les deux auteurs semblent tout aussi difficiles à cerner que dans le domaine musical, d’Alembert ne pouvant être classé, sur ces questions comme sur les précédentes, ni exactement parmi les adversaires de R. ni parmi ses partisans.

Leur premier dialogue philosophique public s’engage à propos du Discours préliminaire de l’Encyclopédie (1751), dont un passage est explicitement dirigé contre les thèses du Discours sur les sciences et les arts (1750). La critique est franche, mais non hostile. A l’idée que le développement des sciences et des arts engendre la corruption des mœurs d’Alembert se garde d’opposer l’affirmation contraire d’une quelconque foi dans les vertus moralisatrices des lumières. Son objection porte plutôt sur la question même des causes du progrès moral. Comment, en effet, prétendre y répondre avec certitude alors qu’il est impossible, en l’absence de dissociation expérimentale, de démêler les facteurs et de s’assurer que « les maux qu’il attribue aux sciences et aux arts ne sont point dus à des causes toutes différentes » (politiques, géographiques etc.) ? Dépourvus que nous sommes d’un moyen sûr de déterminer les raisons du progrès moral, il n’est aucune production sociale (y compris la morale elle-même) qui ne puisse être soupçonnée de ne pas contribuer à rendre les hommes meilleurs. La seule chose que l’expérience nous enseigne avec certitude, selon d’Alembert, est que les sciences et les arts rendent la société « plus aimable » et cette constatation toute limitée devrait suffire à leur assurer une forme de justification, sinon absolue, du moins relative. Lorsque, dans les Observations de J.J.R. de Genève sur la réponse qui a été faite à son discours (1751), R. revient brièvement sur ces critiques, c’est avec l’intention manifeste de ménager un contradicteur dont les positions ne lui semblent pas diamétralement opposées aux siennes. L’objection du Discours préliminaire, reconnaît-il, « renferme de grandes vues » dont l’examen détaillé conduirait à des « discussions délicates ».

L’échange philosophique entre les deux auteurs se poursuit, quelques années plus tard, à l’occasion de la polémique soulevée par l’article Genève au volume VII (1757) de l’Encyclopédie. Une fois de plus les divergences, sans être de pure forme, sont pourtant moins grandes qu’il n’y paraît à première vue. Sur la question proprement religieuse, celle qui avait engendré les réactions les plus vives à l’encontre de l’Encyclopédie (allant jusqu’à sa condamnation par le parlement en 1759), les positions exprimées dans la réplique de R. – la Lettre à M. d’Alembert de 1758 -ne sont pas contraire aux idées de d’Alembert. S’il lui reproche d’avoir loué le prétendu « socinianisme parfait » des pasteurs genevois, c’est uniquement parce que cette hérésie (qui ne reconnaît ni le dogme de la Trinité, ni la divinité de Jésus) ne correspond pas au credo réel de ses compatriotes, et nullement parce qu’il serait hostile au déisme défendu par le philosophe. Quant à la critique des spectacles, qui fait l’essentiel de la Lettre, celle-ci vise moins d’Alembert que Voltaire, dans lequel R. avait reconnu l’inspirateur direct du passage de l’article Genève suggérant l’installation d’un théâtre dans la cité de Calvin. L’absence d’hostilité entre les deux penseurs se montre enfin dans la réponse de d’Alembert (Lettre à J.J. R., 1759) qui se distingue, sinon par l’originalité de son argumentation (d’Alembert répète après tant d’autres que le théâtre nous enseigne à aimer la vertu et à fuir le vice), du moins par son souci de ne pas caricaturer, comme ce fut souvent le cas à l’époque dans le camp des Philosophes, les positions paradoxales de l’adversaire.

Après l’épisode de la Lettre à d’Alembert, il n’y aura plus guère d’autres occasions d’échange philosophique entre les deux auteurs. Tout au plus peut-on voir un écho de la discussion entamée en 1751 à propos du Discours sur les sciences et les arts dans le chapitre IX de L’Essai sur les éléments de philosophie (1759) où d’Alembert examine la question de savoir « jusqu’à quel point un citoyen peut se livrer à l’étude des sciences et des arts », quoique le problème se limite, dans ce texte, à la considération de l’utilité et du plaisir qui peuvent résulter du développement des lumières, sans faire intervenir, comme chez R., celle de la vertu.

Durant toute la période qui vient d’être évoquée, les relations personnelles entre les deux auteurs restent cordiales sans jamais toutefois être réellement amicales. Toujours préoccupé de préserver l’unité du « petit troupeau » des Philosophes, d’Alembert, s’efforce, à de nombreuses reprises dans sa correspondance avec Voltaire, d’apaiser les colères que les positions de R. suscitent régulièrement chez le patriarche. Leur rapports se dégraderont toutefois brutalement en 1766,  lors de la fuite de R. en Angleterre et de sa querelle avec Hume. Accusé injustement par R. d’être l’auteur de la Lettre du roi de Prusse à J.J.R. (un libelle d’Horace Walpole qui attaquait R), d’Alembert se rangera alors à son tour parmi les adversaires du Genevois et renoncera définitivement, après bien des efforts, pour le faire admettre auprès de Voltaire, à le compter parmi les membres du « parti des Philosophes ».

Finalement, ce sont peut-être les jugements que d’Alembert porte en 1761 et 1762 à l’occasion de la parution de la Nouvelle Héloïse puis d’Emile qui nous renseignent le mieux sur sa perception générale de l’œuvre philosophique de R. Il ressort en effet de ces appréciations qu’à ses yeux le talent, voire le génie qu’il reconnaît chez son contemporain n’est somme toute pas d’ordre intellectuel. Ses écrits, à suivre d’Alembert, puiseraient leur force dans la sensibilité et non dans la raison de leur auteur : « La philosophie de l’auteur est plus dans son âme que dans sa tête : quand il ne veut que raisonner il est quelque fois commun, souvent sophiste, et de temps en temps obscur » (Jugement sur Emile). On s’explique par là que son admiration soit allée avant tout aux productions plus spécifiquement littéraires de R (l’amant malheureux de mademoiselle de l’Espinasse a sans doute été, parmi les contemporains, l’un des lecteurs les plus touchés du ton de la Nouvelle Héloïse) et beaucoup moins à celles où le raisonnement viendrait, selon lui, gâter l’expression de la sensibilité en l’encombrant d’une « métaphysique souvent fausse et toujours inutile » (Jugement sur la Nouvelle Héloïse). Les mérites de R furent, à ses yeux, avant tout ceux d’un écrivain et d’un théoricien de la musique, beaucoup moins d’un philosophe. Ainsi, est-il probable que les échanges proprement philosophiques entre les deux auteurs sont restés en deçà de leurs possibilités théoriques, d’Alembert ne s’étant finalement guère intéressé à une pensée dont il a, semble-t-il, méconnu la consistance intellectuelle.

Bibliographie : L. Boiteux, « Le rôle de d’Alembert dans la querelle R. Hume », A.J.J.R., XXXII, p. 143-154 – V. Le Ru, Jean le rond d’Alembert philosophe, Paris, 1994 p. 283-284 –   M. O’Dea, « D’Alembert entre Voltaire et Rousseau : combats philosophiques et querelles musicales (1758-1766) », Voltaire et ses combats, 1997, p. 857-868 –  « Rousseau et d’Alembert face à l’œuvre de Rameau », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 35, octobre 2003, p.105-130 – J. Pappas, « Rousseau and d’Alembert », Publication of the Modern Language Association of America, mars 1960, p. 46-60 – M. Paty, D’Alembert ou la raison physico-mathématique au siècle des Lumières, Paris, 1998, p. 43-45 – Trousson R. « Querelles de philosophes : R. et d’Alembert », Romanische Forschung, 106, 1994, p. 139-167 ; article « d’Alembert », Dictionnaire de J.J.R., Paris, 1996, p. 17-20.

[Alain Firode]

Alexéiev, Alexandre (Alexandre Sémionovitch) 

(Moscou, 1851- Moscou, 1914)

Professeur de droit public (1885-1914) à l’Université de Moscou. Rejeton d’une famille de marchands, il fit ses études à l’Université de Moscou et à Heidelberg  où il fréquenta les cours des juristes et des historiens de philosophie allemands Kuno-Fischer et  Bluntschli. Magister en droit public (thèse sur Machiavel) et professeur de droit public et ensuite doyen de la faculté du droit de l’Université de Moscou, Président de la société juridique. En 1884 il habitait à Genève et à Neuchâtel où il a exploré le fonds sur R. et les personnes de sa connaissance à la bibliothèque de la ville. Il a découvert la première version du Contrat social qu’il a intégralement publiée dans son livre magistral Études sur J.-J. Rousseau avec les lettres inédites de Deluc père et de Lenieps adressées à R. en annexe. Il est l’auteur de nombreux travaux sur l’histoire de la Russie sous Pierre II et la tzarine Anne et du Cours de droit public de la Russie. En se fondant sur la première version du Contrat social et la correspondance de R. avec des Genevois, il propose une analyse du développement de ses idées depuis qu’il a quitté la Genève dans le premier volume de sa thèse (sous le titre J.-J. Rousseau en Franc, 1742-1762). Il aboutit à la conclusion que « les tendances fondamentales de la doctrine de Rousseau découlent de l’opposition qu’il a découverte entre ses propres goûts, persuasions et croyances acquis à Genève etc les mœurs et idées du pays qui lui a donné l’asile », tels sont selon lui les sources de la composition du Discours sur les sciences et les arts dont il a pris conscience dans la polémique qui s’en suivit et qui l’a amené à la composition du Discours sur l’inégalité.  Profondément influencé par le positivisme littéraire et notamment par celui de Gerhardt Höffding, il donne la préférence à l’étude des « sentiments personnels » et du « destin » de R. pour expliquer la genèse de sa doctrine politique. Le second volume de sa thèse entièrement fondé sur l’analyse du manuscrit de la première version du Contrat social est très riche en leçons.  1 : Quoi que moraliste dans le Discours sur l’Inégalité, R. tente de résoudre les problèmes politiques à partir de ses connaissances de la constitution genevoise, comme l’atteste sa Dédicace. Partant de l’hypothèse que R. a fait des extraits de la première version du Contrat social pour son article De l’économie politique et à son retour de Genève en 1754, il soutient que le projet des Institutions politiques présente une autre étape de développement des idées politiques de R., quand il s’est mis à « l’étude historique de la morale » dont l’issue devrait être les Institutions politiques. La version définitive du Contrat en présente une partie achevée. 2 : En effet, à l’époque de la rédaction de l’Émile R. n’a pas eu le temps de réécrire le Contrat. Ainsi, même le contenu de sa version définitive reste trop lié à la politique genevoise largement présent dans la première version. 3 : C’est, avant tout, le problème de la souveraineté populaire tant débattu à Genève par l’aristocratie naissante et par « le parti populaire ». Reste à savoir, comment R. lui-même interpréta cette doctrine. Au XVIIIe s. « pas un seul horloger n’a été admis aux Conseils », mais malgré « l’apathie passagère, le peuple genevois devenu plus éclairé et plus actif dans les années trente a décidé de se débarrasser de la tutelle de l’aristocratie ». La contradiction manifeste entre la doctrine de la souveraineté populaire soutenue par l’aristocratie et sa politique réelle a beaucoup contribué à l‘apprentissage politique du peuple.  Dans Du Contrat social (III, 18), R. aurait retenu la revendication du parti populaire de rendre périodiques les réunions du Conseil Général et de faire dépendre les magistrats de ses décisions. Mais en général, R. ne partageait nullement les idées de Michéli du Crest ou de Lenieps, ni celles du parti populaire qui entendait par liberté politique la liberté du peuple d’établir ce qu’il voulait et qui ne faisait aucune distinction entre l’acte du gouvernement et la loi. Pour Alexéiev, R. aurait été nourri des idées politiques qui « mûrissaient dans le peuple genevois » et, restant à l’écart de la politique courante, il aurait été le représentant de « cette partie de la population genevoise qui par son courage, son bon sens et sa modération a reconquis à sa patrie la constitution démocratique ». Fort de sa vaste connaissance des fonds manuscrits de Genève et de Neuchâtel, Alexéiev critique de manière très précise l’édition de Streckeisen-Moultou et fulmine contre la tentative de M. Kovalevsky de reconstituer le contenu des Institutions politiques. Force nous est de constater qu’il dépasse souvent la mesure: la pensée politique de R. ne saurait être réduite à l’unique influence genevoise. Même si  dans la conclusion de sa thèse Alexéiev reconnaît lui-même l’importance de « l’influence du courant de la pensée philosophique et politique du pays qui lui a donné l’asile », sa datation erronée de la première version du Contrat social et l’interprétation de la genèse de l’œuvre politique de R. en général rendent une pareille étude superflue, voire inutile.    

Bibliographie: Alexéiev, Alexandre, Etudes sur J.-J. Rousseau, Moscou, 1887. - Machiavel comme penseur politique. Moscou, 1880 (Machiavel kak polititcheskij mislitel‘). - Sur la question de la nature juridique du pouvoir politique. Moscou, 1895. (K voprosu o juriditcheskoj prirode gosudarstvennoj vlasti) - « Doctrine politique de R. dans son rapport à la doctrine de la balance des pouvoirs de Montesquieu et dans la lumière d’un de ses nouveaux interprètes», Revue de droit. № 2, р. 52-55, № 3. р. 97-117. (« Polititcheskaya doctrina Rousseau v eje otnochenii k utcheniju Montesk’je o rançonneuse vlastej i v osvestchenii odnogo riz eje novejchikh istolkovatelej ». Vestnik pava.  № 2, р. 52-55, № 3. р. 97-117.).    

   [Sergey Zanin]

ALTHUSSER,  Louis

(Birmandreis, Algérie, 1918 – La Verrière, France, 1990)

Philosophe français, enseignant à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. Après une jeunesse engagée dans les mouvements catholiques, Althusser opte pour le marxisme au sortir de la guerre. Il envisage de faire une thèse sur la philosophie du 18 ème siècle accompagnée d’une « thèse complémentaire » sur le Discours sur l'origine de l'inégalité de R. Sa lecture des philosophies classiques transforme vite ses cours de l’ENS en une véritable école de pensée, et en 1963 la publication de Pour Marx et de Lire le Capital lui donne une fulgurante célébrité mondiale. Ces livres inaugurent une lecture des textes marxiens qui en dissocie les métaphores et les concepts, le statut idéologique et la valeur scientifique, établissant une coupure chronologique entre le « jeune Marx » et celui de la « maturité » mais aussi des coupures méthodologiques à l’intérieur des mêmes textes. Célébrant la « crise du marxisme », Althusser a transformé le marxisme en un ensemble de problèmes alors qu’il paraissait être un ensemble de vérités indiscutables, lui donnant de ce fait une place au sein des recherches universitaires et savantes. Ses travaux sur Marx se sont constamment appuyés sur la philosophie politique classique, notamment sur Machiavel, Hegel, Hobbes et les philosophes du droit naturel parmi lesquels il classe quelquefois R. Ce dernier figure très souvent dans les textes, édités ou posthumes, depuis les plus précoces jusqu’aux derniers. Généralement pris dans une réflexion globale aux côtés d’autres noms, et quelquefois étudié à part : quelques dizaines de lignes, quelques pages, un article, un cours. Au fil des époques, le statut philosophique de R. varie, on le trouve « empiriste subjectif » aux côtés de Hume, « idéaliste rationaliste et critique » avec Sartre, Cavaillès et Bachelard, « matérialiste », ou encore fondateur du « matérialisme aléatoire » ; mais on doit souligner qu’en chaque cas R. tient dans le contexte une place positive contre les philosophies combattues, et qu’Althusser ne manque jamais de souligner son audace et sa créativité conceptuelles, sa capacité à penser aux limites du pensable, « au bord de l’abîme ». Parmi les textes publiés ou prononcés se trouvent une courte analyse du « pacte social » et une longue présentation du Discours sur l'origine de l'inégalité. Dans un texte posthume de 1986, Althusser revient en une dizaine de pages sur ce dernier ouvrage. A propos du contrat social, il s’attache à montrer que, sous ce vocable, R. pense tout autre chose qu’un accord réciproque de type marchand, que ce contrat n’en est pas un, et qu’en fondant ainsi la politique, R. s’engage dans une quête sans fin car les concepts et leurs objets sont en « décalage » ; une « fuite en avant » aussi novatrice que désespérée, scelle finalement son « échec admirable », son « rêve pieux », par un refuge dans « la littérature » : Emile, La Nouvelle Héloïse, Les Confessions, représentant « un triomphe fictif, admirable » qui offrent au système une fermeture imaginaire. Revenant plus tard sur ce texte, Althusser corrige cette première analyse et affirme que « le contrat  social n’apparaît plus comme une utopie, mais comme la loi intérieure de toute société, dans sa forme soit légitime soit illégitime […]. [La] forme légitime […] n’existe pas mais il faut la poser pour pouvoir penser les formes concrètes existantes». Concernant le Discours sur l'origine de l'inégalité, il lui consacre un cours et ne cesse de saluer le « matérialisme du R. du second Discours ». Par son cours, Althusser éveille une nouvelle génération de rousseauistes en révélant l’usage conceptuel que R. fait de ses images : la « forêt » est l’opérateur qui fonde l’état de pure nature, le « cœur » celui qui permet de penser la nature humaine par delà sa destruction, etc. ; il souligne la singularité de la discontinuité temporelle de l’histoire qui se présente comme une succession étanche de structures sans évolution, se brisant sous l’effet d’une causalité extérieure pour accéder à la suivante. A ce moment, Althusser est sensible au caractère matériel des « accidents » déclenchants qui déterminent l’humanité par le climat, le travail, ce qui explique son jugement de « matérialisme » attribué à ce texte. Lorsque, tardivement, Althusser forge la notion de « matérialisme de la rencontre » ou « matérialisme aléatoire », il revient sur le second Discours et l’ Essai sur l'origine des langues, pour saluer en R. l’inspirateur de ce nouveau matérialisme, aux côtés d’Epicure et de Machiavel, insistant alors sur la causalité accidentelle. Par un audacieux parallèle il identifie cette fois la forêt rousseauiste au vide de Démocrite et y voit le lieu où se rencontrent les atomes humains selon un hasard qui fonde la nécessité du monde : la forêt, « néant de société […] constitue l’essence de toute société possible » qui s’actualise quand « l’état de rencontre [est] imposé aux hommes ». S’avisant que chez R. ces hasards ne sont productifs que sous la condition de la perfectibilité de l'homme, Althusser refuse à ce concept son caractère finaliste et lui préfère une forme kantienne, il parle de « possibilité transcendantale », et ne s’avise pas que le matérialisme de R. est doublement dualiste, non seulement par la rencontre de plusieurs causes, mais aussi dans la qualité différentes des causes qui se rencontrent. Ayant précocement voué Emile à n’être qu’une « fiction admirable » et stérile, Althusser n’a pas pris en compte le concept de perfectibilité qui s’y trouve détaillé, s’interdisant ainsi de l’inscrire dans le cadre de son nouveau matérialisme. Dans ses lettres, parlant du « matérialisme aléatoire », antidote du matérialisme dialectique, il ne cite pas R. et n’évoque jamais sa dette envers le second Discours. En faisant de R. un étayage constant pour sa propre quête d’un matérialisme qui se détourne de la dialectique tout en conservant la capacité de penser la nouveauté radicale des choses, Althusser a offert une lecture de R. nouvelle et féconde.

Bibliographie : Louis Althusser, « Sur le Contrat social (les décalages) », Cahiers pour l’analyse n°8, Paris, Seuil, 1967. - « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982) dans Ecrits philosophiques et politiques tome 1, Paris, Stock, 1994. -  « Du côté de la philosophie » (1964), « Conjoncture philosophique » (1966), Ecrits…, tome 2, 1995. - Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994. - Etienne Balibar, Ecrits pour Althusser, Paris, La Découverte, 1991.- Yves Vargas, « Althusser-R. : aller-retour », Etudes J.J.R., n° 13, 2002, p. 9-20.

                                                                       [Yves Vargas]

ARENDT, Hannah

(Linden, Allemagne, 1906 – New-York, états-Unis d’Amérique, 1975)

Philosophe, essayiste, journaliste, Arendt commença par étudier la philosophie, la théologie et la philologie grecque aux Universités de Marbourg, Fribourg-en-Brisgau et Heidelberg où elle fut l’élève de Heidegger, Husserl et Jaspers sous la direction duquel elle rédigea sa thèse sur Le concept d’amour chez saint-Augustin (1928). En 1926, sous l’influence de Kurt Blumenfeld elle découvre le sionisme et recueille des témoignages de la propagande antisémite. Elle est arrêtée par la Gestapo, en 1933. Relâchée, elle se réfugie à Paris où elle participe à l’accueil de réfugiés fuyant le nazisme. Elle milite pour la création d’une entité judéo-arabe en Palestine, se rend en 1935 dans ce pays, y facilite l’émigration de jeunes juifs dans le cadre de l’Aliyah et devient membre de l’Organisation mondiale sioniste. En 1940, elle est internée au camp de Gurs avec les « étrangers d’origine allemande ». Elle s’évade assez rapidement et, mariée en secondes noces avec Heinrich Blücher, elle gagne péniblement les états-Unis en 1941. Journaliste à l’Aufbau, collaboratrice de plusieurs journaux, elle dirige l’Organisation pour la reconstruction de la culture juive, et devient citoyenne américaine en 1951. En 1949-1950 elle effectue son premier retour en Europe. De 1953 à 1958, elle enseigne la philosophie et les sciences politiques aux Universités de Berkeley, Princeton, Columbia, Brooklyn College et Aberdeen. De 1963 à 1968 elle enseigne à l’Université de Chicago et de 1968 à 1974 à la New School for Social Researche à New York. En 1961 elle avait été envoyée par le New Yorker à Jérusalem pour suivre le procès d’Eichmann. Parmi ses ouvrages, on peut distinguer : Les origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1958), La crise de la culture (1961), Essai sur la révolution (1963), Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), Vies politiques (1965), La vie de l’esprit (inachevé et posthume, 2 vol. 1978).

R. n’est pas un auteur beaucoup travaillé par Arendt. Il ne fait pas partie des auteurs qu’elle affectionne en politique comme Machiavel, Montesquieu, les Constituants américains, Toqueville, Rosa Luxembourg. Il intervient d’abord comme témoin d’une mutation fondamentale dans les Temps modernes, l’apparition de l’intimité. Il est ensuite le représentant d’une conception de la politique qu’elle critique sévèrement et dont elle montre l’absurdité : faire reposer la souveraineté sur la volonté et sur un contrat. Enfin, elle a recours à R. quand elle cherche à analyser l’échec de la Révolution française comparée à la Révolution américaine. La pensée de R. est donc toujours considérée comme un objet d’analyse, de critique et d’interprétation, non comme une inspiration, ou un auteur important avec lequel débattre, comme ce fut le cas de Marx.

Si l’une des préoccupations constantes d’Arendt fut de repenser le sens de la politique, c’est qu’avec les « totalitarismes » une tendance des temps modernes s’est accomplie : la perte de la liberté et de l’action politiques. L’avènement du social fut un épisode crucial qui bouleversa la distinction et l’articulation des fonctions du « privé » et du « public » (Condition, p. 76-80). Le « social » est l’extension dans le domaine public des activités jusqu’alors confinées dans le « privé », le travail, la consommation, la reproduction. Il en résulta une forme moderne du privé, l’intimité qui ne s’oppose pas à la politique mais à la société. R. fut pour Arendt « le premier explorateur […], le théoricien de l’intimité » (ibidem, p. 77). Ce nouveau mode subjectif de l’existence s’opposa à l’existence sociale et l’intime en vint à exprimer la révolte du « cœur » contre le conformisme de « la bonne société » et des salons parisiens. Selon Arendt, le « cœur » fournit à R. l’occasion de découvrir la « compassion » à l’égard des hommes souffrants, auxquels la société et la raison manifestent leur indifférence (Révolution, p. 113 et suivantes et p. 125-126), en attribuant à cette émotion, sous le nom de « pitié », une valeur morale exprimant la « bonté naturelle » de l’homme. R. fut responsable, selon Arendt, de l’introduction de la compassion dans la théorie politique et put fournir à Saint-Just et Robespierre la justification philosophique de la subordination de la politique à « la question sociale », avec ses conséquences désastreuses pour la liberté politique (Révolution, chapitre 2). Mais comme la compassion, qui n’est pas « la bonté active », capable de donner naissance à des institutions durables, suppose la capacité de « l’oubli de soi » (ibidem, p. 113), l’individu n’est jamais assuré d’être parfaitement vertueux : le soupçon légitimera la « terreur de la Vertu ». Plus grave, chaque individu est le siège d’un conflit indépassable entre sa volonté particulière et sa volonté générale, relève Arendt, renvoyant implicitement au chapitre 7 du Livre I du Contrat social (O.C., III, p. 363). Or ce conflit contribue à affaiblir la doctrine de la souveraineté ou à le rendre dangereux chez R. Selon Arendt, R. qui est « le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté » (Culture, p. 212), découvrit avec « la volonté générale » la solution au problème de la transformation d’une multitude en un tout. Définir le peuple par sa « volonté » revient à le penser comme une personne, et la « volonté générale » comme une volonté individuelle, garante de son unité et de son indivisibilité. Arendt comprenant la « volonté générale » de R. comme « unanime » (Révolution, p. 108), interprète la distinction avec « la volonté de tous »comme l’opposition entre l’absolu de la volonté et le principe du « consentement avec ses sous-entendus de choix délibéré, d’opinion réfléchie » (ibidem). Du coup, c’est bien à l’intérieur de l’individu, dans son intimité, que se trouve le conflit entre intérêts particuliers. L’ennemi commun au peuple est la somme des intérêts égoïstes de l’ensemble des citoyens, écrit Arendt commentant la note du chapitre 3 du livre II du Contrat social citant d’Argenson (O.C., III, p. 371). Définir le pouvoir par la souveraineté n’était certes pas original. Transférer au peuple les caractères de la souveraineté attribués longtemps aux princes ou au Pape (Révolution, p. 227) non plus. Mais la force de R. fut de la fonder sur la volonté du peuple et de la présenter comme l’effet d’un contrat. Il en résulte que le caractère absolu de la souveraineté la rend dépendante de la volonté populaire et donc fondamentalement instable, alors même que le peuple est censé conserver son unité. Mais comme il est clair qu’un état où la communication entre les citoyens est proscrite (allusion au « Chaque citoyen n’opine que d’après lui » (O.C., III, p. 372) est une tyrannie (Culture, p. 213), il ne faut pas s’étonner que la politique de R. ne puisse se traduire par la création de cadres institutionnels rendant possible la stabilité nécessaire à l’action et qu’au contraire, inspirant les Montagnards, elle se soit traduite dans le déchaînement du processus révolutionnaire qui devint sa propre loi (Révolution, p. 270). Enfin, le prétendu contrat qui a pour fonction de donner naissance au peuple par un acte de volonté, est contradictoire avec la volonté souveraine qui n’est même pas liée par ses décisions : un contrat doit pouvoir m’obliger contre ma volonté même (Anne Amiel, p. 61) et sans la capacité de faire des promesses, la politique est impossible. L’erreur de R. est d’avoir fait de la volonté la faculté de la politique, celle qui légifère. Pour A. la politique étant moins affaire d’un « nous voulons » que d’un « nous pouvons », la loi relève de la raison, de la discussion, de l’opinion publiques au sein d’un peuple conçu non comme unité indivisible mais comme une pluralité organisée et constituée (Révolution, p. 264). La conception arendtienne de la politique est un effort pour penser la politique sans, voire contre, le concept de souveraineté (Politique sans état ?). On comprend que sa compréhension de R., au-delà de l’exercice de comparaison entre les deux Révolutions du 18e siècle, soit marquée par une intention nettement polémique.

Cette lecture partiale et désinvolte de R. montre le peu de sympathie d’Arendt pour R. qui  a au moins trois raisons. Elle s’explique par sa méfiance générale à l’égard des philosophes de tradition moderne de « philosophie politique » à laquelle R. appartient pleinement par sa théorie de la souveraineté. Elle s’éclaire par sa méthode consistant à interpréter les expériences politiques effectives à partir des discours et des actions de leurs acteurs (les révolutions américaine et française, la Commune de Paris, les conseils de Budapest) et à les utiliser comme des épreuves historico-conceptuelles des théories philosophiques. Elle renvoie évidemment à ses propres positions politiques et sa propre conceptualisation. On peut cependant trouver cette lecture stimulante : étrangère au commentaire relevant des méthodes de l’histoire de la philosophie, elle contribue à déconstruire des concepts essentiels comme la volonté générale et son lien avec la théorie du pouvoir souverain, le peuple comme unité indivisible, le rapport de l’action politique et de la loi, la différence entre l’autorité et le pouvoir. Elle permet aussi une confrontation de la théorie politique de R. avec les expériences effectives de la politique.

Bibliographie : Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Pierre Bouretz éd., Paris, Gallimard « Quarto », 2002 - Condition de l’homme moderne, traduction de Georges Fradier, Calmann-Lévy, 1983 – La crise de la culture, traduction sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972 – Essai sur la révolution, traduction de Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1967 - Anne Amiel, La non-philosophie de Hannah Arend. Révolution et jugement, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2001- Jean-Claude Bourdin, « Hannah Arendt et l’état. L’absence de l’état ? » L’état au XXe siècle, Simone Goyard-Fabre éd., Paris, Vrin, 2004 - Sylvie Courtine-Denamy, Hannah-Arendt, Paris, Hachette « Pluriel », 1997.

[Jean-Claude Bourdin]

Autobiographie  rousseauiste

Peut-on situer historiquement  l’apparition de l’autobiographie  et inscrire une date à partir de laquelle le terme se retrouve dans le langage courant et le genre  identifié lisiblement dans ses contours et limites ? L’histoire de l’autobiographie rejoint celle des mœurs et mentalités en Occident. L'autobiographie apparaît comme une conséquence de l'historicité de la vie humaine et de la prise de conscience que celle-ci éveille en chacun. Elle articule trois aspects : l’écriture (graphie), la vie (bios), et soi-même (auto) et renvoie à l’écriture de sa vie par une personne qui en est le sujet pensant et agissant. L'écriture autobiographique illustre ce souci de soi qui touche la société occidentale. L'histoire montre que la relation du sujet à lui-même est conditionnée par son environnement, par des circonstances extérieures propres à un temps donné (religion société pouvoir...) qui s'imposent avec force  à chaque individu, et retentissent sur sa façon de penser et de se penser. Cependant, il convient  de distinguer les antécédents de l’autobiographie, de l’émergence du genre proprement dit et de son inscription formelle et concrète. Le préfixe auto renvoie à un sujet conscient de soi, de son individualité  et de sa particularité, en dehors de tout ordre prescrit. Il induit une société marquée par l’individualisme, où la personne figure comme valeur centrale. Cet avènement du moi, n’a pas toujours été et résulte du passage d’une société de type holiste à une société individualiste. Celui-ci s’accomplit réellement à compter du XVIIIe siècle. Dans le monde grec et romain, l’homme ne se connaît lui-même qu’en tant qu’élément subordonné du système rationnel et totalitaire du cosmos. La conscience de l’homme n’est pas centrée sur elle-même, mais « trouve dans la communauté du groupe social son foyer et son support. L’individu n’est titulaire ni de sa vie, ni de sa mort, il joue le rôle que la tradition lui attribue dans le grand jeu collectif ».[1] A partir du IVe et Ve siècles de l’Antiquité, un basculement s’opère, la vie personnelle de chaque individu s’ordonne par rapport aux destinées éternelles, le fondement de la conscience de soi se situe dans le rapport que chaque personne entretient  avec Dieu son créateur. L’affirmation chrétienne donne lieu à des témoignages personnels, orientés autour de l’événement capital qui donne sens à l’existence, la conversion dont les Confessions de Saint Augustin constituent l’exemple le plus illustre et le plus éclatant. Le modèle augustinien de la confession engendre toute une tradition écrite jusqu’au XVIIe siècle. Les différentes voies que prennent ensuite la réflexion chrétienne, à travers le courant du piétisme et du quiétisme (manifestant l’exigence d’une vie intérieure approfondie), contribuent à développer une littérature de l’intimité et de l’observation de soi qui mène sur les chemins de l’espace du dedans et introduit de nouvelles conditions favorables à l’exploration et à l’épanouissement du moi.  C’est dans ce contexte, que le terme autobiographie apparaît au XVIIIe siècle lorsqu’il n’est  plus possible de maintenir l’appellation de mémoires pour des œuvres qui tout en s’inscrivant dans la tradition s’en écartent trop fortement de par leur contenu. L’opposition de l’autobiographie  avec les mémoires se révèle fondamentale et même constitutive. Les données du problème portant sur la distinction entre ces deux types de récits  ont été formulées dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse : « Pendant longtemps, en Angleterre comme en France, les récits et souvenirs laissés sur leur propre vie par les hommes marquants de la vie politique, de la littérature  ou des arts, prirent le nom de Mémoires. Mais à la longue, on adopta de l’autre côté du détroit de la Manche l’usage de donner le nom d’autobiographie à ceux de ses mémoires qui se rapportent beaucoup plus aux hommes mêmes qu’aux événements auxquels ceux-ci ont été mêlés… ». L’opposition structurante se situe entre le dedans et le dehors, le moi intérieur et le moi social, le privé, le public. Les mémorialistes assoient la légitimité de leur discours sur le privilège d’avoir vu beaucoup de choses que seul leur point de vue unique a pu connaître. Les autobiographes prennent  comme centre de gravité le moi intime et ont comme projet d’écriture l’histoire de leur personnalité. Lorsque le siècle des Lumières  fait souffler un vent nouveau sur l’Europe et se substitue, à l’ordre de pensée institué par la culture chrétienne, une nouvelle affirmation de l’homme voit le jour. La question fondamentale n’est plus celle de Dieu, mais celle de l’homme, de sa condition, de son identité. «Le XVIIIè siècle est le siècle où la théodicée traditionnelle fait place à une anthropodicée ».[2] La réalité humaine prend ses distances par rapport à une transcendance qui ne l’opprime plus sous la charge des déterminismes. L'homme moderne s'accepte dans sa nature tel qu'il est, au travers de ses impulsions, dans la ligne d'un optimisme qui se satisfait de la nature humaine. Toutefois,  la conception rationnelle des Lumières qui, s'efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, ne peut suffire à tout éclairer et tout comprendre pour les âmes sensibles du siècle. « L'homme se sait et se veut un être de chair, un être de sentiment, et non pas seulement une faculté de juger selon des normes rigoureuses importées de la province scientifique».[3] Une autre vérité de l'homme se dessine, celle de la spontanéité intime du sentiment. Le cœur a ses raisons, le droit de valeur des sentiments s'impose. La littérature qui se développe à partir de cet encrage, profite de la conversion vers l’intériorité suscitée par le piétisme et le quiétisme. L’analyse intime remplace l’introspection religieuse, la simple psychologie l’intention édifiante. « La littérature moderne naître de la désacralisation de l’intimité »[4]. Au sein de cette littérature du moi, appelée à un considérable avenir, une figure émerge  tout particulièrement, celle de J.-J. R. R. impose la nouvelle littérature du moi, à un public déjà passionné par son Contrat social, sa Nouvelle Héloïse, son Émile et écrit avec les Confessions la première autobiographie datée historiquement (1762-1770), et la plus audacieuse puisqu’il va jusqu’à révéler les aspects les plus secrets de sa personnalité.  Il s’affirme comme un des maîtres de l’intériorité,  privilégie l’expérience affective, les intuitions du cœur. Il   fait passer au premier rang, les sentiments et  données de l'être intime, en tant que fondement de toute présence au monde : « Exister pour nous, c'est sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence et nous avons eu des sentiments avant des idées ».[5] R. souligne d'emblée dès l’introduction des Confessions,  le caractère inédit de son projet et en revendique l'originalité. « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitation ».[6]  Il envisage toute l'histoire de sa vie à travers les sentiments et leurs effets. Il entend donner à lire l’histoire de son âme et non pas le récit des événements de sa vie. « [....] Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus ».[7]  R. se montre presque indifférent vis-à-vis du monde extérieur,  n'apprend rien sur l'histoire du siècle, sur les événements de l'Europe. C’est cela que les Confessions manifestent leur spécificité propre. Il se situe sur un autre registre, celui du labyrinthe de la réalité humaine et tout particulièrement celui de sa propre réalité. « L'unité du héros est aux antipodes d'un type conventionnel, elle ne tient pas à l'accumulation des aventures mais à la genèse d'une personnalité : subjectivité pourvue d'une intériorité complexe et d'un destin ».[8] R. s’émancipe par l’acte d’écriture que représente les Confessions, s’arrache au jugement d’autrui. Il veut restituer, d’une part,  ce qu’il estime être la réalité par rapport à certains faits litigieux qui lui sont reprochés, au risque de  franchir les limites de la bienséance pour révéler le plus intime et le plus indécent et tend à signifier, d’autre part,  qu'il est le seul à pouvoir retracer son existence et que cette entreprise ne peut en aucun cas être effectuée par les autres : « Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui. »[9] R. révèle que l'être humain ne possède pas une vérité immuable mais plusieurs qui se ramifient et se dédoublent selon les circonstances. Il montre que la situation d'intériorité présente un caractère privilégié pour l'étude et la connaissance de l'homme. « Sur ces remarques, j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d'autrui par le sien; tandis qu'au contraire il faudroit souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d'autrui».[10] Il poursuit comme finalité, l’instruction de l’humanité par le dévoilement d’une personnalité et montre la façon dont le moi se constitue et se donne forme.  « Sur ces remarques, j'ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du cœur d'autrui par le sien; tandis qu'au contraire il faudroit souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d'autrui».[11] Il offre une image de la condition humaine dans laquelle chacune est susceptible de se reconnaître. R. adresse ses Confessions aux hommes et non pas à Dieu, convoqué au titre de garant de vérité. Il institue ses lecteurs comme témoins, partenaires de l’œuvre mais aussi juges, à la faveur d’un contrat autobiographique, premier du genre. « Je voudrais pouvoir rendre mon âme transparente au lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit [....] ».[12] R. se donne en modèle dans les Confessions. Il dévoile les transformations intellectuelles et existentielles, générées par le processus existentiel. Il montre comment effectuer les prises de conscience nécessaires à la revendication d'être et invite ses lecteurs à suivre cette même voie. Il élucide son passé afin de dégager la structure de son être dans le temps, et fait connaître cette structure secrète, comme le présupposé implicite de toute connaissance. Pour R., il est nécessaire de parvenir à une idée juste et exacte de soi. C'est en vertu de celle-ci qu'on peut diriger convenablement son existence. R. esquisse la manière dont l'homme peut-être l'agent essentiel de sa réalisation, pour les situations dans lesquelles il se trouve placé. Il livre une façon de s'exercer sur le monde, d'y faire des expériences, et de se constituer Il reconvertit en valeur sociale, l'expérience de soi, vécue d'une certaine manière, en marge de la société et extériorise l'intériorité. « Il est donc sûr que si je remplis bien mes engagements j'aurai fait une chose unique et utile ».[13] Son témoignage se révèle donc de la plus haute importance, au cœur de ce XVIIIe siècle, où l'homme apparaît comme objet et sujet d'étude et où l'éducation préoccupe les esprits éclairés. R. signifie que l'individu a une histoire et qu'il n'est pas né adulte. Il fait prendre conscience à ses contemporains des implications et des retombées de l'éducation. Il ouvre l’étude de l’histoire par laquelle la personnalité s’est formée. «  Pour bien connaître un caractère, il faudroit distinguer l’acquis d’avec la nature, voir comment il s’est formé, quelles occasions l’ont développé, quel enchaînements d’affections secrètes l’a rendu comme tel. » [14] R. met en exergue une nouvelle valeur, celle de l'authenticité de l'individu dans son existence concrète et  l'inscrit au cœur de l'éducation. Il démontre que la force de la démarche autobiographique réside dans son projet sincère de vouloir ressaisir et comprendre sa propre vie. Celle-ci confère un sens à l'existence et donne des clefs pour se saisir de ses processus de formation. R. a pu décrypter par ce biais l'importance des premiers apprentissages de l'enfance, des premières expériences de la vie pour la constitution de la personnalité et prendre possession de toutes les dimensions de son être, jusqu'à ses replis les plus secrets. « J’acquis par cette dangereuse méthode, une intelligence unique à mon âge sur les passions, Ces émotions confuses me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la raison n’ont jamais pu me guérir ».[15] En s’engageant dans la démarche autobiographique, R. opère une restructuration de son existence. Tout ce qui dans la vie de J.-J. fut mensonge et vice se résorbe et se purifie dans la transparence de la confession. « J'ai donc pu faire des erreurs quelque fois [....], mais en ce qui importe vraiment au sujet je suis assuré d'être exact et fidèle».[16] L'aveu joue le rôle de preuve de vertu et de force de soi. R. s'accorde la chance d'une double vérité. L'essentiel n'est pas le fait, mais le sentiment. J.-J. ne peut se tromper sur ce point. La ressemblance n'est pas dans le portrait, mais dans la manière dont le moi se rend présent à sa parole. R. inaugure une nouvelle façon de parler de soi à travers ses Confessions. Pour la première fois, un homme ordinaire, sans qualité, ose prendre la parole et raconter les détails les plus intimes de son existence, en se basant sur la valeur supérieure de sa pensée, de ses sentiments, de son expérience.  Il trouve un langage spécifique en accord avec sa recherche : « Il faudrait pour ce que j'ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet : car quel ton, quel style prendre pour débrouiller ce chaos immense de sentiments si divers, si contradictoires [....] dont je fus sans cesse agité ? [....]  ».[17] Jusque là, les textes intimes ne constituaient pas des textes littéraires, mais avec la personne de R., écrivain reconnu, l'autobiographie accède véritablement à un statut littéraire. Des Confessions, date réellement la consécration européenne de la littérature du moi. L'œuvre marque son temps et fixe un modèle. Elle rassemble un public disposé à accueillir ce genre d'écrits. Le moi devient « objet de consommation » et de curiosité générale. R. communique l'audace de se raconter, de se complaire dans les souvenirs de toute sorte. Il   n’invente pas le genre mais fonde la pratique autobiographique, en infléchit l’histoire et réalise d’un seul coup presque toutes les virtualités. Désormais toutes les autobiographies à venir se référeront à l’écrivain  pour l’imiter ou s’en démarquer ostensiblement.

Bibliographie BONHÔTE (Nicolas).- J.-J. R. : vision de l'histoire et autobiographie .- Lausanne : L'Age d'homme, 1992 .- 269 p. BONHÔTE (Nicolas).- « Tradition et modernité de l'autobiographie : les Confessions de J.-J. R. » .- Romantisme, n°57, 1987, p. 13-20. CASSIRER (Ernest) .- Le Problème J.-J. R. .- Paris : Hachette, 1987 .- 135 p. .- (Textes du XXè siècle). « Les Ecritures du moi : de l'autobiographie à l'autofiction » .- Le Magazine Littéraire, n° 409, mai 2002. GOULEMOT (Jean-Marie).- « Les Confessions : une autobiographie d'écrivain », Littérature, n°33, 1979, p. 59-74. GUSDORF (Georges) .- « De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire » .- Revue d'histoire littéraire de la France, n°6, 1975, p. 957-994. GUSDORF (Georges) .- Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : IV .- Paris : Payot, 1976 .- 451 p. .- (Bibliothèque scientifique). GUSDORF (Georges) .- Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, les Sciences humaines et la pensée occidentale : VI .- Paris : Payot, 1971 .- 550 p. .- (Bibliothèque scientifique). Jean-Jacques Rousseau : quatre études  de Jean Starobinski, Jean-Louis Lecercle, Henri Coulet, Marc Eigeldinger .- Neuchatel : Université de Neuchatel, 1978 .- 122 p. .- (Langages). JAUSS (H. R.).- Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1998. LEJEUNE (Philippe) .- L'Autobiographie en France .- Paris : A. Colin, 1971 .- 272 p. .- (U2). PERRIN (Jean-François) .- Les Confessions de J.-J. R. .- Paris : Gallimard, 1997.- 233 p. .- (Foliothèque). ROUSSEAU (Jean-Jacques) .- Les Confessions, Œuvres complètes I; éd. établie par B. Gagnebin, M. Raymond et R. Osmont .- Paris : Gallimard, 1995 .- CXVIII-1969 p. .- (Bibliothèque de La Pléiade). ROUSSEAU (Jean-Jacques) .- Emile ou de l'Education, Œuvres complètes IV; éd. établie par B. Gagnebin et M. Raymond .- Paris : Gallimard, 1990 .- CCXXIII 1958 p. .- (Bibliothèque de La Pléiade). STAROBINSKI (Jean) .- J.-J. R.. La Transparence et l'obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau .- Paris : Gallimard, 1971 .- 457 p.

[Bénédicte de Maumigny-Garban]

BABEUF, François-Noël

(Saint-Quentin, France, 1760 – Vendôme, 1797)

D’origine modeste mais cultivée, grâce à son père qui lui offrit une honnête éducation, Babeuf, dès l’age de 17 ans, trouve un emploi d’apprenti feudiste qui lui ouvre les yeux sur l’exploitation opérée par les bourgeois propriétaires et la noblesse sur les paysans. A partir de 1785, il entretient, durant trois ans, une correspondance avec Dubois de Fosseux, le secrétaire de l’Académie d’Arras qui lui fournit quantité de brochures touchant à la réforme sociale, aux problèmes de l’agriculture, de la médecine ou de l’éducation. Babeuf y évoque R. à plusieurs reprises, preuve qu’il est en train de découvrir l’œuvre du philosophe genevois. Dans une lettre du 27 novembre 1786, à propos d’écrits d’un certain M.de Tournon que lui avait fait parvenir Dubois de Fosseux, il évoque R. : « Mais savez-vous que ce M.de Tournon est charmant avec ses promenades ? Il paraît qu’il s’est parfaitement modelé sur R. et qu’il a saisi on ne peut mieux, sa principale et première maxime en fait d’éducation morale : Instruire en amusant. Il semble encore s’être également pénétré des idées de ce Philosophe honnête homme, en présentant ses préceptes de la manière la plus claire, la plus simple et synonimement (sic) la plus intelligible que l’on puisse désirer à tous égards. » Comme en témoignent ses lettres à Dubois de Fosseux, Babeuf est passionné de pédagogie et c’est tout d’abord à l’auteur de l’Emile qu’il s’intéresse. Le 13 décembre 1786, il demande à Dubois de Fosseux des conseils sur l’éducation de Sophie, sa fille aînée et son avis sur l’Emile: « Les dispositions que j’aperçois dans ma fille aînée […] me porteraient, dès à présent, à ouvrir mes séances, si les avis du citoyen de Genève n’avaient pour moi tant de poids. Il me dit qu’avant la minutie de la lecture et de l’écriture, il y a mille choses plus intéressantes que les enfants doivent savoir ; que l’on ne doit point s’empresser de charger leur mémoire de mots ; […] et que, par suite de ce système il est plus que sûr que son Emile […] n’en deviendra pas moins un homme instruit de tout ce qu’il importe de savoir.

Toutes ces choses sont appuyées de raison si plausibles qu’il est pour moi de toute impossibilité que je m’y refuse. Daignez, Monsieur, me donner votre sentiment sur l’étendue de ma confiance en J.-J.» La réponse de Dubois de Fosseux contredit les positions de R. et conseille à Babeuf de ne pas suivre « le rêveur J.-J. [car] les enfants qui apprennent à lire tard l’apprennent beaucoup plus difficilement et ne le savent jamais parfaitement. » Babeuf se range à l’avis de son correspondant, car, contrairement à R., il accorde une très grande importance à l’instruction. Malgré ses divergences avec le citoyen de Genève, Babeuf s’y réfère sans cesse. Il se porta même candidat auprès de la commune d’Emile(Montmorency) pour remplir « l’honorable fonction d’instituteur de morale ». Son arrestation fit échouer le projet. C’est à travers son fils, Emile, que Babeuf veut réaliser le lien entre éducation et révolution. De sa prison, il tente de donner une saine éducation à son fils aîné. Il l’exhorte  à la vertu et à l’héroïsme. Babeuf a la fibre paternelle. Sans ressources durant la Révolution puisqu’elle lui fait perdre son emploi de feudiste, il est très préoccupé par le sort de son épouse et de ses enfants. En germinal an II, dans une lettre assez émouvante à Sylvain Maréchal, futur membre de la conjuration des Egaux, il exprime sa douleur devant l’indigence des siens et il compare sa situation à celle de R. abandonnant ses enfants faute de pouvoir subvenir à leurs besoins : « Rousseau, trop sensible Rousseau, l’idée de te trouver un jour dans l’impuissance de pourvoir aux besoins de tes enfants te brisait le cœur ; tu ne pus la supporter, et tu les abandonnas dès leur naissance aux soins du Gouvernement ; cet abandon, je le conçois : tu ne les connaissais pas ; mais dis-moi, les eusses-tu délaissés à cet âge où les premiers mouvements de leur âme les rendent si intéressants ? O mon fils de sept ans, copie si fidèle du bon, de l’innocent Emile ? » Face au grand homme qu’il vénère et dont il explique la conduite, Babeuf cherche à justifier sa propre position à l’égard de ses enfants auxquels il ne peut renoncer malgré sa pauvreté. L’existence de R. reste pour lui un modèle auquel il se réfère bien souvent même s’il ne cache pas ses divergences avec le philosophe. Dans ses réflexions sur l’agriculture et l’industrie, Babeuf déplore à la fois l’archaïsme des modes de production, la précarité des outils de travail et la lenteur à divulguer les nouvelles techniques. Il est là plus proche des encyclopédistes que du citoyen de Genève. Comme en témoigne sa correspondance avec Dubois de Fosseux qui lui donne l’occasion de critiquer les positions sociales de R. Le secrétaire de l’Académie d’Arras lui fait découvrir le texte d’un certain Collignon, intitulé L’avant coureur du changement du monde entier par l’aisance, la bonne éducation et la prospérité de tous les hommes, etc. Babeuf se passionne pour ce nouveau réformateur qu’il compare à R. Dans une lettre du 8 juillet 1787 à Dubois de Fosseux, il opte pour Collignon contre le grand homme : « Il me semble que notre Réformateur fait plus que le citoyen de Genève, que j’ai ouï traiter quelquefois de rêveur. Il rêvait bien à la vérité mais notre homme rêve mieux. Comme lui il prétend que les hommes étant également égaux, ils ne doivent posséder rien de particulier. […] Mais loin de nous renvoyer , comme M.R, pour exister ainsi, au milieu des bois, nous rassasier sous un chêne, nous désaltérer au premier ruisseau … […] notre réformateur nous fait quatre bons repas par jour, nous habille très élégamment et donne, à chacun de nous autres pères de famille, de charmantes maisons de mille louis. » Cet échange avec Dubois de Fosseux révèle l’intérêt profond de Babeuf pour R. Le révolutionnaire construit un dialogue constant non seulement avec les textes de l’écrivain mais plus encore avec l’image de l’homme. Babeuf a donné à sa fille aînée le prénom de Sophie morte en 1788 et en l’an II, il débaptise son fils Robert pour l’appeler Emile. Il est imprégné par la vie et la figure de R. Il se compare à lui en parlant de son « air gêné et sauvage, que R. déclarait n’avoir jamais su vaincre ». (Dalin, « Babeuf et les idées de R. » ds Au siècle des Lumières, Paris, Moscou, 1970, p. 304.) Babeuf a également été très influencé par les réflexions de R. sur la propriété privée. Dans le numéro 35 de son journal le Tribun du peuple, il dénonce inlassablement les origines de l’inégalité sociale en reprenant les analyses de R. dans le deuxième Discours sur la formation de la société civile « et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » ( O.C., III, p. 178) On lit chez Babeuf que « le dépouillement de la multitude n’a pu être opéré que par le résultat combiné des lois institutives […] qui ne forment qu’un affreux code de brigandage ». Un peu plus loin, il cite encore R. : « Pour que l’état social soit perfectionné, il faut que chacun ait assez, et qu’aucun n’ait trop. Ce court passage est, à mon sens, l’élixir du contrat social ». Lors de son procès qui s’ouvre à Vendôme le 2 ventôse an V, Babeuf menacé d’une condamnation à mort, se réclame de R. pour essayer de sauver sa tête. Dans les documents qui ont été saisis par la justice, qui veut démontrer qu’ils contiennent la preuve d’une conspiration contre le gouvernement, figurent des extraits des auteurs du XVIIIème siècle. Babeuf affirme que « ce procès serait celui de tous les philosophes dont le Panthéon a reçu les cendres » .Ces liasses contiennent un extrait de R que cite Babeuf.  C’est une réponse à la réfutation du Discours sur les sciences et les arts que Charles Bordes rédigea en juin 1751. La réplique de R. fut publiée dans le Mercure de France en 1752. La citation de Babeuf constitue, une fois de plus, une remise en cause de l’établissement de la propriété privée : « Avant que ces mots affreux de tien et de mien fussent inventés ; […] avant qu’il y eut des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu, pendant que d’autres meurent de faim ; […] je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvait consister leurs vices, leurs crimes … On m’assure qu’on est depuis longtemps désabusé de la chimère de l’âge d’or. Que n’ajoutait-on encore qu’il y a longtemps qu’on est désabusé de la chimère de la vertu ! » (O.C., III, p. 80.)

La minute de cette pièce est de la main de Babeuf, a-t-on imprimé dans le volume de la haute-cour. […] L’original est de la main de J.-J. […] Je n’hésite donc pas de dire que c’était lui qui présidait la Société des Démocrates de floréal. ; il était un de leurs principaux souffleurs. » (Advielle, t.II, p. 44.) Babeuf, dans sa défense, légitime son action politique en se réclamant de J.-J., « notre complice », et en affirmant qu’il est un digne héritier des philosophes des Lumières. Il invoque Diderot, Mably, Helvétius et R. Ce fut peine perdue car condamné à mort, ainsi que son compagnon Darthé, le 7 prairial an V, il fut exécuté le lendemain. Babeuf est considéré comme le père et le fondateur du communisme révolutionnaire.

Bibliographie : V. Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, Paris, Editions du CTHS, 1990 – V.M. Dalin, « Babeuf et les idées de R. » dans Au siècle des Lumières, SEVPEN, Paris, Moscou, 1970, p. 301- 308. – Maurice Dommanget, Les grands socialistes et l’éducation : de Platon à Lénine, Paris, Armand Colin, 1970 –  Catherine Larrère, « Emile fils de Babeuf » dans R., l’Emile et la Révolution, Actes du colloque international de Montmorency, Universitas, Paris, 1992, p. 395-414.

                                                                                                                     [Pascale Pellerin]

BAKOUNINE, Michel

(Premoukino, 1814 — Berne, 1876)

Bakounine est l’un des grands théoriciens de l’anarchisme. Ses parents appartenaient à la noblesse russe et son enfance et son adolescence ne le prédisposaient guère à devenir un révolté. En tant qu’aîné, il était destiné à la carrière militaire et fut placé en 1828 à l’Ecole des cadets de Saint-Petersbourg. Bakounine n’accepta pas la destinée qu’avait prévue pour lui sa famille. Il s’inscrivit à l’université de Moscou, puis se rendit à Berlin, en 1840, pour étudier le mouvement philosophique allemand. Deux ans plus tard, il est à Dresde où il se lie d’amitié avec Arnold Ruge, démocrate allemand, disciple de Hegel et éditeur des Deutsche Jahrbücher. Bakounine publie un essai dans cette revue en octobre 1842: La réaction en Allemagne, qui lui vaut d’être remarqué par Alexandre Herzen et d’autres penseurs renommés d’alors. C’est à Ruge qu’il écrit en mai 1843, de l’île de Saint-Pierre, une lettre importante pour son évolution philosophique. Cinq ans auparavant, en effet, il avait écrit une introduction aux Discours académiques de Hegel, dans laquelle il avait dénoncé avec mépris les «philosophications empiriques» de Voltaire et R.: le 18e s. lui apparaissait comme le siècle de la décrépitude de la pensée. En 1843, il écrit à Ruge: «Je vous écris cette lettre de l’île de R., dans le lac de Bienne. Vous le savez, je ne me nourris pas d’illusions et de mots; mais je suis ému jusqu’au plus profond de mon être à l’idée que c’est précisément ici que j’ai été conduit en ce jour où je vous écris sur un tel sujet. Oh! j’en suis sûr, ma foi en la victoire de l’humanité sur les prêtres et les tyrans, c’est la même foi que le grand exilé versait dans des milliers de cœurs et avait emporté avec lui dans cette retraite. R. et voltaire, ces immortels génies, connaissent une renaissance: ils célèbrent leur résurrection dans les cerveaux les plus doués de la antion allemande». Bakounine est passé de l’hégélianisme conservateur à l’hégélianisme révolutionnaire, et il affirme désormais sa foi en «l’esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie». Et il ajoute cette phrase devenue célèbre: «Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur».

   Bakounine se rend à Paris, où il fréquente les milieux romantiques et séjourne de 1844 à 1847, date à laquelle il est expulsé à la demande de l’ambassade russe pour avoir célébré l’anniversaire de l’insurrection polonaise. La révolution de 1848 le ramène en Allemagne, à Berlin, où il rencontre Karl Marx avec lequel il avait polémiqué lors de l’insurrection du grand-duché de Bade par Herwegh. Commence alors pour Bakounine une carrière de penseur et d’agitateur révolutionnaire qui le conduit à travers l’Europe, jusqu’à son arrestation et sa condamnation à mort, en 1850, à Königstein, en Saxe. Les Allemands le livrent cependant aux Autrichiens qui le livrent à leur tour aux Russes, et ceux-ci l’enferment à la forteresse Pierre-et-Paul jusqu’en 1857, puis le condamnent à l’exil en Sibérie. Bakounine s’évade  en 1861 et gagne Londres, où il retrouve ses amis socialistes révolutionnaires.

   Bakounine conçoit alors le plan d’une organisation internationale secrète des révolutionnaires, en vue de mettre un terme à l’exploitation des masses et prône l’idéal d’une société sans gouvernement ni autorité imposée. Il tente aussi de convaincre les démocrates bourgeois socialistes à adopter des résolutions franchement socialistes, mais en vain. Ces activités le retiennent jusqu’à la guerre franco-allemande de 1870. L’échec de la Commune le confirme dans son idée d’organiser davantage la lutte des révolutionnaires, mais il se heurte à la volonté des socialistes autoritaires, en la personne de Marx notamment, et se voit exclu de l’Internationale, avec ses partisans, au Congrès de La Haye, en 1872.

Bakounine continua de se battre et de publier (Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Petersbourg, L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale, Dieu et l’Etat, etc.), mais fatigué et découragé, sa santé déclina et il mourut à Berne, en 1873, laissant une œuvre qui allait être la clé de voûte de l’anarchisme et du socialisme libertaire.

   C’est en 1867, dans Fédéralisme, socialisme,antithéologisme — dont l’impression fut commencée à Berne, mais non achevée —, que Bakounine règle ses comptes avec la philosophie de R. Sa pensée a évolué à son égard depuis son passage à Bienne, en 1843, et il voit désormais dans l’auteur du Contrat social, le philosophe de la bourgeoisie qui a pris le pouvoir en 1789 et qui asservit les travailleurs depuis. Dans L’Empire knouto-germanique, il écrit que R. peut être considéré comme «le vrai créateur de la moderne réaction. en apparence l’écrivain le plus démocratique du 18e s., il couve en lui le despotisme impitoyable de l’homme d’Etat. Il fut le prophète de l’Etat doctrinaire, comme Robespierre, son digne et fidèle disciple, essaya d’en devenir le grand prêtre». Fédéralisme, socialisme, antithéologisme est divisé en trois parties portant respectivement chacun des termes du titre. L’analyse de la pensée de R. figure dans la dernière, car il fut l’inventeur de l’Etre suprême qui assura la dictature jacobine et bonapartiste et permit à la réaction idéaliste de fonder son pouvoir.

  Le but de Bakounine est donc de montrer les faiblesses de la pensée bourgeoise en faisant ressortir les ”absurdités” du système contractuel rousseauiste sur lequel elle prétend se fonder. Cependant, au lieu de partir de l’œuvre de R., Bakounine part des dogmes de ce qu’il appelle “l’école de R.” et son analyse du système rousseauiste s’en trouve faussée. En effet, Bakounine affirme que le pacte social est réalisé par des sauvages à l’état primitif, et il n’a pas de mal à montrer après cela que R. s’est trompé. Le pacte, tel qu’il le présente après avoir exposé la genèse d’une humanité assez proche des anthropoïdes, est dès lors seulement une association de défense des propriétaires. Il n’est pas un acte constituant d’abord la société, ensuite l’Etat, ainsi que l’expose R. dans son Contrat, mais une usurpation légale de la bourgeoisie pour assurer sa domination par les lois. Le rapport dynamique entre le gouvernement et l’Etat, le citoyen et le sujet, sur lequel R. fondait son système, disparaît totalement chez Bakounine pour laisser place à une image de l’Etat oppresseur et distinct des individus qui constituent la nation. Alors que chez R., le contrat visait à la cohésion de tous les individus constituant la nation, Bakounine montre deux groupes dressés l’un face à l’autre: gouvernants et gouvernés, oppresseurs et opprimés. Bakounine laisse pareillement dans l’ombre les passages du Contrat social dans lesquels R. affirmait la corruption irrémédiable de tout gouvernement, montrait sa défiance des représentants et mettait en garde les citoyens contre les usurpations de toutes sortes. Pour lui, le gouvernement, quelle que soit sa nature, est toujours un garde-chiourme et «là où commence l’Etat, la liberté individuelle cesse et vice-versa». Bakounine identifie Du Contrat social avec les applications bourgeoises et républicaines qu’en ont faites les juristes du 19e s., c’est-à-dire « une méchante fiction » et « une indigne supercherie ». Il ne fait que décrire en réalité la société fondée sur un contrat usurpé décrite et dénoncée par R. à la fin du Discours sur l’inégalité. Sa pensée si fondée soit-elle dans sa dénonciation de l’injustice et sa révolte contre le sort fait à l’individu par les nantis, n’atteint pas véritablement R. Elle a eu cependant un très grand retentissement parmi les anarchistes qui ont répercuté, dans leurs écrits, les grandes lignes de cette analyse. Rudolf Rocker* en a donné la version la plus intéressante à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte des totalitarismes fascistes et bolcheviques.

Bibliographie : M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, dans Œuvres, 1, Paris, Stock, 1895 — M. Bakounine, Œuvres complètes éd. par Arthur Lehning, Paris, Champ libre, 1973 sq., 8 vol. parus — Fritz Brupbacher, Bakounine, ou le démon de la révolte, Paris, 1971, p. 205 — Madeleine Gravitz, Michel Bakounine, Paris, 1990, 620 p. — Tanguy L’Aminot, “Bakounine, critique de R.”, Dix-huitième siècle, 17, 1985, p. 351-355.

[Tanguy L’Aminot]

BALZAC, Honoré de

(1799-1850)

Si Balzac cite R., il ne cite pas tout R. Certaines omissions peuvent surprendre: Balzac n'évoque ni la Lettre à d'Alembert, ni les Lettres écrites de la montagne, ni les Rêveries, il ne dit rien, explicitement du moins, du Contrat social ou de la Profession de foi du Vicaire savoyard. Même si le jeune Balzac a eu sous la main une édition des œuvres complètes à l'époque où il se constituait son «magasin d'idées», sans doute était-il absorbé par trop d'autres lectures pour lire Rousseau d'un bout à l'autre.

Qui s'en tient aux références explicites peut donc conclure: Balzac était familier de La Nouvelle Héloïse – admirée dans sa jeunesse, critiquée ensuite pour son romanesque ou sa froideur –, d'Émile – exploité dans la Physiologie du mariage –, et des Confessions – rejetées sans appel dans la préface du Lys dans la vallée. Son hostilité à l'homme – «Rousseau fut sombre et quasi fou » – a dû l'éloigner d'une œuvre avec laquelle il ne se reconnaissait guère d'affinités et d'une pensée où il récusait en bloc le républicanisme, l'éducation négative, le contractualisme et la religion individualiste. À y regarder de plus près, on constate au contraire que cette oeuvre et cette pensée n'ont jamais cessé d'alimenter sa réflexion.

À la différence de la plupart de ses contemporains, le débutant Balzac, animé d'ambitions philosophiques, paraît bien avoir découvert d'abord, non le Rousseau «romantique» et égotiste de La Nouvelle Héloïse et des Confessions, mais le penseur contestataire des Discours. Le censeur sévère du luxe et des arts ne le retient passérieusement: les Notes philosophiques et les premiers romans conservent du Discours sur les sciences et les arts quelques lieux communs éculés. En revanche, le Discours sur l'inégalité a exercé sur Balzac une influence considérable et de très longue portée.

Mêlé sans doute à d'autres sources, il l'aide très tôt à élaborer une théorie de l'origine des langues sur laquelle il reviendra, vingt ans plus tard et toujours en citant R., dans le Catéchisme social. Surtout, Balzac puise dans le Discours les éléments de son «anarchisme» et des violentes attaques contre l'ordre social menées dans Sténie et les romans de jeunesse. Il y applaudit à la dénonciation de la propriété et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Dès le début, comme chez Rousseau, une sociologie est à la base de la réflexion balzacienne.

Cette sociologie ne disparaît pas dans la suite, mais elle est perçue de tout autre manière. Si Balzac, après son virage au catholicisme et au monarchisme, s'institue le défenseur de l'ordre et de la propriété, le second Discours n'en demeure pas moins fondamental à ses yeux. Il part toujours, comme R., d'un «naturalisme», mais il enrenverse l'orientation. C'en est fini de la «bonté innée» de l'homme selon Le Vicaire des Ardennes et La Dernière fée: lutter contre ses «tendances dépravées» implique la contrainte politique et religieuse et d'ailleurs le pouvoir, l'ordre, la propriété sont dans un statut naturel conçu, non plus selon J.-J., mais selon Bonald. Balzac peut donc invoquer le contrat passé entre les riches et les pauvres, dénoncé dans le Discours et les œuvres de jeunesse, mais tenu maintenant pour légitime et conforme à la loi de nature. En même temps, il récuse la thèse de l'individu solitaire des origines et lui substitue celle de la famille comme unité sociale: Du Gouvernement moderne et le Catéchisme social se réfèrent constamment au Discours sur l'inégalité, soit par réminiscence immédiate, soit par le truchement des analyses de Bonald.

Le second Discours offre enfin un support à la réflexion de Balzac sur le pouvoir destructeur de la pensée et la phrase fameuse sur la «dépravation» de l'homme qui médite revient sous sa plume comme un leitmotiv. Il serait abusif de voir dans cet aphorisme l'inspiration unique du système balzacien, d'autant plus que le romancier ne se soucie pas de le replacer dans son contexte exact, mais la formule l'a impressionné parce qu'elle lui paraissait résumer de manière lapidaire sa propre philosophie. Pour l'un et l'autre, la pensée est bien un fait social et de civilisation, mais le premier conclut en moraliste déplorant la perte de l'innocence et de l'immédiateté au monde, le second en pathologiste convaincu de la substantialité de la pensée et de sa fonction désorganisatrice pour l'homme et l'ordre social.

Il paraît connaître beaucoup moins bien le Contrat social, en dépit de quelques références, par exemple dans Le Médecin de campagne ou Les Paysans, aux notions de contrat et de pacte. Cette ignorance n'est pas imputable au seul fait que le traité politique de R., théorique et abstrait, est d'un abord difficile qui a découragé nombre de lecteurs. Jeune, le Balzac fervent d'individualisme ne devait guère y apprécier l'autoritarisme utopique, la fusion de l'un dans un moi collectif; dans la maturité, il en rejette au contraire le républicanisme, la limitation de la propriété et le contractualisme. Fossoyeur des droits imprescriptibles de l'individu pour l'auteur de Sténie, fauteur de désagrégation pour l'auteur des Paysans, le R. du Contrat social ne faisait l'affaire ni du premier Balzac – qui a dû le lire assez superficiellement – ni du second – qui ne le connaît sans doute qu'à travers Bonald. C'est pourquoi il peut, vers 1830, embrigader un moment Rousseau parmi les partisans de l'absolutisme, aux côtés de Hobbes et de Locke, en négligeant la distinction, fondamentale chez le Genevois, entre Souverain et Gouvernement. En mettant les choses au mieux, la république à la Jean-Jacques convient à un Niseron, homme de Plutarque et par là même d'un passé révolu, ou à un Michel Chrestien, idéaliste d'un futur avorté.

La Nouvelle Héloïse a tenu un rôle important. Sténie, contemporaine de la lecture du roman, en est encore une imitation, même si Balzac y déverse des thèmes d'autre provenance: il en retient, non seulement des personnages – à vrai dire quelque peur «werthérisés» – et le tableau d'une passion naturelle illégitimement contrariée, mais aussi le goût de la discussion d'idées et de la dissertation, dans l'intention, maladroitement réalisée, de composer à son tour unroman-somme. Très tôt cependant se fait jour, déjà dans Le Vicaire, puis dans les Scènes de la vie privée, la mise en accusation de la fonction corruptrice du romanesque et de l'idéalisation. Après la marquise de Rosann, Modeste Mignon ou Émilie de Fontaine sont victimes d'un R. romantique, apologiste de la passion déstabilisatrice. Car Balzac, semblable en cela à la plupart des lecteurs de l'époque, se réfère toujours à la première partie de l’œuvre, celle de l'amour contrarié et de la faute, non à la seconde, où triomphaient – du moins jusqu'à la dernière lettre – le rachat, l'ordre et l'équilibre. À cet égard, les Mémoires de deux jeunes mariées constituent une exception, où il utilise les deux faces du roman de R., mais en transformant leur complémentarité en antagonisme, en peignant en Louise une Julie d'Étange qui aurait persévéré dans son erreur, en Renée une Julie de Wolmar exempte de tout écart passionnel.

Le Balzac «utopiste» s'est aussi intéressé à l'organisation et au fonctionnement de Clarens, même s'il ne partage, dans Le Médecin de campagne, ni le credo économique, ni la perspective morale de Rousseau. Wolmar gérait son domaine en père de famille, Benassis s'attaque au problème de la misère et du sous-développement; Rousseau propose une médecine préventive destinée à conserver saine une nature humaine isolée de la corruption, Balzac traite une maladie du corps social. La réussite de Clarens résulte de la mise à l'écart du monde, de la préservation d'un îlot naturel artificiellement recréé, celle de Voreppe est dans l'insertion d'un hameau oublié dans le mouvement de la civilisation. En dépit des différences – Rousseau est toujours moraliste, Balzac toujours pathologiste – le mythe de Clarens a fonctionné dans le roman, mais réélaboré, adapté à un autre temps par un Benassis «oeil vivant» lui aussi, un Wolmar des débuts de l'ère industrielle. Certains passages du Lys dans la valléeconservaient quelque chose de la lumineuse atmosphère de Clarens, quoique l'utopie rousseauiste y fût déjà dégradée; Le Médecin prolonge le mythe tout en dénonçant, par contraste, son inactualité; Les Paysans en illustreront avec amertume l'irrémédiable effondrement.

La Nouvelle Héloïse a marqué Balzac, lui a fourni des idées, des thèmes, des personnages, des situations et même, dans Sténie, la formule du roman polyphonique. Son attitude à l'égard du chef-d’œuvre de R. est complexe, faite d'admiration et d'agacement. Il critique une composition disparate inapte à fondre romanesque et philosophie, mais goûte le didactisme; il apprécie les évocations de la vie quotidienne, un réalisme domestique, mais déplore l'action pernicieuse de l’œuvre; il raille un «sermon philosophique en lettres», mais salue un grand exemple de «littérature idéée»; il est irrité par une Julie «entéléchie», créature d'un auteur «à cœur de verglas», mais demeure envoûté par le rayonnement moral et spirituel du personnage. Ni tout acceptation, ni tout refus. La critique est de l'esprit, l'émotion vient du cœur: Balzac ne se déprendra jamais vraiment de ce qui avait enchanté sa jeunesse, d'une Julie – la sentimentale, non la raisonneuse – à laquelle, en 1822, il avait comparé Mme de Berny et dont il rêvait encore, peut-être malgré lui, en esquissant la silhouette de la châtelaine de Clochegourde.

Émile, souvent cité, compte aussi parmi les lectures les plus importantes de Balzac, dès la Physiologie du mariage. Ici encore, Balzac prétend dépasser un modèle jugé insuffisant et rêve d'écrire un traité plus complet et plus «scientifique», attentif à l'hérédité et à l'eugénisme. En dehors d'une meilleure éducation des filles, de l'allaitement maternel et de la liberté des mouvements de l'enfant, il ne trouve pas dans Émile grand-chose qui le satisfasse, et n'en accepte ni la thèse de la bonté originelle de l'homme, ni la constitution d'un individu autonome, ni le principe de l'éducation négative. Quant à la religion individualiste, à la fois sentimentale et rationaliste du Vicaire, elle cesse, après les romans de jeunesse, de lui paraître recevable: les prêtres de Voreppe, de Montégnac ou des Aigues seront des prêtres catholiques, non des déistes à la J.-J., et d'efficaces auxiliaires de l'ordre social.

Reste l'homme. Balzac admire l'écrivain, le penseur investi d'un sacerdoce littéraire et philosophique, mais n'aime guère le personnage. Pas seulement en raison de son hostilité à une pensée responsable, croit-il, de bien des maux de la société moderne, mais aussi parce qu'il déteste chez Rousseau une affectation de pauvreté et de vertu, un mélange d'orgueil et de bassesse. «Âme hypocrite du bien, dira Lamartine, âme repliée en dedans autour de sa personnalité maladive et mesquine»: c'est assez le sentiment de Balzac. S'il retient à l'occasion le modèle narratif des Confessions, non sans en désacraliser l'égotisme idéaliste dans La Peau de chagrin, il en exècre l'impudeur, la complaisance dans l'aveu, il s'indigne des révélations sur Mme de Warens, qui contrastent avec sa pieuse discrétion à l'égard de Mme de Berny. Le temps n'a guère duré où le jeune Balzac assurait à «maman» que son propre caractère se trouvait peint «tout au long» dans les Confessions. On conçoit son silence, sur les Rêveries, l’œuvre la plus lyrique de R., celle aussi de l'extatique jouissance d'un moi abîmé en lui-même, quête d'un bonheur obtenu au prix de l'exclusion du monde extérieur et de l'engourdissement de la pensée. «J'aspire au moment, dit le Vicaire savoyard, où je n'aurai besoin que de moi pour être heureux»; devenir «impassible comme Dieu même», se suffire «à soi-même comme Dieu»: c'est l'idéal du promeneur solitaire, non celui du créateur de La Comédie humaine.

Ainsi tout, ou presque, sépare R. de Balzac. Ils n'étaient faits pour s'entendre à peu près sur rien, leurs personnalités sont dissemblables au possible, leurs œuvres diffèrent de nature et de propos. Pourtant, ce n'est pas douteux, le débutant a reçu de R. une impulsion décisive: un temps, celui-ci a compté parmi les maîtres à penser de Balzac, parmi ceux qui l'ont aidé à forger sa vision du monde. Par la suite, le Genevois ne perd rien de son importance – bien au contraire – non plus par l'action qu'il exerce, mais par la réaction qu'il suscite. Balzac est contre J.-J., avec conviction, autre manière de rester proche de lui. Pendant vingt ans, il dénonce les effets de ses doctrines, appelle à la croisade contre l'un des naufrageurs du monde contemporain: bel exemple, qui n'est pas isolé, d'une influence par rejet. Quant à certaines idées – l'action corruptrice de la société ou le pouvoir destructeur de la pensée – Balzac les a faites siennes au point de ne plus reconnaître leur origine. R. a été pour Balzac, comme pour Chateaubriand ou Bonald ou Lamartine, l'incarnation de thèses détestables, celui qui, grand prêtre des idéaux révolutionnaires, continuait, loin dans le siècle nouveau, d'en porter les orages. Car pour cette génération, et même pour celles qui suivront, il se lit à la rougeoyante lumière de 1793. Voltaire, J.-J.: «Ces deux hommes, aurait dit Louis XVI, ont tué la France!» À vrai dire, ils sont surtout des mythes, des symboles, hérauts des temps modernes ou liquidateurs des valeurs sacrées – même pour ceux qui ne les ont pas lus.

Balzac a lu R. Pas à fond, ni tout entier, ni R. seul: aux côtés de J.-J., à l'époque des apprentissages, se bousculent Voltaire et les encyclopédistes et les idéologues. Un moment, en fervent du Discours, il prend feu pour le dénonciateur des injustices sociales, rêve d'avoir «la Nouvelle Héloïse pour maîtresse», confond, le temps d'une séduction, Villeparisis et les Charmettes, Mme de Warens et Mme de Berny, lui-même et J.-J. Disciple mais imparfait, qui déjà en prend et en laisse. Puis, menant un autre combat, il récuse le champion de l'égalité, abhorre le Contrat social, dénigre La Nouvelle Héloïse, censure les Confessions. Juge mais défaillant, ébloui toujours par Julie, sensible à la nostalgie de l'autobiographie.

Bibliographie : R. Trousson, Balzac disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau, Genève, Droz, 1983.

[Raymond Trousson]

BASTIAT, Frédéric

(1801-1850)

Bastiat est un économiste libéral de la première moitié du XIXe siècle. Il est d’une grande importance dans l’effort pour dégager la ligne économique au moment même où le socialisme naissant affirmait que la loi a pour objet de corriger les inégalités. Il eut une grande influence aux Etats-Unis et on peut voir en Nozick un de ses disciples. Il fut un vulgarisateur et un pamphlétaire plus qu’un théoricien fondant sa réflexion économique sur la trinité travail-valeur-propriété. Il insiste en particulier sur les effets pervers induits par la législation et l’Etat et prône un Etat réduit à la seule police. Ses grands ouvrages sont Les Harmonies Economiques, Les Sophismes Economiques

Les œuvres de R. semblent avoir été ses livres de chevet étant donné la quantité de citation dont il essaime ses ouvrages. Il se plaît à répéter et à faire des variations sur la phrase de R. dont il fait un adage : « Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu'on voit tous les jours. », « il n'y a pas de mot plus profondément vrai que celui de R.», ajoute-t-il.

Mais, le plus souvent, il pose ses thèses par opposition à celles de R. et aux socialistes (Cabet, Owen, Blanc, Saint-Simon, Proudhon sont constamment cités accolés au nom de R.) du XIXe qu’il estime être les avatars de R.. Selon lui R. voit la société comme l’effet d’une convention et la loi comme un moyen de corriger les inégalités sociales, pire comme précédant le droit de propriété, subordonnant ainsi la propriété et les échanges aux lois : « On sait que, selon R., non seulement la propriété, mais la société toute entière était le résultat d'un contrat, d'une invention née dans la tête du Législateur. » (La Propriété et la Loi). Cela est une folie pour Bastiat : « Une fois qu'on pose en principe que la Propriété tient son existence de la Loi, il y a autant de modes possibles d'organisation du travail qu'il y a de lois possibles dans la tête des rêveurs. » Pour Bastiat, « la Loi naît de la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi » (ibidem).

Bastiat adosse la législation au droit naturel (existence de tendances naturelles de l’homme dont la propriété) et critique R. qui estime – selon lui – que la loi doit transformer la nature humaine. Bastiat prétend être un scientifique tirant sa conception des lois de l’homme tel qu’il est alors que R. n’est qu’un rêveur s’efforçant de peindre le tableau utopique de l’homme tel qu’il devrait être : « Quiconque, ignorant que le corps social est un ensemble de lois naturelles, comme le corps humain, rêve de créer une société artificielle, et se prend à manipuler à son gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité, est socialiste. Il ne fait pas de la physiologie, il fait de la statuaire; il n'observe pas, il invente; il ne croit pas en Dieu, il croit en lui-même; il n'est pas savant, il est tyran; il ne sert pas les hommes, il en dispose; il n'étudie pas leur nature, il la change, suivant le conseil de R.. » (Baccalauréat et socialisme).

L’opposition à R. se concentre sur la notion de propriété. C’est le fait de considérer la propriété comme l’effet d’une convention qui justifie toutes les entraves qui lui sont faites ainsi que la « spoliation » légale (c’est-à-dire l’impôt). Or le véritable titre de propriété n’est pas la garantie légale mais le travail, on ne peut donc faire n’importe quoi avec la propriété. Pourtant, Bastiat reconnaît que la propriété n’est pas une substance mais un rapport et cite R. pour ce faire (le début du Second Discours). Dire : « ceci est à moi » c’est en exclure autrui, c’est attendre d’autrui qu’il reconnaisse que « ceci est à autrui »… En ce sens, on devrait conclure que la propriété suppose un accord préalable avec les autres. Mais, Bastiat refuse toute idée d’accord et préfère constamment le fondement naturel de la propriété, à savoir le travail, plutôt que les conditions de sa garantie à savoir un contrat social. La propriété légitime c’est ce qui contient une valeur proportionnelle à la peine fournie par le propriétaire pour l’acquérir. Toute entrave à la propriété ainsi définie est alors une spoliation.

Aussi, épingle-t-il constamment la nostalgie et le pessimisme rousseauiste en affirmant, quant à lui, une foi dans l’homme et dans le progrès. Cette critique se concentre autour de l’état de nature qui d’une part est un « état contre-nature » puisque le naturel de l’homme le pousse à la vie en société, et ensuite ne peut être un âge d’or car, toutes choses égales par ailleurs, la société et l’échange sont meilleurs que l’isolement : « Certes l'isolement absolu, l'absence de toutes relations entre les hommes, ce n'est qu'une vision chimérique née dans l'imagination de R.. Mais à supposer que cet état antisocial dit état de nature ait jamais existé, je me demande par quelle série d'idées R. et ses adeptes sont arrivés à y placer l'égalité? Nous verrons plus tard qu'elle est, comme la richesse, comme la liberté, comme la fraternité, comme l'unité, une fin et non un point de départ. Elle surgit du développement naturel et régulier des sociétés. L'humanité ne s'en éloigne pas, elle y tend. C'est plus consolant et plus vrai. » (Harmonies Economiques, chap. 3). Il faut donc, partant des tendances naturelles de l’homme, qui le poussent naturellement au progrès (tendance que Bastiat appelle « perfectibilité » sans citer R. à cette occasion), c’est-à-dire à l’accroissement constant de son bien-être, construire une législation qui empêche qu’obstacle soit mis à leur réalisation.

Défendant la vie laborieuse de « celui qui s’occupe de ses affaires » et définissant la liberté comme le fait de pouvoir « s’occuper de ses affaires », il voit dans la liberté rousseauiste qu’il résume au fait de faire un usage public de sa volonté, une liberté d’oisif, de celui qui peut s’occuper des affaires générales de la société et délaisser les siennes propres : « Le peuple doit donc faire par lui-même tout ce qui est service public, s'il veut être libre, car c'est en cela que consiste la liberté. Il doit toujours nommer, toujours être sur la place publique. Malheur à lui, s'il songe à travailler pour vivre! Sitôt qu'un seul citoyen s'avise de soigner ses propres affaires, à l'instant (c'est une locution que R. aime beaucoup) tout est perdu. » (Harmonies Economiques, chap. 1). Une telle société ne peut fonctionner que comme l’antique grâce aux esclaves qui dispensent les maîtres de travailler. Voilà donc R. défenseur de l’esclavage.

Beaucoup des arguments de Bastiat fonctionnent ainsi par sélection de citations ambiguës comme telles et par caricature. De la même manière, il montre que le principe qui fait de la loi un moyen pour réparer les injustices produites mécaniquement par le jeu des passions et des intérêts individuels est contre-productive car elle entraîne l’exacerbation des intérêts individuels parce que, à termes, chacun voudra profiter des bienfaits de la loi : « Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de R., laquelle se dit très avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel […] Que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe […] oh! certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi. » (La Loi). Une troisième réfutation sophistique  consiste à prêter à R. la thèse de l’artificialité de la solidarité, car si la solidarité a besoin de la convention légale pour exister, c’est qu’elle n’est elle-même qu’une émanation de cette convention, donc un artifice : « Cette idée de R., que le législateur a inventé la société, — idée fausse en elle-même, — a été funeste en ce qu'elle a induit à penser que la solidarité est de création législative; et nous verrons bientôt les modernes législateurs se fonder sur cette doctrine pour assujettir la société à une Solidarité artificielle, agissant en sens inverse de la Solidarité naturelle. » (Harmonies Economiques, chap. 21). Or, pour Bastiat, la solidarité est naturelle c’est pourquoi il est inutile de légiférer à son propos. Bastiat  essaie ainsi de réduire à l’absurde toutes les thèses rousseauistes qu’il ne s’efforce jamais de comprendre et dont il s’est donné pour principe de les réfuter, croyant ainsi réfuter les thèses socialistes et faire le champ libre aux théories libérales qu’il défend.

Bibliographie : Bastiat, Frédéric, Oeuvres Complètes, Paris, Guillaumin, 1862-1864. En cinq volumes consultables sur Gallica.

[Pierre Crétois]

BERGSON, Henri

(Paris le 15 octobre1859- Paris le 3 janvier1941)

Bergson est connu pour sa philosophie de la durée, ce temps vécu par la conscience que tout oppose au temps mesurable de la science. Né de Mickaël et de Katherine Bergson, il fut élève au lycée Bonaparte en 1865. Menant une brillante scolarité qui devait le conduire à faire des mathématiques, il entra pourtant en 1877 à l’École Normale Supérieure dans la section lettres. Reçu en 1881 à l’agrégation de philosophie, il est nommé successivement à Saint Brieuc, à Angers et à Clermont-Ferrand de 1883 à 1888, période dont il reste les Cours à Clermont-Ferrand. C’est dans ces cours que nous trouvons la première approche de sa réception de R., qui, pour purement didactique qu’elle soit, finira en 1932 par un dialogue en filigrane avec R. sur la question de la démocratie et de la nature qui est qui clôt les Deux Sources : dans un cours consacré à la philosophie moderne et contemporaine, Bergson écrit : « Pour R., l’état de nature est l’état idéal ; pour Hobbes, l’état de nature est le plus misérable. Pour R., le rôle de l’Etat est de nous éloigner de la nature ». (Cours III, 120). Parce qu’il n’y a pas d’état de nature pour Bergson, l’homme étant un être social par nature, il y a un régime politique naturel qui a pour devise « autorité, hiérarchie, fixité » (D.S. 1215). Les hommes, contrairement à ce que montre R., ont une tendance belliqueuse qui s’explique notamment par le besoin de conservation. Mais, prenant un point de départ différent, leur analyse se recoupe sur le rapport qu’entretient la démocratie avec la nature : elle en est l’état le plus éloigné. Allant en effet dans le sens inverse de la nature naturée (D.S. 1216), elle est imparfaite mais par là même perfectible. Comme pour R., la démocratie est un idéal à réaliser notamment par le droit qui est indissociable de la morale : la démocratie est donc la forme « la plus éloignée de la nature [naturée], la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la société close » (D.S. 1214). En tant qu’idéal, la démocratie est « une direction où acheminer l’humanité » (D.S. 1215). Mais si R. voit dans la société un état de dépravation, Bergson, tout en observant les déviances et les travers de la société moderne (la société de consommation et le luxe qu’elle véhicule), pense qu’ils peuvent être dépassés : si la science et la technique suscitent de faux désirs chez l’homme, comme l’a montré R., elles peuvent, par le biais de l’industrie, assouvir de vrais besoins, comme celui de nourrir mondialement les peuples affamés (D.S. 1235 sq.). Il faut agir politiquement grâce à des organismes comme la S.D.N. Autant dire que la démocratie chez Bergson se pose d’emblée, contrairement à R., comme universelle et non pas « régionale ». L’opposition de Bergson à R. ne tient donc pas dans la nature même du régime idéal mais dans la nature de ses conditions de possibilité de même que dans l’espoir de son effectivité. Si R. soutient que la démocratie est réservée à un peuple de dieux, c’est parce qu’il n’a pas vu que « la fonction essentielle de l’univers » « est une machine à faire des dieux » (D.S. 1245) comme tendait déjà à le montrer L’Évolution Créatrice. Autrement dit, contrairement à R., Bergson pense que la démocratie représente l’idée réalisable d’une surhumanité dont la double condition réside dans la réceptivité de l’arrivée d’un mystique mais aussi et surtout, une telle arrivée n’étant que peu probable, dans la volonté de l’humanité à se détourner spirituellement de sa condition naturelle. Que « la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour » (D.S. 1215), voilà ce que R. aurait dû voir, lui qui a été à l’origine de la démocratie réelle : « On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de R., les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et R. ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, R. à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble […] » (D.S. 1215). Mais R. est le premier a avoir introduit en philosophie le sentiment et l’intuition comme référents et comme pierre d’achoppement tant théorique que pratique. Cette réception toute positive s’explique par l’importance conférée par Bergson à l’émotion que l’on retrouve jusque dans Les Deux sources où il distingue deux types d’émotion : l’une qui résulte d’idées, l’autre qui est créatrice d’idées : « Création signifie, avant tout, émotion » (D.S. 1013). L’émotion a non seulement un pouvoir d’attraction mais a aussi une portée universelle : « Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais R. a crée, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. […]. Et aujourd’hui encore c’est R. qui nous l’a fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de J-J, s’accrochât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet : les sentiments élémentaires, voisins de la sensation, provoqués directement par la montagne devaient s’accorder avec l’émotion nouvelle. Mais R. les a ramassés ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale » (D.S. 1009-1010). Si Bergson souligne l’importance de l’émotion qui est génératrice d’idées, c’est parce qu’elle permet le passage du clos à l’ouvert, autrement dit, le passage de l’amour des siens et de sa propre patrie à celui de l’humanité, un tel amour pouvant devenir effectif politiquement dans et par la démocratie.

En 1889, paraît l’Essai dans lequel Bergson dévoile l’intuition fondamentale de la durée qui révèle que le temps scientifique ne dure pas, qu’il n’est donc pas du temps et que sa confusion avec l’espace empêche de comprendre la liberté humaine. Le propre de cette intuition est d’être inexprimable parce qu’elle est extra-conceptuelle. Sa fascination pour la lecture de R. est paradoxale parce que R. n’est pas un penseur de la durée. Or, R. est pour Bergson non seulement le penseur politique que tout le monde connaît mais aussi l’artiste écrivain qui a su exprimer les nuances de sa pensée, non en créant un vocabulaire technique et artificiel, mais, comme Descartes et Pascal, en procédant à « un assemblage ingénieux des mots usuels, qui donne à ces mots de nouvelles nuances de sens » qui lui « permet de traduire des idées plus subtiles et plus profonde ». Il a ainsi « accru la force et la flexibilité de la langue française ». (Mélanges, p. 1184). Ainsi, la force de la langue de R. est telle que toute tentative de traduction de ses écrits dans une langue étrangère ne peut rendre « la musique créatrice de pensée qui fut dans l’âme et dans la phrase de R. » (Mélanges, p. 1516). R. a ainsi pu, paradoxalement, exprimer d’inexprimables choses, même s’il « n’a pas mis en lumière le caractère mouvant de la réalité, l’élan intérieur de la vie » et n’a « pas cherché à relier la vie intérieure à la vie en général » (Correspondances, p. 349). R. n’a pas distingué la juxtaposition de la succession. S’il a magnifiquement décrit les sentiments, il n’en a pas saisi l’essentiel : le lien qui les rend indivisibles et continus.

La publication des œuvres majeures, de l’Essai en 1889 à La Pensée et le Mouvant en 1934, fut entrecoupée d’intervalles d’intenses activités : en 1914, alors qu’il était déjà élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Bergson est élu à l’Académie Française. Très actif pendant la guerre, il a la charge de plusieurs missions diplomatiques auprès du président des Etats-Unis Wilson pour appuyer l’engagement de l’armée américaine aux côtés de la France. Nommé en 1922 président de la C.I.C.I. qui était à la S.D.N. ce que l’U.N.E.S.C.O. est aujourd’hui à l’O.N.U., il occupe ce poste jusqu’en 1925 duquel il démissionne pour raison de santé. Il a le prix Nobel de littérature en 1928. Durant cette période, Bergson écrit notamment sur l’histoire de la philosophie et insiste sur l’admiration qu’il éprouve pour R. : en effet, dans un texte de 1915 remanié en 1933 (Mélanges, la philosophie française), Bergson, après avoir souligné la considérable influence de Descartes, insiste sur le fait que les penseurs du 18e s. ont élaboré des théories tellement fortes de la nature, de la société et de la politique qu’elles ont constitué des prémisses incontournables sur lesquelles s’est fondé le 19e s. et qu’il a développées ; parmi tous ces penseurs, Bergson réserve à R. la place la plus importante, et ce, pour plusieurs raisons : a) son influence au niveau pratique est de la même ampleur que celle de Descartes dans le domaine théorique ; b) même si R. a eu des adversaires, sa pensée politique a tellement été une refondation des anciennes théories qu’elle a été créatrice, à tel point que « ceux mêmes qui ne se sont pas ralliés à ses idées ont dû adopter quelque chose de sa méthode » (Mélanges, p. 1165) ; en ce sens, R. ayant « encouragé une certaine manière de penser » (Mélanges, 1165), il va de soi que « l’art et la littérature lui doivent au moins autant » que la philosophie (Ibid.) ; c) R. a mis en lumière l’introspection même s’il n’en a pas mesuré l’extension et la compréhension ; mais l’importance qu’il donne, par exemple dans Les Confessions, à la voie psychologique, incite Bergson à se présenter, via Maine de Biran, comme son héritier. 

Bibliographie : BERGSON Henri, Œuvres, 5ème édition, Paris, P.U.F., 1991, Édition du Centenaire ; Mélanges, 1ère édition, Paris, P.U.F., 1972 ; Leçons de psychologie et de métaphysique : Clermont-Ferrand 1887-1888, 2ème édition, Paris, P.U.F., 1999, Épiméthée ; Leçons d'esthétique à Clermont-Ferrand, Leçons de morale, psychologie et métaphysique, 1ère édition, Paris, P.U.F., 1992, Épiméthée ; Leçons d'histoire de la philosophie moderne, 1ère édition, Paris, P.U.F., 1995, Épiméthée ; Cours sur la philosophie grecque, 1ère édition, Paris, P.U.F., 2000, Épiméthée ; Correspondances, 1ère édition, Paris, P.U.F., 2002.

[François Moll]

BILLAUD-VARENNE, Jean Nicolas

(1756-1819)

Billaud-Varenne, avocat, révolutionnaire, fut surnommé le « Rectiligne » à cause de son caractère rigide et de l'engagement dont il fit montre en direction de la Terreur. La fuite du roi, en juin 1791, fut un moment décisif dans sa voie vers le républicanisme, ainsi que le lieu temporel d’une rencontre intellectuelle avec R. Il fut un conventionnel jacobin, membre du Comité de salut public. Il s'est prononcé favorable aux sans-culottes, contre les Hébertistes puis contre Danton. L'un des artisans de 9 thermidor; il est déporté en Guyane en 1795. Ses talents oratoires lui valent d’être un meneur de la Révolution jacobine. Sa période de grande activité politique s’étend de 1789 à 1795. Il meurt en 1819. Il note au début de ses Principes (1793) en référence aux premières lignes du Contrat Social : « L’homme est créé libre […] cependant partout on voit l’homme esclave de son semblable ». Il nous laisse ainsi entendre que, chez lui comme chez R., la fin du politique est l’émancipation. Billaud, comme R., maintient une constante dans ses écrits : le primat de la loi. C’est pourquoi il rejette la monarchie qui pose la supériorité du monarque sur la loi, rendant les sujets tributaires d’un nombre indéfini d’états d’exception (les privilèges, les coutumes, les lettres de cachet, les impôts…). A l’inverse, la loi est conçue par lui, depuis le Despotisme, comme le seul principe d’ordre et principe de choix politique juste. Plus de loi c’est plus de liberté. L’unité de la loi nationale doit primer toutes les coutumes locales afin de constituer la généralité dans le particulier, l’ancrage de la nation dans l’individu, proclame-t-il dès le Despotisme. Cependant, cet ouvrage de 1789, ne fait aucune allusion à R., Billaud y écrit moins en doctrinaire de la politique qu’en publiciste. L'idée de l'identité de la nation et du souverain relie explicitement les deux penseurs, dès L'Acéphocratie. Mais la souveraineté du peuple n’est pas à confondre avec l’autorité absolue des citoyens, sans quoi le peuple divisé en autant de volontés que d’individus serait insubordonné, car « celui-là est souverain qui ne connaît d’autre supérieur que la loi, et à qui seule elle commande impérativement » (L'Acéphocratie). Au contraire, pour qu'existe une volonté populaire unifiée, il faut que la forme générale de cette unité préexiste : c'est la loi. Il semble que Billaud fasse ici une lecture très perçante de R. : la forme générale de la souveraineté étant la loi, pour être souverain le peuple doit se subordonner à cette loi qui, en même temps, scelle son unité. La loi représente, comme chez R., la convergence a priori des volontés individuelles dans la volonté générale, ainsi que la possibilité pour chacun de ne pas être assujetti aux autres (obéir à la loi, c'est se garantir contre la sujétion d'autrui, la loi est facteur de non-domination). Billaud comme R. en vient à critiquer le système représentatif : « comment est-il arrivé qu’après avoir reconnu que la loi devait être l’expression de la volonté générale, cette loi soi rédigée par 1200 citoyens et sanctionnée par un seul. » (L'Acéphocratie). Il voit dans la représentation de la volonté des citoyens l’usurpation du nom de volonté générale. Néanmoins, il affirme et en cela se désolidarise-t-il de R., que la représentation est une médiation nécessaire dans un pays étendu comme la France. Il préférera penser la condition de possibilité d’une représentation juste. C'est la répartition équilibrée de la souveraineté qui garantit le fonctionnement juste de la représentation politique afin qu’aucun des représentants (des fonctionnaires) ne puissent agir comme s’il était au-dessus des lois (à la manière d'un monarque). Billaud déplace le problème rousseauiste de l'étude des conditions théoriques de la république à la question des conditions empiriques. Ainsi, il estime reposer, à nouveau frais, l'interrogation posée et non résolue par R. Dans les Eléments et les Principes, Billaud s'attache à résoudre le « problème de R. » : trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme. Il s’agit d’assujettir un agent libre à la loi sans qu’il ne perde sa liberté. La solution de R. se construisait autour de la notion d'autonomie que Billaud refuse parce qu'elle exige de partir de l'individu séparé du tout, conduisant à une union abstraite de volontés individuelles. A l'inverse, pour Billaud, il n'existe pas, sinon fictivement, de tel individu séparé. C'est sur la notion de socialité naturelle que Billaud rompt avec R. en revenant à Aristote (v. Principes). C'est par l'interaction des personnes concrètes que la généralité de la loi s'élabore. La loi n’a de sens qu’en ce qu’elle assure la représentation explicite de cette fusion supérieure des intérêts sur le mode d'un équilibre harmonique concret entre les parties d'un tout. Il ne s'agit plus alors de la notion politico-juridique de contrat social mais de la notion toute chimique de mélange homogène. La subordination des finalités particulières à l'intérêt commun, de la morale sur la convoitise, de l'ordre sur la concurrence non réglée prend la forme d'un problème d'équilibre des forces. La question de la médiation institutionnelle concrète prend alors le pas sur la question théorique des formes de gouvernement. « Le concours des lumières, des moyens et des efforts » doit établir un « balancement régulateur » ainsi les fonctionnaires publics et les citoyens « par leur dépendance réciproque » doivent sentir que « leur existence politique est inhérente à leur réunion, et que, séparés, ils ne sont rien » (Principes). Le rapport politique de l’un au multiple est infléchi du côté d’une régulation immanente des passions sociales, et non une régulation transcendante des individus sous la volonté générale. Aussi, contrairement à son maître, l’idée d’une concurrence vertueuse permet à Billaud de dire bon l’amour-propre s’il est bien orienté. Le rapport entre volonté individuelle et volonté générale n'est pas directe, chez Billaud, mais exige des moyens termes (les passions, les interactions réglées des fonctionnaires…). Ainsi, il faut des intermédiaires entre le centre et les extrémités puis entre les extrémités et le centre pour réaliser cette parfaite soumission des hommes à la loi (v. Principes). Enfin, les deux penseurs critiquent l'individualisme en matière de droits. Il n'est pas de droit en-dehors de la volonté des peuples. Si Billaud reconnaît l’aspect fondateur des droits de l’homme, comme R. admettait la notion de « droit naturel raisonné », c'est seulement comme une reconnaissance de la dignité de tout homme à travers l’égalité des partenaires. Il n'y a pas de transcendance ou de naturalité des droits. Le problème politique est bien plutôt celui de « la fusion de toute les volontés, de tous les intérêts, de tous les talents, de tous les efforts, pour que chacun trouve dans cet ensemble de ressources communes, une portion égale à sa mise » (Billaud, Rapport du premier floréal an II), et il est la seule origine et le seul fondement des droits. C'est pourquoi on trouve chez les deux auteurs une critique de l'absoluité des droits subjectifs et a fortiori de leur naturalité – en particulier s'agissant de la propriété (v. Eléments et Principes). Le droit n’est donc jamais légitimé par son inhérence au sujet du droit, mais toujours et en même temps, par sa connexion primitive à l’intérêt commun dont il n’est que dérivé. Ainsi, l’idée fondamentale reste, chez les deux hommes, celle du républicanisme : la source de la liberté est l'union du peuple. Ceci culmine, chez Billaud, avec l'image récurrente du « double corps » du peuple : le peuple insatiable et dispersé dans une pluralité d’intérêts particuliers et le peuple véritable uni dans une même volonté régulatrice. Malheureusement, cela aboutit, chez Billaud, à une logique de Terreur : sacrifier la populace, au vrai Peuple.

Bibliographie : Billaud-Varenne, Le Despotisme des Ministres, vol. 1, 2, 3, Amsterdam, 1789 – Billaud-Varenne, L’Acéphocratie, A Paris, l’an second de l’acheminement à la liberté (1791) – Billaud-Varenne, Les Eléments du Républicanisme, vol. 1, 2, 3, Paris, Prospectus, 1793 – Billaud-Varenne, Les Principes Régénérateurs du Système Social, A Paris, Imprimerie R. Vatar, 1795 v. aussi réed. F. Brunel, Paris, Publications de la Sorbonne, 1992.

[Pierre Crétois]

BLANQUI,  Auguste

(Puget-Théniers, Alpes-Maritimes, 1805 – Paris, 1881)                                                    

Fils de Dominique Blanqui, conventionnel régicide emprisonné durant la Terreur et de Sophie de Brionville, qui déteste les Montagnards. Hostile aux jacobins et aux royalistes, Dominique obtient un poste de sous-préfet à Puget-Théniers grâce à l’arrivée au pouvoir de Bonaparte. Auguste grandit dans un milieu libéral bourgeois imprégné de bonapartisme. Il part à Paris à l’âge de treize ans. Admis au lycée Charlemagne, il fut un brillant élève. Très tôt, Auguste constata l’opposition entre la monarchie restaurée avec l’aide des Prussiens et la bourgeoisie libérale. La première arborait les écrits de Joseph de Maistre ou de Louis de Bonald tandis que la seconde se réclamait des philosophes des Lumières, Voltaire, Diderot et R.. Influencé par les milieux carbonaristes, il éprouve une haine de plus en plus profonde pour le régime monarchique. Sténographe au Globe en 1830, il rompt avec la bourgeoisie lors de l’insurrection parisienne du mois de juillet contre Charles X et à l’instar d’un grand nombre d’étudiants, il se lance activement dans la lutte et combat aux côtés du peuple puis adhère à la Société des Amis du peuple. Ce qui lui vaut une première arrestation en juillet 1831. Sa dénonciation de l’inégalité sociale durant son procès a des accents rousseauistes. C’est durant cette période qu’il rencontre Buonarroti, imprégné des idées de R. et qu’il découvre son ouvrage sur Babeuf, la Conspiration pour l’égalité. En 1834, il fonde un journal le Libérateur où, bien qu’anticlérical voire athée, il s’inscrit dans la droite ligne du christianisme primitif. Dans le premier numéro, il cite Jésus-Christ, Robespierre et R. : « L’égalité est notre foi ; nous marchons avec ardeur et enthousiasme sous sa bannière sainte, pleins de vénération et d’enthousiasme pour les immortels défenseurs de cette foi, [...] ; Nous sommes avec Jésus-Christ contre les juifs matérialistes et haineux ; [...] avec R. contre une noblesse et un clergé perdus de débauche, ignorants et oppresseurs, avec Robespierre contre une tourbe de marchands cupides, d’agioteurs sans foi ni loi ». R. est le seul philosophe des Lumières auquel il se réfère à cette époque. Et bien qu’influencé plus tard par les idées matérialistes de Diderot et d’Holbach, Blanqui ne rompt pas radicalement avec l’image d’un Jésus-Christ révolutionnaire puisque lors du procès de Blois, il professe toujours que « le communisme était la doctrine de Jésus-Christ. » Blanqui connaît bien R. bien qu’il ne le cite que très rarement. Lors de son emprisonnement à Doullens dans la Somme à l’automne 1849, il rédige une Réponse au mandement Morlot, archevêque de Tours qui accusa Blanqui et le mouvement communiste d’être l’instigateur des émeutes causées à Tours par l’augmentation du prix du pain en 1846. Blanqui s’identifie à R. condamné et pourchassé après la publication du Contrat social et de l’Emile : « Pourquoi ce déchaînement archi-épiscopal contre des ouvriers inoffensifs et irréprochables ? Ne pourrions-nous pas dire comme J.-J. R à Christophe de Beaumont : « Monseigneur, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Les impies sont ceux qui insultent un captif innocent, qui lui crachent à la figure dans son cachot, et qui distribuent des pierres à toutes les mains pour le lapider. » » De plus en plus influencé par le matérialisme des philosophes des Lumières, Blanqui s’éloigne de la pensée de R. mais elle eut une place dans la genèse de ses convictions révolutionnaires, celle d’un homme qui a passé trente-neuf ans en prison. Il fut libéré de Clairvaux le 10 juin 1979, dix-huit mois avant sa mort. 

Bibliographie : Auguste Blanqui, Oeuvres complètes, tome I, Ecrits sur la Révolution : textes politiques et lettres de prison, Paris, Galilée, 1977, 382 p. – A. Blanqui, Oeuvres, Tome I, Des origines à la révolution de 1848, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993, 763 p. – A. Blanqui, Textes choisis, Paris, éditions sociales, 1971, 224 p. – Maurice Dommanget, Les idées politiques et sociales d’Auguste Blanqui, Paris, Marcel Rivière, 1957, 429 p.

                                                                                                         [Pascale Pellerin]       

BONNET, Charles

(1720-1793)

Le naturaliste genevois Charles Bonnet manifesta pour la première fois son opposition aux thèses rousseauistes dans un texte daté du 25 août 1755 et signé Philopolis, Citoyen de Genève, la Lettre au sujet du discours de M. J.-J. Rousseau de Genève sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, parue en octobre dans le Mercure de France. Rousseau répliqua dans un Avis à un anonyme paru en janvier 1756 dans le Mercure, où il mettait en doute la nationalité de son contradicteur. Ne souhaitant plus se laisser entraîner dans des polémiques sans fin, il prépara une riposte à laquelle il renonça et qui ne sera publiée qu’en 1782.

Bonnet dénonçait en R. les sophismes d’un rhéteur et lui opposait un raisonnement logique : ce qui procède des facultés de l’homme résulte évidemment de sa nature ; or Rousseau montre que l’état social résulte des facultés de l’homme ; il est donc clair que l’état de société est naturel à l’homme.

Bonnet ne cessera de contester R. et de le poursuivre de ses sarcasmes dans sa correspondance avec ses amis. La Nouvelle Héloïse contient « un peu de bon, dissous dans une grande quantité de mauvais » et le personnage. Son avis est radicalement négatif au sujet du Contrat social et il n’est pas exclu qu’il soit intervenu auprès du Sénat bernois pour obtenir l’interdiction de séjour de R. La Profession de foi du Vicaire n’obtint pas plus d’indulgence et, dans une lettre à Haller 16 juillet 1762), Bonnet va jusqu’à dire : « Il n’y a guère que deux cents ans que nous eussions fait rôtir R., nous nous sommes bornés à faire rôtir ses livres ». Pour lui, les ouvrages de J.-J. mettaient en péril les fondements mêmes de la constitution aristocratique genevoise et ses idées religieuses lui paraissaient à peine moins subversives. Aussi ne cessera-t-il ne se comporter en adversaire résolu de son compatriote.

Bibliographie : J. Marx, Charles Bonnet contre les Lumières, Oxford, 1976 (SV 157), t. II, 485-513. – R. Trousson, Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains, Paris, Champion, 2000.

[Raymond Trousson]

BOURDIEU, Pierre  

( Denguin, 1930 -  Paris, 2002)

  Sociologue français, agrégé de philosophie, P. Bourdieu, dans sa formation intellectuelle, est marqué par la philosophie des sciences, (Bachelard, Canguilhem), par la phénoménologie ( E. Husserl, M. Merleau-Ponty), et lira ensuite Marx de près. Durant ces études, la philosophie universitaire ne l’enthousiasme guère. Bourdieu se tourne alors vers des enseignants qui sont un peu en marge, et notamment vers Henri Gouhier, spécialiste de R.

  Dans l’univers intellectuel, une tendance rationaliste et historique très attachée à la science vient s’opposer à l’existentialisme et à l’académisme universitaire. C’est avec cette nouvelle orientation de la pensée que P. Bourdieu prend ses distances avec la philosophie. Il conçoit en sociologie le structuralisme constructiviste : « Il existe dans le monde social lui-même, et pas seulement dans les systèmes symboliques (…) des structures objectives, indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. » Constructivisme signifie qu’il y a  « une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action (…) et d’autre part des structures sociales. » (P. Bourdieu, Choses dites.)

  P. Bourdieu soutient la possibilité, pour la sociologie, d’atteindre un haut niveau de scientificité et d’objectivité. Cette science est pour lui critique en ce qu’elle met au jour les mécanismes sociaux utiles dans le combat politique. P. Bourdieu s’engagera lui-même dans la lutte sociale (entre autres : 1981, appel en faveur de Solidarnosc ; 1995, appel de soutien aux grévistes contre le plan Juppé ; 1996, pétition appelant à la « désobéissance civile » contre les lois Pasqua relatives aux immigrés ; 1998, article critique de la politique de Blair-Jospin-Schröder ; 2000, soutien aux mouvements anti-mondialisation).

  R. et Bourdieu partagent la même lutte contre l’inégalité et dénoncent les apparences qui laissent penser que les rapports de domination sont « normaux. » Ils s’en prennent à ces différences sociales inégalitaires, accidentelles, exclusivement maintenues par un ordre qui préserve son pouvoir en s’appuyant sur des bases parfaitement honorables : le progrès, la liberté et la raison chez les Lumières ; la démocratie, le mérite et l’égalité des chances à notre époque. Honorables, certes, mais non effectives dans la mesure où les maux que ces principes prétendent éradiquer sont parfaitement conservés.

  P. Bourdieu définit l’univers social comme la reproduction constante de l’ordre dominant. Le rapport dominé-dominant est ainsi dénoncé. Ce maintien dans la société des valeurs des classes privilégiées commence avec l’école, dont les normes sont édictées par ces mêmes classes. Loin de la neutralité et de la démocratisation du savoir, l’Education nationale maintient la précellence des nantis. La société, en définitive, ne fait que reproduire les inégalités culturelles. (Voir La Reproduction). Cela explique que les étudiants « héritiers » issus de la bourgeoisie représentent une part considérable de l’enseignement supérieur face à une petite minorité d’étudiants d’origine modeste. Mais tout cela se fait sous couvert de légitimité démocratique.

  P. Bourdieu propose, dans La Distinction, une analyse des jugements éthiques et esthétiques, fruits des antagonismes qui opposent les groupes sociaux. La hiérarchisation des goûts n’est autre qu’une distinction de classes. Elle met en jeu des normes d’intégration et d’exclusion. Les classes privilégiées distinguent une culture « légitimement » valable d’un comportement populaire. La classe dominante s’attache à conserver ses acquis qui la séparent des autres, alors que le moteur de la bourgeoisie  est l’ascension sociale. L’important est de ne pas être comme l’autre, « l’illégitime ». Les différences séparatrices sont de divers ordres : le goût bien sûr, le langage, la façon de parler, le comportement à l’aise du distingué, la supériorité de certaines valeurs (nous n’avons pas les mêmes valeurs) le raffinement, les lettres, les arts, les vêtements, etc. R. avait parfaitement conscience de ces barrières artificielles qui s’affirment comme légitimes. Son geste d’adopter l’habit arménien est significatif : il se dé-nationalise, se dé-culturalise, se dé-classe. Par ce geste, et par la solitude, il entend ne pas participer aux distinctions inégalitaires. R. voit dans les arts et les lettres, derrière le goût désintéressé, non l’art désincarné, non l’accomplissement de la vertu ou un pur divertissement, mais la présence forte de la discrimination sociale qui mène les hommes à la déchéance.

  En analysant les éléments sociaux du jugement esthétique, Bourdieu montre qu’il implique la distance à la nécessité, à savoir que le jugement requiert une indépendance à l’égard du contenu, un investissement gratuit et désintéressé. Il y a une « mise en suspens et en sursis de l’activité économique. » (La Distinction)

Or, la disposition esthétique qui ne veut s’attacher qu’à la forme, sans engagement pratique, implique en réalité un rapport avec le monde et avec autrui, où s’expriment les effets de conditions d’existences particulières. Parfois, certains introduisent dans ces « jeux de culture » désintéressés des enjeux et des intérêts qui ne « devraient » pas s’y trouver. L’ordre est alors bouleversé dans la mesure où le désintéressement laisse la place à des éléments concrets on ne peut plus sérieux. Parmi eux, Bourdieu évoque R., qui traite « l’enjeu des luttes intellectuelles, objet de tant de professions de foi pathétiques, comme une simple question de vrai ou de faux, de vie ou de mort », ce qui le condamnera au yeux du jeu social à n’être qu’un « excentrique ». (La Distinction)

  En ce qui concerne la méthode, la démarche sociologique de Bourdieu rejoint la pensée de R. Evoquant le rôle du modèle, Bourdieu cite Lévi-Strauss, qui lui-même se réfère à R. Ce dernier ne part pas du simple fait empirique, mais il construit un modèle : « A la suite de R. […] Marx a enseigné […] que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire un modèle » pour interpréter « ensuite ce qui se passe empiriquement. » (Tristes tropiques, cité par Bourdieu dans Le Métier de sociologue.) La sociologie ne peut devenir scientifique que dans la mesure où elle suit cet ordre qui va de la rationalité à l’expérience.

  Quand P. Bourdieu, dans sa démarche sociologique, rejette les conceptions naturalisant le monde social dont l’ordre entend essentialiser des dualités qui ne sont que des projections des catégories dominantes, il refuse que l’on identifie la nature et l’univers social, identité aisément établie, et qui permet une réification de l’arbitraire. On pense alors inévitablement à R. dont l’idée dans sa quête de la nature est précisément d’éviter de l’identifier à l’ordre social. Il dénonce ainsi Pufendorf qui voit dans la nature la présence d'un droit de propriété ; Grotius, qui suppose la connaissance naturelle des notions de juste et d'injuste ; Hobbes, qui décrit un horrible état de guerre. Que ne voit-on que ces descriptions supposent une relation entre les hommes, donc un lien social qui falsifie leurs conceptions de la nature !

  Les deux penseurs se rejoignent par leur réflexion sur la dénonciation de la domination. La sociologie de Bourdieu est en effet une sociologie de la domination, et à l’instar de la philosophie de R., elle s’insinue sous le masque pour la mettre au jour. C’est le concept d’inégalité qui ici oriente leurs analyses. Leur réquisitoire s’attaque à la légitimité apparente, ou autrement dit au mensonge enfoui sous le « bien-fondé » qui tente de normaliser l’asservissement. En effet, R. inscrit sa réflexion dans un axe peu banal, puisqu’il s’agit de s’en prendre à ce qui a toutes les apparences de la légitimité, des droits de l’homme, du bien moral, de la liberté et de la raison. Les Lumières ne sont-elles pas fondées sur ces principes ? Or, ces extraordinaires fondements sont pour R. tout à fait critiquables dans la mesure où la société du XVIIIe s. maintient les inégalités ; mieux, elle les renforce. La culture, les sciences et les arts n’ont pas rendu l’homme meilleur mais ont consolidé la domination des nantis. Sous la raison, qui devrait être libératrice, R. montre les faits. Or Bourdieu dénonce, démarche identique, le mythe républicain de la méritocratie, de l’école égalitaire, de la démocratie dans laquelle chacun a théoriquement la liberté de savoir et de s’exprimer librement. Dénonciation en effet, parce que la neutralité et l’objectivité que la république affiche sont un leurre. Sous les droits égalitaires, Bourdieu dénonce la reproduction de la séparation des classes. Pour l’un et l’autre, l’indignité sociale et individuelle des dominés est maintenue sous la justification d’une soi-disant légitimité culturelle. Les deux auteurs se rejoignent ainsi dans une critique de ce qui semble incritiquable.

  Le philosophe et le sociologue veulent mettre au jour la supercherie : le contrat inique du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est conçu de telle sorte qu’il présente toutes les apparences de la légitimité, afin que les dominés l’acceptent. Les différences, dans la société prélégaliste, sont infimes. Or l’ordre social vicié résulte de l’émergence de distinctions qui séparent les hommes. Les différences qui ressortent d’un travail où seul l’intérêt prime, balbutiements de l’activité industrielle, tracent une ligne qui deviendra infranchissable entre les forts et les faibles, les dominés et les dominants. Les plus forts ont alors inventé le contrat qui garantit leurs possessions dans la mesure où le faible devra accepter sa situation sans protester: « Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer (…) Au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois (…) qui nous maintiennent dans une concorde éternelle. »  (Discours sur l’inégalité) L’arbitraire de l’inégalité est maintenant institutionnalisé, légitimé. C’est cet arbitraire que Bourdieu dénoncera également. Et plus encore, les deux penseurs montrent que les classes dominées victimes des inégalités incessamment reproduites participent au maintien de leur condition. La hiérarchie et les divisions sociales sont maintenues paradoxalement par les classes les plus basses : les dominants étaient face à « des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d’ailleurs avaient trop d’affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d’arbitres et trop d’avarice et d’ambition pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. » (Discours sur l’inégalité) Même point de vue chez Bourdieu, pour qui la classe dominée accepte sa condition : « L’adaptation à une position dominée implique une forme d’acceptation de la domination. » Il y a manifestement « une forme de reconnaissance des valeurs dominantes. C’est Gramsci qui disait que l’ouvrier a tendance à transporter dans tous les domaines ses dispositions d’exécutant. » (La Distinction.)

    Il ressort aussi de leur dénonciation l’idée que l’homme est finalement le fruit d’une histoire, d’une évolution, d’une perfectibilité pour reprendre le concept de R., si bien qu’on ne peut s’appuyer sur aucune légitimité naturelle pour figer l’homme dans des oppositions qui ne sont qu’historiques.

  Enfin, quand Bourdieu évoque sa vie elle-même, il fait référence à R. Il se sentait en effet en décalage par rapport à son environnement intellectuel, et compare ses sentiments à cet égard avec ceux que le citoyen de Genève a lui-même éprouvés : « Pendant mes études à l’Ecole normale, je me suis senti assez mal à l’aise. Je pourrais évoquer la description que Groethuysen fait de l’arrivée de R. à Paris. » (Réponses. Pour une anthropologie réflexive.) Il y a là une sympathie, une identité de sentiments qui lie les deux hommes au cœur de l’existence et de la pensée du sociologue qui, finalement, a toujours été mu par le combat contre l’inégalité, concept rousseauiste par excellence. 

Bibliographie : P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964. – La Reproduction, Ed. de Minuit, 1970. - P. Bourdieu, La Distinction, Ed. de minuit, 1979. – Choses dites, Ed. de Minuit, 1987. – La Noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Ed. de Minuit, 1989. – La Misère du monde, Ed. de Minuit, 1993. – Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.

                                                                                                         [Denis Faïck]



BRÉSIL

L’histoire des études académiques sur Rousseau au Brésil se confond avec l’histoire de l’Université de São Paulo (USP), fondée en 1934. On vérifie dans les annuaires de la Faculté de Philosophie, Sciences et Lettres que M. Roger Bastide et M. Paul-Arbousse Bastide, membres de la mission universitaire des professeurs européens qui sont venus au Brésil pour aider à la structuration de l’USP, faisaient des lectures du Contrat social dans le cours de Sciences Sociales entre 1941 et 1943. Pendant ces années, Rousseau était l’objet d’étude dans les classes d’histoire des idées politiques de l’USP, et cela a apparemment déterminé le champ de recherches sur l’œuvre du genevois dans les terres tropicales.

La première thèse sur Rousseau a été soutenue en 1954 par M. Lourival Gomes Machado, assistant de M. Arbousse-Bastide, pour la chaire de Politique. Le titre était: Homem e sociedade na teoria de Jean-Jacques Rousseau. M. Arbousse-Bastide et M. Gomes Machado ont aussi travaillé ensemble sur les notes et les introductions des textes d’une édition des Obras de Jean-Jacques Rousseau (1958), qui réunissait les principaux écrits politiques de l’auteur. Désormais, la plupart des études sur Rousseau au Brésil jusqu’à la première décennie du XXIe siècle est reliée à la philosophie politique, notamment au Discours sur l’origine de l’inégalité et au Contrat social (disons en passant que, de toutes les écrits de Rousseau, le Contrat est l’oeuvre qui a le plus grand nombre d’éditions et traductions en portugais).

Dans la bibliographie des études sur Rousseau au Brésil, des discussions autour de thèmes comme la critique sociale, le républicanisme, la démocratie et la représentation politique sont fréquentes. En général, ces discussions sont fondées sur des interprétations des concepts rousseauistes de souveraineté, volonté générale et liberté civile. On souligne les thèses de doctorat et de habilitation de M. Luiz Roberto Salinas Fortes: dans Rousseau: da teoria à prática (1973, publ. 1974), M. Salinas Fortes montre que, dans le discours politique de Rousseau, il n’y a pas d’incohérence quand on passe du registre de la théorie (Contrat social) au registre de la pratique (Considérations sur le gouvernement de la Pologne) ; et dans Paradoxo do espetáculo: política e poética em Rousseau (1983, publ. 1997), il présente une étude sur le thème de la représentation politique, en signalant particulièrement la relation entre morale et politique dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. Il est important aussi de citer la thèse de doctorat de M. Milton Meira do Nascimento, Opinião pública, verdade e revolução: aspectos do discurso político na França revolucionária (1986, publ. 1989). Dans ce travail, M. Nascimento analyse le discours politique des révolutionnaires du Cercle Social, parmi lesquels Bonneville et Fauchet, à la lumière de l’interprétation qu’ils faisaient des concepts de vérité et d’opinion publique extraits des écrits de Rousseau.

Encore dans le champ de la politique, on souligne le thème de l’histoire. La relation entre ces deux domaines a été étudiée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité par Maria das Graças de Souza : sa thèse de habilitation, Ilustração e história: o pensamento sobre a história no Iluminismo francês (1999, publ. 2001) et son article “Ocasião propícia, ocasião nefasta: tempo, história e ação política em Rousseau” (2006) présentent un effort de compréhension de la philosophie politique de Rousseau en prennant en considération la conception rousseauiste de l’histoire. Du point de vue de la relation entre l’histoire et le droit, le débat contemporain sur les rapports de Rousseau concernant les déclarations des droits de l’homme, Natalia Maruyama (2010) conjugue des analyses sur le droit naturel, la conscience morale et le langage pour en discuter les fondements de la philosophie juridique du penseur genevois. Et en ce qui concerne la réception de l’œuvre dans un moment historique important au Brésil, il faut mentionner l’étude des lectures de Rousseau sur les terres brésiliennes à l’époque de l’« Inconfidência Mineira » (à la fin du XVIIIe siècle), qui apparaît dans l’article “Jean-Jacques Rousseau e o iluminismo brasileiro” (2003), signé par Maria Constança Peres Pissarra et Helena Esser dos Reis.

Le deuxième courant vérifié dans la production brésilienne sur le Citoyen de Genève traite la relation entre la philosophie et la littérature, en passant par les questions du langage, de la musique et du théâtre. Il faut rappeler que, des textes de Rousseau classifiés comme « littéraires » au Brésil (se distinguant des textes classifiés comme « politiques »), il y a une traduction des Confessions signée par l’écrivaine brésilienne Mme. Rachel de Queiroz (1936), outre les traductions de Mme. Fúlvia Moretto des Rêveries du promeneur solitaire (1986), de La Nouvelle Héloïse (1994), de l’Essai sur l’origine des langues (1998) et de quelques textes autobiographiques de Rousseau (2009). Le travail inaugural dans ce courant est celui de M. Bento Prado Jr. qui a écrit, entre les années 1970 et 1974 lors de ses recherches au CNRS à Paris, une thèse sur l’emploi rhétorique du langage chez Rousseau. La thèse de M. Prado Jr., qui présente une théorie du langage, une théorie du roman et une théorie du théâtre chez Rousseau, n’a été publiée en version intégrale qu’en 2008 sous le titre : A retórica de Rousseau e outros ensaios. Encore sur la relation entre philosophie et littérature, M. Franklin de Mattos a publié un recueil d’essais écrits pendant les décennies de 1980 et 1990 sous le titre O filósofo e o comediante: ensaios sobre literatura e filosofia na Ilustração (2001). Dans ce livre, M. Mattos cherche à éclaircir quelques aspects de la philosophie morale et politique de Rousseau, surtout à la lumière des réflexions rapportées au théâtre dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles.

À partir des textes de M. Prado Jr. et M. Mattos, d’autres études sur ce champ d’investigation de l’œuvre de Rousseau ont vu le jour, comme les thèses de doctorat de Mme. Jacira de Freitas, A lira de Orfeu: a arte do músico na origem da comunicação - filosofia e música em Rousseau (2002); M. Ricardo Monteagudo, Retórica e política em Rousseau (2003); e M. Evaldo Becker, Política e linguagem em Roussau (2008); outre les articles de M. José Oscar de Almeida Marques, “The politics of taste: a place for art music in Rousseau’s construction of the political community” (2004) et “L’éducation musicale d’Émile” (Études J.-J. Rousseau, 17, 2007-2009).

En ce qui concerne le champ de la littérature proprement dite, les travaux les plus anciens sont la thèse d’habilitation de Mme. Zenaide Lucia Martinelli Souza (1977), dans laquelle elle compare Sténie de Balzac avec La Nouvelle Héloïse, et l’essai de Mme. Lúcia Helena sur “Rousseau e a literatura contratual” (1980). On souligne également la thèse de doctorat en théorie littéraire et littérature comparée de Mme. Raquel de Almeida Prado, A jornada e a clausura: figuras do indivíduo no romance filosófico (2000, publ. 2003). Actuellement, il faut mentionner les articles de Mme. Karin Volobuef, qui a décrit les rapports de Rousseau avec des auteurs allemands comme Kleist (2005), Hoffmann (2007) et Novalis (2009), et aussi les travaux de traduction de M. Adalberto Luiz Vicente et Mme. Ana Luiza Camarani dans de domaine de langue et littérature françaises.

Le troisième et dernier courant d’études sur Rousseau au Brésil rassemble des travaux qui examinent le thème de l’éducation dans l’Émile (dont la première traduction est de 1968, par M. Sérgio Milliet). L’étude le plus ancien est un mémoire de maîtrise de Mme. Maria Inez Cavalieri Tinoco Cabral, dirigé par M. Michel Launay quand il était professeur à l’USP : le titre était De Rousseau à Freinet, ou de la théorie à la pratique (1975, publ. 1978). Bien qu’on trouve pendant la décennie de 1970 des travaux sur le thème de l’éducation, comme les articles de Mme. Gilda de Lima sur la relation entre Rousseau et John Dewey (1975 et 1976) ou l’article de M. Luiz Roberto Salinas Fortes sur les jeux de théâtre dans la pédagogie et dans la politique de Rousseau (1979), ce n’a été qu’à la fin de la décennie de 1980 qui les études proprement « pédagogiques » sur Rousseau ont commencé à apparaître. Dans cette période, on a le mémoire de maîtrise de Mme. Ana Beatriz Cerizara, O pensamento pedagógico de Rousseau e a pré-escola: um estudo de Émile (1988, publ. Rousseau: a educação na infância, 1990), qui présente une analyse des deux premiers livres de l’Émile en envisageant une théorie de l’éducation des enfants. Pendant les années 1990, l’Émile est devenu un objet de grand intérêt parmi les chercheurs en pédagogie et, à partir de la fin de la décennie, on souligne divers articles de Mme. Maria de Fátima Simões Francisco sur la philosophie de l’éducation de Rousseau, par exemple, “Rousseau e a questão das educações pública e doméstica” (2010). On signale également dans le champ de l’éducation l’article de Mme. Carlota Boto sur l’Émile en catégorie opératoire de la pensée de Rousseau (2005).

Depuis 1999, le « Grupo Interdisciplinar de Pesquisa Jean-Jacques Rousseau », créé par M. José Oscar de Almeida Marques et M. Bento Prado Jr., organise des colloques périodiques visant à réunir les chercheurs de Rousseau au Brésil. Aujourd’hui, il y a dans diverses universités brésiliennes des jeunes docteurs formés par l’USP qui continuent leurs recherches sur Rousseau, dirigeant des thèses et coordonnant des groupes de recherche sur le Citoyen de Genève. Ainsi, à partir des courants inaugurés à l’USP, on peut déjà confirmer l’existence d’une tradition des études rousseauistes au Brésil, bien que plus récent que celles de l’Europe.

[Thomaz KAWAUCHE]

BUFFON (comte de), né Leclerc, Georges-Louis

(Montbard, 1707 -- Paris, 1788)

  Homme de science français. Fils d’un notable bourguignon, le jeune Georges-Louis Leclerc, après une jeunesse assez aventureuse, fixe son intérêt pour les sciences et, mû par une forte ambition et un grand sens de la relation, gravit très vite les échelons à la fois du monde savant et du prestige social jusqu’au poste convoité d’intendant du jardin du roi en 1739, dans sa 32e année. Grand travailleur, sachant s’entourer des meilleurs collaborateurs, il s’attelle à l’immense Histoire naturelle et, à la fois flexible avec la censure et intransigeant sur le fond, en fait tout de suite un succès majeur qui se prolongera jusqu’au début du 20è siècle. Styliste et penseur, soucieux à la fois d’agrémenter son ouvrage et d’instruire le public par de « grandes vues » sur la nature, Buffon est lu assidûment par les philosophes des Lumières dont particulièrement R.

  Le rapport de Buffon et de ce dernier ressemble d’abord à celui d’un aîné envers un disciple. R. a toujours proclamé son admiration pour Buffon, l’a lu très attentivement et l’a largement utilisé. Plus précisément, il a suivi la parution des six premiers tomes – qu’il a exploité pour ses ouvrages – jusqu’au 7ème, celui de 1758, celui justement où Buffon s’adresse explicitement à lui, qu’il n’a pu se procurer qu’en 64, bien qu’il s’en soit peut-être fait rapporter l’essentiel bien avant. Outre un fonds d’information scientifique qui nourrit, comme l’a montré J. Morel, le second Discours, R. a puisé chez Buffon, sinon les éléments suivants eux-mêmes, du moins leur confirmation :

- Une vision de la nature à la fois « historique » - Buffon fournit à R. une nouvelle mesure de l’univers qui libère l’imagination en donnant le cadre d’une histoire du monde et de l’homme élargie – et ordonnée, ordre naturel dont la notion d’espèce est aux yeux de R. une expression majeure (cf. Profession de foi, Émile, livre IV, OC, t. IV, La Pléiade, p. 580).

- Liée à cette conception, l’idée d’une certaine « bonté naturelle » en général (idée certes diffuse alors), caractérisant donc aussi l’homme, ce qui implique une explication culturelle du vice (« Variétés dans l’espèce humaine », Histoire naturelle, t. III, 1749).

- Comme l’a analysé J. Starobinski, l’analyse de l’animalité chez Buffon est réutilisée par R. en l’appliquant à l’homme du pur état de nature, ce dont s’était bien gardé l’auteur de l’Histoire naturelle.

- Bien des éléments de l’anthropologie de Buffon se retrouvent dans celle de R. : certains particuliers, ainsi par exemple la paresse humaine, la puissance des femmes par l’usage calculé de leur beauté, des considérations de sagesse (cependant certainement héritées d’influences antiques que R. a reçues aussi par d’autres voies) comme l’attitude devant la mort, la maladie, la vieillesse, également de nombreuses considérations sur l’enfance et l’éducation qui formeront un fonds essentiel de référence pour l’Emile; d’autres beaucoup plus généraux : le peu de disposition de l’homme pour la réflexion sur soi et son goût naturel pour l’extériorité et l’action (cf. note II du second Discours), l’affirmation de l’unité d’origine (le monogénisme contre le polygénisme défendu par exemple par Voltaire) de l’espèce humaine malgré l’extrême diversité des cultures - que retiendra également R. - déployée par l’Histoire naturelle.

- La spécificité métaphysique de l’homme, voire sa supériorité et son caractère « royal » (que R. tour à tour critique et assume, mais selon des points de vue différents), appuyée, en regard, sur la non-perfectibilité des animaux sur laquelle insiste tant Buffon.

- Enfin, la lecture de Buffon a été pour R. féconde au plan de la méthode, notamment pour la reconstitution hypothétique de l’origine.

  Cependant, l’estime des deux hommes est très clairement réciproque et Buffon accorde à R. une considération toute particulière dont témoignent ses marques de sympathie durant les années de persécution (fait significatif d’un certain malentendu, il lui retirera cette estime à la lecture posthume des Confessions). Il est certain qu’il a été attentif aux thèses de R. sur lesquelles il se prononce explicitement dans le tome VII de 1758 (« Les animaux carnassiers »), pièce centrale de leur relation, et qu’en retour, ce dernier a réfléchi avec un soin particulier les objections que Buffon lui a adressées. Il se noue ainsi un dialogue entre eux même si une grande part en reste implicite. On peut distinguer six points essentiels de « discussion », lesquels trouvent leur centre dans la conception de l’état de nature et donc de la nature de l’homme :

- Le caractère originaire et naturel de l’alimentation carnée pour l’homme, affirmé par Buffon, contesté par R. qui la met au compte de l’évolution historique, acquisition rendue possible pour lui par la polyvalence et la perfectibilité humaines.

- Un point particulier, mais qui met en jeu les critères anthropologiques (dont le langage, non pertinent pour R.) : celui de l’appartenance des « pongos » à l’espèce humaine, niée par Buffon, objet d’interrogation pour R.

- La question de la pitié animale sur laquelle Buffon semble s’être rallié aux vues de R. (cf. « Les animaux carnassiers », 2e t. de l’éd. Flourens, p. 554).

- L’importance du « besoin » sexuel et la possibilité d’y ramener l’amour comme le soutient Buffon. R. semble d’abord consentir à ce réductionnisme quelque peu cynique dans le second Discours (parmi les besoins de l’homme de la nature est compté celui sexuel à côté de la nourriture et du sommeil), mais cet accord ne vaut que pour le pur état de nature où l’homme est plongé dans l’animalité. R. prend ensuite ses distances, en particulier dans La Nouvelle Héloïse (c’était certainement pour cette raison que cette œuvre était jugée par Buffon somme de fadaises sentimentales au dire de Mme Necker), en mettant en relief l’importance du conditionnement culturel de la sexualité et l’irréductibilité du sentiment amoureux qui, même fruit de la perfectibilité, constitue une source de plaisir sui generis et d’idéalisation éthiquement nécessaire dans la relation.

- Un ensemble lié de problèmes philosophiquement majeurs : ceux de la bonté naturelle de l’homme (dont Buffon, ne comprenant pas exactement la position de R., conteste l’identification à la vertu); de la misère de l’état de nature (par exemple celle des hottentots selon Buffon) que réévalue R.; de la distance séparant le pur état de nature, les « nations sauvages » actuelles et la société européenne – Buffon, comme la plupart de ses contemporains, contestant l’éloignement, affirmé par R., entre les deux premiers termes – et donc de l’ampleur du devenir historique humain; de la sociabilité naturelle enfin (position traditionnelle reprise par Buffon contre la solitude naturelle défendue par R). La valorisation inconditionnelle de la culture et de la civilisation chez Buffon, la supériorité morale de la société européenne, sont également implicitement objets de désaccord.

- Une question enfin qui traverse le dialogue avec Buffon, mais qui concerne le rapport plus général de R. avec la majeure partie des philosophes du temps (cf. Michèle Duchet, Anthropologie et histoire) : celui de la liberté humaine et du déterminisme (ce dernier étant alors souvent confondu avec le fatalisme et aussi le matérialisme), R., comme le montre M. Duchet, soutenant l’irréductibilité de la liberté, cœur même selon lui de la spécificité métaphysique de l’homme.

  Devant ce qu’on peut appeler l’admiration critique de R., Buffon semble s’être trouvé à la fois embarrassé et tenu de répondre (ce dont il se dispense avec beaucoup d’autres comme par exemple Condillac), d’autant que la concordance, partielle mais frappante, des thèses de « l’un des plus fiers censeurs de notre humanité » avec les siennes lui paraissait certainement d’une inquiétante, et compromettante, proximité. De façon réactive, le dialogue avec R., qui semble lui avoir donné à penser, l’a poussé à réexaminer ses propres considérations pour essentiellement les revoir à la baisse. C’est comme si R. avait pris d’abord appui sur les vues de Buffon pour les lui rendre ensuite, mais réutilisées de façon plus audacieuse selon les perspectives de son propre système (Diderot de son côté étant davantage attentif aux éléments biologiques de l’œuvre, les deux philosophes débordent chacun à leur manière Buffon en l’utilisant comme un tremplin pour leurs spéculations, matérialistes pour Diderot, anthropologiques pour R.). Notamment, R. a poussé plus loin que Buffon l’hypothèse d’une animalité humaine première (sans aller néanmoins jusqu’à une conception évolutionniste véritable) en soutenant le caractère solitaire, non rationnel, dénué de langage, de l’homme dans l’état de nature.

  Il apparaît ainsi que les paradoxes de R. ont joué comme un révélateur des limites, voire des préjugés, de Buffon tout en permettant par contraste à notre auteur d’affirmer plus nettement son originalité. Ce recadrage de sa propre pensée par Buffon repose aussi sur des incompréhensions à l’égard des idées de R. et de ses nuances. Notamment, le savant semble lui attribuer un rejet de la société que l’auteur du Contrat social démentira avec toute la netteté souhaitable dans le chapitre VIII du livre I. Si intéressant et riche que soit le rapport entre les deux auteurs, il est clair que Buffon, malgré sa sympathie, a contribué, par l’importance de l’audience de son œuvre, à fixer à l’égard de R. une vision arrêtée et stéréotypée d’écrivain hautain, solitaire, voire misanthrope dont la compréhension précise et sérieuse du philosophe n’avait certes pas besoin.

Bibliographie : Buffon, « Les animaux carnassiers », 7e t. (Paris, Imprimerie royale, 1758) de l’Histoire naturelle - 2e t. de l’éd. Flourens (Paris, 1853-55); Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, Paris, 1785; Jean Morel, « Recherches sur les sources du Discours de l’inégalité », Annales J.-J. R. (Société J.-J. R, Genève), t. V, 1909; Peter Jimack, « Les influences de Condillac, Buffon et Helvétius dans l’Emile », id., t. 34, 1956-58; Otis Fellows, « Buffon and R. : aspects of a relationship », PMLA (Publications of the Modern Language Association of America), vol. 75/3, 1960; Jean Starobinski, « R. et Buffon » (reprise d’une communication de colloque de 1962), dans Jean-Jacques R., la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, éd. de 1971; E. Villani, « R. e Buffon », Annali della Facoltà di Magistero di Bari, 10, 1971; Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Maspero, 1971, rééd. Albin Michel, 1995, chap. iii « L’anthropologie de R. »; Jacques Roger, Buffon, un philosophe au jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, chap. XVI et XX; Amor Cherni, « Dégénération et dépravation : R. chez Buffon », dans Buffon 88, Actes du colloque Buffon, Paris-Lyon, Vrin, 1992; Raymond Trousson, « Buffon », dans le Dictionnaire de R., Paris, Champion, 2001.

                                                                                                  [Jean-Luc Guichet]

BUSKEN HUET, Conrad

(1826-1886)

Si La Nouvelle Héloïse connut un peu partout en Europe un succès foudroyant, ce ne fut pas le cas en Hollande, réfractaire au sentimentalisme passionné.

Pasteur de l'Église wallonne, Busken Huet publia en 1877 dans Oude Romans une longue analyse de La Nouvelle Héloïse. En 1863, un peu irrité par l'exhibitionnisme des Confessions, il avait traité R. de rhéteur, mais en 1872, il avait montré une bonne connaissance de l'Émile au détour d’une étude sur Rabelais. Il faisait voir comment les discours de Ponocratès annonçaient sur bien des points la pédagogie rousseauiste et comment la célèbre prière enseignée à Gargantua préfigure la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

Pourquoi la nouvelle Héloïse, titre que l'on peut juger peu approprié? J.-J. en interdit la lecture aux jeunes filles mais, s'il s'agit d'une allusion à l'héroïne du XIIe siècle, en quoi son exemple serait-il pernicieux? (pp. 4-5). En réalité, Julie n'a d'autre point commun avec elle que sa faute car, devenue Mme de Wolmar, toute sa vie est à l'opposé de celle de la religieuse. À la différence de abbesse du Paraclet, qui se retire stérilement de la vie, Julie édifie une famille heureuse, sa vertu et sa piété agissent dans le monde et pour le bien des autres. L'extraordinaire est que R. ait su faire dériver de la situation initiale une telle image paix et de vertu. (p. 10). À une société artificielle, aux mœurs corrompues, Rousseau est venu rappeler des valeurs plus élevées, d'abord en révélant la toute-puissance du sentiment et de l'émotion, ensuite en montrant la voie par laquelle une passion qui risquait de perdre Julie la mène cependant à l'accomplissement des devoirs les plus élevés (p. 11-12)

Busken Huet retient encore dans le roman la série des grandes lettres de Saint-Preux sur Paris, les femmes, les spectacles et la société. Une telle exactitude dans l'observation, une telle pénétration dans le jugement révèlent un analyste de l'ordre social et de la décadence des valeurs, tout l'art de Rousseau consistant à introduire ces considérations sérieuses au cœur de l'histoire sentimentale sans cependant en ruiner l'unité.

À bien des égards, le roman de R. est donc un chef-d’œuvre, et Busken Huet signale les nombreux passages du livre qui lui paraissent encore dignes d'éloges: les leçons d'économie domestique, la description de l'Élysée, les conseils pédagogiques, le long récit de la conversion de Julie à la vertu, ses alarmes devant l'athéisme de son mari. Oeuvre admirable mais, le critique en avertit cependant, la créature de Jean-Jacques n'atteint pas à la hauteur de l'ancienne Héloïse, plus idéale et spirituelle (p. 26). Même comme enfant de la nature, elle ne saurait plaire qu'à demi, car elle reste avant tout une prêcheuse. En outre, l'écrivain lui a prêté

 des propos inconcevables pour une jeune fille et un savoir qui n'est pas de son âge. (p. 27).

Ainsi, l'enthousiasme pour certaines parties du roman n'aveugle pas sur l'ensemble. Ce Wolmar qui épouse une fille de vingt ans sous le prétexte de la réhabiliter, fait à Busken Huet une « étrange impression » et lui paraît un personnage factice (p. 30). Claire manque de personnalité, car elle est avant tout l’ombre et le double de son amie. Saint-Preux semble plus satisfaisant, son caractère plus complexe et plus vrai, sans doute parce que Rousseau l'a peint d'après lui-même. Busken Huet s'intéresse particulièrement à la longue lettre où le héros justifie le droit au suicide. Saint-Preux est un héros de la sensibilité et il a tout misé sur sa passion pour Julie, qui seule donne un sens à sa vie. Il n'en fait rien cependant et montre en définitive une admirable fermeté d'âme que Busken Huet convie son lecteur à apprécier en traduisant tout au long la célèbre lettre 21 de la IIIe partie (p. 38).

Le critique s'efforce de faire connaître dans ses traits essentiels une grande œuvre du passé, tout en dispensant son lecteur de la lire en entier. Il est attentif à comparer les idées, les sentiments, les procédés de l'écrivain aux conceptions modernes, à dégager la part du message encore vivante d'un texte. Sympathique, sa lecture se veut cependant objective, dénonce l’invraisemblable et l'inauthentique en même temps qu'elle épingle les beautés. Busken Huet eut le mérite, en un temps où l'on ne lisait plus La Nouvelle Héloïse que pour condamner son immoralité ou l'accabler de sarcasmes, d'en deviner la portée et d'en raviver le souvenir.

Bibliographie : J. Tielrooy, Conrad Busken Huet et la littérature française, Harlem-Paris, 1923. - Oude Romans, Derde druk, Haarlem: Willink, 1893. – R. Trousson, «Busken Huet lecteur de La Nouvelle Héloïse», dans Europa Provincia Mundi. Essays offered to Hugo Dyserinck, Amsterdam, Atlanta, 1992, 485-493.

[Raymond Trousson]

CARRÉ DE MALBERG, Raymond

(1861-1935)

Carré de Malberg est un juriste dont la méthode peut être associée au positivisme juridique. L’enjeu de ses œuvres est moins la qualité morale du droit que son essence logique. Né en 1861, il fut reçu premier au concours de l’agrégation des facultés de droit en 1890, il professa à Caen puis à Nancy, enfin à Strasbourg en 1919 où il écrivit la Contribution à une Théorie Générale de l’Etat (1920-1922), puis La Loi, Expression de la Volonté Générale (1930), enfin, Confrontation de la théorie de la Formation du Droit (1933). Il meurt  en 1935, il avait été un publiciste et constitutionnaliste décisif quant à l’interprétation du droit positif français. Ainsi, il s’est employé non seulement à dégager la nature formelle du droit mais aussi à l’inscrire dans la tradition. Il a tenu à dégager le rapport des constitutions françaises avec la pensée révolutionnaire (ce dont témoignent les notes savantes et les références aux Archives Parlementaires de la Contribution) et les doctrines décisives de Montesquieu et R. en particulier. Mais l'invocation théorique de R. va au-delà d’une question d'histoire du droit, R. devient sous la plume de Carré un véritable paradigme juridico-politique. L’itinéraire de Carré  semble asymptotiquement se rapprocher de celui du philosophe genevois. Mais, la conception rousseauiste de l’Etat restera étrangère aux conceptions de Carré. Cependant, l’accent mis sur la volonté générale infléchit peu à peu le discours malbergien d’une doctrine de la hiérarchie des organes de pouvoir vers un rousseauisme accommodé. La critique de Carré se concentre sur l’incompatibilité d’un individualisme méthodologique de R. avec le holisme qu’exige sa théorie de l’Etat. Carré s’oppose à R. sur un point très clair : la personnalité de l’Etat. L’Etat transcende le peuple, il est l’organe sans lequel n’existerait aucune souveraineté. Donc le peuple n'est pas en lui-même souverain. L'Etat n'est pas immanent au peuple en tant que passif (CS, I, 6). Car, si le peuple est souverain qui est le souverain ? Le peuple ne peut se transcender lui-même sans une structure de domination autre que lui. Aussi faut-il penser l’Etat comme une personne morale indépendante du peuple et non une personne morale qui se confondrait avec le peuple en corps. Le peuple ne peut se faire souverain ex nihilo. Par exemple, il n’est pas électeur indépendamment de l’Etat qui le constitue comme électorat. L’Etat précède sinon chronologiquement du moins logiquement le pouvoir politique du peuple. Le peuple est une multitude, seule une personne est susceptible de l’organiser en une nation : la souveraineté nationale ne peut être le fait que d’un passage à la limite, passage du multiple à l’un dans l’élément de l’Etat. L’Etat est alors réflexion du peuple en lui-même, médiation réelle entre le peuple comme pluralité et le peuple comme unité : « la puissance de domination étatique ne peut se concevoir que dans l’Etre synthétique et abstrait qui personnifie la collectivité et qui n’est autre, en définitive que l’Etat » (Contribution, II, 174).

Si l’Etat doit précéder logiquement l’unité du peuple qu’il organise, il est hors de propos de penser sa généalogie. Nul besoin de remonter à l’état de nature car le concept d’Etat suffit à l’élucidation des problèmes qui le concernent. « Il est vain de vouloir chercher un fondement juridique à l’Etat en dehors du fait de son organisation initiale » (Contribution, 64). Ainsi, « l’Etat doit avant tout son existence au fait qu’il possède une constitution », c’est-à-dire une forme matricielle autant qu’une puissance d’exécution. Cela pousse Carré à réfuter la doctrine du contrat : « un contrat a pour objet précis de faire naître entre les contractants eux-mêmes des droits et des obligations à des prestations. Or si les hommes, en voulant l’Etat d’un commun accord s’imposent envers lui des devoirs de sujétions, du moins ils ne créent par là aucune espèce d’obligation les grevant les uns vis-à-vis des autres. » (Contribution, 60). L’Etat ne peut donc être immanent au peuple ni fondé sur la souveraineté des citoyens. Ainsi, « l’erreur capitale de R., c’est d’avoir présenté la souveraineté de l’Etat comme faite de celle de ses membres alors que la souveraineté ne peut se communiquer aux citoyens, quant à son exercice, qu’après être née, d’abord, dans l’Etat et du fait de l’organisation qu’a engendré l’Etat et sa puissance. » (Contribution, II, 52). Il finit par réfuter la notion d’intentionnalité collective sur laquelle se base la personne collective, la volonté générale, du peuple chez R. Juridiquement, on doit pouvoir associer à tout acte une personne physique ou juridique capable d’en répondre. Il faut donc séparer la personnalité de l’Etat de celle du peuple : l’intention étatique ne peut en rien être imputée au peuple, la notion d’intention collective n’ayant juridiquement pas de sens (Contribution, 24).  Le sujet de la souveraineté, l’Etat, doit être distingué du sujet passif, le peuple, comme l’unité est différente de la multiplicité. Le primat de la généralité de la loi aurait pu être un point de convergence. Mais, Carré reprend la distinction entre forme et matière ainsi que la notion de généralité pour en établir une critique (Contribution, 277). Distinguer la matière est inutile, c'est un obstacle au positivisme juridique. En droit positif français, les lois ne sont pas définies par des valeurs morales ni par leur matière. Seuls importent la nature formelle de la loi, l’agencement logique des lois entre elles, ainsi que sa puissance de décision (Contribution, I, 329). Si la notion formelle de la loi est traditionnelle depuis 1789, jamais la distinction rousseauiste entre la matière et la forme de la loi ne fut admise par les constituants. Supprimer toute référence à un qui ou un quoi permit de déplacer le pouvoir législatif du peuple au parlement – ce que la conception rousseauiste interdisait. Carré semble, en revanche, se rapprocher de R. à travers la distinction entre les actes de souveraineté proprement dits des actes subordonnés à cette souveraineté, il reprend la distinction décisive entre loi et décret ; acte de gouvernement et acte législatif. « Selon cette conception qui a trouvé son expression la plus précise dans le CS de R., il faut dans l’activité du corps social comme dans celle des êtres humains distinguer les actes de volonté qui consistent à décider et les actes physiques qui permettent à la volonté de se réaliser » (Contribution, 466). Ainsi, « sur un objet particulier, ne forme pas une loi, mais un simple décret, un acte de magistrature, c’est-à-dire un acte administratif » (Contribution, 277). Mais, là encore, la thèse de R. pèche par son imprécision. Si Carré considère les thèses rousseauistes comme un obstacle au positivisme juridique, il conserve l’idée de subordination des instances. Chez R., souligne Carré, la souveraineté est dite indivisible (CS, II, 2). R. insiste donc sur l’unité du pouvoir souverain et lui subordonne tous les autres pouvoirs (exécutif et judiciaire). Il n'y a pas de division des pouvoirs comme chez Montesquieu mais une diversification de la même souveraineté en une pluralité d'organes. « R. place à côté du législateur ou souverain, le gouvernement ou corps chargé de l’exécution des lois ». Cela établit, en fait, un pouvoir unique, le pouvoir législatif, confondu avec le souverain. L’exécutif – le gouvernement – ne peut en rien contrebalancer, comme dans la théorie de Montesquieu, le législatif – le souverain – car le gouvernement lui est strictement subordonné (Contribution, II, 10). Ceci est très conforme à l’opinion de la Convention révolutionnaire. Carré souligne qu’il est « impossible de concevoir qu’il n’y ait dans l’Etat que des pouvoirs égaux. L’unité étatique s’en trouverait rompue » (Contribution, 52). Ce qui prime est donc l’existence d’un centre unique, d’un organe supérieur auquel toutes les autres fonctions sont subordonnées. Une deuxième période de l'œuvre malbergienne est marquée par un pas décisif vers la doctrine de R.. D'abord rejetée pour son anti-positivisme, c'est pour la même raison, qu'elle sera reconsidérée. La source légitime de la souveraineté de l'Etat demeure problématique. L'Etat n’est pas seulement lieu de domination unilatérale ; il doit aussi être un appareil de contrôle (la constitution établit les conditions d'une limitation interne du pouvoir des dirigeants). Mais, c'est en termes d'auto-limitation qu'il faut penser les limites de l'Etat, car, en tant que souverain, il ne peut être limité ou déterminé que par sa propre volonté. Ce retournement de la volonté de l'Etat sur elle-même correspond au passage du moment constituant aux pouvoirs constitués (Contribution, I, 231). Mais, si les constitutions françaises  donnent la volonté générale comme fondatrice, il faut donc qu'une activité constituante soit dévolue au peuple. C’est ce que Carré de Malberg établit dans La Loi. Il se rapproche ici de R.. Il y a comme une relation dialectique qui s'institue : la souveraineté doit pouvoir retourner au peuple sans que la volonté constituante ne puisse au sens propre être étrangère à l’Etat. Le peuple recevrait ainsi une compétence constituante (celle d’établir les lois et d’être la source de l’auto-limitation) de ce qu'il a préalablement été reconnu compétent par l'Etat (la compétence électorale est une compétence instituée), c’est-à-dire d’être un pouvoir constitué. A quel titre un régime parlementaire peut-il être l’expression de la volonté générale ? Posant cette question, Carré, fidèle à R., critique le régime représentatif. La constitution de 1791 comme celle de 1875 donnent la loi comme l’expression de la volonté générale. Mais, la loi n’est-elle pas, en régime parlementaire, l'effet de l’arbitraire du parlement ? Car la participation des citoyens à son élaboration se réduit à la seule élection. Or, comme le dit bien R. seul le pouvoir peut être représenté et non la volonté (si le gouvernement peut administrer à la place du peuple, il ne peut vouloir à sa place). Carré remet donc en cause la foi que les révolutionnaires avait dans la possibilité de « combiner leurs institutions représentatives avec la définition empruntée à R., de la loi produit de la volonté de tous » (La Loi, 157). Il est tout à fait clair : « ou bien l’on entend maintenir le concept, venu de R. et transmis par la Révolution, suivant lequel la loi a pour fondement la volonté générale et pour objet la manifestation de cette volonté générale. En ce cas, il n’est plus possible de se contenter de l’argument qui consiste à prétendre que tous les citoyens sont présents dans le parlement à l’instant de la création de la loi : car un tel argument est empreint d’un genre de vision mystique qui manque manifestement de toute base réelle. [L’hypothèse constitutionnelle oblige] à conférer au corps populaire un certain rôle actif dans l’œuvre de la législation. On est donc conduit à revendiquer comme minimum de faculté législative populaire, le droit pour les citoyens d’élever une réclamation contre la loi » (La Loi, 217). Carré souligne, comme R., le risque despotique qui existe si le parlement dispose et du pouvoir de faire les lois et du pouvoir d’établir le cadre dans lequel les lois doivent être produites (la constitution). Car il faudrait alors qu’ils soient à la fois organes constitués et organes constituants définissant eux-mêmes le statut de leurs compétences. En définitive, la distinction entre lois constitutionnelles et lois ordinaires ne se justifie que de ce qu’il faut établir des limites aux compétences du parlement afin qu'il ne devienne pas tyrannique. Cela n’aurait aucun sens dans une démocratie directe où le peuple pourrait faire un exercice immédiat de sa souveraineté. Si le peuple était son propre maître, la notion de lois constitutionnelles n’aurait plus aucun sens, car il n’y aurait pas de sens à protéger le peuple contre lui-même. Carré donne à la critique rousseauiste de la représentation une double solution : le contrôle de constitutionnalité concernant l’action du parlement, la capacité populaire d’élever des réclamations contre les décisions parlementaires. Cela montre bien que la souveraineté n’est rendue au peuple que sous la condition de s’en rapporter à la forme de l’Etat. La souveraineté du peuple n’est elle-même possible qu’avec et par l’Etat, médiation nécessaire. C’est pourquoi, il insiste sur la notion d’expression : si la loi doit exprimer la volonté générale, plus qu’elle ne la représente pas, alors doivent exister des médiations réelles qui en rendent le peuple maître. In fine, l’Etat est bien la pierre angulaire du système, chose que R. semble avoir ignorée, le pouvoir constituant n’est possible qu’à se nouer à cette médiation nécessaire, fonction d’unification qui fait passer, selon une relation réflexive, la pluralité dans un univers bien ordonné et coordonné.

Bibliographie : Carré de Malberg, Contribution à la Théorie Générale de l’Etat, vol.1 et 2, Paris, Sirey, 1920 et 1922, réimp. Paris, Editions du CNRS, 1962 – Carré de Malberg, La Loi, Expression de la Volonté Générale, Paris, Economica, 1984 – Relations des Journées d’Etudes en l’Honneur de Carré de Malberg (1861-1935), Paris, Dalloz, 1966.

[Pierre Crétois]

CASSIRER, Ernst

(1874-1945)

Cassirer est né à Breslau en Silésie le 28 juillet 1874. Sa carrière d’auteur peut être répartie en trois périodes : a) Les années berlinoises de 1906 à 1919 durant lesquelles Cassirer est Privat-Dozent à l’université « Unter den Linden ». Il publie alors les deux premiers volumes du Problème de la connaissance dans la Philosophie et la Science des temps modernes (1906-1907), Substance et fonction (1910), Kants Leben und Lehre et Liberté et forme (1918) où figure un important chapitre sur Goethe. b) Viennent ensuite les années hambourgeoises de 1919 à 1933 : il est professeur titulaire d’une chaire de philosophie à l’université d’Hambourg ; nommé recteur en 1922, il démissionne de ses fonctions de professeur le 5 avril 1933 suite à l’effondrement politique de la République allemande. Cette seconde période donne lieu à une importante production : Le 3e volume du Problème de la connaissance (1920), La Philosophie des Formes symboliques (1923, 1925, 1929), Idee und Gestalt (1921) dans lequel paraissent deux articles sur Goethe, Langage et Mythe (1925), Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1927), La philosophie des Lumières (1932), La Renaissance platonicienne en Angleterre et à l’école de Cambridge (1932), et « Kant und das Problem der Metaphysik. Bemerkungen zu Martin Heideggers Kantinterpretation » Kant-Studien, 36 (1931). c) Suivent les années d’exil en Suède et aux Etats-Unis de 1933 à 1945. Il s’installe à Göteborg en Suède en 1935 où il occupe une chaire de philosophie à titre définitif. Il publie, durant cette période, Déterminisme et Indéterminisme dans la physique moderne (1936) ainsi que cinq articles sur la pensée et la personnalité de Descartes publiés en 1939 sous le titre : Descartes. Lehre-Persönlichkeit-Wirkung. Invité à venir enseigner pendant deux ans à l’université de Yale en 1941, il prolonge son séjour en acceptant un poste de professeur à l’université de Columbia pour l’année 1944-1945, la dernière année de sa vie. Ses plus importantes publications de cette époque sont Logique des Sciences de la Culture (1942), l’Essai sur l’homme (1944) et Le Mythe de l’Etat (1946). Ses textes consacrés à R. datent de la 2e et de la 3e périodes : Das problem Jean-Jacques Rousseau » paraît en 1932 dans l’Archiv für Geschichte der Philosophie (t. XL) ; sa traduction française, très tardive, en 1987, par Marc de Launay est précédée d’une préface de Jean Starobinski. Un compte-rendu exhaustif de ces premières recherches de Cassirer sur R., ainsi que le débat qui leur succéda, figurent dans le Bulletin de la Société française de Philosophie, (t.XXXII.) Cassirer y donna le 27 février 1932 une conférence sur « L’unité dans l’œuvre de J.-J. R. ». Son dernier article enfin sur le philosophe français est « Kant und R. » paru en 1945 dans le Journal of History of Ideas des Presses de l’université de Princeton. On doit sa traduction française, tardive elle aussi, en 1991, à Jean Lacoste sous le titre Rousseau, Kant, Goethe : Deux essais.

Le problème J.-J. R. se tient au carrefour des vastes recherches de Cassirer sur tous les domaines du savoir au 18e siècle et de sa relation privilégiée à Kant et Goethe. Ce texte reflète encore les exigences méthodologiques et conceptuelles de sa Philosophie des formes symboliques et de sa Logique des Sciences de la Culture qui, restituées, dissiperont les ombres pesant sur sa conception de l’unité de la pensée de R. : son kantisme outré et son impasse faite sur la question esthétique.

Le problème J.-J. R. est de même que La philosophie des Lumières de genre dramatique. Son sujet est la pensée de R. en son dynamisme interne en tant qu’elle est habitée, de part en part, de tensions provoquées par les grandes questions scientifiques, politiques et éthiques héritées des savants du 17e siècle. Comment R. est parvenu à déplacer le centre de gravité de la pensée métaphysique du siècle précédent, telle est la démonstration à laquelle nous convie Cassirer. Elle participe de sa confiance affirmée dans les forces créatrices individuelles qui, semblables aux faits particuliers, « s’éclairent et viennent se composer pour ainsi dire en un tableau universel et cohérent » (La philosophie des formes symboliques 1. p.10, Philosophie der symbolischen Formen, p.8). L’historien est, en présence des idées de la tradition, semblable à l’architecte qui a devant lui une grande carrière, il se doit, à l’aide des matériaux dont il dispose, « de réaliser, avec le maximum d’économie, de convenance et de solidité, l’image primitivement conçue par son esprit » (Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister p.364, Goethes Werke (b.7) p.405). Le néo-humanisme goethéen habite la critique rousseauiste de Cassirer par l’entremise de son principe de puissance créatrice. S’y affirment, seules, les préoccupations de R. qui ne lui ont laissé « ni trêve, ni repos jusqu’à ce qu’il [les] ait projetées de telle ou telle manière hors [de lui] » (ibid). Cassirer voit s’exercer l’inventivité de R. sur ces deux problèmes hérités du 17e siècle : le problème de théodicée et celui du contrat social. R. a, le premier, osé « rompre le lien considéré comme indissoluble » entre le monde du savoir et le monde de la volonté (La philosophie des Lumières p.269, Die Philosophie der Aufklärung p.361). Il a enseigné envers et contre tous ses contemporains que « la liberté de l’esprit ne peut rien apporter à l’homme sans la liberté morale et cette liberté ne peut être acquise que par un changement radical de l’ordre social, chassant tout arbitraire et portant à la victoire la nécessité intérieure de la loi » (p.272 et p.366). Nulle place donc dans cette critique pour le picaresque des idées quand elles sont abandonnées au cours des événements extérieurs qui les travestissent de mille et une façons au point de les rendre méconnaissables. Cassirer invite son lecteur, par la médiation de son principe de puissance créatrice, à passer du monde de l’exégèse littéraire, historique et réaliste rousseauiste, avec son souci du détail biographique et psychologique, des anecdotes, des témoignages, à l’univers de l’exégèse structuraliste qui lui est propre dans sa préoccupation de saisir les concepts des grandes œuvres à l’intérieur du monde des grands créateurs.

Pour autant le philosophe allemand ne s’est jamais fait le thuriféraire d’un structuralisme radical, jamais il n’a consenti à dissocier la « structure structurée » et « le sujet structurant » (La relation critique, Ed. Gall. 2001, p.46). La pensée de J.-J. R. nous apparaîtra, assure-t-il, si nous ne cherchons pas à dissocier « le contenu et le sens de son œuvre, des conditions personnelles d’existence ». La tâche est donc dévolue à l’historien des idées de « saisir ces deux aspects qu’entremêlés et conjoints, qu’en une sorte de « mise en abîme » (wiederholter Spiegelung) et d’éclairage réciproque » (Le problème J.-J. R p.14 et Das problem p.5). Le portrait retrouve désormais dans Le problème J.-J. R. le rôle que Sainte-Beuve lui avait assigné en son temps : servir de préliminaire à l’étude des grandes œuvres. Qu’il s’agisse de l’arrivée à Paris, de l’illumination de Vincennes, du premier ou du second Discours, du Contrat social, de l’Emile ou de la Nouvelle Héloïse, ces évènements et ces œuvres disent l’exigence de liberté morale qui anime R.. Elle s’exprime par la médiation de concepts riches et variés et se manifeste, dans son expérience personnelle, par un repli sur soi caractéristique : « R. restant obstinément replié sur soi, presque noyé en lui-même » (Le problème J.-J. R p.123, Das problem…p. 72). L’auteur du Problème J.-J. R. s’applique, induction historique à l’appui, à redresser une à une les torsions que l’exégèse littéraire a fait subir à sa pensée en tentant d’apporter diverses réponses aux paradoxes dits « rousseauistes » distendus par elle jusqu’à l’incohérence. Le plus fondamental d’entre eux concerne la bonté naturelle. Il trouve sa solution dans l’énigmatique propos de Kant extrait des Observations sur le sentiment du beau et du sublime : « Newton fut le premier à voir de l’ordre et de la régularité alliés à une grande simplicité là où, avant lui, on ne rencontrait que désordre et disparate ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géométriques. R. fut le premier à découvrir sous la diversité des constellations humaines connues la nature profondément cachée de l’homme et la loi secrète qui, grâce à ces observations, justifie la Providence. Avant lui, l’objection d’Alphonse et de Manès valait encore. Après Newton et R., Dieu est justifié, et désormais la doctrine de Pope est vraie » ( Le problème J.-J. R p.52, Das problem…p.29). La métaphysique du 17e siècle d’inspiration leibnizienne, travaillant à la disculpation de Dieu, posait le problème suivant : L’homme était-il autorisé à s’entretenir du bien et du mal dans l’au-delà ? Le finalisme théologique du temps, servi par la psychologie empiriste, permettait d’en douter et avec lui la croyance menacée de s’effondrer. Sauf à circonscrire en l’homme son domaine de juridiction morale, R. va courageusement s’atteler à cette entreprise en délimitant la sphère de l’autorité morale au monde social. Le philosophe, en transposant le problème de théodicée de la sphère de la métaphysique à la sphère du droit, admet désormais que « c’est l’homme et lui seul qui doit être son propre rédempteur et, au sens éthique, son propre créateur » (Le problème J.-J. R. p.57, Das problem.., p.32). Ainsi est-il porté à poser en l’homme un principe libre, autonome et vivant qu’il désigne tantôt du nom de « sentiment intérieur », tantôt du nom de « conscience. » Si donc ce premier terme de « sentiment intérieur » n’est pas sans ambiguïté chez R, la faute n’en revient pas à une éventuelle faiblesse de la démonstration rousseauiste, elle a plutôt sa raison d’être dans la métaphysique du siècle précédent dont il s’inspire et qui est, en son principe, une objection à sa propre notion de sentiment intérieur. L’extension de ce constat, établi dès sa conférence sur l’unité de la pensée de R. en 1932, à la notion de « société » dans Le problème J.-J. R. et à celle d’« état de nature » dans l’article « Kant et R. » de 1945 pose elle-même le problème suivant : Cassirer doit-il cette conviction à son entière subordination à la critique de la métaphysique kantienne où la doit-il au contraire à la mise à l’épreuve de cette critique à même l’œuvre de R. et de son exégèse littéraire ?

Inversons le mouvement, plutôt que de rester rivé au soupçon de kantisme outré, plutôt que de s’obstiner à appréhender les choses à l’endroit, reprenons-les à l’envers et à rebours. Interrogeons-nous sur la place occupée par l’énigmatique propos kantien dans le vaste travail de recherches entrepris par Cassirer sur tous les domaines du savoir au 18e siècle. L’intérêt de Cassirer pour le fragment de Kant ne date pas de ses études rousseauistes, il en fait déjà mention dans son texte de 1918, Kants Leben und Lehre. Seulement il ampute la citation de Kant, de l’observation suivante : « Avant lui, [avant R.] l’objection d’Alphonse et de Manès valait encore. Après Newton et R., Dieu est justifié, et désormais la doctrine de Pope est vraie. » Cette omission témoigne que du « Newton du monde moral » à l’apologue du « Tout est bien » la conséquence n’est pas encore bonne pour le biographe de Kant en 1918. Il s’agit d’une simple intuition initiale. Reste donc à s’interroger sur les chaînons manquants qui ont conduit Cassirer jusqu’aux thèses du Problème J.-J. R., de Die Philosophie der Aufklärung et de l’article Kant und R. ?

1) Le premier est Le problème de la connaissance… (t.2). Ce texte situe la réforme psychologique au 18e siècle dans le prolongement de la réforme esthétique. Baumgarten, va inciter son disciple, George Friedrich Meier à dépasser la réduction de la conscience à « un jeu associatif des sensations » (Le problème de la connaissance…p.398 et Das Erkenntnisproblem… p.566) caractéristique de la psychologie du 18e siècle. Baumgarten va le premier poser le problème de l’autonomie du jugement esthétique qui fut, avant d’être l’objet d’une théorisation esthétique de son fait et d’une théorie psychologique du fait de Meier, l’objet d’un combat dont Goethe rend compte dans son œuvre Poésie et Vérité.. Ce combat, insiste Cassirer, n’est pas tributaire d’une opposition simpliste entre empiriste et rationaliste. L’esprit classique en France est défendu par l’empiriste Condillac qui soutient dans son texte la Langue des calculs que « L’analyse fait les pöetes, comme elle fait les mathématiciens » (Presses universitaires de Lille III, 1981, p.234). Et quand, en Allemagne, Goethe part en guerre contre la dictature de la règle représentée par Gottsched, il ne fonde pas pour autant la « puissance de l’imagination » sur le seul sentiment, mais sur un « jugement de l’âme. » L’influence rationaliste de Lessing sur Goethe adolescent n’est pas étrangère à sa polémique contre l’esprit classique des encyclopédistes du livre XI de Poésie et Vérité.

Cette genèse considérée, il est possible d’envisager comment Le problème de la connaissance…(2) a pu préparer la voie à la résolution ultérieure de l’énigme kantienne relative au « Newton du monde moral » et à l’apologue du « Tout est bien. » Si, en effet, la réforme en psychologie au 18e siècle dépend de la réforme esthétique menée à son terme, il faut soit (première hypothèse) renoncer à poser l’existence d’une doctrine de la conscience autonome chez R., sous prétexte que la réforme esthétique n’est absolument pas consommée en France à son époque, soit (seconde hypothèse) admettre qu’il est parvenu à une conception de la conscience libre, autonome, et vivante en empruntant une voie différente de celle de l’esthétique. Pourquoi Cassirer ne s’est pas rendu à la première hypothèse ?

2) Le second chaînon permet de le comprendre. Cassirer consacre son texte Liberté et Forme à l’étude de l’esthétique au 18e siècle en Allemagne. Elle donne lieu à une comparaison entre R. et Goethe portant sur leurs sentiments respectifs de la nature. Celui de Goethe coïncide avec l’expression pure d’une imagination entravée ni pas la rigueur de la règle, ni par la déliquescence des impressions : Goethe, exaltant la nature, l’affranchit des liens d’ordre moral et religieux extérieurs. Il exprime une règle intérieure d’ordonnance émotive, bref un jugement esthétique autonome. Il n’en va pas de même du sentiment de la nature rousseauiste qui « est conditionné et traversé par le pathos de son idée abstraite de liberté» (Liberté et Forme. L’idée de la culture allemande, p.178). On observe que Cassirer doit, en partie, cette distinction au chapitre sept de Poésie et Vérité. Goethe s’y qualifie de libérateur de la poésie vis-à-vis des autres domaines du savoir auxquels il l’a trouvée, en son temps, assujettie. Or cette appréciation semble avoir compté à part égale avec celle portée par Kant sur R. pour déterminer le centre de l’œuvre du philosophe français. Cassirer n’eût peut-être pas été si attentif aux observations formulées par Kant sur l’œuvre et la personne de R., si elles n’avaient pas été accréditées par l’œuvre de Goethe. Inversement, Cassirer n’eût peut-être pas prêté au développement de Poésie et Vérité un grand intérêt s’il n’avait vu en lui la possibilité offerte de restituer les observations de Kant sur l’œuvre de R. dans leur justesse.

La double optique du Problème de la connaissance…et de Liberté et Forme put fournir au Problème J.-J. R., son problème par excellence sous la forme de ce questionnement : Comment J.-J. R. a-t-il pu apparaître à Kant comme le « Newton du monde moral », comment a-t-il pu concevoir une doctrine de la conscience libre, autonome et vivante alors que l’esthétique et la psychologie de son temps, dont il s’inspirait par ailleurs, invitaient à y renoncer ? Un des aspects fondamentaux du Problème J-.J R. est de montrer que la doctrine de la conscience rousseauiste n’a pu être conquise par la voie religieuse. Celle-ci est investie d’un eudémonisme dont sa théorie politique ou morale est dépourvue. Le propos de R. en politique n’est pas de protéger le bonheur mais de garantir des droits. Il restait donc un seul domaine susceptible de donner sens à la formule kantienne : le domaine métaphysique. La solution proposée par R. consiste « à situer la responsabilité là où jamais avant lui on ne l’avait cherchée, à créer en quelque sorte un nouveau sujet à qui l’on puisse imputer cette responsabilité. Et ce n’est pas l’individu, mais la société » (Le problème J.-J. R. p.56, Das problem.., p.31). Cette solution est véritablement nouvelle car elle soustrait la question de la théodicée « à la compétence de la métaphysique pour la placer au cœur de l’éthique et de la politique » (p.57 et pp.32-33). L’homme peut désormais compter sur ses propres forces à savoir : la maxime de tout le droit politique, la loi, et son corrélat sa  capacité d’acquiescer ou de résister, expression de la « spiritualité de son âme » (O.C., t.2, second Discours, p.142) pour se libérer du mal.

La voie suivie par Cassirer témoigne moins de sa subordination à Kant que de sa conviction selon laquelle personne n’est plus à même d’apprécier la force créatrice d’une œuvre d’un grand créateur qu’un créateur d’égale force pour autant qu’il en juge dans la dynamique de constitution de sa propre œuvre. Kant a vu en l’œuvre de R. celle d’un homme travaillant à inaugurer une nouvelle forme de vie susceptible de l’aider à refonder des voies doctrinales jusque là inaperçues sous l’effet de sa soumission à l’intellectualisme dominant de son siècle. De même, l’attention portée par Cassirer à la lecture kantienne du philosophe français, servie par sa bonne connaissance de Poésie et vérité, loin de clore le débat sur le sentimentalisme de R. a su appeler son renouvellement. Et force est de constater que le philosophe allemand n’est pas parvenu à inverser le mouvement de la critique littéraire de son temps sans sa révolution méthodologique remarquable touchant l’approche des influences et l’étude de l’homme. Elle fait de son principe de puissance créatrice, d’inspiration goethéenne, l’embryon à partir duquel vont croître non seulement sa Philosophie des formes symboliques, mais encore sa Logique des sciences de la culture. À la confiance exprimée aux forces créatrices individuelles qui s’éclairent les unes les autres et viennent se composer pour ainsi dire d’elles-mêmes en un tableau universel et cohérent correspond désormais une phénoménologie de la perception qui pose, en son principe, l’intersubjectivité comme phénomène intrinsèque de la structuration de soi. Le « moi » et le « toi », grâce à l’activité de symbolisation, dont les vecteurs privilégiés sont le langage, la pensée et l’art, conquièrent leur unité par réciprocité. Cette conquête, non dépourvue de tension, a lieu au prix d’une résignation du « moi » et du « toi » à ne jamais coïncider sinon par la médiation des œuvres moyennant la dimension d’écart qu’elles ouvrent entre eux. Cet écart n’exclut nullement, en conséquence, une sortie hors de ces œuvres par régression jusqu’aux expériences originaires de leurs auteurs et par progression jusqu’aux métamorphoses capables d’en assurer le dépassement. Ni angélique, ni diabolique ce saut hors des œuvres a, grâce à Cassirer, la salubrité d’une plongée dans l’humanité par les Humanités. Le portrait de R., d’usage dans l’exégèse littéraire, acquiert, avec lui, une dignité jamais atteinte tout au long de l’histoire du rousseauisme. Si la critique nationaliste lui donnait des couleurs « scandaleusement » fauvistes pour mieux projeter sur lui son désir de le voir abandonné à la malédiction romantique, Cassirer refuse, quant à lui, d’en faire la projection incarnée de « la puissance primitive des sentiments et des passions » (R., Kant, Goethe p.43) délivrée de la contrainte et de la raison à la manière de la génération du Sturm un Drang. Entre le portrait de R. aux couleurs d’un pittoresque réaliste qui fait l’homme grotesque, et celui du « monstre sans but et sans repos…qui …aspire avec fureur à l’abîme » (Goethes Werke, III, Faust, p.107, Goethe, théâtre complet, (trad,G. de Nerval) Gall, p.1211), il y a désormais place pour une peinture sur fond de conviction kantienne restituant à l’ensemble de ses traits leur rectitude en hommage à sa nature profondément morale et « scandaleusement négligée dans la conception traditionnelle » (R., Kant, Goethe, p.42).

Bibliographie

E.Cassirer : Descartes. Doctrine-Personnalité-influence (éd. Du cerf, 2005), Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren zeit (Yale university Press, New Haven, conn. 1971), Le problème de la connaissance dans la Philosophie et la Science des temps modernes. De Bacon à Kant. (t.2) (éd. Du cerf, 2005), Freiheit und Form, studien zur deutschen Geistesgeschichte, Darmstadt : Wiss. Buchges., 1991, Liberté et forme, l’Idée de la Culture allemande (éd. Du cerf, 2001), Philosophie der symbolischen Formen 1. et 2., 1953 by Yale University Press, Darmstadt : Wiss. Buchges., 1964, et 1972 pour la traduction française par les Editions de Minuit.

Goethe (Johann Wolfgang von), Goethes Werke.-Hamburger Ausgabe, in 14 Bänden, Band III : Faust, Band VII : Wilhelm Meisters Lehrjahre. Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister traduit de l’allemand par Jeanne Ancelet-Hustache par les éditions Aubier Montaigne, 1983. 

Ernst Cassirer de Marbourg à New-York. L’itinéraire philosophique. Actes du colloque de Nanterre 12-14 octobre 1988 édités sous la direction de Jean Seidengart, (éd. Du cerf, 1990).

 

[Catherine Labro]

CHALLAYE Félicien

(Lyon, 1875-Paris,1967)

Très proche de Péguy qu’il a rencontré à l’Ecole normale lors de ses études de philosophie, Challaye, ardent dreyfusiste, s’éloigne ensuite de son maître quand ce dernier rompt avec Jaurès. Challaye, professeur de philosophie à Paris, s’engage alors ardemment dans le combat anticolonialiste et publie en 1935 ses Souvenirs sur la colonisation. Membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il condamne l’antisémitisme et le nazisme mais il refuse toute idée de conflit avec l’Allemagne et rejoint la direction de la minorité ultra-pacifiste de la Ligue des droits de l’homme qui se déclare hostile à toute intervention en Espagne. Il se rend en Allemagne à l’automne 1938 et revient satisfait car persuadé de la volonté pacifiste des dirigeants allemands et se sent prêt à travailler pour le rapprochement franco-allemand. C’est durant cette période qu’ il publie son ouvrage, La formation du socialisme de Platon à Lénine où il est question de R. qu’il considère, à la lecture du Contrat social, comme le théoricien de la démocratie. Il explique la philosophie de J.-J. par son existence et la place qu’y a prise la nature : « De cette expérience approfondie R. conclut à la supériorité de l’état de nature sur l’état de société ; il dégage l’idée du retour à la nature. C’est le thème qui fait l’unité de son œuvre. » (p. 37.) Il rappelle que l’état de nature décrit par R. constitue une abstraction et une hypothèse et que le philosophe, loin de vouloir détruire la propriété privée, voulait « la renfermer dans les plus étroites bornes. » Challaye, alors passé dans le camp de la collaboration avec l’occupant, reproduit ses réflexions sur R. dans son Histoire de la propriété publiée en 1942. En 1941, dans la droite ligne des préoccupations pédagogiques de Vichy, dans son essai L’Enfant et la morale, il s’intéresse à un autre aspect de la pensée de J.-J., celui de l’éducation. Il rappelle une fois de plus la supériorité de l’état de nature sur l’état de société tout en expliquant que pour R. cette supériorité de l’état de nature est prouvé par la bonté naturelle de l’enfant que l’éducation doit préserver. Rien de très nouveau ni de très original dans ce résumé de la pensée pédagogique de R. Mais Challaye est parfois sévère à l’égard de R. Il considère que la thèse de la bonté naturelle de l’homme constitue une « utopie métaphysique ». (p. 141.) Il remarque par ailleurs que si le citoyen de Genève fustige l’autorité dans l’éducation morale d’Emile, le pouvoir que le gouverneur exerce sur son disciple doit lui faire sentir sa faiblesse et sa totale dépendance, preuve de la nécessité de l’autorité. Il prend un assez vif plaisir à traquer les contradictions du philosophe lorsqu’il relève que « le démocrate R. avait conçu un plan d’éducation qu’il faut bien appeler aristocratique, puisqu’un seul enfant appartenant à une élite sociale est élevé par un seul précepteur qui lui consacre tout son temps. » (p. 38.) Il contredit le philosophe sur la place réservée à l’intelligence et à la raison dans la formation morale de l’enfant. Contexte de l’Occupation oblige, Challaye souligne la forte influence de l’œuvre pédagogique de R. en Allemagne qui a suscité « un ardent enthousiasme » notamment chez Goethe qui « appelait l’Emile l’Evangile des éducateurs » chez Beethoven et chez Kant dont, nous rappelle Challaye, « l’austère cabinet de travail avait pour unique ornement le buste du penseur genevois ». Il revient sur R. dans sa Petite histoire des grandes philosophies mais reproduit essentiellement le texte publié dans son ouvrage sur le socialisme. Challaye rend hommage aux philosophes socialistes dans le premier n° de Germinal, hebdomadaire lancé par un trust allemand le 28 avril 1944. Son article, « De Descartes à Jaurès » reprend le passage sur le philosophe publié dans son essai de 1937.

Bibliographie : Félicien Challaye, La formation du socialisme de Platon à Lénine, Paris, Félix Alcan,1937 – Félicien Challaye, L’enfant et la morale, Paris, PUF, 1941– Félicien Challaye, Histoire de la propriété, Paris, PUF, 1942 – Félicien Challaye, Petite histoire des grandes philosophies, Paris, PUF, 1942. 

                                                                                                                     [ Pascale Pellerin ]

Collaboration

(France, 1940 – 1944)

La fortune de R chez les partisans de la collaboration avec l’Allemagne nazie offre un tableau contrasté entre ceux qui, venant de l’Action française, dénoncent l’un des principaux responsables de l’effondrement de l’Ancien Régime, théoricien des droits de l’homme et du contrat social et d’autres qui, prétendant rester fidèles à leur engagement passé dans les partis de gauche, principalement la SFIO, refusent de renier en bloc les valeurs issues de la Révolution française. Quand à Maurras et ses acolytes, profondément germanophobes mais tout autant antisémites, vouant une haine tenace à R, ils se réjouissent de l’effondrement de la République et accordent leur soutien à la Révolution nationale. S’il n’appartiennent pas stricto sensu au camp des collaborateurs, il font partie de l’entourage de Pétain qui a cédé aux sirènes d’une entente avec l’Allemagne nazie. A partir de 1942, il faut observer à la loupe les divergences entre Vichy et les collaborateurs parisiens. La ligne de démarcation entre les ennemis de R et les avocats de J.-J. se dessine principalement autour du jugement porté sur la Révolution française et la démocratie. C’est la folie et le caractère sémitique de J.-J. qui expliquent, en partie, ses positions politiques. Les commentaires sur l’homme et l’écrivain sont souvent plus nuancés. Si une frange des collaborateurs rejettent le théoricien politique, ils ne restent pas insensibles devant le tableau des malheurs de J.-J. persécuté de toutes parts. Dans la capitale, certains journaux d’extrême-droite parisiens, dont le fonds de commerce se nourrit d’antisémitisme et d’antimaçonnisme, vomissent leur haine contre l’auteur du Contrat social. L’hebdomadaire Au pilori, sans même consacrer une demi-page à R, s’en prend violemment à lui dans ses colonnes. Un commentaire sur les instituteurs en février 1941, une réflexion sur la Révolution un mois plus tard, donnent lieu à des propos virulents ; quand R n’est pas un animal qui bave, il est le détonateur de l’ « explosion populaire » de 1789 et indirectement de la révolution bolchevique de 1917. Les commentaires sur R renvoient à l’animalité, à la bestialité du peuple, hydre monstrueux qui a détruit en un jour ce qu’on avait mis « vingt siècles » à construire. R est coupable d’avoir « bourré » le peuple de ses doctrines nauséabondes et de l’avoir soulevé contre  la civilisation et le raffinement de l’Ancien régime. Dans la Gerbe, hebdomadaire créé à l’initiative de l’Allemagne nazie, c’est son directeur Alphonse de Chateaubriant, admirateur d’Hitler, qui, le 5 septembre 1940 publie ses réflexions sur « l’homme nouveau en rupture totale, absolue, fondamentale, avec l’homme du Contrat social. » Chateaubriant veut en finir avec la notion de contrat entre gouvernants et gouvernés. A l’idéologie « mortifère » de la volonté générale et de la représentation politique s’oppose l’homme d’action qui appartient à la communauté. Il n’exerce plus aucun droit mais accomplit des devoirs : cet homme nouveau « appartient à un monde d’action auquel reste complètement étrangère l’idée même de la représentation politique. » Chateaubriant dénonce le pacte social qui garantit l’indépendance des citoyens et leur isolement. Le pacte social, chez R, permet, en effet, la transposition de la société civile à l’état de nature en garantissant la liberté de ses membres par leur isolement. La toute-puissance de l’Etat chez R pose paradoxalement la nécessité de la solitude, le besoin de la méditation face à la communauté. Et c’est là que se rejoignent pour certains l’auteur du Contrat social et des Confessions. Un article de l’hebdomadaire Révolution nationale du 21 août 1943 intitulé « Le précurseur » de Christian Michelfelder, s’attaque très violemment à R producteur d’« une littérature ignoble », celle de « l’aveu » de la « sincérité », de la perversité lâche symptomatique d’« une des maladies du démocrate, l’inaction par peur de l’échec […] qui mène à l’anarchisme » et à la guillotine de 1793. Les ennemis de R affirment l’homogénéité de son œuvre. Sa névrose conduit à la tuerie organisée, celle de la Révolution, dont la guillotine constitue le puissant symbole. L’aveu de l’impuissance à transformer le monde, la conscience du mal-être, portent paradoxalement un besoin de renverser radicalement l’ordre établi. R le « masochiste du martyre social », confond « sa révolte sentimentale avec le profond esprit critique dont il est incapable. » Plusieurs collaborateurs rejoignent cette thèse : c’est la folie de R qui explique ses positions politiques. Ramon Fernandez, adhérent au PPF de Doriot avant-guerre, dans son Itinéraire français paru en 1943, reprend, avec moins de hargne cependant, la même analyse sur le parallélisme entre les écrits autobiographiques et les textes politiques : « ne pouvant pas se changer lui-même, R change la société. Autrement dit, il devient révolutionnaire et le premier Jacobin. » Au demeurant, Fernandez s’incline devant la grandeur incontestable » de R. La réédition, en 1941, d’un article sur R paru en 1927 de René Laforgue, dans un recueil intitulé Psychopathologie de l’échec, qui tente d’expliquer l’homosexualité latente de R, ne peut qu’appuyer la thèse de la folie de l’écrivain. Un autre paramètre explique la démence démocratique de J.-J., la parenté du philosophe avec le peuple juif. L’auteur d’un essai à la gloire de l’Italie fasciste, Machiavel et Montesquieu, Recherche sur un principe d’autorité, un certain Marc Duconseil, s’en prend à l’inventeur de la démocratie, à R, le prophète juif révolutionnaire, responsable de la guillotine de 93. Dominique Sordet, ancien chroniqueur de L’Action française et de Candide, dans un ouvrage de propagande, Les derniers jours de la démocratie, paru en 1944 dans la maison d’édition qu’il dirige, l’Agence Inter-France,  applaudit à l’ « ouvrage remarquable » de Duconseil. Il remarque « une curieuse similitude de démarche entre l’esprit de R et celui de Léon Blum. » et dénonce les idées abstraites d’égalité et de liberté revendiquées par la Révolution française qui relèvent, selon lui, du « léger délire du névropathe R. » Les arguments des collaborateurs parisiens quant à la Révolution française et la parenté sémitique de R sont repris fidèlement par Maurras et ses acolytes de la zone sud, déterminés à empêcher toute tentative de réhabilitation du citoyen de Genève dont certains aspects de l’œuvre qui évoquent le retour à la terre ou la place de la femme reléguée aux tâches domestiques et à la maternité ont pu séduire les adeptes de la Révolution nationale. En 1941, un jésuite, André Ravier, publie une thèse, L’Education de l’homme nouveau, Essai historique sur le livre de l’Emile, qui épouse en partie le conservatisme moral de Vichy. Cette thèse a été menée sous la direction de Jacques Chevalier, filleul de Pétain. Ravier cite un grand nombre de textes de R qui exalte les bienfaits d’une éducation spartiate et critique l’instruction prématurée donnée aux enfants, thème que l’on retrouve parmi les inspirateurs de la Révolution nationale, chez le général Weygand, auteur d’un essai pédagogique, paru en 1937 Comment élever nos fils ?, qui donne la primauté à l’éducation sur la formation intellectuelle. Au demeurant, Ravier rompt rapidement avec Vichy puisqu’il devient membre de l’armée secrète. Il suit le même parcours que son confrère en jésuitisme, Jean Daniélou, dont Vichy conseille néanmoins la lecture aux femmes françaises dans une brochure parue en 1943 alors que Daniélou a déjà choisi la Résistance. En 1943, c’est un ouvrage scolaire sur R paru chez Hachette destiné aux lycéens qui reproduit plusieurs textes de l’écrivain précédés de titres, Le retour à la terre, La vie de famille restaurée, qui épousent les thèmes chers à la Révolution nationale. La structure de ce type d’ouvrages composés d’extraits suivis de citations d’écrivains et de questions censées orienter l’élève dans sa lecture, constitue un outil de propagande discret et efficace. De nombreux chapitres dénoncent le pourfendeur de l’inégalité et de la propriété et soulignent sa névrose. Léon Daudet, dans un recueil de textes paru en 1941, Sauveteurs et incendiaires, rappelle la folie de R incarnée par le Contrat social. Dès le 5 septembre 1940, Maurras s’en prenait à l’idéologie démocratique, maladie de la pensée française importée par le Genevois R. Préoccupés par la remise au goût du jour de R, ses proches mènent une contre-attaque virulente après la publication de la thèse de Ravier. Noël Boyer, dans L’Action française du 6 avril 1941 dénonce dans l’Emile « ces mensonges qui nous on fait tant de mal. » Le 28 janvier 1942, le journal propose « d’élever un bûcher pour y brûler les déclarations des droits de l’homme et les œuvres de R, Kant et Blum. » En 1943, Thierry Maulnier revient sur le danger à suivre R sur la voie d’une critique de la civilisation et de la culture. Le principal grief retenu dans le procès contre le philosophe, c’est l’invention de la démocratie moderne, le promoteur de l’individualisme, qui ont ruiné l’ordre et la tradition issues du monde gréco-latin. Un article du 20 janvier stigmatise l’individualisme rousseauiste responsable des deux plus grandes catastrophes de l’histoire de France, la chute de l’Ancien régime et l’invasion allemande de 1940. En juin 1943, le quotidien affirme que le « national-socialisme est un fils légitime de la sévère pensée du Contrat social. » L’ancrage germanophobe de l’Action française et sa fidélité au classicisme du Grand siècle français logent à la même enseigne romantisme, idéalisme kantien et exaltation mystique du Moi qui ont produit, selon elle, un terreau propice au nazisme. L’esprit maurrassien imprégna fortement les suppôts de la Collaboration. La milice de Joseph Darnand, profondément anti-allemande et non antinazie, s’engagea résolument contre la Résistance assimilée au communisme et devint paradoxalement l’alliée efficace des nazis. Son journal, Combats, publie le 1er juillet 1944 un article sur la folie de R, qui malgré son ridicule, nous dit l’auteur, a quelque chose d’émouvant « qui force la pitié, sinon l’admiration. » Les feuilles les plus collaborationnistes ne sont pas insensibles aux souffrances de J.-J. Marius Richard, dans on article de Révolution nationale du 17 mai 1941, rend hommage au talent d’Henri Guillemin et à son essai sur la rupture entre Hume et R. Inquiet et peut-être prévoyant l’issue de la guerre, il se demande au passage si « une aussi sordide haine intellectuelle » ne pourrait pas nourrir son époque. R, explique-t-il, n’a pas été victime de sa foi religieuse mais de son originalité, de son « non-conformisme » qui inspire un « besoin de vengeance presque aussi fatal que le cruel mécanisme instinctif de l’insecte. » Dans son Histoire de la littérature française publiée en 1943, le romancier et essayiste Kléber Haedens, qui reconnaît pleinement R coupable de la Terreur robespierriste, avoue le plaisir que lui procure la lecture des Confessions et des Rêveries et estime que les « Confessions ont une importance à peu près unique dans l’histoire de la littérature ». (p. 262.) Les collaborateurs qui se veulent fidèles à la tradition de la Révolution française, des Lumières et de la gauche socialiste qu’ils rattachent au nazisme, ne cachent pas leur admiration et leur dette pour R. Parmi eux, des intellectuels qui viennent de la SFIO comme Marcel Déat, des antifascistes comme Claude Jamet, membre avant-guerre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, des anticolonialistes comme Félicien Challaye. Parmi les proches de Déat, un certain Paul Rives, ancien député SFIO de l’Allier qui devient directeur d’un quotidien de zone sud, L’Effort, qui s’aligne sur les feuilles les plus collaborationnistes de la capitale. Le journal consacre de longues pages chaleureuses aux philosophes des Lumières et couvre de sarcasmes certains représentants de l’intelligentsia qui ne pardonnent pas aux philosophes du XVIIIème siècle d’avoir œuvré à l’effondrement de l’Ancien régime. Le numéro du 12 novembre 1941 consacre un article à R, à l’intérieur d’une série sur la mission du socialisme français dans l’organisation économique. Son auteur, Georges Servigne, en s’appuyant sur Jaurès, émet des regrets quant à la «  timidité intellectuelle » du philosophe, qui, au demeurant, «  a donné beaucoup au socialisme » en dévoilant le caractère usurpateur du droit de propriété dont il respecte le principe. « R est de ceux dont on peut dire qu’ils n’ont jamais terminé leur mission. » Et le 9 mars 1942, un article proteste contre la « haine irraisonnée qui poursuit implacablement l’hôte des Charmettes » à propos du déboulonnage de la statue de J.-J à Chambéry. Il remercie Henri Guillemin pour son  « étude lumineuse » publiée par la Gazette de Lausanne, et revient sur l’influence du philosophe sur la Révolution. L’Oeuvre consacre également le 10 mai 1942, sous la plume du libertaire René Gérin, un article à l’essai de Guillemin, « une étude psychologique de grande valeur et le plus passionnant des romans policiers ». Il félicite Guillemin pour sa réhabilitation du philosophe dont « tous les amis se réjouiront. »Un nouvel article de L’Effort, le 25 juillet 1942 sur J.-J. et l’Occupation rappelle l’hommage des troupes prussiennes, russes et autrichiennes, après la défaite de Napoléon, au cénotaphe de l’île des Peupliers à Ermenonville. Parmi les collaborateurs qui se réclament du socialisme, une figure s’impose, celle de Marcel Déat, agrégé de philosophie, qui a travaillé à L’Année sociologique en compagnie de Maurice Halbwachs, ancien membre de la SFIO jusqu’à son exclusion en novembre 1933 pour son alliance avec le parti radical. Au début de l’Occupation, Déat ne désespère pas de Vichy et invoque les mânes de R pour soutenir le bien-fondé de la Révolution nationale. Mais dès le 21 janvier 1942, un article en page 1 de son quotidien L’Oeuvre intitulé « J.-J. R totalitaire », il rattache la pensée politique du philosophe au socialisme autoritaire issu du jacobinisme patriotique de la Révolution française et conclut que R est « socialiste-national ». Deux jours plus tard, il récidive en démontrant que la notion de volonté générale chez R mène tout droit à la constitution d’une élite représentée par un parti unique dont le chef est aussi chef de la nation. Le Parti unique constitue, pour Déat, la meilleure traduction de la pensée politique du philosophe. En 1944, dans un recueil de plusieurs conférences, Pensée allemande et pensée française, Déat revient sur R dont il fait le précurseur du jacobinisme, « le totalitarisme de l’an II, un national-socialisme avant la lettre, d’essence jacobine, et qui est bien le contraire de l’anarchie ». L’essentiel de la réflexion de Déat porte sur les analogies nombreuses qu’il découvre entre la Révolution française de Robespierre et la révolution allemande menée par Hitler depuis 1933. Ses analyses nous mènent de R à Hitler en passant Robespierre et par Fichte. Dans ses Mémoires politiques rédigées après-guerre, alors qu’il se cache en Italie, Déat revient sur R sans changer de perspective. Le 22 mars 1942, dans  le quotidien La France socialiste, Claude Jamet qui fut un fervent antifasciste, rend hommage à R, « R le fou, le seul à se jeter corps et âme, avec tout son génie dans un roman. » Le militant anticolonialiste Félicien Challaye, dans le premier numéro de Germinal, lancé par un trust allemand en avril 1944, dont Claude Jamet est rédacteur en chef, s’intéresse de près à R. Si Challaye reconnaît que la réflexion politique du philosophe prend sa source dans son mal-être en société, à l’encontre des collaborateurs issus de l’extrême-droite, il y voit non une quelconque niaiserie on un handicap intellectuel mais l’origine d’une intuition philosophique qui donne naissance à un nouveau système de pensée politique, le socialisme. C’est sur une citation du Projet de constitution pour la Corse que se conclut le paragraphe sur le philosophe, au demeurant un pragmatique, qui ne succombe pas aux charmes de l’utopie lorsqu’il est confronté aux difficultés concrètes d’un peuple. R, nous rappelle Challaye, ne désire pas la destruction de la propriété privée mais sa limitation à l’intérieur des « plus étroites bornes. » Challaye distingue nettement R du communisme, l’un des principaux ennemis à abattre en avril 1944 alors que le recul des armées nazies exige un combat sans merci contre l’Union soviétique. L’enjeu est de taille parmi les collaborateurs qui continuent à se réclamer des grandes figures du socialisme, de Jaurès voire de Blum, dont R fut, à leurs yeux, l’inspirateur. Cette nébuleuse collaborationniste, sur laquelle s’appuie Otto Abetz, l’ambassadeur allemand à Paris, est amenée à plaider en faveur du malheureux J.-J. La Collaboration n’a pas boudé R, loin s’en faut. Les jugements portés sur le citoyen de Genève recoupent assez fidèlement le clivage droite/gauche, entre les intellectuels soumis à l’influence de L’Action française et un Déat, un Jamet ou un Challaye nourris de Jaurès et d’Alain. Détesté, vilipendé ou parfois porté aux nues, le philosophe occupe une place non négligeable durant cette période. Spectacle surprenant d’un philosophe des Lumières entraîné dans les tourbillons les plus fangeux de l’histoire du vingtième siècle.

Bibliographie : L. Daudet, Sauveteurs et incendiaires, Paris, Flammarion, 1941 – K. Haedens, Une Histoire de la littérature française, Paris, Julliard, 1943. – R. Fernandez, Itinéraire français, Paris, Editions du Pavois, 1943 – M. Duconseil, Machiavel et Montesquieu, Recherche sur un principe d’autorité, Paris, Denoël, 1943 – L’Oeuvre de J.-J.R, Paris, Hachette, 1943 – R. Laforgue, Psychopathologie de l’échec, Paris, 1939, rééd en 1941 – D. Sordet, Les derniers jours de la démocratie, Paris, Inter-France, 1944– M. Déat, Pensée allemande et pensée française, Paris, Aux Armes de France, 1944 – M. Déat, Mémoires politiques, Paris, Denoël, 1989 – Claude Jamet, Images de la littérature, Paris, Sorlot, 1943.

[Pascale Pellerin]

Collins, William Wilkie

(Londres, 1824 – Londres 1889)

On peut s’étonner de trouver une référence à R. chez Collins, ami de Dickens, considéré comme le maître du roman policier. Dans un roman tardif, Pauvre Miss Finch, publié en 1871, Collins raconte l’histoire d’une jeune femme aveugle, Lucilla, qui tombe amoureuse d’un jeune homme Oscar, prêt à l’épouser. Or, ce jeune homme a un frère jumeau, Nugent qui voue une passion folle à la jeune femme, passion qui va le conduire à trahir son frère en se faisant passer pour lui. La gouvernante et amie de la jeune fille Mme Pratolungo manoeuvre pour empêcher la supercherie et se rend chez le traître. Elle le surprend dans la lecture d’un ouvrage, les Confessions de R et son commentaire n’est pas sans intérêt : « Si je parvenais à savoir à quoi il s’occupait pendant qu’il m’attendait, je pourrais peut-être mieux le comprendre. je regardai le volume sur la table : c’étaient les Confessions de R » Et on trouve une note en bas de page qui signale que l’ouvrage est « considéré, par beaucoup, à l’époque, comme un livre scandaleux ...» Le personnage est peint sous les traits d’un lâche et d’un faible, d’un homme qui s’avoue irresponsable de ses actes, rongé par sa passion et ses remords mais sans rien de cynique ni d’insolent et R revient une seconde fois dans le récit à travers l’objet du livre : « Je jetai un regard au livre posé sur la table – celui qu’il lisait quand j’étais entrée. Ses confidences empruntaient leurs sophismes à R. Bon, il me débitait du pseudo-R... » Le traître finit par sacrifier son amour à son frère et meurt peu de temps après dans un naufrage.

Les romans de Collins qui ont connu un énorme succès ont aussi choqué la bonne société victorienne et la référence à R n’est donc pas anodine. L’écrivain est un peu à l’image du personnage, faible, lâche mais honteux, tourmenté par sa conscience et l’amour qu’il porte aux êtres humains. Son sacrifice est à la hauteur de sa grandeur morale.

[ Pascale Pellerin]

DÉAT, Marcel

(Guérigny, France,1894, Italie, 1955)

D’origine modeste –son père était commis administratif à l’arsenal de Guérigny, dans la Nièvre – Marcel Déat poursuit des études supérieures au lycée Henri IV. En 1914, il adhère à la SFIO. La même année il est reçu à l’Ecole normale Supérieure en juillet 1914 mais se retrouve mobilisé quelques semaines plus tard. Au retour de la guerre, Lucien Herr, le bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure, le présente à Léon Blum. Deux ans plus tard, Déat passe avec succès l’agrégation de philosophie. Il milite alors activement au sein de la SFIO. Parallèlement, il s’intéresse de près à la sociologie et travaille sous la direction d’Emile Bouglé, à l’Année sociologique, avec Maurice Halbwachs et Marcel Mauss. Nommé professeur au lycée de Reims en octobre 1922, il mène une carrière politique qui le mène à la députation, en 1926 et 1932. En 1930, il publie ses Perspectives socialistes qui lui valent de sévères critiques au sein de la SFIO. Déat s’éloigne de la conception marxiste de lutte des classes. La classe ouvrière ne constitue plus le moteur central du combat anticapitaliste. Il faut y intégrer d’autres forces sociales représentées par les classes moyennes. L’Etat n’est plus au service de la classe dominante mais constitue un organe neutre au-dessus des classes, chargé de régler les conflits sociaux. Il s’agit de réconcilier le socialisme avec la conception d’un Etat-nation qui devient un instrument de régulation et non plus de domination. Il n’est plus question, pour Déat de restreindre la propriété privée ni les monopoles capitalistes. Sur le plan politique, cela signifie une alliance avec les centristes du parti radical. C’est sur la question du soutien de la SFIO au gouvernement Daladier, président du parti radical que Déat est exclu de son parti en novembre 1933. Avec ses amis Pierre Renaudel et Adrien Marquet, premier ministre de l’Intérieur de Vichy, il fonde un nouveau parti qui refuse son adhésion au Front populaire en raison de la présence des communistes. La défaite de Déat aux élections de mai 1936 face à un communiste au moment du triomphe de la gauche achève sa rupture avec le marxisme. Ultra-pacifiste puis germanophile, il s’engage dés juin 1940 dans une collaboration étroite avec l’occupant nazi et devient l’ami d’Otto Abetz, l’ambassadeur allemand à Paris. Il se alors réclame de Rousseau pour soutenir le bien-fondé de ses choix politiques. Il ancre le philosophe dans une perspective révolutionnaire, celle de Robespierre sous la Terreur, celle d’un Hitler après 1933. Pour autant, jusqu’en 1942, alors que l’Allemagne nazie semble encore invincible, Déat ne perd pas tout espoir dans la Révolution nationale imposée par Vichy dont le Contrat social a pu fournir les bases idéologiques. Déat rêve l’accomplissement d’une république totalitaire inspirée par R. Mais lorsque les nazis subissent leurs premiers revers militaires à partir de 1942, Déat s’engage définitivement à leurs côtés. R, une fois de plus, est appelé à la rescousse pour redorer le blason de l’occupant. Le 21 janvier 1942, un grand titre en première page de L’Oeuvre, le quotidien de Déat, « J.-J. R totalitaire » qui transforme R en précurseur du nazisme. Le contrat social chez R « comporte une immédiate et définitive abdication de l’individu entre les mains de l’Etat. » Déat traduit à sa manière la notion de volonté générale qui entraîne la dissolution des « partis, des coalitions et des brigues. » magnifiquement réalisée par « l’Etat germanique » dont Vichy devrait s’inspirer. Déat imagine un R inventeur du parti unique dirigée par une élite apte à guider le peuple. Il poursuit sa réflexion dans les colonnes de son journal deux jours plus tard par un nouvel article qui fustige le suffrage universel en se réclamant toujours du Contrat social. Il y trouve une nouvelle légitimité au nazisme puisque la logique de R pour Déat amène inéluctablement le chef du parti unique à devenir chef de l’Etat. Il s’agit pour Déat de transcender les classes sociales en organisant le culte du chef, de dissoudre le corps politique de la nation dans celui du dictateur. Devant les hésitations, les difficultés de R, Déat prône un retour au pragmatisme empiriste plus propre à la démarche sociologique dont l’ancien socialiste peut se prévaloir. Il se targue de ne pas considérer J.-J. comme un doux rêveur et de pouvoir résoudre ses contradictions. Le lecteur ne manquera pas d’être surpris par certains rapprochements hasardeux – Déat rapproche R de Proudhon – ou d’analyses pour le moins spécieuses, lorsque le même Déat tente de réconcilier individualisme et totalitarisme dans une conférence du RNP (Rassemblement national populaire) du 18 décembre 1943 L’entreprise de déatification de R n’a guère séduit les collaborateurs. Déat, si l’on en croit ses Mémoires politiques rédigées après-guerre, n’abandonne pourtant pas la partie. R reste pour lui l’un des principaux inspirateurs de la Terreur robespierriste et du nazisme. 

Bibliographie : M. Déat, Perspectives socialistes, Paris, Valois, 1930 – M. Déat, Pensée allemande et pensée française, Aux Armes de France, 1944 – M. Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989 – J.P. Cointet, Marcel Déat, Du socialisme au national-socialisme, Perrin, 1998.

[Pascale Pellerin]

DELACROIX,  Jacques Vincent dit aussi J. V. Lejeune Delacroix

Paris, 1743 - Versailles, 1831

Homonyme et contemporain de P. F. de Lacroix de Lacroix avec lequel il est souvent confondu, sa vie nous est connue par la note de Leigh qui accompagne la publication de la lettre 7499 de la Correspondance Complète (CC, 7499) qu’envoya J. V. Delacroix à Houdon en mars 1779. « Fils de Jacques-Antoine Delacroix et de Françoise Lemercier, J. V. Delacroix. Reçu au parlement de Paris en 1768 (…). Il fut l’adversaire de Linguet dans l’affaire Morangies et devait se faire connaître plus tard par ses idées humanitaires. De 1770 à 1771 il fut le rédacteur principal du Spectateur français (…). Il eut sous la révolution une carrière assez mouvementée, ayant eu la témérité de contester à la convention le droit de juger le roi ; hardiesse pour laquelle il fut arrêté et traduit devant un tribunal révolutionnaire qui l’acquitta le 20 février 1795. Quelques mois plus tard il fut nommé juge à Versailles ». Le Dictionnaire des journalistes lui consacre également trois pages. On y apprend que : « Reçu avocat au Parlement de Paris en 1768, il commença quatre ans plus tard une carrière retentissante en tenant longtemps la dragée haute à Linguet dans l’affaire du comte de Morangies, puis il plaida pour la marquise de Gouy, pour la rosière et les habitants de Salancy contre leur seigneur, pour la marquise de Cabris, sœur de Mirabeau et pour Abatucci dont il obtint la réhabilitation (…). A partir de 1778, dans ses réflexions philosophiques sur l’origine de la civilisation, J. V. Delacroix fait campagne contre les abus de la justice : il est suspendu et censuré mais remporte, pour un autre ouvrage, le prix d’Utilité de L’Académie française (1787). A la veille de la révolution il publie plusieurs mémoires, ardemment progressistes, sur le travail des Etats généraux ainsi qu’un catéchisme patriotique à l’égard de tous les citoyens. On le chargea d’assurer au Lycée le cours de droit public (…). L’année suivante paraît son grand ouvrage sur les Constitutions des Etats civilisés et en 1792 sa traduction de la Défense des constitutions américaines de John Adams (…). En 1805 dans le Danger des souvenirs (dont la vente fut interdite trois mois et qui parut censuré) il  salue le « chef de l’empire » (…). Naturellement il salua aussi « le gouvernement royal et légitime de Louis XVIII » sans se livrer, cependant, semble-t-il à trop de surenchères. Il insista en 1829 sur le « danger de la censure ».

J. V. Delacroix fut un écrivain prolixe et la Bibliothèque nationale de France fait état de 93 notices à son nom. Ses ouvrages faisant référence à R. sont multiples, qu’il s’en inspire comme dans  les  Mémoires du chevalier de Gonthieu publiées en 1766, pastiche tout à la fois de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile, ou qu’il lui adresse un éloge encore plus direct comme dans Lettres d’Affi à Zurac parues en 1767 : « O Rousseau ! âme sensible et honnête ! avec quelle indignation la postérité apprendra-t-elle que tes immortels écrits ont fait le malheur de tes jours ? Homme illustre à jamais, retiens ma plume ; je n’ose faire l’éloge que mon cœur me dicte. Tes écrits, ces écrits sur lesquels mes yeux s’arrêtent avec tant de plaisir, où mon âme puise les sentiments vertueux qui t’élèvent au-dessus de tous les hommes, te couvriront un jour d’une gloire que tu n’as pu obtenir de ton vivant : dans quelque lieu que tu sois, celui qui se fera un honneur d’aimer la vertu persécutée ne cessera de gémir sur son sort ». Suit un court éloge compassé de Voltaire. J. V. Delacroix a choisi son camp : il l’affirmera avec clarté à plusieurs reprises. Dans ses : Lettres d’un philosophe sensible publiées en 1769, dans ses : Mémoires d’un Américain avec une description de la Prusse et de l’île Saint Dominique publiées en 1771 J. V. Delacroix renouvèle ses allusions voilées ou directes à R. mais c’est dans le Préliminaire qu’il va lui rédiger son deuxième éloge : « L’auteur de la Nouvelle Héloïse, ce philosophe persécuté qui a trop connu les mœurs de son siècle, n’a pas pris ses héros dans la capitale. La tendre et vertueuse Julie a reçu le jour dans un pays habité par des gens simples que le luxe n’a point corrompus ; son amant impétueux, que sa passion élève et agrandit lorsqu’il lui ouvre son cœur n’a point encore respiré l’air des grandes villes. Son respectable ami, nourri parmi ces fiers républicains, a conservé une âme ferme et élevée. Le sage, le juste Volmard, est né de cette contrée où la nature n’a point encore perdu son empire. Voilà ce qui rend toutes leurs actions, tous leurs discours vraisemblables. Si c’était à Paris qu’ils agissent et parlassent ainsi au lieu de toucher, d’attendrir, ils nous révolteraient et le plus beau roman ne serait qu’un tissu d’extravagances ». Suivront plusieurs ouvrages dépourvus de toute référence à R. où J. V. Delacroix déploie son talent d’avocat en faveur des opprimés et, tout particulièrement, en faveur des prisonniers, réclamant une justice juste et le respect de tout être humain. S’il ne cite pas habituellement R. dans ces écrits à cette époque, il en parle dans les Réflexions philosophiques, justifiant, par deux fois les idées de son maître à penser. Après s’être écrié : « O, effet funeste de la propriété ! Elle a déjà armé l’homme contre l’homme et répandu son sang », J. V. Delacroix poursuit  : « Mr Rousseau a eu raison d’écrire que le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire fut le premier fondateur de la société civile ».

C’est dans ce contexte de réflexions sociales et humanitaires que J. V. Delacroix va rédiger, l’année de la mort de J. J. Rousseau, ce troisième Eloge qui l’a rendu célèbre. Cet Eloge est exprimé dans un texte de quarante-deux pages précédé de cet Avertissement : « Si J. J. Rousseau n’eut pas fait les Mémoires de sa vie, on aurait donné à cet Eloge plus d’étendue ; mais ce serait faire un outrage à la mémoire de l’homme le plus vrai que de publier ce qu’il n’a pas dit de lui et il faudrait être bien imprudent pour essayer de rendre tous ses traits dans le moment où l’on nous annonce son tableau fait par lui-même ». Suit un éloge très soutenu de R., même, si, on l’a souligné, cet éloge n’est pas inconditionnel. Mais les quelques réserves qu’il contient ne portent pas ombrage au ton général, dont le lyrisme dithyrambique anime chaque page. Nous n’en citerons que quelques passages. Soulignons d’abord le choix que fait J. V. Delacroix de faire l’éloge de R. et non celui de Voltaire : « Deux grands hommes ont disparu au même instant de dessus la terre. L’Académie vient de proposer pour sujet de Prix qu’elle accorde à la Poésie l’éloge de l’un : n’écoutant que les mouvements de notre cœur, nous allons nous attacher à faire l’éloge de l’autre. Ce que nous dirons de l’illustre Citoyen de Genève n’ajoutera rien à sa gloire ; mais qu’importe ? En jetant quelques fleurs sur sa tombe solitaire, nous remplirons du moins envers lui le devoir le plus sacré, celui de la reconnaissance ». Louant d’abord le premier puis le deuxième Discours, J. V. Delacroix note cependant : « Nous sommes bien loin d’en adopter les dangereux principes ».Ventant, ensuite, la pureté de sa musique, il parle du : « sublime Discours contre les Spectacles », puis à son Projet de Paix, dont il vante la « grande clarté » avant de louer, fort abondamment, la Nouvelle Héloïse : « ce livre enchanteur dans lequel les défauts mêmes sont des beautés (…) dont le style superbe, enflammé, charme l’oreille et brûle le cœur (…) La Nouvelle Héloïse est sans contredit le premier des romans français (…) à quelque page qu’on l’ouvre on y trouve de l’intérêt ; on le sait par cœur ». S’il dit de l’Emile qu’il est un « Excellent traité d’éducation », J. V. Delacroix ajoute : « Son auteur, dont nous sommes bien éloignés de vouloir excuser les erreurs, fuyait de contrée en contrée pour dérober sa tête à la justice ». Passant très vite sur le Contrat social, qu’il compare à : « Une très sage ordonnance de Médecins » J. V. Delacroix cite les Lettres de la montagne avant d’évoquer ce qu’il nomme : les « Mémoires de sa vie privée » : « Nous ignorons ce que les Mémoires de sa vie privée nous apprendront un jour ; mais nous connaissons tous son noble orgueil, son dédain pour les richesses, la frugalité, la touchante simplicité de ses mœurs, son amour pour la vérité et le grand exemple de modestie qu’il donne à son siècle ». On a l’impression ici que, plus que ses idées, c’est le caractère de R. et ses vertus personnelles qui le rendent si précieux à J. V. Delacroix. Parlant de l’affaire Hume, il s’écrie : « Rousseau ingrat ! non, il ne le fut point ; il fut trompé, égaré ». Enfin, pour terminer, J. V. Delacroix oppose la mort cruelle de Voltaire à la mort paisible de R. et conclut : « Ce qui prouve la candeur et la beauté de son âme, ce sont les larmes qu’il répandit en apprenant la mort de Voltaire (…) Combien ces larmes du plus vertueux des hommes honorent la mémoire du plus beau génie de la France ! ». Reprenant en 1787 son discours sur la justice sociale, J. V. Delacroix élargit encore son propos, préconise la présence d’un avocat pour tout accusé, des indemnités pour les innocents faussement accusés, et pour les prisonniers, des ateliers non seulement techniques, mais aussi de dessin, de peinture, de mathématiques, de langues mortes ou étrangères. Naturellement, il insiste lourdement sur les erreurs commises par la justice, relate l’échec de l’affaire Cahusac et le succès de l’affaire Salmon. Fustigeant les violence utilisées par la société envers les coupables il prône la prévention des crimes et l’éducation des criminels : « Il est de sa sagesse de remonter à la source des crimes et de s’occuper d’en diminuer le cours (…) Combien il serait à souhaiter que pour parvenir à l’extinction de ces maladies morales, aux ravages desquelles la justice ne fait qu’opposer que le fer et la flamme, le gouvernement institua une société d’hommes éclairés qui s’appliqueraient à en découvrir les causes et qui, par une suite de recherches et de réflexions sur l’existence, sur l’éducation des criminels, sur la progression de leurs excès, trouvassent le moyen de purifier insensiblement l’espèce humaine des vices qui corrompent tant d’individus. Trop longtemps la plus essentielle des sciences a été négligée ! Pendant combien de siècles le peu d’importance qu’on y attache prolongera la durée des injustices et des atrocités qui déshonorent la société ? ». Cet exposé très novateur n’est-il pas, en partie, suscité par le discours de R. ? « La rigueur des châtiments n’est qu’une vaine ressource imaginée par de petits esprits pour substituer la terreur à ce respect qu’il ne peut obtenir (….) La fréquence des supplices est toujours un signe de faiblesse ou de paresse dans le gouvernement (…). Dans un état bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu’on fait beaucoup de grâces, mais parce qu’il y a peu de criminels (…). Tout est perdu sans ressource quand une fois il faut avoir recours à la potence et à l’échafaud » (O.C. III, 249, 377, 498). C’est l’état que R. juge responsable des crimes commis. Leur prévention consistera donc dans l’existence d’un état bien gouverné qui sache obtenir des citoyens le respect qui lui est dû et non dans la multiplication des supplices qui, loin d’être dissuasifs, ne font qu’accroître la violence : « On a toujours remarqué que les pays où les supplices sont les plus terribles sont aussi ceux où ils sont les plus fréquents, de sorte que la cruauté des peines ne marque guère que la multiplicité des infracteurs et qu’en punissant tout avec la même sévérité l’on force les coupables de commettre des crimes pour échapper à la punition de leurs fautes » (OCIII, 249). Comme J. V. Delacroix, R. croit en la bonification du criminel qui pourra redevenir un citoyen respectable si on lui en donne les moyens : « Il n’y a point de méchant qu’on ne peut rendre bon à quelque chose » (O.C. III, 377).

Ce n’est qu’en 1791 que réapparaît le nom de R. dans cette Constitution des principaux états de l’Europe et des Etats unis de l’Amérique que publie J. V. Delacroix en trois volumes. C’est à propos de la Pologne qu’il le cite abondamment, le traitant « d’admirable enchanteur » et déclarant : « Comment oser placer ses idées près de celles d’un écrivain qui séduit lorsqu’il ne persuade pas ; qui attaque le cœur et s’en empare lorsque la raison lui résiste ; dont les illusions pleines de grâce et de sensibilité semblent préférables aux réalités des autres ; qui ne paraît jamais plus enflammé que lorsqu’il annonce que son génie s’éteint et se glace sous le poids des années ». Malgré ces réserves il convient, qu’à propos du projet que trace R. sur la Pologne : « Il n’y a rien de chimérique dans ce beau plan, tout est vrai, tout est bien pensé ». Il unit d’ailleurs dans une même réflexion le Contrat social et les Considérations sur le gouvernement de Pologne, reconnaissant à leur sujet : « les vues les plus profondes » et exprimant, pour la première fois, tout ce qu’il doit à R. dans ce domaine juridique et constitutionnel où il évolue. Par contre, il se refuse à adopter l’idée d’une couronne non héréditaire comme la souhaitait R. auquel il reproche ses idées anti-royalistes. Mais il l’approuve fort quand il souhaite affranchir les peuples de Pologne ; allant beaucoup plus loin que lui, il étend l’idée aux colonies et ajoute à ce propos : « libre ne suffit pas, il les faut citoyens et armés d’une milice ». 

C’est également en 1791 que J. V. Delacroix publie Le spectateur français ou le nouveau Socrate moderne, où, faisant référence au Spectateur anglais, il aborde différents sujets de réflexion dont l’Opéra, citant alors le Devin du village, dont il dit : « J. J. Rousseau a eu raison de préférer la musique italienne à la musique française ; cependant le bel éloge qu’il en fait ne veut dire autre chose, si ce n’est que la plupart des nations étrangères préfèrent le chant du rossignol à celui de tout autre oiseau ». Le comparant à Voltaire il déplore l’athéisme de ce dernier tout en reconnaissant la facilité de sa plume : « Voltaire est le plus beau parleur qui ait jamais fait des livres (…) mais il semble qu’un philosophe qui aspire à l’immortalité reste au-dessous de sa renommée lorsqu’il se borne à combiner des mots et à cadencer des phrases (…). D’ailleurs il a un défaut qui ternit sa gloire ; c’est que, dans presque tous ses ouvrages, il se moque de Dieu et des saints ; selon moi c’est une petitesse d’esprit dans un grand homme (…) J. J. Rousseau est un génie d’un ordre supérieur ; il assaisonne tout ce qu’il écrit d’une philosophie morale qui n’est qu’à lui. Cependant son Contrat social est insociable. C’est la folie de la plupart des grands hommes de vouloir faire des livres sur ce qu’ils n’entendent pas. D’ailleurs j’ai quelque regret qu’il ait fait un opéra comique et un roman sérieux. Ces productions ne doivent jamais occuper un grand philosophe ».

Survient cette révolution qui va d’abord séduire puis terrifier J. V. Delacroix lorsque sera venu le temps de la Terreur. Rédacteur d’un Catéchisme patriotique en 1792, puis, la même année, de L’intrigue dévoilée ou Robespierre vengé des outrages et des calomnies des ambitieux, il ne va pas cacher, cependant, son attachement au roi, attachement  qui le mènera devant un tribunal révolutionnaire. Il écrira alors, en 1794, deux mémoires : un Mémoire justificatif pour le citoyen Delacroix ainsi que de Nouvelle preuves que l’auteur du Spectateur français n’est pas un royaliste. Ce mensonge sauvera sa tête, mais il gardera de ces années un souvenir très sombre et saluera avec soulagement l’arrivée de Napoléon et plus encore celle de  Louis XVIII. De R., il n’est plus question durant ces années noires. Ce n’est qu’en 1809 que son nom réapparaît dans l’Instituteur français, qu’il nomme aussi : « un petit traité d’éducation » : « Rousseau se reposant près de sa Nouvelle Héloïse eut jouit tranquillement des transports qu’il avait fait naître dans toutes les âmes voluptueuses et sensibles » dit-il alors. Dans les Maximes d’un solitaire (notons le terme : solitaire) qui font suite à l’Instituteur français, J. V. Delacroix déclare encore : « Je n’ai rien vu de plus déchirant que cette phrase de Julie qui dévoile en mourant toutes ses affections pour St Preux : lorsque tu liras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante et son cœur, où tu ne seras plus ». Toujours sous le charme de R., J. V. Delacroix ne peut détacher son cœur de ce roman qui le fascine. 

Le Spectateur sous le gouvernement royal et légitime de Louis XVIII, publié en 1817, ne parlera pas de R. mais de Voltaire. Evoquant la réédition de ses œuvres que certains redoutent en tant qu’œuvres impies, J. V. Delacroix déclare : « J. V. Delacroix ne partage pas cette crainte ; la foi d’un bon croyant est trop ferme pour être ébranlée par les sarcasmes, par les ironies d’un écrivain mondain, et d’un philosophe ulcéré, d’un poète dont la muse licencieuse se modela trop sur celle de l’Arioste ». Il reviendra sur le sujet et dans ses Etrennes morales suivies de la Conversion d’un démagogue, publiées en 1822, ainsi que dans ses Observations impartiales sur le rapprochement ingénieux des titres de Voltaire à la gloire et des torts de cet illustre écrivain publiées en 1825. Mêlant ses critiques à quelques compliments, citant la lettre élogieuse que Voltaire lui adressa, J. V. Delacroix critique ouvertement La Pucelle d’Orléans et le Dictionnaire et reproche à leur auteur d’avoir flétri la vieillesse de R. par un poème « indigne de sa muse ». Songe-t-il au texte très irrévérencieux des Deux siècles que Voltaire fit paraître en 1771 ? Il en profite alors pour évoquer, une fois de plus : « l’auteur du roman de la Nouvelle Héloïse qui, quoique réprouvé par quelques austères censeurs, est encore, à mon avis, le plus beau et le plus éloquent de ceux qui l’ont précédé ou suivi dans la langue française ». Certes, l’époque de la restauration n’autorise guère les louanges du Contrat social et louer la Nouvelle Héloïse est peut-être alors la seule façon qu’il ait de louer l’auteur tout entier. Mais il est certain que les révélations des Confessions ont terni son enthousiasme. Si lui-même, toujours enclin à pardonner à celui qui l’a séduit si longtemps, se contente de dire dans les Méditations et souvenirs du Spectateur français parus en 1819 et 1829 : « Ah ! si j’étais doué du charme qui vivifie les détails de la vie privée de J. J. Rousseau ! », il ajoute dans les Pensées d’un solitaire qui leur font suite : « J. J. Rousseau est mort sans avoir obtenu du public l’absolution des fautes dont il lui a fait indiscrètement l’aveu » ; et il publie en 1825, dans l’Hommage à l’association dont les travaux ont pour objet d’assainir les prisons, une lettre adressée au spectateur où il est dit : « Jamais J. J. Rousseau n’obtiendra l’absolution des fautes graves dont il a eu la franchise ou plutôt l’imprudence de nous faire l’aveu dans lesConfessions ».

Son héros serait-il devenu à ses yeux un coupable qu’il ne saurait défendre ? Ou bien l’époque lui commande-t-elle ce discours prudent ? Sur d’autres plans, cependant, J. V. Delacroix ne l’est guère. Devenu juge en octobre 1795, après son acquittement, il ne changera pas de discours, dénonçant toujours aussi courageusement une justice injuste et faisant le procès de ses « impitoyables législateurs » qui condamnent au carcan et à cinq années d’emprisonnement une jeune villageoise qui a dérobé une pièce de ruban. Son Danger des souvenirs, qu’il tente de publier en 1805, sera censuré puis tronqué par le terrible Fouché qui, Ministre de la Police générale, et responsable de la mort de Robespierre, va sans cesse le poursuivre de son animosité. Ce texte de J. V. Delacroix reparaîtra en 1829 sous le titre : Le captif littéraire ou le danger de la censure, dénonçant ainsi et la censure de Fouché et celle qui pèse maintenant sous le régime ultra de Charles X. J. V. Delacroix revient au style de ses premières années d’écrivain, un style très élégiaque, rousseauiste, à travers lequel il évoque le jardin de Julie, Montmorency, et ne peut s’empêcher de citer le grand homme : « Je découvris que cet oratorien était celui là même dont J. J. Rousseau cherchait l’entretien ».

Le dernier texte que J. V. Delacroix semble avoir publié est contenu à la fin des Méditations et souvenirs du spectateur français publié en 1829. Il a atteint l’âge respectable de quatre vingt-sept ans mais il a gardé toute sa verve et tout son talent d’avocat qu’il va déployer dans une Lettre sur les mémoires posthumes de Madame d’Epinay qui viennent d’être publiées. Il va y prendre la défense inconditionnelle de R. accusant Grimm, qu’il ne désigne que comme « l’amant de Madame d’Epinay », d’avoir publié ce journal pour le discréditer. « Je veux parler de J. J. Rousseau, de cet écrivain tout à la fois si sublime et si bizarre qui s’est élevé si haut par son style et si ridiculement abaissé par sa conduite et ses révélations ; il suffit de voir ses Confessions pour sentir combien il était facile à un homme fin et rusé de le conduire à toutes les apparences des torts les plus graves, d’irriter son amour-propre, de faire naître dans son imagination d’injustes soupçons, de lui rendre importuns les soins de l’amitié, de mettre sa susceptibilité à de cruelles épreuves, de rendre ses plaintes ridicules, de donner à ses emportements la couleur du délire et à ses refus celles de l’ingratitude. Avec quel art le perfide éditeur n’est-il pas parvenu à éclipser une célébrité dont il était jaloux, à éteindre dans l’âme des amis de J. J. Rousseau l’affection qui faisait son bonheur, à transformer en crime et en ingratitude les mouvements d’un cœur trop sensible. Il se complait dans l’Hermitage dont la générosité lui a laissé la possession et parce qu’il se propose d’y passer l’hiver pour y composer dans le calme et la solitude le beau roman qu’il a publié, c’est un égoïste qui condamne un septuagénaire à mourir d’ennui parce qu’il se plaint avec douceur d’être délaissé de son ami Diderot. C’est un tyran en amitié qui exige tout et ne rend rien. Parce qu’il ne paraît pas avoir défendu avec assez de chaleur une femme dont il ne connaissait que trop les erreurs qui, loin de ménager l’opinion publique, s’élevait au-dessus d’elle avec assurance, on l’accuse d’ingratitude ; il fallait qu’il affirmât, avec l’accent de la vérité, ce qu’il savait être un mensonge (…).Ah ! qu’il est criminel celui qui, en publiant ces Mémoires, n’a eu pour objet que de se rendre important, qui a immolé l’honneur de sa maîtresse à son amour-propre, qui s’est proposé d’étouffer sous la calomnie la plus artificieuse deux belles renommées, qui s’est peu inquiété de jeter l’honnête St Lambert dans la fange du matérialisme, d’avilir la philosophie en défigurant ses principes, en calomniant ses disciples ; qui a poussé l’abus des mots et des images jusqu’à dire de l’auteur d’Emile que c’était un nain qui montait sur des échasses pour paraître un géant. Défiez-vous, Madame, de tous ces ouvrages posthumes où la perfidie d’un éditeur peut impunément glisser toutes les injures, toutes les diffamations que la haine lui inspire : caché derrière un fantôme qu’il fait parler à son gré, il lance les traits les plus venimeux sans craindre la justice qui ne le voit pas, ni le calomnié que la mort a condamné au silence et qui, s’il vit encore, est dans l’impuissance de se défendre ». C’est donc, à notre connaissance, le quatrième et dernier éloge adressé à R. par  J. V. Delacroix qui fut sans doute son meilleur avocat tout au long de sa longue vie. Car s’il était loin de partager toujours ses idées, il prenait à cœur la défense de l’homme vilipendé par ses contemporains, qu’il s’agisse de Hume, de Grimm ou de Voltaire. Il ne pardonnera jamais à ce dernier de s’être mis du mauvais côté lors de l’affaire Morangies, d’avoir défendu ce comte coupable d’imposture alors que lui, J. V. Delacroix, s’efforçait en vain de réhabiliter l’innocent. Un échange de lettres à ce sujet aura lieu entre les deux hommes de mars 1772 à mai 1776 (D 17651, 17675, 17819, 18264, 18307, 18441, 19302, 20118). Même si Voltaire le flatte, disant de lui qu’il : « est le premier qui ait introduit au barreau le langage des Muses », même si J. V. Delacroix lui envoie une lettre louangeuse qu’il reproduira dans plusieurs de ses ouvrages, répondant ainsi en avril 1772 à celui qui signe : « le vieux malade de Ferney » : « Si vous perdez l’ouie, nous élèverons la voix et nos cris d’admiration perceront jusqu’à votre oreille (…) Je suis jeune, plein de santé et votre génie encore tout étincelant me fait envier votre vieillesse et vos maladies », même si Voltaire le remercie encore le 15 mai 1776 de son « excellent mémoire » - S’agit-il de l’affaire Montbailly, « que nos efforts n’ont pu ravir à l’injustice » comme le dit J. V. Delacroix dans ses Réflexions sur les mémoires ou de l’affaire Salmon où il innocenta une jeune fille accusée d’empoisonnement et condamnée au bûcher ? -

il n’y aura jamais, entres eux, de véritable estime. Car si J. V. Delacroix reconnaît à Voltaire beaucoup d’esprit il ne lui reconnaît guère de cœur, ce cœur qu’il attribue inconditionnellement à R. même après avoir essuyé la déception des Confessions.

Ainsi tout au long de sa vie J. V. Delacroix fut l’avocat zélé de R. prenant sa défense (sans toutefois partager toutes ses idées) dans la mesure où il voyait en lui un homme de génie persécuté pour ses opinions Lui adressant quatre brûlants Eloges, dont un constituant à lui seul un ouvrage entier, il tenta aussi, tout au long de sa vie, de briser ces fers que R. dénonçait dans le Contrat social, se vouant inlassablement à la défense des pauvres et des opprimés, et mettant ainsi en pratique les idées de celui qui fut son maître à penser.

Biographie : Dictionnaire des Journalistes (1600-1789) sous la direction de Jean Sgard, A-J, Voltaire Foundation, Oxford, 1999. - R. Trousson :  J. J. Rousseau jugé par ses contemporains, Paris, 2000, 635 pages. - F. S. Eigeldinger : Un apocryphe inquiétant : la Lettre de Rousseau à l’archevêque d’Auch, Bulletin de l’Association J. J. Rousseau, No 51, 1998 – J. J. Rousseau : Correspondance complète (CC) établie et annotée par R. A. Leigh, The Voltaire Foundation, Oxford, 54 vol, 1965-2003 – Voltaire : Correspondance (D), T. Besterman et W. H. Barber, The Voltaire Foundation, Oxford, Paris, 51 vol. 1968-1977.

[Françoise Bocquentin]

Delany, Mary (née Granville, veuve Pendarves)

(Coulston, Wiltshire, Angleterre, 1700 – Londres, Angleterre, 1788)

Mary Delany, née Granville en 1700, est une des plus grandes épistolières anglaises du 18e siècle : sa correspondance, qui s’étend de 1717 à 1788, comprend quelque 1 500 lettres autographes ; ses interlocuteurs sont à la fois des membres de sa famille, des gens de cour (le roi George III, la reine Charlotte, la vicomtesse Boscawen, la comtesse Gower, la duchesse de Portland), des écrivains et artistes (Frances Burney, Edward Gilpin, Samuel Richardson, Jonathan Swift, Horace Walpole, John Wesley). Mariée de force dès l’âge de dix-sept ans à Alexander Pendarves, un sexagénaire rhumatisant et bedonnant, elle vécut quelques années en Cornouailles anglaise avant de retrouver le « beau monde » londonien de son enfance, peu avant le décès de son premier époux en 1724. La femme modèle et résignée s’épanouit alors au contact de William Hogarth, John Wesley et Jonathan Swift, dont elle épousa le biographe et ami, Patrick Delany, en 1743. Elle suivit ensuite son époux, partageant sa vie entre l’Irlande où ce dernier était doyen du Down et l’Angleterre où une maison à Spring Garden permettait à Mary Delany de participer aux salons des bas-bleus et d’échanger des lettres avec la plupart des membres du mouvement (Frances Boscawen, Elizabeth Elstob, Elizabeth Montagu, Elizabeth Vesey). Elle multiplia aussi les visites à la cour et à son amie la duchesse de Portland, dont elle se rapprocha davantage encore à la mort de son époux en 1768. Après cette date, elle passa plusieurs mois chaque année à Bulstrode, chez la duchesse de Portland, y rencontra divers musiciens, auteurs et botanistes. Elle entreprit de travailler à sa Flora Delanica. Peu après la mort de la duchesse de Portland, Mary Delany se vit offrir une pension royale et un appartement à la cour où elle séjourna entre 1785 et 1787. Elle mourut en 1788, à l’âge de quatre-vingt huit ans.

Mary Delany ne rencontra jamais R. en personne, même si ce dernier regrette dans une de ses lettres de ne pas pouvoir lui rendre visite (CC5174). Pourtant, le philosophe fréquenta plusieurs de ses proches parents, notamment Bernard Granville, frère de l’épistolière et Mary Dewes, sa nièce, à l’époque du séjour de R. à Wotton Hall, dans le Peak District, en 1766. Il existe donc une forme d’intimité entre eux. Elle se manifeste dans les échanges du cercle Granville-Dewes-Delany où il est souvent question de R. Elle s’exprime aussi à travers son intérêt pour le portrait de R. par Ramsay, dans la quête d’une reprographie duquel elle se lance à travers Londres, en compagnie de la duchesse de Portland en 1772 (CC 6923), et dont Mary Delany expédie une réplique à son neveu quelques mois plus tard (Llanover IV, 423 et 425). Elle atteint un sommet dans l’intérêt commun des deux protagonistes pour la botanique : c’est à la même époque qu’ils profitent des conseils éclairés en la matière de la duchesse de Portland et s’engagent, l’un comme l’autre, dans des productions quelque peu délaissées par la postérité. Dès lors, quand Frances Burney et Mary Delany reçoivent une longue visite du roi George III, à la cour, en 1785, l’épistolière se plaît à relater « plusieurs anecdotes ... du séjour de [Rousseau] en Angleterre » ( Frances Burney, Diary and Letters of Madame D’Arblay. Vol. II (1781-1787). London : Colburn, 1842, p. 396-397).

En conséquence, les missives de Mary Delany présentent bon nombre de propos élogieux sur R. et son œuvre, dont elle possède une édition dans sa bibliothèque. Il est l’ami de deux de ses parents les plus proches et mérite, à ce titre, de la considération. À plusieurs reprises, elle note le « génie » de l’homme et de ses écrits. Pourtant, le compliment tourne court et elle prend le plus souvent des distances par rapport aux idées de R. Ses réserves concernent principalement l’éducation, un domaine de prédilection de Mary Delany qui s’est essayée à plusieurs courts écrits en la matière, destinés aux jeunes filles, et notamment à sa nièce Mary Dewes. C’est donc aux « jeunes esprits » qu’elle pense lorsqu’elle met en garde la jeune fille contre la lecture de R. Elle-même se défend d’avoir lu les ouvrages de R. car ils sont emplis d’une « subtilité qui peut être préjudiciable au lecteur » (Llanover, IV, 80). Et l’épistolière de s’inquiéter à l’idée que Lady Kildare puisse envisager de confier au philosophe français l’éducation de ses enfants (Yale, 46). La raison principale en est religieuse : pour elle, l’éducation ne peut être fondée sur la religion naturelle, guidée par un dogmatisme déiste. Veuve de pasteur, elle est profondément chrétienne, se rend à l’église quasi quotidiennement et s’avère convaincue de la supériorité de l’église anglicane. Dès lors, à ses yeux, n’importe quel ecclésiastique serait « un meilleur précepteur que R. pour des enfants » (Yale, 46). En dépit d’une rhétorique efficace, inspirée des sermons de l’époque, il n’est pas certain qu’elle soit parvenue à convaincre ses parents ni ses amis en la matière. En 1776, Mary Dewes, devenue Mme Port, indique à Rousseau qu’elle regrette qu’il ne puisse la conseiller pour l’éducation de ses quatre enfants (CC 7104). Ce manque de résultat de Mary Delany s’explique sans doute par une méconnaissance du détail des écrits de R. Alors qu’elle cite par ailleurs d’autres auteurs, comme Samuel Richardson, pour pratiquer une critique minutieuse de leurs écrits, elle rejoint ici les propos plus approximatifs qu’elle profère à l’égard des écrits de Laurence Sterne dont elle se détourne a priori.

Bibliographie: Mary Delany, Mrs Delany’s Letters, 10 volumes. Newport, Newport Reference Library. 2M416.6 ; 012 DEL. – Mary Delany, Correspondence. Farmington, Connecticut, Lewis Walpole Library [Yale]. – Mary Delany, The Autobiography and Correspondence of Mary Granville Mrs Delany, with interesting Reminiscences of King George III and Queen Charlotte. Lady Augusta Hall Llanover (ed.), London, R. Bentley, 1861-1862, 6 vol. [Llanover] – Alain Kerhervé, Une épistolière anglaise du XVIIIe siècle : Mary Delany (1700-1788), Paris, L’Harmattan, 2004. – R. Correspondance complète. Édition critique établie et annotée par R. A. Leigh, Oxford, The Voltaire Foundation. [CC] – Jacques Voisine, Jean-Jacques Rousseau en Angleterre à l’époque romantique, Paris, Didier, 1956.

[Alain Kerhervé]

Dictionnaires

Loin de présenter une information sans implication partisane, les dictionnaires du passé reflètent clairement les engagements de leurs auteurs. Un exemple en est fourni dès la fin du XVIIIe siècle par le Dictionnaire historique du jésuite François-Xavier de Feller.

L'article «Rousseau» de son Dictionnaire historique (1781-1783) manifeste une certaine sympathie. S’il condamne les thèses naturistes du second Discours, dénonce les défauts de composition et les digressions de La Nouvelle Héloïse, tient le Contrat social pour incompréhensible, Émile pour chimérique en pédagogie et impie dans la Profession de foi et les Confessions pour une œuvre d'une «extravagance inouïe», il loue le Discours sur les sciences et les arts et la Lettre à d'Alembert. Cette relative mansuétude s'explique par le fait que Rousseau est capable d'un authentique sentiment religieux et est apparu çà et là en apologiste de la morale chrétienne, mais le ton changera lorsque R. sera devenu l'une des idoles de la Révolution, fauteur de troubles et boutefeu.

C'est précisément l'utilisation révolutionnaire du rousseauisme qui marquera les interprétations postérieures. Le ton ne sera donc guère amène, sous la Restauration, dans la grande Biographie universelle publiée par Joseph Michaud, principal rédacteur de la royaliste et catholique Quotidienne et auteur d'une Histoire des Croisades, et par son frère Louis-Gabriel, imprimeur du roi sous Louis XVIII. La notice dévolue à R. y est confiée, en 1825, à un ancien émigré, Charles-Louis de Sévelinges. Sa tactique consistera essentiellement à dénigrer l’homme pour déconsidérer l’œuvre. Celle-ci est condamnée dans son ensemble, la Profession de foi du Vicaire savoyard déguisant « une attaque directe contre la révélation même», le Contrat social ayant mis à la mode l'insoutenable principe de la souveraineté du peuple, «premier germe de tous les fléaux qui, depuis trente-cinq ans, désolent les deux mondes» et les Confessions n’étant qu’un monument d’ignominie.

Sous la monarchie de Juillet, il ne fallait pas espérer une réhabilitation spectaculaire de la part de Nicolas Bouillet. Paru en 1842, son Dictionnaire universel d'histoire et de géographie accorde chichement à Rousseau deux pages Homme de paradoxes, adversaire décidé de la civilisation, prêcheur d'une «égalité absolue» et partisan d'un «système d'éducation impraticable», le R. de Bouillet, déiste fervent, est un philosophe moins redoutable que Voltaire.

Le point de vue est moins pusillanime dans l'Encyclopédie nouvelle (1842) dirigée par Jean Reynaud et Pierre Leroux. Si son dictionnaire ne consacre aucun article à Rousseau, il est question du Genevois dans celui qu'il réserve à un Voltaire égaré par le mirage du « déisme épicurien ». Le bon prophète est donc J.-J., l'homme du peuple dont l'influence doit immanquablement se substituer à celle du champion de la bourgeoisie.

L'année suivante, c'est au tour de l'Encyclopédie des gens du monde d'accorder à Jean-Jacques quelques pages franchement positives, dues au magistrat Saint-Albin Berville. Les Discours ne lui paraissent pas essentiels et, juriste et publiciste, Berville ne s'attarde guère sur La Nouvelle Héloïse et la Lettre à Christophe de Beaumont ou les Lettres écrites de la montagne reçoivent un salut hâtif, de même que les Considérations sur le gouvernement de Pologne, les Dialogues, le projet pour la Corse ou les Rêveries. Trois ouvrages retiennent en revanche son attention : les Confessions, jugées, non comme une pièce à conviction dans un procès, mais comme œuvre d'art ; l'Émile, « le chef-d'œuvre de Rousseau» avec la Profession de foi ; l'œuvre politique, enfin, qui bénéfice d'une appréciation positive et peut être comparée à celle de Montesquieu.

De tels points de vue, neufs dans les dictionnaires du temps, se retrouvent un an plus tard dans le Dictionnaire encyclopédique de l’histoire de France de Philippe Le Bas. Sa notice détaille longuement les données biographiques, non pour accabler l'homme, mais en cherchant surtout à comprendre la formation et l'évolution d'un caractère sous la pression des circonstances. Les préférences de Le Bas sont celles de Berville: paradoxal Discours sur les sciences et les arts, un Discours sur l'inégalité «mélange d'exagérations sophistiques ou romanesques et de vérités généreuses et fécondes», peu d'intérêt pour La Nouvelle Héloïse, vive admiration pour l'Émile et le Contrat social.

L'article que Philarète Chasles réserve à R., en 1846, dans l'Encyclopédie du dix-neuvième siècle, n'entend retenir que ce qui peut servir son explication psychologique et sociologique du personnage et transformer une succession d'événements en destin : racines protestantes, rancunes républicaines, enfance abandonnée, jeunesse vagabonde, blessures d'amour-propre rendent compte de la violence de ses réactions.

Cette nouvelle philosophie «est calviniste par la destruction de la hiérarchie et de l'autorité, républicaine par l'admission définitive de l'égalité parmi les hommes; elle prêche le retour à l'existence primitive des forêts et porte anathème sur l'ordre établi ». Les passions divinisées, l'égoïsme appelé vertu, le sentimentalisme donné pour la marque des grandes âmes engendrèrent une exaltation factice dont le terme ultime fut l'ironie et le désespoir, le suicide de Werther et la désespérance d'Oberman.

On fait un pas en arrière, en 1848, avec l'Encyclopédie catholique (1848) dirigée par l'abbé Jean-Baptiste Glaire. Elle n'était guère originale, toujours servilement tributaire de Feller. Tributaire plus encore, dans le cas de J.-J., de l'article de Sévelinges, vieux d'un quart de siècle. Le dictionnaire ne s'attarde guère sur les œuvres, ignore les Discours, les Lettres à d'Alembert ou à l'archevêque de Beaumont, donne pour subversives les Lettres écrites de la montagne, déteste La Nouvelle Héloïse qui enseigne le vice sous les apparences de la vertu et vomit les ignobles Confessions.

La perspective est moins étriquée dans le Dictionnaire des sciences philosophiques publié de 1844 à 1852 sous la direction d’Adolphe Franck, où Henri Baudrillart, philosophe, historien, économiste, traite de Jean-Jacques. Son orientation personnelle et la spécialisation du Dictionnaire des sciences philosophiques expliquent qu'il néglige La Nouvelle Héloïse ou les Confessions au profit des écrits d'un penseur dont il souligne d'entrée de jeu, à la fois les intentions généreuses et les insolubles contradictions : «Philosophiquement, il relève du matérialisme, puisqu'il ne tient nul compte du principe de mérite et de démérite comme source de l'inégalité; puisqu'il fait table rase, dans l'explication de la société, de tout principe inné. […] Par là, R. appartient encore au siècle qu'il condamne, et à la philosophie qu'il malmène». À la politique de rectifier l'histoire, au Législateur de courber l'individu sous la règle. Cette politique mène à Robespierre et à Babeuf et a inspiré le saint-simonisme et le fouriérisme». Le moraliste part des mêmes principes, l'éducation «négative» aux mains d'un gouverneur qui est dans l'Émile l'équivalent du Législateur du Contrat social.

On trouvera moins d'analyse, en 1857, dans le superficiel Dictionnaire de la conversation et de la lecture, de William Duckett, qui démarque, sans parti pris d'hostilité, les Confessions, et se borne à énumérer, à l'époque de leur publication, les œuvres du «malheureux grand homme» dont la carrière s'est achevée dans la folie.

En 1863, la Nouvelle Biographie générale, publiée sous la direction de Jean-Chrétien Hoefer, confie la notice «Rousseau» à G.-H. Morin. Il accepte la véracité des Confessions, la sympathie de Morin, du reste, allant davantage à l'homme qu'à l'œuvre, rapidement expédiée: l'hypothèse du second Discours est absurde; l'Émile et le Contrat social sont des utopies généreuses mais impraticables; la Julie est un roman plein de sensibilité, mais au style guindé et artificiel.

Il n'y aura plus guère de changement d'opinion jusqu'à la fin du siècle. Le Dictionnaire encyclopédique (1873) de Louis Grégoire offre au lecteur une brève notice où seul le Contrat social, «évangile de la Révolution», se voit concéder une mention. Même commentaire impersonnel dans le très orthodoxe Dictionnaire général (1889) de Charles Dezobry et Théodore Bachelet, qui donnent J.-J. pour l'homme du retour à la nature et l'inventeur de la souveraineté populaire, «au point de sacrifier entièrement l'individu à l'État».

Sous la Troisième République, parut le Dictionnaire universel des littératures (1876) de Gustave Vapereau, qui passe en revue les œuvres principales, salue au passage La Nouvelle Héloïse, s'arrête avec sympathie aux Confessions, et apprécie la Profession de foi, évangile de la religion naturelle. Vapereau est en revanche sévère pour le Contrat social, où le principe de la souveraineté populaire devient «un instrument de despotisme plus oppressif que les législations les plus tyranniques de l'antiquité».

Ce ne sera pas l'opinion d'un autre républicain, Pierre Larousse, dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle publié de 1864 à 1876. L'article «Rousseau» est chez lui assez considérablement développé mais pauvre en appréciations et jugements explicites. Il est plus détaillé en abordant Les Confessions elles-mêmes où J.-J. n'a jamais été pris en flagrant délit de mensonge. Ses erreurs, ses fautes sont à mettre au compte des circonstances, elles sont «l'œuvre de sa condition sociale, non celle de sa volonté». La Nouvelle Héloïse  obtient dans le Dictionnaire universel à peine deux colonnes d'un résumé schématique.

Dans sa perspective du reste, le R. qui compte est le R. philosophe et publiciste. L'Émile est « un véritable chef-d'œuvre», «la Déclaration des droits de l'enfant», mais c'est la pensée politique qui a eu la plus large influence. La Révolution, dont s'enthousiasme Larousse, on le doit pour une bonne part à l'auteur du Contrat social, «cet admirable livre». le Rousseau de Pierre Larousse est ainsi surtout celui de Michelet, l'éveilleur des consciences, l'inspirateur des libertés et l'apôtre du droit.

Il faut attendre soixante-quinze ans après le venimeux article de Sévelinges, sous la Restauration, pour découvrir un article dû à la plume d'un érudit plus soucieux d'un savoir précis et de mise en situation historique que de jugement moral ou de parti pris politique. En 1899 paraît dans La Grande Encyclopédie, une longue étude de Gustave Lanson, la première solidement documentée et au fait des travaux les plus récents des chercheurs français et étrangers.

Sous sa plume, la biographie n'est plus un document à charge ou un essai d'apologie ou de justification, mais une authentique entreprise scientifique, remarquablement informée. Un effort apparaît aussi pour analyser ce que Rousseau appelait son «triste et grand système» et mettre en lumière la cohérence et l'unité de sa pensée. Aux œuvres de critique succèdent les œuvres de construction. Émile est un prolongement de la théorie de la bonté naturelle de l'homme et la revendication d'un bonheur légitime. Loin de s'attarder comme ses devanciers sur les aspects «chimériques» de cette pédagogie, Lanson en dégage au contraire le principe animateur. Quant au Contrat social, il apporte dans l'ordre public la réforme que l'Émile proposait dans l'ordre privé en cherchant le fondement rationnel de l'organisation politique, mais on sent ici Lanson moins à l'aise, surtout devant le chapitre de la religion civile, où il voit «transporter du prêtre au magistrat le privilège de la persécution». Du moins le traité politique ne lui paraît-il pas, comme à tant d'autres, en contradiction avec les autres écrits. Quant à La Nouvelle Héloïse, Gustave Lanson y voit un «roman total» où l'écrivain s'est investi tout entier, idées, souvenirs et sentiments. Plus encore que La Nouvelle Héloïse, les Confessions ont révolutionné le roman, pour l'acheminer à se faire la biographie d'une âme en réaction contre un milieu social. Au total, s'il y a des incohérences et des lacunes dans le système, on n'en voit pas moins les éléments permanents et stables qui en assurent «la solidité, l'unité et la vie» – la revendication de justice, d'égalité et de liberté, le droit au bonheur.

Pendant trois quarts de siècle, les dictionnaires n’ont donc cessé qu'avec Gustave Lanson de donner de J.-J. R. une image partiale et déformée, parfois positive, souvent négative, reflet des engagements politiques et idéologiques des auteurs.

                                                                                                         [Raymond Trousson]

DIDEROT, Denis

(Langres, 1713 – Paris, 1784)

écrivain, salonnier, philosophe français, Diderot consacra près de trente ans à la direction de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, à laquelle il donna de nombreux articles. Après un ouvrage d’inspiration déiste, mais hétérodoxe, les Pensées philosophiques (1746), il fut emprisonné quelques semaines à Vincennes, à cause de la Lettre sur les aveugles (1749). Nourri de lectures scientifiques, privilégiant les nouvelles sciences naturelles (Buffon, Maupertuis, Needham, la chimie, la physique, etc.) par rapport aux mathématiques, il publie en 1753 les Pensées sur l’interprétation de la nature. Pendant l’été 1769, il rédige le Rêve de d’Alembert qui sera diffusé par la Correspondance littéraire. Il y développe, dans trois dialogues, l’hypothèse de la sensibilité universelle de la matière appliquée au monde, aux vivants et à l’homme. Dans la même revue paraît une Réfutation d’Helvétius de 1783 à 1785. En 1783, il publie l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque. De 1765 à 1780 il travaille à ce qui deviendra les éléments de physiologie. Il collabora à la Correspondance littéraire de Grimm, pour laquelle il écrivit des Salons (de 1759 à 1781, une fois tous les deux ans), et à partir de 1772, à l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal. Ami du baron d’Holbach il contribua à l’élaboration des idées du Système de la nature. Inventeur, avec les Salons, de la critique d’art, il théorisa sur les beaux arts. Il écrivit des pièces de théâtre (Le fils naturel, Le père de famille, Est-il bon, est-il méchant ?), milita pour une nouvelle dramaturgie et rédigea le Paradoxe sur le comédien. Outre des contes il écrivit Le neveu de Rameau, Jacques le fataliste. Il fit un voyage en Hollande et en Russie pour rencontrer Catherine II et lui soumettre, sans lendemain, ses observations sur les projets de modernisation de la Russie. De nombreux ouvrages furent publiés sans nom d’auteur, confidentiellement ou à titre posthume.

Il est paradoxalement très difficile de mesurer la nature de la « réception » proprement philosophique de R. par Diderot. Alors qu’il a lu et annoté De l’esprit d’Helvétius, la Lettre sur l’homme et ses rapports du spiritualiste hollandais Hemsterhuis, il n’a laissé aucune trace de lecture approfondie des ouvrages de R. Il est vrai que leurs relations furent surdéterminées par des facteurs affectifs très forts et qu’elles furent marquées par une brouille qui les affecta profondément et que Diderot qualifia de « misérable querelle » (à Falconet, 6 septembre 1768, Versini V, p. 849). Ils firent connaissance en 1745 et eurent des relations personnelles étroites, marquée par une vive amitié, une proximité philosophique qui se traduisit par la collaboration de R. à l’Encyclopédie et une intimité théorique (voir la question, controversée, de l’influence de Diderot sur la réponse de R. à la question de l’Académie de Dijon sur les sciences et les arts à la suite de « l’illumination de Vincennes »). Très tôt, cependant, R. prit l’initiative d’affirmer des désaccords philosophiques: la préface du Narcisse (1752) prenant une position diamétralement opposée à celle des encyclopédistes sur la philosophie et la fonction du « philosophe ». R. prend ses distances dans l’article « Economie politique »  avec la conception de la « volonté générale » énoncée par Diderot dans l’article « Droit naturel » dans le même tome V de l’Encyclopédie en 1755. Diderot ne releva pas ses dissensions philosophiques : dans le même tome V, à l’article « Encyclopédie », il inclut cet éloge de R. : « Ô Rousseau, mon cher et digne ami, je n’ai jamais eu la force de me refuser à ta louange : j’en ai senti croître mon goût pour la vérité et mon amour pour la vertu » (Versini I, p. 422). C’est le refus par R. de la pension royale après la représentation du Devin de village, en 1752, que Diderot lui reprocha, qui fut l’occasion du premier dissentiment (O.C., I, p. 381). La « réforme » morale de R. entamée en 1754 déconcerta Diderot et creusa les incompréhensions : R. n’était pas seulement l’écrivain éloquent des « paradoxes » des deux Discours, mais sa conduite de solitaire révélait un homme inconséquent : « C’est pourtant un citoyen bien singulier qu’un ermite » (à Rousseau, 14 mars 1757, Versini V, p. 63). En 1757, R. lut dans Le fils naturel la réplique de Constance à Dorval : « l’homme de bien est dans la société, et [qu’] il n’y a que le méchant qui soit seul » (acte IV, scène 3, Versini IV, p. 1113) et se sentit visé. Au cours des années 1757-1758, leurs relations se dégradent : à l’Ermitage R. se trouve pris dans les manœuvres de Mme d’épinay et de Grimm et les péripéties de son amour pour Mme d’Houdetot le plongent dans une profonde crise morale et affective. Dans le « complot » dont il se sentit victime, R. va peu à peu impliquer son ancien ami. Le soupçon que Diderot mis dans la confidence aurait dévoilé le secret de son amour, l’amène à rendre publique sa rupture avec lui dans la préface à la Lettre à d’Alembert sur les spectacles : « J’avais un Aristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus, mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits ». R. rajouta sur les épreuves une citation en latin tirée de l’Ecclésiastique XXII, 26-27 (O.C., V, p. 7) qui ulcéra Diderot. Dans la lettre à Falconet du 6 septembre 1768, après des tentatives ratées de rapprochement en 1765-1766, Diderot proclame qu’il s’abstiendra de polémiquer avec R. publiquement. Déjà, le bruit fait par la publication et la condamnation du Contrat social et d’émile et en particulier la Profession de foi du vicaire savoyard, avait laissé Diderot apparemment indifférent quant au fond. Mais la perspective de la publication des mémoires de R. affole les philosophes et le cercle de Mme d’épinay qui craignent la divulgation de « secrets » qui auraient pu compromettre à la fois des personnes et l’activité de la « secte holbachique ». La lecture des Confessions représente pour Diderot un exercice dangereux , puisque si R. a raison et passe, grâce à l’aveu de ses vices, pour véridique, alors les « philosophes » ont tort et sont des hypocrites, J.-J. ayant pris l’initiative de déclarer son désaccord avec ses anciens amis « philosophes ».

En 1778, dans l’Essai sur la vie de Sénèque, Diderot rompt en un paragraphe le silence sur R. Mais en 1782, quatre ans après la mort de R., dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, qui en est une édition développée, il lui adresse des reproches violents et amers (Versini I, p. 1029-1036).

La période de l’amitié ne permet pas d’apprécier ce que Diderot pensait de la pensée de R. Plus généralement il est difficile d’établir le degré de connaissance que chacun avait des doctrines de l’autre, comme de mesurer les convergences et les divergences secrètes ou indirectes de Diderot avec R.. Dans certains textes Diderot fera état cependant de son désaccord avec l’état de nature rousseauiste (Versini I, p. 786, 886, 902-903). La querelle n’est cependant pas anecdotique : si elle a rendu impossible un débat philosophique argumenté de la part de Diderot, c’est qu’elle prit un caractère public engageant la réputation et la valeur éthique et politique des deux auteurs. Il est impossible de dissocier les jugements de Diderot sur R des enjeux éthiques et politiques de leur querelle, et en particulier de la façon dont l’un et l’autre ont vécu existentiellement la crise subjective de leur désaccord comme l’affrontement tragique de deux figures de penseurs qu’opposent leurs rapports au désintéressement, à l’indépendance, à la vérité et à la conséquence dans la pensée et la conduite. Ce que Diderot reprocha à R. c’est d’abord d’avoir déserté la cause de la philosophie, le camp des Lumières encyclopédiques, et d’avoir favorisé celui des dévots (à Sophie Volland, 18 juillet 1762, Versini V, p. 381-382). C’est la haine des philosophes qui les réunit, alors que les prêtres ne lui pardonnent pas sa Profession de foi (Versini I, p. 1033-1034). R. n’est pas assuré dans ses idées : « Je vois ce Rousseau tourner autour d’une capucinière où il se fourrera quelqu’un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées. C’est un homme excessif, qui est ballotté de l’athéisme au baptême des cloches » (à Sophie Volland, 22 juillet 1762, ibidem, p. 393). C’est que R., est la première dupe de ses sophismes (Versini I, p. 810, 886) et s’il est « artificieux » et « hypocrite » (ibidem, p. 1095), c’est parce qu’il « est difficile qu’un homme écrive sans cesse des paradoxes, et qu’il soit simple dans ses mœurs » (à Sophie Volland, 25 mai 1759, Versini V, p. 100). Certes la déraison de ses paradoxes fait penser, et si ses principes sont faux, ses conséquences sont vraies (Versini I, p. 847 et 809). Mais plus éloquent que logicien, plus coloriste que peintre ou géomètre en morale, il tenta d’élaborer un « système » pas si original qu’on le dit (ibidem, p. 828, 1032) dont il s’entêta. L’étrangeté de R. est qu’il est vrai même quand il dit faux (Versini, III, page 767). Cette bizarrerie l’isola en le laissant avec sa « maîtresse, sa réputation » (à Sophie Volland, 10 décembre 1765, Versini V, p. 571). Or pour Diderot, la question centrale est celle des effets de la philosophie sur l’opinion publique. Et si le succès de la lutte pour triompher des malversations des méchants n’est pas assuré, alors c’est au jugement de la postérité, forme non religieuse d’immortalité (à Falconet, 15 février, 1766, Versini V, p. 606) qu’il faut s’en remettre. R. ne l’a pas vu, qui sacrifia ses amis à la « rage orgueilleuse de faire parler de soi dans l’avenir » (Versini I, p. 1030). En outre, sa condamnation du complot de la « secte philosophique » (O.C., I, page 965) contredisait les espoirs mis par Diderot dans l’action difficile de « cette église invisible qui écoute, qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédomine à la longue et forme l’opinion générale » (à Falconet, août 1766, Versini V, p. 679). Enfin, il faut dire qu’au plus profond de leurs désaccords et de la violence de la dénonciation du « fanatique » R., Diderot affirme son estime pour l’écrivain (Versini I, p. 1032, 1036). Il n’en reste pas moins que le matérialisme de Diderot, anti-finaliste, moniste, immanentiste, profondément a religieux, que son rationalisme ouvert et aventureux, son scepticisme méthodologique et sa conception ludique de la pensée ne pouvaient que le rendre peu à peu étranger, voire hostile à la pensée de R. et à sa personne.

Bibliographie : Denis Diderot, Œuvres, éd. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994-1997, 5 vol. - Œuvres complètes, éd. Hermann, 1975, 33 vol. prévus - Correspondance, éd. Minuit, 1955-1970, 16 vol. – Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, éd. Laffont/Ramsay, 1985 - Jean-Claude Bourdin, « L’effacement de Diderot par Rousseau », et Colas Duflo, « Le vicaire hanté par l’aveugle » dans Diderot-Rousseau : un entretien à distance,(dir. Franck Salaün), éd. Desjonquères, 2006 – Jacques Chouillet « La présence de J.-J. Rousseau après sa mort dans les écrits de Diderot », Cahiers de Varsovie, n° 10, 1982 - Yves Citton, « Retour sur la misérable querelle Rousseau-Diderot : position, conséquence et sphère publique », et Marie Leca-Tsiomis, « Diderot et le nom de l’ami », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 36, avril 2004, Société Diderot - Jean Fabre, « Deux frères ennemis : Diderot et Jean-Jacques » dans Lumières et Romantisme, Paris, Klincksieck, 1963.

[Jean-Claude Bourdin]

 

 

Ðông Dương Tạp Chí

(1913-1919) [traduction : đông dương = Indochine / tạp chí = revue].

[Attention : ne pas confondre Ðông Dương Tạp Chí avec la Revue Indochinoise créée par le pouvoir colonial français dans l’Indochine française de la fin du XIXe siècle].

 

Revue de vulgarisation hebdomadaire rédigée en quốc ngữ et dirigée par Nguyễn Văn Vĩnh, Ðông Dương Tạp Chí fut créée au Tonkin le 15 mai 1913 par l’éditeur et imprimeur François-Henri Schneider, avec l’appui du Gouverneur général Albert Sarraut. L’équipe de rédaction de la revue réunissait deux types de rédacteurs : ceux, d’une part, qui avaient suivi un cursus d’études « modernes » au sein du Collège des Interprètes (Phạm Quỳnh, Phạm Duy Tốn et Nguyễn Văn Tố, ainsi que le rédacteur en chef Nguyễn Văn Vĩnh), et ceux, d’autre part, qui étaient issus du système classique des études chinoises (Phan Kế Bính et Nguyễn Ðỗ Mục). Avec une équipe de rédaction acquise à ses idées, Schneider souhaitait rallier à la cause française les esprits vietnamiens encore rétifs, en s’appuyant sur un réseau de publications périodiques (sa « Bibliothèque de vulgarisation »), et dans ce système Ðông Dương Tạp Chí eut essentiellement une vocation pédagogique. 

L’objectif de la revue était de vulgariser un savoir à la fois oriental et occidental, d’initier plus spécialement les Vietnamiens à la science de l’Occident (ses savoirs, techniques, et méthodes) en les familiarisant avec la sphère de pensée dans laquelle cette science s’inscrivait au travers de traductions ciblées (littérature, philosophie, morale), et de travailler au développement du quốc ngữ (la forme romanisée de la langue vietnamienne). Le modèle français inspira beaucoup Ðông Dương Tạp Chí. A partir de 1915, la revue fut secondée dans sa tâche de vulgarisation par le journal Trung Bắc Tân Văn : ce dernier prit à son compte les rubriques d’information diverses, notamment celles liées à l’actualité politique et commerciale, et la revue se consacra pour sa part à la traduction littéraire et philosophique, aux questions de mœurs, coutumes et traditions, et à la diffusion des notions de pédagogie en relation avec le programme scolaire du gouvernement colonial.

Cette entreprise privée fut récupérée par le Gouvernement colonial en juin 1919, lorsque Schneider prit sa retraite. Ðông Dương Tạp Chí devint ainsi un organe purement pédagogique, destiné à accompagner le travail des professeurs ; il changea dès lors de nom pour s’appeler Học Báo (báo = journal ; học = étudier).

Durant toute la période de parution de Ðông Dương Tạp Chí, Nguyễn Văn Vĩnh orchestra une intense activité de traduction en quốc ngữ de grands textes de littérature (vietnamienne, chinoise et occidentale), parmi lesquels les textes français eurent la part belle. Il s’agissait de créer une nouvelle voie d’expression pour le Việt Nam, afin de le libérer du seul modèle chinois, et ce en travaillant  notamment à la construction d’une nouvelle littérature. En ce qui concerne plus particulièrement les textes de la littérature française traduits et publiés dans Ðông Dương Tạp Chí, on remarque une certaine prédilection pour les auteurs du XVIIe siècle : on relève ainsi une cinquantaine de fables de La Fontaine, une dizaine de contes de Perrault, et deux comédies de Molière (Le Bourgeois Gentilhomme et Tartuffe), ainsi que de nombreux passages des Pensées de Pascal, et ce même si de manière générale toutes les époques furent représentées ; nombre de romans d’autres périodes littéraires furent en effet traduits en partie ou in extenso, comme Gil Blas de Santillane et Turcaret de Lesage, Les aventures de Télémaque de Fénelon, ou La Peau de Chagrin de Balzac. La plus grosse part revient toutefois aux « morceaux choisis », parmi lesquels on retrouve des passages des Lettres Persanes de Montesquieu, du Traité de l’Esprit d’Helvétius, des Caractères de La Bruyère, des Maximes de La Rochefoucauld, du Jardin d’Epicure d’Anatole France, pour ne citer que les auteurs traduits à plusieurs reprises.

J.-J. Rousseau apparaît pour sa part à sept reprises dans Ðông Dương Tạp Chí, dans des traductions de morceaux choisis. Dans la première version de la revue, on relève la présence d’un texte intitulé « Le lever du soleil » [n°28, 20/11/1913], sans mention de son origine, puis un court passage de l’Emile intitulé « Le sens moral » [« Emile »IV, n°59, 02/07/1914], et enfin un dernier texte titré « Le vrai courage » [n°84, 24/12/1914]. Dans la seconde version, à partir de 1915, on découvre un passage de la « Quatrième lettre sur la Vertu et le Bonheur » intitulé « Noble inquiétude » [n°3, 24/01/1915], suivi d’un second passage de l’Emile intitulé « La peur » [n°62, 19/03/1916], puis de deux autres textes sans mention de leur origine ayant pour titres « La jeunesse » [n°72, 04/06/1916] et « Si j’étais riche » [n°106-107, 28/01/1917].

Repères bibliographiques :

AFFIDI, Emmanuelle, « Ðông Dương Tạp Chí (1913-1919), une tentative de diffusion du discours et de la science de l’Occident au Tonkin : l’interculturalité, un enjeu colonial entre savoir et pouvoir (1906-1936) » - Thèse de doctorat, Université de Paris 7, Fév. 2006, 793 p.

 

[Emmanuelle AFFIDI – juillet 2010]

 

 

 

 

DUPANLOUP, Félix-Antoine

(1802-1878)

Entre 1830 et 1878, le débat sur Rousseau n'a rien perdu de son actualité ni de sa virulence. Aux yeux de Dupanloup, évêque d’Orléans, convaincu qu'une école qui a rompu avec la religion est génératrice de révolutions, la régénération du pays dépend de l'enseignement de la jeunesse. Le Rousseau qu'il trouve sur son chemin n'est donc plus celui du Contrat social, sereinement ignoré comme utopiste, mais l'instituteur immoral d'Émile, triste représentant, juge-t-il dans De l’éducation, de « ce dix-huitième siècle dont la légèreté impie méconnut la dignité humaine au moins autant qu'elle outragea la majesté divine, et dont les théories d'éducation furent si profondément subversives de tout ordre social et de tout ordre religieux, de toute autorité et de tout respect ».

Dupanloup n'est pas un grand penseur, et son credo se résume à peu de chose : refus de tout amoindrissement de l'Église, hostilité à la démocratie, refus de toute mise en question de l'ordre social. Cet homme fermé aux sciences et à l'histoire, pénétré des préjugés de l'ancien clergé, est un traditionaliste par tempérament autant que par formation, et l'on a pu dire que la pauvreté de sa pensée théologique allait de pair avec son indigence philosophique.

Il découvre Rousseau lorsqu'il compose, en 1850, De l'éducation, son chef-d’œuvre, qui lui valut, dans certaine presse, le surnom de Quintilien français, et cette découverte l'épouvante. C'est d'abord, bien entendu, l'indignation devant un homme assez impudent pour publier un traité d'éducation après avoir jeté ses enfants aux Enfants-Trouvés ; c'est surtout la condamnation d'un livre où l'enseignement religieux est retardé jusqu'à la fin de l'adolescence, n'intervient en rien dans la formation et se voit soumis au tribunal de la conscience individuelle. Dupanloup y trouve le modèle d'une éducation matérialiste fondée sur l'égoïsme et une morale de l'intérêt, « le rêve odieux d'un sophiste sans intelligence et sans cœur, [...] d'un ennemi de Dieu et des hommes ». Son appréciation, qui occupe plusieurs pages, peut se résumer dans ces quelques lignes : « Dans ce livre Rousseau est au-dessous de lui-même et au-dessous de tout. [...] Comme sagesse et vérité morale, Rousseau [...1 est au-dessous des païens eux-mêmes ».

Ce jugement sans appel, Mgr Dupanloup le répétera à diverses reprises, tout au long de son œuvre pédagogique. Il rappelle, quinze ans plus tard, « le dégoût du sophisme perpétuel qui [lui] fit tomber le livre des mains », et souligne que « rien n'est plus fait pour surprendre les esprits, égarer et perdre les cœurs qui ne sont pas assez sur leurs gardes, ni assez forts d'ailleurs pour démêler ce perpétuel mélange de faux et de vrai dans les raisonnements et les sophismes de celui qu'on a nommé le Philosophe de Genève » (De la haute éducation intellectuelle, 1870, t. Il, p. 53). Jamais il ne se contraindra à une analyse plus précise : les principes de l'éducation « négative », le respect de l'enfance, la fonction du développement physique harmonieux, l'éveil naturel d'une intelligence, tout ce qui faisait l'originalité d'Émile lui restera lettre morte.

En 1878, l'évêque d'Orléans rassembla ses forces dans une intervention au Sénat, le 21 mai, et dans dix lettres publiques adressées au Conseil municipal de Paris pour le détourner de célébrer le centenaire de Voltaire, celui de Rousseau ayant pris, en définitive, beaucoup moins d'ampleur, peut-être parce que la Profession de foi du Vicaire savoyard, scandaleuse aux yeux des cléricaux, était en même temps trop fervente pour les libres penseurs. Dans la première de ses Lettres, il note cependant : « Le socialisme, la convention, voilà ce que les membres du Conseil municipal de Paris veulent exalter dans le centenaire de Rousseau ». Dans la deuxième, après avoir recueilli tous les témoignages de haine et de mépris que Voltaire et Rousseau se sont réciproquement adressés, il conclut : « En tout, Messieurs, si Voltaire a raison contre Rousseau, qu'est-ce que Rousseau ? Mais si Rousseau a raison contre Voltaire, qu'est-ce que Voltaire ? » (Lettres à MM. les membres du Conseil municipal de Paris sur le centenaire de Voltaire, 1878, pp. 12 et 30).Enfin, au lendemain du Centenaire, le 1er juin, Dupanloup publia dans La Défense une lettre ouverte à Hugo, à qui il reprochait ses palinodies et sa participation à l'apothéose voltairienne. Hugo avait refusé de prendre la parole aux manifestations en l'honneur de Jean-Jacques, se bornant, dans un passage de son discours sur Voltaire, à déclarer qu'il représentait le Peuple. Le poète répondit sèchement à l'évêque. mais nota pour lui lui-même : « Dupanloup contre J.-J. Rousseau. Curiosité : un évêque engueulant un tombeau ».

Bibliographie : R. Trousson, « Jean-Jacques et les évêques : de Mgr Lamourette à Mgr Dupanloup », Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, LI, 1983, 278-303.

[Raymond Trousson]

 

 

DURKHEIM, Émile

(1858-1917)

           

            Émile Durkheim est un des fondateurs de la sociologie. Il aborde explicitement la philosophie de Rousseau à deux occasions (dans les deux cas il s'agit de cours donnés à l'Université de Bordeaux pendant la période 1887- 1902). La première occasion a abouti à un essai intitulé Le Contrat Social de R. que Durkheim a rédigé lui-même, mais qui n'a été publié qu'après sa mort, en 1918 dans la Revue de Métaphysique et de Morale. Le deuxième contexte est constitué par les quatre cours qu'il a donnés sur Émile en liaison avec ses propres cours sur la pédagogie, mais qui sont restés à l'état de notes. En dehors de ces deux textes entièrement consacrés à la philosophie de R., Durkheim l'évoque souvent à différents endroits de son œuvre.

            Les relations intellectuelles de Durkheim et de R. sont aussi contradictoires qu'elles sont fortes. Certains passages des écrits du sociologue peuvent apparaître comme des réécritures de morceaux de l'œuvre du philosophe : « l'homme n'est homme que parce qu'il vit en société. Retirez à l'homme tout ce qui est d'origine sociale, et il ne reste plus qu'un animal analogue aux autres animaux » (Leçons de sociologie, p.96, à comparer avec le chapitre 8 du premier livre du Contrat Social). Le statut et la fonction que Durkheim donne à la religion n'est pas non plus étrangère à la lecture de R..

            Au-delà d'une référence, R. a été pour Durkheim le motif d'une difficulté intellectuelle. Celle du rapport de l'individu au tout de la société : « Comme les individus forment la seule matière agissante de la société, l'État, en un sens, ne peut être l'œuvre que d'individus, et que, pourtant, il doit exprimer tout autre chose que des sentiments individuels. Il faut qu'il sorte des individus et que, cependant, il les dépasse. Comment résoudre cette antinomie dans laquelle s'est vraiment débattu R.? » (ibid., p.137).

            Durkheim estime que R. n'est pas parvenu à débrouiller le problème et qu'il pèche et pour sa théorie du contrat social et pour son individualisme : « l'idéal des société serait-il cet individualisme féroce dont R faisait son point de départ et la politique positive ne serait-elle que celle du Contrat social retournée? » (Cours de science sociale, p.19). Les sociétés ne sont pas des artifices inventés par les individus pour leurs commodités, mais c'est le contraire, les individus sont des parties intégrantes des sociétés dont ils dépendent pour être ce qu'ils sont.

            Aux yeux de Durkheim le cœur du problème réside dans le fait que R., comme beaucoup de théoriciens classiques (Hobbes, Montesquieu), veut limiter la « nature » à l'individu. Pour le sociologue, c'est une erreur car la société, au-dessus des individus, est aussi un produit naturel. Comme R. n'accepte pas la thèse de la « sociabilité naturelle » de l'homme, les causes des changements qui donnent naissance à la société ne peuvent pas résider dans l'individu. La société n'est pas d'origine naturelle mais résulte de la pression toute extérieure de la nature. La société serait donc finalement un produit du hasard : « R. va même jusqu'à dire qu'elles sont fortuites, qu'elles [sc. les causes de la société] auraient pu ne pas être » (Le Contrat Social de R) et cette idée est fautive pour le sociologue.

            La critique que Durkheim adresse au Second Discours est la suivante : « Il part de l'individu et sans prêter à ce dernier la moindre inclination sociale, sans lui attribuer d'inclinations contraires, de nature tout au moins à rendre la société nécessaire par les conflits et les maux qu'elles engendreraient, il entreprend d'expliquer comment un être, aussi foncièrement indifférent à tout ce qui est vie commune, a été amené à former des sociétés » (id). Déduire la nécessité de la vie sociale à partir de l'idée d'un homme solitaire et atomique est une absurdité : « C'est comme si, en métaphysique, après avoir posé que le sujet se suffit à soi-même, on entreprenait d'en déduire l'objet. Le problème est évidemment insoluble et, par conséquent, on peut être assuré par avance que la solution proposée par R est grosse de contradictions. » (id).

            Dans son cours sur Émile, Durkheim critique la possibilité de construire des dispositions morales dans un individu solitaire qui n'a de rapport qu'à la contrainte des choses. Car, pour Durkheim, la morale se surajoute à la nature individuelle en raison de l'appartenance de l'individu au tout de la société, elle ne lui vient pas spontanément (« La “pédagogie” de R.. Plans de leçons. »).

            Les critiques contre le Contrat Social ne sont pas moins virulentes et reprennent les mêmes motifs. Il relève une série de contradictions ou de tensions à l'œuvre chez le penseur. R. considère la société comme un tout ayant une réalité indépendante alors qu'en même temps, il affirme que le « moi commun » (Contrat Social, I,6) est le résultat de la somme des intérêts individuels. De même comment, peut-on penser l'intérêt commun à partir d'individus qui sont, en même temps, des touts solitaires? Ainsi, pour Durkheim : « La vie collective n'est pas née de la vie individuelle, mais c'est, au contraire, la seconde qui est née de la première » (Le contrat social de R.). C'est pourquoi, la notion de volonté générale, basée sur ces principes individualistes et conventionnalistes, ne peut être qu'une absurdité : « De même pour […] réaliser [la volonté générale], on ne peut s'adresser qu'à l'individu; il est unique organe de la société, puisqu'il en est l'unique auteur. Mais, d'un autre côté, il est nécessaire de le noyer dans la masse pour le dénaturer autant que possible et l'empêcher d'agir dans un sens particulier » (id). C'est ce qu'illustrent bien les difficultés que R. rencontre autour de la figure du législateur « Deus ex machina » et de l'origine du gouvernement qui suppose que le peuple soit déjà réuni en gouvernement.

            Mais, malgré ce péché originel de ne pas reconnaître l'autosuffisance des faits, chère au sociologue, R. semble la reconnaître à demi-mots par sa réflexion sur les mœurs et la religion civile à la fin du Contrat Social. Durkheim commentant ces passages écrit : « Cependant un habile mécanisme constitutionnel ne saurait suffire à assurer la cohésion sociale. Comme celle-ci résulte avant tout de l'entente spontanée des volontés, elle n'est pas possible sans une certaine communion intellectuelle. » (id). Tout se passe donc comme si, in fine, R. reconnaissait comme caduc tout l'appareillage constitutionnel et artificiel qu'il a élaboré dans les premiers livres de son ouvrage en faisant reposer l'ordre et l'entente sociale non sur un contrat mais sur le fait de l'opinion, des mœurs et de la religion.

            Durkheim se pense donc finalement comme celui qui pousse à son point d'accomplissement la philosophie sociale de R. en ôtant de son contenu les scories d'une métaphysique individualiste qui le conduisent à la contradiction.

 

Bibliographie : Émile Durkheim, « Le contrat social de Rousseau », Revue de Métaphysique et de Morale, tome XXV (1918), pp. 1 à 23 et 129 à 161; «La “pédagogie” de Rousseau. Plans de leçons.», Revue de métaphysique et de morale, 1918, 26, pp. 153 à 180; Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1950; Cours de Science sociale, leçon d'ouverture, Paris, Armand Colin, 1888; Tiina Arppe, « Rousseau, Durkheim et la constitution affective du social », Revue d'histoire des sciences humaines, 2005/2, n°13.

 

[Pierre Crétois]

FAGUET, Émile

(1847-1916)

Émile Faguet, universitaire, publiciste et critique, a été considéré comme un auteur féru de psychologie. Pourtant l'appareil critique de Faguet n'est fondé que sur la juxtaposition d'éléments théoriques, ce qui crée le disparate d'une démonstration qui n'est en rien le reflet du point auquel parvient la psychologie à cette époque. Entre 1906 et 1910, l'œuvre critique d'Émile Faguet s'enrichit de trois ouvrages qui font la part belle aux études rousseauistes. Ces ouvrages mettent en avant une banalisation des troubles de Rousseau, en privilégiant l’aspect moral. Ils démontrent comment la médiocrité de l'auteur en découle, car un auteur médiocre ne saurait tout simplement être montré comme un être exceptionnel. Le caractère autobiographique de certains passages projectifs dans l'œuvre de R., lui font noter que « sa vie jusqu'à la quarantième année, et même toute sa vie, fut un roman » (Dix-huitième siècle. Études littéraires, ca. 1906, p. 339). Il reste mesuré pour Émile, au sujet duquel sa critique porte plus sur la forme que sur le fond. « Il faut s'habituer à ces incohérences dans Rousseau et le suivre seulement dans les grandes lignes », écrit-il en une sorte de compliment, reconnaissant les qualités de l'œuvre (Rousseau penseur, ca. 1910, p. 184). Au tableau qu'il brosse, il ajoute « l'absence complète de sens du réel et une imagination romanesque que tout a contribué à entretenir et que rien n'a maintenu » (Dix-huitième siècle… , p. 341). Dans sa Vie de Rousseau il se lamente contre « la maladie de Rousseau [qui] est si indistincte ; il s'est tant plaint de toutes les maladies successivement, et celle qu'il désigne le plus souvent, une prostatite, semble-t-il, est, elle-même, si douteuse, les médecins n'en ayant trouvé aucune trace à l'autopsie ; peut-être si imaginaire » (1910, p. 138). Il remarque une sorte de dédoublement chez Rousseau, à partir des Confessions, des Rêveries ou d'une bonne part de l’Émile, ainsi que du Contrat social, œuvre politique dangereuse d'emploi. « Il est parfaitement certain que l'auteur de tous les ouvrages de Rousseau et l'auteur du Contrat social sont deux hommes très différents. La question reste : comment l'un est-il devenu l'autre ? » (R. penseur, 1910, p. 305). Cette oscillation des sentiments l’entraîne dans une certaine ambivalence. Par exemple, « il en sortit un déséquilibré, mais non point un homme vil. Le fond était bon, non le fond moral, qui n'existait pas, mais le fond sensible » (Dix-huitième siècle…, p. 340). Sous la plume de Faguet cette appréciation est une ébauche de compliment. Il n'en est rien pourtant, car il précise que « Rousseau est un de ces hommes séduisants et dangereux, chez qui l'imagination et la sensibilité dominent et étouffent la raison, le sens commun, les facultés de réflexion, d'analyse et d'observation » (id., p. 413).

Des Confessions, Faguet écrit qu'on y chercherait « les causes de sa misanthropie dans le ressentiment amer de ses années d'humiliation et d'épreuves. Mais ces années n'ont jamais été pour lui des épreuves et ne l'ont jamais humilié. Il en a joui avec délices, et il en est encore fier » (id. , p. 386). Il rappelle les premières manifestations surprenantes du comportement de R., comme la rédaction de son testament, après l’expérience de chimie qui faillit lui coûter la vue, ainsi que d'autres manifestations pour lesquelles il note : « En résumé brutal, il était un peu érotomane et neurasthénique et il n'aimait pas d'amour Mme de Warens » (Vie de Rousseau, p. 74). Il s’agit de jugements à finalité moralisante. Émile Faguet note « combien a été forte sur Rousseau l'empreinte de sa vie de jeunesse, combien l'originalité même de R. est faite de ses années de vagabondage, d'insouciance, de paresse gaie, d'insociabilité, et, disons-le, d'immoralité » (Dix-huitième siècle… , p. 385). C’est l’influence des mauvaises conditions d’éducation qui est mise en avant. Il emploie le même procédé pour faire la relation du retour de Venise : « Il était doux et bon, dans le sens neutre qu'on donne à ce mot, n'avait à cette époque, absolument aucun sens moral, orgueilleux, timide, poltron, dissimulé, menteur, peu scrupuleux et vicieux » (R. penseur, p. 5). Lorsqu'il parle de l'orgueil, il est toujours isolé anecdotiquement, morcelé. « Rousseau était trop orgueilleux pour n'avoir pas l'orgueil du remords, pour ne pas se croire pur du moment qu'il se sentait repentant et pour ne pas appeler vertu le regret des fautes commises » (id., p. 24). Cette démarche a pour conséquence de subdiviser l'état d'orgueil en diverses catégories qui aident à la représentation d'un morcellement de la personne. Émile Faguet pense que la solitude favorise le développement d'attitudes qui renforcent l'isolement qu'elle produit. « La timidité qui devient sauvagerie, la sauvagerie qui devient humeur morose, l'humeur morose qui devient misanthropie, l'orgueil, l'idée fixe qui se nourrit éternellement d'elle-même, l'esprit de défiance, le caractère ombrageux ; tout cela se développe étrangement dans la solitude » (id., p. 9-10).

La position critique qu’Émile Faguet choisit pour les Confessions est qu'elles sont l'œuvre autobiographique sur laquelle le degré de confiance qui est accordé aux événements relatés permet la vérification et l'interprétation de la vérité ou du mensonge. Auparavant, et de façon plus triviale, il avait écrit que les Confessions lui semblaient être « l'une des informations les plus certaines, les plus complètes […] sur l'âme humaine [ de R.], son acheminement, de si bonne heure commencé sans qu'elle s'en doute, vers des régions noires de la désespérance et de la folie » (Dix-huitième siècle…  , p. 390). Faguet a intérêt à minorer les troubles de R. Cette minoration lui sert à rendre plus odieux le personnage. Il voit « le Rousseau de quarante à cinquante ans, déjà touché […] de sa maladie mentale, mais relativement sain » (R. penseur, p. 36), jusqu'à ce qu'il lui apparaisse « dans un état continuel ou presque continuel d'exaspération […] il était malade de fureur » (Vie de R., p. 235), donc suivant lui, conscient et en pleine possession de ses moyens de jugement.

Émile Faguet est très virulent contre Thérèse Levasseur. Il n'hésite pas à écrire que cette union rend R. « criminel et cela aura de très grandes conséquences, même sur le tour de son génie ; ensuite comme nous le verrons, elle le rendra misanthrope et “persécuté”, ce qui aura de très grandes conséquences aussi, même sur le tour de son génie » (R. penseur, p. 8). Cette insistance sur « le tour du génie » est tempérée par la notation qui explique que « l'influence de Melle Le Vasseur sur Rousseau fut double et fut très grande : elle l'a rendu fou et honnête homme » (Vie de Rousseau, p. 166). Cette énonciation est paradoxale, puisque ce n'est qu'en devenant plus fou, ce dont Faguet se réjouit, que Rousseau est devenu moins gredin, ce qu'il dénonce, et ce grâce à Thérèse, dont il désapprouve la présence auprès de R.. Il centre un de ses exemples sur la situation de Rousseau à Wootton. « Rousseau ne tarda pas à s'y exaspérer. Les raisons de cette crise nerveuse sont multiples. C'est d'abord la maladie nerveuse elle-même, qui ne lâche pas son homme une fois qu'elle l'a prise, et j'estime que Rousseau était neurasthénique depuis l'Ermitage » (id., p. 333). L'évolution de la maladie permet néanmoins à R. d'écrire, de penser, d'être admirable sur le plan intellectuel, une fois dépassés les incidents dus au comportement. Il précise qu'à plusieurs reprises et jusqu'à la fin de sa vie, « Rousseau redevenait parfaitement solide d'esprit et se montrait de haute raison dès qu'il s'agissait d'idées et même de faits qui ne le regardaient pas personnellement » (id., p. 366). Cette constitutionnalité et cette évolution de la symptomatologie n'est pas la seule représentation utilisée pour rendre compte de l'existence du sentiment de persécution. Il se peut aussi que l'atteinte, au lieu d'être portée, soit parvenue de l'extérieur. Examinant le contenu de la correspondance de R., Émile Faguet voit comment « la manie de la persécution est née en lui et ne le quittera plus. Il l'entretient du reste de faits vrais que, seulement il grossit » (R. penseur, p. 13). Dans un autre de ses ouvrages, il explique pourquoi le sentiment de persécution est nécessaire dans la dernière période de sa vie. « Rousseau, comme tous les “persécutés”, mais plus qu'aucun autre, avait besoin de sa manie des persécutions. Presque isolé, peu fréquenté, ne publiant pas, n'ayant plus de succès littéraires, il avait besoin de se croire persécuté et espionné pour croire à sa gloire, pour croire à son importance dans le monde » (Vie de R., p. 406).

Bibliographie : Dyrkton, J., “The liberal critic as Ideologue: Emile Faguet at fin de siècle reflections on the eighteenth-century”, History of European Ideas, 22, 5-6, 1996, p. 321-336. - L’Aminot Tanguy, “Le Bicentenaire d’Emile Faguet” dans La Réception de Voltaire et R. en Egypte (Le Caire, 26-28 février 1990) éd. par Jacques Domenech. Le Caire, Centre d’études françaises, 1991, p. 83-88.

 [Claude Wacjman]

FAURE, Edgar

(Béziers, 1908 – Paris, 1988)

Homme politique français, juriste érudit nourri de culture classique, adhérent dans ses jeunes années au groupe des lycéens d’Action française, il se tourne à l’âge de vingt ans vers le radicalisme dont il fréquente les grandes figures, Pierre Mendès-France et Georges Bonnet. Professeur de droit durant la guerre, il part en Tunisie en 1942. Il rejoint de Gaulle à Alger en 1943 où débute sa carrière politique. Procureur général adjoint au procès de Nuremberg, il est élu député du parti radical en 1946 dans le Jura. Passé au gaullisme après la victoire du Général à l’automne 1965, il obtient plusieurs ministères dont le plus célèbre reste sans doute celui de l’Education nationale suite aux événements de mai 1968. Cinq ans auparavant, Edgar Faure avait lancé l’idée d’un nouveau contrat social. Mais c’est principalement durant son expérience comme ministre de l’Education nationale, où il doit résoudre la crise ouverte par les révoltes étudiantes conjuguées aux revendications sociales des salariés, qu’il commence à s’intéresser de plus près à R bien qu’il le cite fort peu dans ses écrits. Il utilise cette référence pour justifier sa réforme de l’enseignement supérieur. Dans la Philosophie d’une réforme publiée en 1969, qui rassemble plusieurs discours prononcés à l’Assemblée nationale, devant le Sénat et l’Unesco, il explique que « l’idée du changement du principe de la société » prend sa source chez R. Tout en faisant remarquer au passage que cette analyse a quelque chose de « démodé », Edgar Faure reste attaché à la forme contractuelle comme outil de transformation de la société. Il part de l’idée que la société chez R s’appuyait sur un contrat de sécurité, que cette société « était une société de conservation. » L’explosion de mai 1968 qui, pour lui, était prévisible, a fait surgir une autre société, « une société bénéficiaire, une société d’acquisition, une société de promotion. » D’où l’urgence à développer un nouvel enseignement . A l’Université, il s’agit de promouvoir la participation, notion centrale du discours du 10 juin 1968 du général de Gaulle. Il faut donc ouvrir le dialogue. Dans une optique « bourdieusienne », Edgar Faure s’interroge sur la reproduction des inégalités sociales à l’intérieur de l’enseignement et plaide pour l’accès de tous au savoir et à la culture. Il lance l’idée, avec succès, de la formation continue. Dans un nouvel ouvrage Pour un nouveau contrat social publié en 1973, il revient sur R sans apporter guère plus de précisions. Il réitère ses analyses sur le passage d’un « contrat social de sécurité que dessinait R dans une symbolique géniale, mais adaptée à son temps » à un contrat de promotion. La gymnastique intellectuelle remarquable d’Edgar Faure se situe ailleurs, dans sa tentative de justifier sa participation en tant qu’homme de gauche, à une majorité gouvernementale de droite. Il part du principe que plus la liberté diminue, plus l’efficacité s’accroît et invoque alors les mânes de R, « notre premier président-fondateur » qui « en a énoncé la formule par sa célèbre distinction de la liberté naturelle et de la liberté civile. » Edgar Faure, en homme politique attaché à l’action et au progrès, renonce à la liberté naturelle improductive et fait le choix de la liberté civile, partant de l’action et du progrès. La liberté civile exige une responsabilité politique, c’est-à-dire l’acceptation d’un nouveau type de société qui appelle de nouvelles institutions. Edgar Faure accuse implicitement la gauche d’être restée au stade de la liberté naturelle, de s’enfermer dans une critique de la prédominance de l’exécutif sur le législatif, de se dérober devant ses responsabilités politiques en refusant le nouveau régime présidentiel. Ironie du sort pour un homme politique qui doit sa carrière à la quatrième République sans doute moins éloignée de la pensée politique de R que la nouvelle constitution mise en place par de Gaulle en 1958. A aucun moment, Edgar Faure ne s’intéresse fondamentalement à la pensée politique de R, à sa notion de volonté générale ou à sa critique de la députation. « Nouvelle société », « participation » sont ses grands mots. Mais Edgar Faure offre également une vision géo-politique du contrat social. Il analyse finement les rapports Est-Ouest et plaide pour une compétition pacifique entre les deux mondes tout en défendant farouchement, gaullisme oblige, l’arsenal nucléaire français et en repoussant avec la dernière énergie toute émergence de révolution sociale.

Bibliographie : E. Faure, Philosophie d’une réforme, Plon, 1969 – E. Faure, Ce que je crois, Grasset, 1971 – E. Faure, Pour un nouveau contrat social, Seuil, 1973.

[Pascale Pellerin]

FICHTE, Johann Gottlieb

(1762, Rammenau en Thuringe, Allemagne – 1814, Berlin, Allemagne)

La réception de R. par Fichte est inséparable de deux autres influences ou événements qui ont marqué sa pensée : sa découverte de la philosophie de Kant, qui relègue au second plan tout autre influence, puis son enthousiasme pour la Révolution française. Kant lui-même ayant lu R. et pensé à partir de lui, on peut parler chez Fichte d’une double influence de R. : une influence directe et une influence via Kant.

Dans les écrits de jeunesse contemporains de la Révolution française, l’Appel aux princes de l’Europe pour demander la restitution de la liberté de pensée (1793) et les Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française (1793) R. est présenté comme une figure tutélaire des bouleversements révolutionnaires et démocratiques : sa philosophie ébranle les fondements d’un ordre politique ancien qui se réclamait du droit divin. La conscience individuelle est le ressort de cette protestation contre un ordre politique perçu comme arbitraire et injuste.

Par contre, l’« Examen des thèses de R. sur l’influence des arts et des sciences sur la bonté de l’humanité » contenu dans la cinquième des Conférences sur la destination du savant (1794) manifeste une position plus critique vis-à-vis de R. « Paix à ses cendres et bénédiction à sa mémoire », s’exclame certes Fichte à propos de celui qu’il continue à considérer comme « un des grands hommes de l’humanité ». Mais il dénonce aussi la contradiction d’une critique radicale de la culture par la philosophie, elle-même l’une des émanations les plus caractéristiques de la culture. Fichte explique cette outrance de R. par la véhémence de son indignation à l’égard de la société de son temps. Mais il rappelle aussi que dans l’état de nature historique (dans les sociétés primitives) règne la violence. La volonté rousseauiste de retour à la nature ne saurait se comprendre comme un retour en arrière. Du coup, Fichte, comme Kant, est conduit à redéfinir l’état de nature non pas comme un état historique primitif, mais comme un état de l’humanité à la fois idéal et spéculatif : l’état de nature n’est pas un état perdu, mais un état à conquérir par le travail, la moralisation, la philosophie et l’action. Comme Kant, il assimile la nature à laquelle doivent ramener le Contrat social et l’Émile à une norme régulatrice qui correspond au règne du devoir moral. En outre, Fichte critique le caractère purement spéculatif de la philosophie de R., qui ne débouche, selon lui, sur aucune action pratique.

La Doctrine de la science (1794) déduit la possibilité de toute connaissance de l’autonomie du sujet qui se définit lui-même, notamment par rapport à ce qui n’est pas lui. Si Fichte radicalise plutôt dans cet ouvrage l’idée kantienne de l’autonomie du sujet, il a pu trouver aussi chez Rousseau l’idée que la conscience individuelle est le fondement de l’autonomie du sujet.

Les Fondements du droit naturel (1796-97) reprennent en les modifiant les notions de contrat, de volonté générale et de puissance souveraine. Pour Fichte, le concept du droit ne peut cependant être déduit de la nature. Il est posé par l’activité autonome de la raison : tout sujet qui reconnaît sa propre liberté ne peut pas ne pas reconnaître cette même liberté dans les autres sujets. L’État naît ainsi de la volonté des sujets d’assurer réciproquement leurs droits fondamentaux, et notamment la conservation de leur personne. Les individus délèguent ainsi à une tierce puissance, l’État, le rôle de protéger leurs droits. L’État peut donc être considéré comme le produit d’un contrat entre individus. Ce contrat fondamental est complété par divers contrats qui en spécifient des aspects particuliers. La propriété est garantie par un contrat de propriété (Eigentumsvertrag) implicite : ma propriété n’est mienne qu’en tant qu’elle est reconnue comme telle par tous. C’est précisément le fait que je sois propriétaire (que je sois intéressé à la conservation de ma propriété) qui m’incite à respecter la propriété d’autrui, tout comme j’attends qu’il respecte la mienne. Le contrat fondamental contient aussi un contrat de soumission (Unterwerfungsvertrag, qui rappelle l’aliénation de la volonté de chacun dans le contrat social chez R.) : ma soumission à l’ordre commun est la condition de ma participation à la volonté générale, qui à son tour, fonde la souveraineté. C’est dans l’individu rationnel et autonome que réside le principe de la souveraineté. On voit donc que Fichte a systématisé et spécifié l’application de la notion de contrat.

Si Fichte emprunte beaucoup à R.(la notion même de contrat, l’idée de l’aliénation de la souveraineté de chacun comme condition de la participation à la souveraineté, l’idée que la propriété est fondée sur le travail), le contrat social a chez lui d’emblée une dimension socio-économique, absente chez R. La propriété est en effet fondée sur le travail qui permet au sujet de prendre possession des choses en les soumettant à sa volonté. Si la propriété est la garantie de la participation de chacun au contrat de propriété (qui est un aspect du contrat social), il faut que chacun puisse vivre de son travail pour participer au contrat de propriété. L’État commercial fermé (1800) insistera encore sur la nécessité d’une juste répartition des biens.

Une autre différence concerne la critique du gouvernement démocratique, que R. et Fichte refusent également, mais pas pour les même raisons : pour R. la forme démocratique ne convient plus aux grands États modernes ; Fichte, lui, la refuse pour une raison plus fondamentale : dans une démocratie directe, le peuple serait à la fois juge et partie. Fichte en déduit la nécessité rationnelle de la représentation. Il entend par là la délégation de la souveraineté à un exécutif responsable (un exécutif qui ne serait pas responsable devant le peuple étant despotique), ce qui rapproche son modèle de la séparation des pouvoirs telle que la veut Montesquieu. Mais la différence la plus importante concerne la conception de la volonté générale. Elle est, pour Fichte, fondée sur le vouloir juste, rationnel et éthique, duquel participe tout individu. Mais Fichte insiste sur la nécessité de distinguer cette volonté générale, à la fois libre et rationnelle, de la volonté empirique des individus réels. La volonté générale, telle que la conçoit Fichte, n’est pas une volonté empirique, c’est un concept a priori qui permet la synthèse des deux exigences fondamentales de liberté et d’égalité. La liberté individuelle est le fondement des droits de l’homme, révélés dans l’État souverain, dont ils sont également le principe constitutif. Fichte (comme Kant) s’oppose sur ce point à Rousseau chez qui la distinction entre la volonté a priori et la volonté empirique n’est pas clairement élaborée. Fichte reproche ainsi à R. d’aliéner l’individu à l’État.

Parmi les commentateurs qui se sont penchés sur la relation entre R. et Fichte, on peut distinguer deux attitudes interprétatives : les uns (Gurvitch et Guéroult en particulier) insistent sur la parenté entre R. et Fichte. Ils font de Fichte un continuateur de R. qui, comme Kant, en corrige et en surmonte les contradictions les plus flagrantes. D’autres, au contraire, (Vlachos, Rosso, Renaut) insistent sur la distance critique qui sépare Fichte de R.

Bibliographie : Johann Gottlieb Fichte, Zurückforderung der Denkfreiheit von den Fürsten Europas, die sie bisher unterdrückten (Appel aux princes de l’Europe pour demander la restitution de la liberté de pensée) (1793), Beiträge zur Berichtigung des Publikums über die französische Revolution (Contributions destinées à justifier le jugement du public sur la Révolution française) (1793) ; Über die Bestimmung des Gelehrten (Sur la destination du savant) (1794) ; Grundlagen der gesamten Wissenschaftslehre (Fondements de la doctrine de la science) (1794) ; Grundlagen des Naturrechts (Fondements du droit naturel) (1796-97) ; Sittenlehre (Doctrine morale) (1798) ; Der geschlossene Handelsstaat (L’État commercial fermé) (1800) ; Die Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (Traits fondamentaux du temps présent) (1804) ; Reden an die deutsche Nation (Discours à la nation allemande) (1808) - Wilhelm Schmidt-Biggemann, « Die Freiheit, der Wille, das Absolute. Fichte als Aus-Denker Rousseaus », dans Herbert Jaumann (éd.), Rousseau in Deutschland. Neue Beiträge zur Erforschung seiner Rezeption,Berlin / New York, De Gruyter, 1995, p.197-220. Luc Ferry, « La critique de Kant et de Rousseau: l’évolution de Fichte de 1793 à 1794 » dans Philosophie politique, t.2- Le système des philosophies de l’histoire, Paris, PUF, 1984, p. 147-183. Martial Guéroult, « Nature humaine et état de nature chez Rousseau, Kant et Fichte », in Revue philosophique de la France et de l’étranger (1941), p.305-316. Georges Gurvitch, « Kant et Fichte interprètes de Rousseau », Revue de métaphysique et de morale, LXXVI (1971), p.385-405 (trad. française de l’article « Kant und Fichte als Rousseau-Interpreten », in Kant-Studien XXVII (1922), p.138-164). Franz Haymann, Weltbürgertum und Vaterlandsliebe in der Staatslehre Rousseaus und Fichtes, Berlin, 1924. Gary B. Herbert, « Fichte deduction of rights from self-consciousness », Interpretation,  XXII, 2, (1998), p. 201-222. Wolfgang Janke, Entgegensetzungen. Studien zu Fichte-Konfrontationen von Rousseau  bis Kierkegaard, Atlanta, Amsterdam, Rodopi, 1994. W. Kabitz, Studien zur Entwicklunggeschichte der Fichteschen Wissentschaftlehre aus der Kantischen Philosophie, Berlin, Reuther und Reinhard, 1902. Thérèse Pentzopoulou-Valalas, « Fichte, lecteur et critique de Rousseau : L’Appel aux princes pour la revendication de la liberté de penser. Un texte de 1793 », dans L’Année 1793. Kant. Sur la politique et la religion, Par Jean Ferrari (éd.), Paris, Vrin, 1995, p. 237-242. Alexis Philonenko, « Rousseau et Fichte » dans Fichte et la France, t.1: Fichte et la philosophie française, I. Radrizzani (éd.), Paris, Beauchesne, 1997, p. 63-82. Alain Renaut, Le système du droit. Philosophie et droit dans la pensée de Fichte, Paris, PUF, 1986. Corrado Rosso, « De Rousseau à Fichte ou le pouvoir de l’esprit. Une fausse amitié et une alliance dangereuse », dans Corrado Rosso (éd.), Les tambours de Santerre. Essais sur quelques éclipses des Lumières au XVIIIe siècle, Pise, Goliardica, 1986, p.121-135. Wilhelm Schmidt-Biggemann, « Die Freiheit, der Wille, das Absolute. Fichte als Aus-Denker Rousseaus », dans Herbert Jaumann (éd.), Rousseau in Deutschland. Neue Beiträge zur Erforschung seiner Rezeption,Berlin / New York, De Gruyter, 1995, p.197-220. Richard Schottky, Untersuchung zur Geschichte der staatsphilosophichen Vertragstheorien im 17. und 18. Jahrhundert: Hobbes, Locke, Rousseau, Fichte, mit einem Betrag zum Problem der Gewaltenteilung bei Rousseau und Fichte, Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 1995. Nicanor Ursua Lezaun, « Fichte frente a Rousseau (la polemica sobre la influencia de las artes y las ciencias sobre el bien en la humanidad) », Arhor, Madrid, 97, 1977, p. 85-90. Georges Vlachos, « L’influence de Rousseau sur la conception du contrat social chez Kant et Fichte », in Études sur le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Les Belles-Lettres, 1964, p.459-488. Bernhardt Weissel, Von wem die Gewalt in den Staaten herrührt. Beiträge zu den Auswirkungen der Staats- und Gesellschaftsauffassungen Rousseaus auf Deutschland im letzten Vierel des 18. Jahrhunderts, Berlin, Rütten und Loening, 1963.

[Béatrice Durand]

FONTENOY, Jean

(Fontainebleau, 1899 — Berlin, 1945)

Figure légendaire de l’extrême-droite française, il se dit “Briard mâtiné de Gâtinais, Français jusqu’à l’os” et affirme être né à Chamey, un village de Seine-et-Marne qui ne figure sur aucune carte. J. Mabire pense plutôt qu’il a vu le jour à Fontainebleau. D’une famille de paysans pauvres, il obtient des bourses pour faire d’excellentes études, rafler tous les prix et apprendre plusieurs langues dont le russe et le chinois. Soldat décoré pendant la Grande Guerre, il suit ensuite les cours de l’Ecole des langues orientales et part en Lettonie, puis à Moscou comme correspondant de l’Agence Havas. En 1927, il est en Chine, où il fonde le Journal de Shanghaï et se mêle aux intrigues du Kuomintang. A son retour en France, il rompt avec ses amis socialistes et devient plus ou moins fasciste: il milite au Parti Populaire Français de Doriot et collabore à Je suis partout. Il épouse Madeleine Charnaux, figure légendaire de l’aviation, traduit Tolstoï et se met à écrire des livres qui expriment son expérience sur un ton populaire qu’on a pu comparer à celui de Céline.: L’Ecole du renégat (1936), Cloud le communiste à la page (1937), Shanghaï secret (1938) et Le Songe du voyageur (1939). La littérature ne le retient pas et il va combattre en Finlande, au début de la Seconde Guerre, quand les Soviétiques attaquent ce pays. Il en revient blessé, mais figure parmi les premiers Français à se mettre au service de l’occupant allemand, fondant des journaux comme Lectures 40, La Vie nationale et La France au travail, dans lesquels il développe les thèmes “socialistes” de la Collaboration. Soucieux d’accorder sa vie et ses idées, il s’engage dans la Légion des Volontaires Français et va combattre en Russie. De retour à Paris en 1942, il fonde encore l’hebdomadaire Révolution nationale et devient l’année suivante, à Vichy, le directeur adjoint de l’Office français d’information. En août 1944, il quitte la France pour l’Allemagne et meurt sans doute à Berlin, en 1945, sous l’uniforme de la Waffen SS.

   Fontenoy publie Le Songe du voyageur, en 1939, chez Grasset. Le livre expose, à première vue, les réflexions d’un homme qui a beaucoup voyagé et qui est rentré chez lui. Son expérience lui sert à contester l’opinion des “philosophes de l’égalité”, ceux qui pensent que “les hommes par le monde se ressemblent”. Il n’a pas de mal à montrer que les Chinois qu’il a connus restent chinois malgré leur connaissance des idées européennes, que les Allemands, les Anglais et les Français ont leurs particularismes. Il insiste aussi sur la dictature qui sévit en Russie bolchevique et donne toute son admiration au Japon et à l’Allemagne, ces nations fortes, où règne l’ordre. Ce discours prend son sens au chapitre 10 du livre, intitulé “C’est la faute à R.”, où l’on découvre que Le Songe du voyageur est un anti-Discours sur l’inégalité.  « Oui, il faut toujours en revenir à R., à son homme “en soi”. A ses hommes égaux. Et bons, ajoutait-il. L’imagination d’une bonté native aggrave, assurément, le cas du Genevois. Mais déjà, à soi seule, l’affirmation de l’identité entre hommes suffisait à déterminer nos malheurs, à condition que l’éducation républicaine la posât en dogme ». Au contraire, Fontenoy montre que le voyage apprend l’amour de la terre natale et donne à ses lecteurs ses contes à méditer, ses « contes qui sont des contes véridiques sur la réalité des hommes et pour l’utilité des hommes, contre les fables de R.». Le Songe du voyageur exprime parfaitement ce à quoi a abouti le discours antirousseauiste maurrassien de l’entre-deux-guerres: une caricature et une méconnaissance de ce qu’a exposé l’auteur du Contrat social, qui insistait justement sur la nécessité de prendre en compte le climat,  la géographie et les particularités de chaque nation à instituer.

Bibliographie : Jean Mabire, “J. Fontenoy. Le songe de l’aventurier” dans Que lire? Portraits d‘écrivains 2, Paris, 1997, p. 99-101 — J. Mabire, Eric Lefèvre, La LVF 1941, Paris, 1985, p. 42-44, 614-616 — Pierre-Marie Dioudonnat, Je suis partout (1930-1944), Paris, 1973, p. 446-447 — J. Fontenoy, Le Songe du voyageur, Paris, Grasset, 1939, 283 p. — Tanguy L’Aminot, “La main cachée. L’antirousseauisme d’Henri Morice, J. Fontenoy et Charles Maurras”, à paraître — Saint-Loup, Les Volontaires, Paris, 1964, p. 70-74 — Saint-Loup, Les Hérétiques, Paris, 1964, P. 446-448 — Philippe Vilgier, “J. Fontenoy. De Shanghaï à Berlin”, Enquête sur l’histoire, 3, été 1992, p. 47-49.

                                                                                  [Tanguy L’Aminot]

FREUD, Sigmund

(1856-1939)

Dans plusieurs de ses ouvrages Freud a cité J.-J. R. En 1905, dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, il relate une anecdote relative à un des professeurs qu'il eut durant sa jeunesse. Celui-ci racontait avoir « lu un mot d'esprit excellent. On introduisait dans un salon parisien un jeune homme que l'on disait parent du grand J.-J. R. et qui, du reste, portait ce nom. Il se montra si gauche que la maîtresse de maison lança à son interlocuteur cette épigramme. "Vous m'avez fait connaître un jeune homme ROUX ET SOT, mais non pas un ROUSSEAU". Et il se mit à rire. C'est, d'après la nomenclature classique, un calembour, et même des plus mauvais qui joue sur un nom propre » (Paris, Gallimard, 1962, p. 42 ). Sur ce point, personne ne s'avance à contester l'opinion de Freud, le calembour est effectivement très mauvais. Dans ce passage, outre le fait que Freud relate un souvenir personnel, l'intérêt qui se manifeste par rapport à R. est que c'est son nom qui est utilisé pour illustrer une construction théorique démontrant un aspect de la technique du mot d'esprit. Cet aspect va faire l'objet du commentaire théorique suivant, dans lequel Freud énonce les éléments structurels en jeu dans ce mécanisme qu'il étudie. « Pas trace d'ellipse, à peine une abréviation. La dame dit, dans son mot d'esprit, presque tout ce que notre commentaire pourrait exprimer de sa pensée […] Tout se réduit et se borne au calembour Rousseau/roux sot. Il s'ensuit que la condensation avec substitution ne joue aucun rôle dans la genèse de ce mot d'esprit. […] De nouveaux essais de réduction me démontrent que l'esprit subsiste tant que le nom de Rousseau n'est pas remplacé par un autre […] La technique du mot d'esprit consiste à employer un seul et même mot - le nom - de deux façons différentes, une première fois dans son entier, une seconde fois décomposé en syllabes à la façon d'une charade » (p. 43).

En 1905 également, paraissent les Trois essais sur la théorie  de la sexualité (Paris, Gallimard, 1962). Freud y aborde la question du masochisme, dont il situe l'une des origines possibles en prenant R. pour exemple. « Une des origines érogènes de la tendance passive à la cruauté (masochisme) est l'excitation douloureuse de la région fessière, phénomène bien connu depuis les Confessions de J.-J. Rousseau » (p. 90). Cette traduction pose quelques problèmes conceptuels, comme bien souvent dans l'œuvre de Freud, lorsque l'on veut trop adapter son écriture à la langue dans laquelle on le traduit. La réciproque est vraie lorsque l'on préfère rester au plus près du texte et traduire mot à mot plutôt que de vouloir adapter. Si l'on se réfère à la version anglaise de ce texte, une traduction mot à mot serait : « Depuis les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, tous les éducateurs savent bien que la stimulation douloureuse de la peau des fesses est l'une des racines érogènes de l'instinct passif de cruauté (masochisme) » (Standard Edition of the Complete Works of Sigmund Freud, vol. 7, p. 193). Il ne s'agit plus de tendance, mais d'instinct, et le caractère passif de son expression est souligné. Dans une traduction récente du même texte on peut lire que « la stimulation douloureuse de l'épiderme fessier est connue de tous les éducateurs, depuis les Confessions de J.-J. R., comme une des racines érogènes de la pulsion passive de cruauté » (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1987, p. 122, trad. Philippe Koeppel). Dans cette traduction, la notion d'instinct est remplacée par celle de pulsion et la parenthèse relative au masochisme disparaît. Devant tant de variations, force est de se référer à la version allemande. La traduction qu'on en peut donner, au plus près du texte, est celle-ci : « Tous les éducateurs depuis les Confessions de J.-J. R. ont connu l'irritation douloureuse de la peau des fesses comme un des racines érogènes des pulsions passives pour la cruauté (masochisme) » (Gesammelte Werke, V, p. 94).

Deux années plus tard, en 1907, Freud publie Délire et rêves dans la "Gradiva" de Jensen (Paris, Gallimard, 1979). On y lit que « les mathématiques jouissent d'un grand renom comme dérivatif sexuel ; déjà J.-J. R. avait reçu d'une dame, qui lui en voulait quelque peu, le conseil suivant : Lascia le donne e studia le matematiche » (p. 165. La citation de la Pleïade, p. 322 est : Zanetto, lascia le Donne e studia la matemetica). Cette dame était la courtisane Zulietta.

En 1915, dans ses "Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort", Freud cite R. de façon indirecte. Il écrit : « Dans Le Père Goriot, Balzac fait allusion à un passage des œuvres de J.-J. R. dans lequel cet auteur demande au lecteur ce qu'il ferait si – sans quitter Paris et naturellement sans être découvert – il pouvait, par un simple acte de volonté, tuer à Pékin un vieux mandarin dont le décès ne manquerait pas de lui apporter un grand avantage. Il laisse deviner qu'il ne tient pas la vie de ce dignitaire pour très assurée. "Tuer son mandarin" est devenu une expression proverbiale pour cette disposition secrète, propre aussi aux hommes d'aujourd'hui » (dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 37-38). Ce qui est curieux de constater ici, c'est que si la citation de Balzac est à peu près rapportée dans son esprit, il semble qu'il se soit trompé dans l'attribution de  l'auteur de la citation, et que Freud l'ait suivi, trouvant certainement l'exemple intéressant. On ne trouve aucune référence à un mandarin chinois dans l'œuvre de R. Cependant, l'expression « à la Chine » reprise par Balzac, est bel et bien employée par R., à plusieurs reprises. L'examen du cas de R. ne sera pas fait par Freud plus avant.

Bibliographie :  Affeldt, Steven George, Constituting Mutuality. Essays on expression and the base of intelligibility in R., Wittgenstein and Freud. PhD, Harvard University, 1996, 333 p. dactylog. - Fourny, Diane R., “The festival of Water Hole: R., Freud and Derrida on incest”, The Eighteenth-Century, 31, n°2, 1990. - Hugues, J.-M., “Hysteria beyond Freud”, Journal of interdisciplinary History, San Diego, 26, 2, 1995, p. 310-312. - Khan, Masud R., “Le rôle catalyseur d’une amitié pour l’épistémologie de l’expérience de soi chez Montaigne, R. et Freud” dans Psychanalyse et sociologie comme méthodes d’étude des phénomènes historiques et culturels éd. par Brigitte Navelet et Jacques Leenhardt. Bruxelles, Editionsd e l’Université de Bruxelles, 1973, p. 171-183. - Tastayre, R., “La ‘bonté originelle’ chez R. et l’être de l’origine chez Freud et chez Heidegger” dans R., l’Emile et la Révolution éd. par R. Thiéry, P., Universitas, 1992, p. 57-62.

[Claude Wacjman]

 

GRIMM, Frédéric Melchior

(1723-1807)

Venu à Paris en janvier 1749 pour accompagner son élève, le fils du baron de Schomberg, puis secrétaire du comte de Friese, Grimm fait en août 1749, chez le baron de Thun, la connaissance de R., qui le présente sans doute en novembre à Diderot. Après s’être fait connaître par ses interventions dans la Querelle des Bouffons, Grimm devient le maître-d’œuvre de la Correspondance littéraire, qu’il servira à une poignée d’abonnés de 1753 à 1773.

Rousseau n’a pas tardé à nouer avec Grimm une étroite amitié, renforcée par leur goût commun pour la musique italienne. C’est du reste à propos de la Lettre sur la musique française que Grimm parle pour la première fois d’une œuvre de R., dont il souligne le ton exagérément polémique. Le Discours sur les sciences et les arts lui a semblé aussi, en dépit de ses qualités de chaleur et d’éloquence, dépourvu de mesure, comme c’est encore le cas pour les tirades « outrées » de la Préface de Narcisse. Quant au Discours sur l’inégalité, il l’indispose par ses propos sur l’homme naturel et la décadence de la civilisation.

En 1757, Grimm retrouve Mme d'Épinay dans son château de la Chevrette à un moment où Rousseau, qui vit alors à l'Ermitage, est épris de Mme d'Houdetot. Leur amitié est dès lors très compromise, R. reprochant à Grimm son attitude hautaine et méprisante. Une brouille survient, momentanément apaisée par Mme d’Épinay. Mais le 26 octobre, irrité par l’insistance de Diderot et aussi de Mme d'Houdetot qui voudraient le voir accompagner à Genève Mme d’Épinay, il écrit à Grimm une lettre maladroite dans laquelle il se montre ingrat à l’égard de cette dernière. Grimm répond le 1er novembre par une lettre de brutale rupture. Dans les Confessions, R. se montrera impitoyable à l’égard de son ancien ami, vaniteux parvenu, arrogant et comédien, ligué avec Diderot pour détacher de lui Thérèse Levasseur et sa mère.

L’hostilité au penseur se renforce naturellement après la rupture. R. n’est plus qu’un sophiste adroit et paradoxal qui attire l’attention en soutenant indifféremment le pour et le contre. La Lettre à d'Alembert est un ouvrage «diffus, languissant et même plat en beaucoup d'endroits», et Grimm ne se privera pas de s’en prendre impitoyablement à La Nouvelle Héloïse, dénoncée comme un roman absurde et sans plan. Émile est rempli de «platitudes extravagantes». Lors de la condamnation de cet ouvrage et de la fuite de R. en Suisse, Grimm en profitera pour esquisser un portrait moral peu engageant de J.-J. Grimm sera sévère encore pour le Dictionnaire de musique, « pauvre », mais il arrive que « l’on rencontre de bonnes choses ».

Il reprochera à R. d’avoir fait, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, « l'apologie du fanatisme », tout en estimant que Lettre à Christophe de Beaumont constitue une charge bien venue contre l’Église. Nouvel assaut cependant contre les Lettres écrites de la montagne, accusées de semer la guerre civile à Genève, mais il affectera d’éviter toute prise de position dans la retentissante querelle de J.-J. avec David Hume. Enfin, les Considérations sur le gouvernement de Pologne seront données pour une impraticable utopie.

Bibliographie : J.R. Monty, La Critique littéraire de Melchior Grimm, Genève, Droz, 1961. – P. Tyl, « Grimm », dans Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, publié sous la direction de R. Trousson et F.S. Eigeldinger, Paris, Champion, 1996.

[Raymond Trousson]

GUÉHENNO, Jean

(Fougères, France, 1890 – Paris, 1978)

Ecrivain français, né dans une famille ouvrière pauvre – son père était cordonnier – il fréquente cependant le collège jusqu’à l’âge de quatorze ans puis passe son bac tout en travaillant comme petit employé. Après l’obtention d’une bourse au lycée de Rennes, il intègre l’Ecole Normale Supérieure et commence sa carrière d’universitaire interrompue par la guerre. Ses écrits témoignent d’un attachement à ses origines ouvrières et de son engagement à gauche auquel on doit sa participation active au sein de la revue Europe qu’il a fondée avec Romain Rolland. En 1927, il publie, en hommage à Michelet, L’Evangile éternel, qui reprend la conception mystique du peuple chère à l’historien. Guéhenno plaide pour une union entre le peuple et les intellectuels, condition indispensable à la résurgence d’un véritable humanisme. Un an plus tard, il fait paraître Caliban parle, où Guéhenno, fort de son expérience de fils du peuple ayant eu accès à la culture, proteste énergiquement contre l’accaparement de la culture par la bourgeoisie, dénonce l’abîme qui sépare le peuple des espaces culturels, savamment entretenu par les classes sociales privilégiées. Durant l’Occupation, il ne publie pas une seule ligne officielle mais rédige son Journal des années noires publié chez Gallimard en 1947. Professeur au lycée Henri IV, il médite un immense projet, son « R, la vie exemplaire d’un homme qui ne se rend pas ». Rousseau devient le compagnon quotidien de la détresse de Guéhenno. Il se perd « dans la vie et l’œuvre de R » et finit par s’identifier à son sujet. Son journal est aussi le journal de l’écriture de son R, seul ouvrage auquel il ait le courage de travailler. Guéhenno adhère, dès décembre 1941, date de sa création, au Comité national des écrivains. Il publie clandestinement des textes aux éditions de Minuit sous le nom de Cévennes. Des extraits de son journal paraissent en mai 1944 sous le titre Dans la prison. Guéhenno participe à la résistance intellectuelle tout en travaillant à la rédaction de son long essai sur la vie de J.-J. Il y a bien évidemment pour lui, une unité entre son engagement d’intellectuel antinazi et ses recherches sur R, « l’ homme qui ne se rend pas. » Mais il y a aussi parallélisme et interférence entre la rédaction de son journal et la récriture de la vie de J.-J. Notons au passage certaines polémiques avec Guillemin au sujet de la pensée religieuse de R. Guéhenno reproche à Guillemin et à son livre, Cette affaire infernale, d’avoir entrepris « la canonisation de ce pauvre J.-J. » (Journal, p. 210.) Après la guerre, Guéhenno publie les trois volumes de son R., les deux premiers chez Grasset en 1948 et 1950, le dernier chez Gallimard en 1952. Il cherche à débusquer les erreurs de J.-J. dans les Confessions, à récrire sa vie à partir de la correspondance et des documents qu’il a pu consulter. Guéhenno s’interroge, en citant R, sur les difficultés de l’autobiographie « car comment bien déterminer un être par les seuls rapports qui sont en lui-même, et sans le comparer avec rien ? » (tome 1, p. 8.) Ses réflexions sur R font écho à son propre journal, à l’écriture de ce moi dont il déplore le caractère « anecdotique et hasardeux » qui se veut vérité de l’être. Désemparé après l’invasion nazie, prêt à abandonner son projet sous le joug de « la servitude », il trouve refuge auprès de R, ce « grand compagnon, cet homme qui ne se rend pas » et qui le « garderait sur le chemin de l’honneur. » C’est durant cette période qu’il adhère au Comité national des écrivains. A l’instar de J.-J., Guéhenno refuse de se rendre. Sa fréquentation quasi quotidienne de R l’encourage sur la voie de la résistance à l’envahisseur. Son entreprise se nourrit du contexte politique de la France occupée. Mais la source se situe sans doute ailleurs, dans les origines sociales du philosophe. Le fils du cordonnier s’identifie au fils de l’horloger car « tous les hommes de souche populaire peuvent se retrouver en lui. » Ni hagiographie ni condamnation, l’entreprise de Guéhenno essaie de saisir en R un  prototype « de la condition humaine dans les temps modernes » aux prises avec sa conscience tourmentée de vérité pour soi et pour l’autre, qui nous transporte des Confessions au Contrat social. Guéhenno se permet ça et là quelques jugements sur la vie privée de Jean-Jacques, tel ce passage où il remet en cause la description que R, dans les Confessions, fait de la compagnie de Mme de Warens et de son intendant Claude Anet, ce ménage à trois, « cette société sans exemple sur la terre. » Dans le premier volume de son Jean-Jacques, En marge des Confessions, il s’agit pour Guéhenno de saisir l’écart entre le récit autobiographique et la vérité de l’être R, entre les espoirs et les réalisations de ces derniers, ce qui nous ramène indéniablement au travail de l’écriture, à la mise en œuvre de l’existence devenue littérature et fiction de soi-même. Guéhenno cherche à approcher la vie de R en corrigeant le contenu des Confessions et l’image que R cherche à donner de lui-même. Il retouche le portrait en nous rappelant des évidences, les difficultés économiques auxquelles est confronté le philosophe, son désir de gloire. Il revient également sur ses relations avec Diderot, qui en le jetant « dans son métier » fut le principal architecte de son malheur, sur la rencontre avec Thérèse, sur sa rupture avec la coterie holbachique, avec David Hume. Toute la réflexion de Guéhenno se construit autour de cette devise, Vitam impendere vero , Soumettre sa vie à la vérité, que le philosophe inscrit au front de tous ses livres. Dans cette recherche de la vérité vient prendre place tout naturellement la question politique et sociale qui livre le véritable visage de la civilisation, « les tares et les crimes de la société contemporaine. » (tome 2, p. 83.) Guéhenno, sympathisant de la SFIO, influencé par le marxisme, revient sur la question de la propriété privée soulevée par R dans le deuxième discours, dans ces phrases « que lui seul pouvait et devait écrire, les seules qui comptent, les seules qui soient efficaces. » Guéhenno réagit aussi en militant socialiste et s’intéresse longuement à la pensée politique du philosophe. Mais ses commentaires sont parfois curieux et pèchent par un déficit d’analyse rigoureuse des écrits, telle cette réflexion sur la religion civile dans le Contrat social qualifiée d’anarchiste et de totalitaire qui reprend des lieux communs usés jusqu’à la corde. Méditant son R sous l’Occupation, il trouve cependant dans la recherche exaltée du droit « à redresser le monde » que mène le philosophe une consolation et une réponse à ceux qui tentent de légitimer les faits depuis juin 1940. J.-J. est le compagnon d’infortune de Guéhenno durant ces quatre années. Les trois volumes de son étude suivent un ordre chronologique mais les deux derniers, Roman et vérité et Grandeur et misère d’un esprit croisent la vie et l’œuvre. Guéhenno tutoie R comme un « vieux compagnon », lui demande pardon lorsqu’il le maltraite un peu durement, à propos de l’abandon de ses cinq enfants ou de sa paresse maladive, fruit d’une indépendance farouche. Mais cette familiarité, Guéhenno la justifie tout au long de son essai. Voilà sept ans que nous vivons ensemble » écrit-il dans le dernier tome. Il ne se fait ni l’accusateur ni le défenseur de J.-J. mais tente d’expliquer les moments les plus difficiles de son existence. Ainsi sa rupture avec David Hume dans laquelle Guéhenno tente de faire la part des choses et conteste en partie l’interprétation de Guillemin. Mais comme lui, il assimile R au Juif et commente son retour d’Angleterre en mai 1767 avec une allusion édifiante au contexte de l’Occupation : « De récents et affreux souvenirs nous aident désormais à mieux imaginer son angoisse. […] J.-J. a été traqué et en surveillance comme a pu l’être un Juif des années 1940. […] Les petits policiers peuvent être plus à craindre que les grands. Nous avons connu cela. » (tome 3, p. 232.) A travers l’histoire de la persécution de R, c’est celle des années noires qu’écrit Guéhenno, c’est aussi celle de son engagement anti-nazi. Lorsqu’il aborde le contenu de l’œuvre, il est parfois plus circonspect et même critique. Il reproche aux Considérations sur le gouvernement de Pologne d’établir le « pire nationalisme » qui soit, et à son auteur, de préparer et d’annoncer « d’assez beaux massacres. » (tome 3, p. 295.) Son analyse reste trop superficielle et peut surprendre à propos de la Pologne. Alors qu’il s’agit pour R de protéger le pays des risques d’invasion et d’appeler ses citoyens à résister aux convoitises des grandes puissances. Guéhenno, qui a pourtant vécu le dépeçage de la Pologne entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie, a mal compris R qui, en visionnaire qu’il fut, comprit que le nationalisme, pouvait être le fer de lance de l’indépendance des peuples et de leur libération, une dynamique de résistance, un rempart contre l’asservissement des peuples par les puissances étrangères, comme le furent l’Allemagne et la Russie.

Au terme de son essai, Guéhenno en sent quelque peu la vanité et l’ambition démesurée, celle de « savoir en somme ce qu’est un homme. » S’il tente de rétablir un peu de la vérité de l’homme qui « s’est mal connu », l’analyse de l’œuvre pose sans doute le problème inverse. A propos de la genèse du deuxième discours, Guéhenno remarque « qu’il faudrait être R pour raconter R. » (tome 2, p. 74.) D’où cette ambivalence quasi perpétuelle entre la volonté de traquer les mensonges de cette « pièce truquée » que sont les Confessions et la nécessité de comprendre l’œuvre dans un processus d’identification à son auteur dont il faut reprendre le cheminement intellectuel. En 1964, dans une collection intitulée Ce que je crois, Guéhenno revient assez longuement sur son amitié posthume avec J.-J. « pour le plaisir de regarder se débattre un homme sincère. » Devenu inspecteur général de l’Education nationale puis académicien en 1962, il poursuit son activité militante en signant notamment une pétition de soutien à l’Etat d’Israël à la veille de la guerre des Six jours. Il meurt à Paris onze ans plus tard à la fin d’une brillante carrière universitaire qui lui a ouvert les portes des plus hautes institutions culturelles.

Bibliographie : J. Guéhenno, Journal des années noires, (1940-1944), Gallimard, 1947 – J. Guéhenno, Jean-Jacques, En marge des Confessions, tome 1, Grasset, 1948 – Roman et vérité, tome 2, Grasset, 1950 – Grandeur et misère d’un esprit, tome 3, Gallimard, 1952. J. Guéhenno, Ce que je crois, Grasset, 1964.

[Pascale Pellerin]

GUILLEMIN, Henri

Macon, 1903 – Neuchâtel, 1992

Historien français, écrivain prolifique - ayant plus de quatre-vingt parutions à son actif - polémiste de talent, Henri Guillemin, commensal de Sartre à l’Ecole normale supérieure, devint enseignant dans différentes villes de province, notamment à Bordeaux, ville qu’il dut quitter précipitamment le 14 juillet 1942 afin d’échapper à la police de Vichy.

C’est grâce à l’amitié de Marcel Raymond, lui-même rousseauiste, qu’il va devenir « privat-docent » à l’Université de Genève, poursuivant une carrière d’enseignant et de conférencier qui le fera, tout à la fois, adulé et détesté dans la mesure où, prenant en compte la vie privée des personnages qu’il analyse pour mieux pénétrer leurs œuvres, il se permet d’exprimer des critères de valeur qui dérangent fort la société et tout particulièrement la société conservatrice de son époque. C’est ainsi qu’il va s’attaquer à de grandes personnalités de monde littéraire, telles Vigny, Lamartine, Flaubert, Hugo, Zola, Claudel, ou du monde historique et politique, telles Jaurès, Napoléon, Benjamin Constant, Jeanne d’Arc et bien d’autres…hissant certaines sur un piédestal et déboulonnant la statue des autres au grand dam de la société française.

Il va trouver, dans le personnage de R. un morceau de choix qui lui convient parfaitement dans la mesure où c’est R. lui-même qui formule, à maintes reprises, la demande pressante de n’analyser ses œuvres qu’à la lumière de sa vie : « Voyez l’homme, je lirai les livres ; après nous nous reverrons » (O.C. I, 772) dit Le Français à R. à la fin du Premier Dialogue. Faisant office, tout à la fois, du Français et de Rousseau, Henri Guillemin va faire l’un et l’autre, disséquant la Correspondance enrichie de lettres nouvelles en 1934, correspondance sur laquelle il mènera des recherches toute sa vie, s’installant à Neuchâtel pour en être, disait-il, le plus près possible. Car si Henri Guillemin a eu des périodes Vigny, ou des périodes Napoléon, la période R. s’est étendue à toute sa vie et même les livres qui ne parlent pas de lui contiennent toujours quelques phrases pour le défendre et le louanger.

C’est dès 1942 qu’il publie l’Affaire infernale, sous-titrée : les Philosophes contre J. J. R., David Hume 1766. L’œuvre obtiendra le prix Montyon. Le titre est éloquent : c’est en polémiste qu’il se place d’emblée mais aussi en avocat, attaquant pour mieux défendre celui qui lui apparaît, dès cette époque, la victime d’un complot mené par les Encyclopédistes et orchestré par Voltaire dont il n’aura de cesse de dénoncer les fourberies et la cruauté envers celui qui refuse de tuer Dieu et d’applaudir aux nantis. A l’Affaire infernale vont faire suite, en 1943, deux livres complémentaires : Un homme, deux ombres (J.- J., Sophie, Julie) et Les affaires de l’Ermitage où, analysant avec soin la Correspondance de R. et les Mémoires des Madame d’Epinay il va conclure à l’innocence de R., trompée par Mme d’Epinay, par Grimm, et par Diderot. Puis viendront les Préfaces qu’il va lui consacrer : Préface des Lettres de la Montagne en 1963, Préface du Contrat social en 1963 également, Préface des Rêveries en 1968, sans compter les nombreuses interventions qu’il fit lors du 250ème anniversaire de sa naissance en 1962 et d’autres, moins fréquentes, en 1978, lors du bicentenaire de sa mort. C’est toujours pour le défendre qu’il prendra la parole, désireux de substituer à ses « mémoires défigurées », comme il le dit dans la Préface des Rêveries, un constat plus vrai et moins hostile que celui que dresse à l’égard de R. la société d’avant-guerre.

Car si Henri Guillemin défend une victime en s’appuyant sur des documents et fait ainsi fonction d’avocat et de chercheur il n’en n’éprouve pas moins une fort sympathie pour son client. Car, comme lui, ce client est chrétien. Car, comme lui, ce client tient un discours social qu’il partage  entièrement : à savoir la recherche de l’égalité entre tous les hommes et de leur liberté. Il ne s’en cache d’ailleurs pas : « Si j’ai multiplié les allusions à Hugo, Jaurès, J.- J., Lamartine, Tolstoï, etc…c’est que je rencontrais chez eux des confirmations de ma pensée qui m’étaient un réconfort » dit-il dans la Postface de l’Affaire Jésus. C’est une des raisons pour laquelle il va tenir Voltaire en si grand mépris, Voltaire qui n’est pour lui qu’un athée haineux et un nanti ravi de l’être : « Entre R. et Voltaire, politiquement, il y a - voyons bien la réalité - l’épaisseur d’une barricade » dit-il dans La cause de Dieu.

C’est dans ses œuvres plus tardives qu’Henri Guillemin insistera sur la foi de R., sur cette « aventure intérieure » qui le fascine. Comme lui, R. dépoussière la religion, relativise le dogme pour mettre l’accent sur l’élan personnel qui le porte vers Dieu. L’amour de Dieu et des pauvres : voilà ce qui, pour Henri Guillemin, a été à l’origine de son impopularité, du mépris et de la haine que beaucoup lui ont porté. Car il dérangeait trop, tout comme, lui, Henri Guillemin dérange, en remettant les hommes en place, à leur vraie place. Réfuter les mensonges accumulés au fil des siècles sur la personne de J. J. R. sera pour Henri Guillemin plus qu’un devoir : une mission.  « Après Henri Guillemin il n’est plus possible de parler de R. comme avant » nous dit Tanguy L’Aminot  dans son ouvrage sur la réception de R. Grâce à Henri Guillemin le regard méprisant que l’on portait naguère sur R. va se nuancer. Les passions vont se calmer. Il sera dès lors possible d’aborder « l’affaire R. » avec l’objectivité que requiert toute véritable recherche.

Rejeter les a-priori, retourner aux sources, s’appuyer sur d’irréfutables documents et se mettre en condition de juger objectivement : tel sera le travail accompli par Henri Guillemin à propos, notamment, de R. Il consultera avec soin les moindres bouts de papier conservés à Neuchâtel et n’hésitera pas à apprendre l’anglais pour pénétrer les lettres que Hume écrivait sur R. à ses amis. Ce n’est que dans un temps second qu’il va se laisser emporter par le vent de son cœur, après avoir donné le temps à sa raison d’analyser des documents que ses contemporains négligeaient jusqu’alors. Loin de croire inconditionnellement ce que les auteurs ont colporté de siècles en siècles, de décennies en décennies, il préfère juger de lui-même sur des documents irréfutables, suivant en cela les conseils que R. donne au Français sans toutefois aller jusqu’à remettre en question le discours de son héros. Il accepte en effet comme vrais les aveux concernant l’abandon des enfants tout comme il se conforme à la lecture littérale des Confessions (il déplore notamment le vol du ruban imputé à Marion)sans évoquer d’autres interprétations qui ouvriraient la porte à d’autres analyses.

Novateur à son époque, Henri Guillemin accomplit cependant un dépoussiérage important de l’homme R. que les siècles avaient momifié. Il sut le faire revivre et pénétrer son cœur en appliquant la recette que lui tendait R.:. « N’apprendrez-vous jamais qu’il faut expliquer les discours d’un homme par son caractère et non son caractère par ses discours ?» (CC, 938) disait-il le 4 janvier 1760. Ce que Mme de Verdelin, à son époque,  n’avait pas compris, Henri Guillemin l’a compris, lui, deux siècles plus tard. 

Bibliographie :Tanguy L’Aminot : Images de J.-J. Rousseau de 1912 à 1978, The Voltaire Foundation, Oxford, 1992, 798 pages site géré par Tanguy L’Aminot et Alix Cohen : http://rousseaustudies.free.fr : Bibliographie concernant Henri Guillemin - J. J. Rousseau : Correspondance complète (CC) établie et annotée par R. A. Leigh, The Voltaire Foundation, Oxford, 54 vol, 1965-2003 – Ouvrages d’Henri Guillemin consacrés, totalement ou partiellement,  à J. J. Rousseau : Cette affaire infernale, Paris, 1942, 354 pages  – Un homme, deux ombres (J.-J.-Sophie – Julie), Paris, 1943, 324 pages – Les affaires de l’Ermitage (1756-1757), Annales de la société J. J. R. tome XXIX, 1941-1942 – A vrai dire, Paris, 1956, 214 pages - Pas à Pas, Paris, 1969, 464 pages - Précisions, Paris, 1973, 398 pages - Henri Guillemin parle de R. : audio-livre, La voix de son livre, 1987 – Vérités complémentaires, Paris, 1990, 310 pages – Patrick Berthier : 60 ans de travail, Cahiers Henri Guillemin No 1, Dijon, 1988 –

Sites consacrés à Henri Guillemin : www.Henri-Guillemin.com

http://pro.wanadoo.fr/darreau.com/Guillemin/bibliograzphie.html

 [Françoise Bocquentin]

HADJ, Messali

(Tlemcen 1898 - Paris 1974)


Messali Hadj est l’une des plus grandes figures du nationalisme algérien. Né à Tlemcen dans une famille pauvre, il perd sa mère assez jeune et il est élevé par sa grand-mère dans l’idée qu’il faut résister aux influences étrangères. Il doit quitter l’école très jeune et faire de petits métiers, découvrant l’injustice et l’inégalité entre les Algériens et les Français. En 1918, M. Hadj part faire son service militaire à Oran, puis à Bordeaux, et il découvre, émerveillé la culture française. La victoire des alliés, le partage des pays vaincus et les problèmes liés à la Turquie ont alors un vif retentissement dans le monde arabe et M. Hadj est de plus en plus conscient du sort fait à ses compatriotes par le colonialisme. Il n’y a cependant pas grand chose à faire à Tlemcen où il est revenu et, en 1923, il s’embarque pour Paris. Il cherche aussitôt à se mettre en relation avec un groupe politique, mais s’il existe des courants qui mettent en cause la colonisation, il n’y a guère que les anarchistes pour s’intéresser alors au sort des travailleurs immigrés. M. Hadj est cependant plus impressionné par le Parti communiste français et il adhère en 1926 à l’Etoile Nord Africaine, organisation habilement placée par les communistes sous le patronage de l’Emir Khaled, et au P.C.F. lui-même. Il entre ainsi dans la voie du militantisme nationaliste et révolutionnaire qu’il ne quittera qu’à sa mort.

   M. Hadj ne reste que quelques années à L’Etoile Nord Africaine puisque cet organisme est dissous par les autorités françaises en 1929. La même année d’ailleurs, il rompt avec le P.C.F. Dès son discours au Congrès de la IIIe Internationale, à Bruxelles, en 1927, il avait exposé un programme qui réclamait non seulement l’amnistie pour les révolutionnaires algériens emprisonnés, mais « l’indépendance totale de l’Algérie » et « le retour total des troupes d’occupation » en Métropole. Un malaise avec le P.C.F. s’en était suivi qui ne fit que s’accroître pendant deux ans. M. Hadj devient alors le directeur du journal El Ouma (La Nation) qui connaît un grand écho non seulement en France, mais en Algérie également. En 1933, il relance L’Etoile Nord Africaine et en devient le président, montrant des qualités de dirigeant incontestable. Son action est cependant très surveillée par la police et M. Hadj et ses collaborateurs sont accusés de provocation de militaires à la désobéissance et condamnés à la prison. Libéré en mai 1935, il se rapproche du P.C.F., donne son adhésion au Front Populaire, mais prononce lors d’un meeting un très violent réquisitoire contre le colonialisme français qui lui attire de nouveaux problèmes avec la police. M. Hadj décide de se mettre à l’abri en quittant Paris pour Genève, où il arrive en décembre 1935.

   C’est à cette époque qu’il découvre R., ainsi qu’il le rapporte dans ses Mémoires : « Pendant toute cette période d’attente, je me suis senti un peu énervé. Je ne pouvais plus ni lire, ni écrire, ni même suivre facilement une conversation et y participer. Aussi, je sortais et je prenais le large, en général en direction du lac Léman et du Parc des Eaux-Vives. Un jour, j’ai eu envie d’aller jusqu’à l’île de J.-J. R., qui était à cinq minutes de marche de l’endroit où je me trouvais. J’ai fait deux ou trois fois le tour de cette petite île, puis je me suis arrêté un instant pour contempler la statue de l’auteur du Contrat social. J’ai alors pensé aux Confessions dans lesquels R. a raconté sa vie entière, jusqu’aux moindres détails. Il y avait cinq ans que j’avais lu cet ouvrage en même temps que d’autres livres du penseur franco-suisse. Son œuvre m’a marqué jusqu’à aujourd’hui : son exemple m’a encouragé à écrire mes Mémoires, après avoir été longtemps indécis. A l’époque, il m’avait éclairé sur les problèmes de la liberté, de la démocratie et de la justice. Ne peut-on pas dire, en exagérant à peine, que J.-J. R. a été le père de la Révolution française ? Ou du moins celui qui l’a annoncée ? A dire vrai, même si cela peut sembler étrange, j’en étais justement alors à me demander si je n’étais pas sur une voie révolutionnaire depuis plusieurs années. Je laisse aux Algériens et à tous les penseurs, le soin d’en juger » (Mémoires de Messali Hadj, p. 213).

   Cette promenade se situe plus précisément au début du mois de juin 1936, juste avant son retour en France et ce que Benjamin Stora appelle « l’ « époque héroïque » de sa carrière de militant. Elle nous paraît donc avoir une valeur capitale autant symbolique qu’effective et la place de R. dans la révolution algérienne se confirmera par la suite, notamment dans les débats à la Constituante algérienne, en 1963. M. Hadj engage en effet aussitôt ses partisans dans les grèves avec occupations d’usines du Front populaire. En Algérie, « la participation très remarquée du cortège de l’Etoile au défilé traditionnelle du 1er mai fait entrer le nationalisme algérien sur la scène politique algérienne » (Jacques Simon, Le P.P.A (Le Parti du peuple algérien). 1937-1947, p. 14), et le 14 juillet, M. Hadj défile à Paris à la tête de 30.000 Nords-Africains aux cris de Libérez la Syrie ! libérez l’Afrique du Nord ! Vive la liberté et vive la fraternité des peuples !  Supprimez le code de l’indigénat et  La terre aux fellahs !

   Arrêté et mis en résidence surveillée pendant la guerre, M. Hadj n’en continue pas moins la lutte après la fin des hostilités. Son action est alors mise en cause par d’autres courants révolutionnaires nationalistes algériens et notamment par le F.L.N. (Front de libération national) et cette opposition  aboutit vers 1956 à la lutte armée entre maquis « messalistes » et « frontistes ». En 1957, la direction du mouvement messaliste en France est décapitée et le F.L.N. prend le dessus. M. Hadj se rallie aux propositions du général de Gaulle sur l’autodétermination en 1958. il refuse de participer aux accords d’Evian et meurt en France en juin 1974 . Sa dépouille est ramenée à Tlemcen, sa ville natale où des obsèques grandioses lui sont rendues.

Bibliographie : Messali Hadj, Les Mémoires de Messali Hadj, P., Jean-Claude Lattès, 1982 – Messali Hadj par les textes édité par Jacques Simon, P., Bouchène, 2000 - Benjamin Stora, Messali Hadj, 1898-1974, P., Hachette Littératures, 2004 – Jacques Simon, Messali Hadj (1898-1974). Chronologie commentée, P., Harmattan, 2002 – L’Etoile Nord-Africaine (1926-1937), P., L’Harmattan, 2003 – Le P.P.A. (Le Parti du peuple algérien) 1937-1947, P., L’Harmattan, 2005.

[Tanguy L’Aminot]

HALBWACHS,  Maurice

(Reims, France, mars 1877 – Buchenwald, Allemagne, mars 1945)

D’origine alsacienne par son père – sa mère était originaire du territoire de Belfort – le jeune Maurice a été marqué par son milieu social et l’attachement de sa famille à la France. Son père, Gustave, professeur agrégé d’allemand, a fait le choix de la France en 1871 et s’est réfugié à Reims. La famille s’installe ensuite à Paris où le jeune Maurice rentre au lycée Henri IV. Maurice Halbwachs n’oubliera jamais ses origines alsaciennes et cet attachement explique en grande partie ses positions patriotiques lors du premier conflit mondial. Admis à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm en 1898, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1901, et collabore, dès cette date, à l’Année sociologique fondée par Emile Durkheim. Dreyfusard puis socialiste, il adhère au parti en 1906, Halbwachs s’intéresse de près au monde ouvrier. Après le traumatisme de la guerre à laquelle il n’a pas participé mais qu’il a vécu à l’arrière comme attaché au ministère de la guerre dans le cabinet d’Albert Thomas entre 1915 et 1917, il publie deux ouvrages importants sur le suicide et la notion de mémoire sociale. Halbwachs, sur les traces de son maître Durkheim, invente une nouvelle notion , celle de mémoire collective. C’est en 1925, sept ans après la fin de la grande guerre qu’il publie les Cadres sociaux de la mémoire, essai écrit à la première personne, où il évoque souvent R, celui de l’Emile et des Confessions. L’idée centrale d’Halbwachs est qu’il ne peut y exister de souvenirs en dehors de la société présente dans lesquels ils prennent naissance. Et contrairement au rêve, la mémoire suppose une activité intellectuelle, la faculté de raisonner, de comparer. Lorsque R, dans les Confessions, se réfugie dans le passé pour oublier ses souffrances présentes, il compare sa vie antérieure à son existence présente. Quand il aborde  la question de la mémoire contemplative ou de la mémoire-rêverie, Halbwachs ne se réfère pas à R mais toute son analyse fait écho aux écrits de J.-J. Si la « mémoire-rêverie nous aide à sortir de la société », elle nous projette « au milieu d’autres êtres et dans un autre milieu humain ». […] En ce sens, on n’échappe à une société qu’à condition de lui en opposer une autre. On aura beau gagner les solitudes, chercher dans la nature les consolations […] que nos semblables nous refusent […], elle nous livrera ce que nous attendons d’elle, que si nous croyons retrouver en elle des traces d’humanité, soit que ses aspects s’accordent avec nos sentiments, soit que nous la peuplions d’êtres à demi réels, à demi imaginaires. » Comment ne pas penser aux Rêveries ou au neuvième livre des Confessions dans lequel J.-J., refusant de céder à ses désirs sexuels, se forge « un monde idéal […] peuplé d’êtres selon mon cœur. […] Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés parfaites» Ce n’est pas seulement R  l’autobiographe qui retient l’attention de Maurice Halbwachs, c’est aussi le pédagogue et le philosophe. Il évoque ce passage du troisième livre de l’Emile où le maître et l’élève se retrouvent dans la campagne au moment du lever du soleil. Emile « aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient » Il éprouve des sensations non des sentiments parce qu’il n’a pas encore acquis suffisamment d’expérience humaine et sociale à laquelle rattacher ce qui se présente sous ses yeux. « Pour que le sentiment de la nature s’éveille, commente Halbwachs, il faudra qu’il puisse associer le tableau qu’il a maintenant sous les yeux  avec le souvenir d’événements où il a été mêlé et qui s’y rattachent ; mais ces événements le mettent en rapport avec des hommes : la nature ne parle donc à son cœur que parce quelle est, pour notre imagination, toute pénétrée d’humanité. Par un curieux paradoxe, l’auteur qui s’est présenté au XVIIIe siècle comme l’ami de la nature et l’ennemi de la société est aussi celui qui a appris aux hommes à répandre la vie sociale sur un champ plus étendu ». Halbwachs tient à démontrer que celui qui fut considéré comme la grande figure de l’écrivain misanthrope, a ouvert une nouvelle sensibilité, offert une « compréhension élargie de la nature » et du monde vivant à ses lecteurs parce que « leur imagination les remplissait de personnages que l’auteur avait créés. » (p. 31) Et quand il s’interroge sur les Confessions et le travail de la mémoire à l’œuvre dans l’autobiographie, Halbwachs remarque que c’est dans le rejet de la vie sociale de son temps que R se livre le plus car « c’est bien par l’idée seule qu’il s’est faite des hommes au milieu ou loin desquels il a vécu, que nous pouvons nous faire une idée de ce qu’il a été lui-même. » Les Confessions constituent une sorte de document sociologique sur le XVIIIe siècle. L’intérêt de Maurice Halbwachs pour R ne se dément pas puisqu’il publie en 1943 une nouvelle édition du Contrat social précédée d’une longue introduction. Halbwachs, enseignant à la Sorbonne, fait alors partie du réseau de renseignements Termopyles. Marié à une juive, Yvonne Basch, fille de Victor et d’Ilona Basch, Halbwachs a des raisons profondes pour ne pas accepter la présence nazie sur le territoire français dont il constate rapidement les graves conséquences à l’intérieur de sa propre famille. Le mari de sa sœur, Michel Alexandre, également d’origine juive, est arrêté puis en fermé au camp de Compiègne en juin et juillet 1941. Les inquiétudes auxquelles Maurice Halbwachs se trouve confronté en pleine occupation nazie ne l’empêchent cependant pas de poursuivre ses recherches intellectuelles. Il publie une nouvelle version du Contrat social chez Aubier en 1943 sans avoir rencontré d’obstacle de la part de la censure. Il commente très longuement le texte de R en analysant ce qu’il doit à ses prédécesseurs, Hobbes et Locke, et ce qu’il a légué à ses contemporains, à Kant et même à Durkheim. Halbwachs montre comment la pensée politique de R est une pensée exigeante, complexe, originale mais cohérente. Halbwachs tente de répondre à toutes les objections et à toutes les critiques auxquelles le Contrat social a donné lieu, particulièrement celle de certains libéraux du XIXe siècle comme Benjamin Constant. Il reprochait à R d’avoir sanctifié la toute puissance de l’Etat au détriment des libertés individuelles. Pour Halbwachs, c’est avoir mal lu R car « la force au service du droit ne se confond pas avec le droit du plus fort : c’est est plutôt l’opposé. » (p. 113) La souveraineté prend sa source dans la volonté générale, « une représentation collective […] qui « n’est point simplement la somme des volontés particulières ou individuelles mais une réalité d’un autre ordre. » (p. 97) Seul le peuple détient la souveraineté. Il insiste tout au long de son commentaire sur l’originalité de la théorie du contrat puisque « la création du monde civil procède d’une démarche collective. C’est, en quelque sorte, le corps politique qui se crée lui-même, par un acte de conscience. » p. 192. Il revient longuement sur la différenciation originale entre gouvernement et souveraineté, qui a pu prendre naissance, selon lui, chez R, dans l’observation du conflit à Genève entre le petit Conseil, l’exécutif et le Conseil général qui revêt des fonctions législatives. (p. 249) Il conclut sur la cohérence de la théorie du contrat qui tente « d’écarter les dangers qui menacent le corps politique » et la nécessité indispensable d’un gouvernement qui ne peut être que légitime s’il ne dépouille pas le souverain de sa souveraineté. Lorsque, après son édition du Contrat social, une feuille collaborationniste, Le Réveil, lui demande de commenter la situation politique actuelle à la lumière de la théorie de R, Halbwachs refuse. Son édition du Contrat est un hymne à la liberté et constitue un acte courageux de résistance intellectuelle face à la barbarie nazie. Les derniers mois de sa vie sont marqués par l’assassinat le 10 janvier 1944, à Lyon, de ses beaux-parents, Ilona et Victor Basch, par la Milice. Le 26 juillet 1944, Maurice Halbwachs est arrêté à son domicile parisien par la Gestapo. Déporté à Buchenwald trois semaines plus tard avec son fils Pierre engagé dans la Résistance, il y décède le 16 mars 1945.

Bibliographie : Les Cadres sociaux de la Mémoire, PUF, 1925. La Mémoire collective, ouvrage posthume publié par Jeanne Alexandre, née Halbwachs, PUF, 1950. R. , Du contrat social, édition de Maurice Halbwachs, Paris, Aubier, 1943.

[Pascale Pellerin]

HELVÉtius Claude Adrien

(Paris 1715 – Paris 1771)

Fils du premier médecin de la reine, descendant d’une famille protestante du Palatinat, Helvétius découvre l’Essai philosophique sur l’entendement humain de Locke pendant ses études chez les Jésuites au collège Louis-le-Grand. Il écrira plus tard : « Par Locke, l’homme vieux est détruit et il naît un nouvel homme qui marche à la vérité » (Keim, 1907 b, p. 6). Familier de Fontenelle, il se lia, entre autres, avec Voltaire, Buffon, Montesquieu, Diderot, Rousseau, d’Holbach, Hume. De 1738 à 1750, il exerça la charge de fermier général qui le conduisit à faire ses tournées en Champagne, dans les deux Bourgogne et dans le Bordelais. Selon son biographe Saint-Lambert, il soutint les protestations des vignerons bordelais contre l’imposition d’un nouveau droit décidé par la Ferme (Keim, 1909, p. 299). Il abandonne volontairement sa charge, acquiert celle de maître d’hôtel de la reine. Il achète des terres à Voré et à Lumigny et se consacre à partir de 1751 à la philosophie. Socialement, Helvétius appartient à ce que des historiens ont appelé la « bourgeoisie d’Ancien Régime ». à Paris il habite la rue Sainte-Anne où sa femme anime l’un des salons de la capitale. Sa fortune lui permit de jouer les mécènes et de venir en aide à de nombreuses personnes, dont, semble-t-il, Rousseau. S’il ne participa pas à l’Encyclopédie, il soutint pleinement l’entreprise. Après sa mort, sa femme tiendra un salon célèbre à Auteuil que fréquenteront Condorcet, les Idéologues Cabanis, Volney, Destutt de Tracy, Benjamin Franklin, etc.

En juillet 1758 paraît De l’esprit (noté DE, suivi de la page), sans nom d’auteur, après qu’Helvétius ait accepté de procéder à des modifications et suppressions pour satisfaire la censure et obtenir le privilège du roi. Malgré ces précautions, le livre est pris dans une tourmente : pendant neuf mois les condamnations se succèdent et provoquent un énorme scandale dans un climat marqué par l’attentat de Damiens contre Louis XV, les attaques contre les Encyclopédistes, l’opposition du roi et du parlement, les conflits entre jésuites et jansénistes et le début désastreux pour la France de la Guerre de Sept Ans. Helvétius doit à des protections puissantes (Mme de Pompadour, Malesherbes) de n’être pas inquiété dans sa personne, mais il doit écrire trois rétractations humiliantes (Smith, 1965). Décidant de ne plus rien publier de son vivant, il voyage en Angleterre et en Allemagne où il mène une mission diplomatique auprès de Frédéric II. De 1759 à 1769 il travaille à la rédaction de son deuxième grand livre, De l’homme, de ses facultés et de son éducation (noté DH, suivi du tome et de la page), destiné à étendre et approfondir les principes du livre précédent, et à répondre à des objections. De l’homme sera publié après sa mort par les soins du prince Gallitzin en 1773. C’est ce dernier qui le mit entre les mains de Diderot qui en rédigea une Réfutation. On peut signaler, à côté de diverses épîtres, un poème allégorique Le Bonheur. On lui a attribué longtemps faussement deux lettres à Saurin et Montesquieu comportant une critique intéressante des libertés féodales et de certains aspects de la théorie de Montesquieu (Koebner, 1951), ainsi que Le vrai sens du Système de la nature, fidèle résumé du livre de d’Holbach. L’abondante correspondance d’Helvétius a été publiée par David W. Smith.

Contrairement à Diderot, la réception de R. par Helvétius se situe essentiellement sur le plan d’un débat philosophique qui oppose des philosophes par ailleurs en butte à des adversaires identiques (De l’Esprit et émile furent tous les deux condamnés et brûlés), et si R. apparaît vite comme un adversaire des encyclopédistes, il ne l’est pas comme les autres : c’est pourquoi il importe de lui répondre philosophiquement. Inversement, R. qui partage, en partie, des positions épistémologiques communes avec Helvétius (l’empirisme), a reconnu dans DE des « principes dangereux » (O.C. I, p. 693) qu’il lui fallait dénoncer. Et comme il ne semble pas que les relations de R. et d’Helvétius aient été des relations d’amitié voire d’intimité, comme avec Diderot, leurs désaccords ont pu s’exprimer sur le seul registre théorique. Enfin une estime réciproque semble avoir existé entre les deux hommes (O.C. I, p. 693 et DH I, p. 453, 480). R. réagit vigoureusement à DE en rédigeant des notes marginales sur son exemplaire (O.C. IV, p. 1121-1130), notes qu’Helvétius lut en octobre 1771 et à auxquelles il répondit sommairement (Dutens, 179l ; Masson, 1911). Mais R. ne rédigea pas la réfutation qu’il avait projetée pour ne pas se joindre aux persécuteurs d’Helvétius. C’est dans émile et la Profession de foi du vicaire savoyard, principalement, que se trouvent rassemblées les critiques contre le matérialisme des « philosophes » et contre Helvétius. Celui-ci ne répondit pas à ces critiques, mais dans la Section V de DH proposa, moyennant la mise en évidence de « contradictions » dans la doctrine rousseauiste de l’éducation, une défense indirecte de ses principes et une critique radicale de ceux de R. Leur dialogue fut un échange indirect de critiques qui portant sur les principes de leur philosophie ne fit qu’entériner la profondeur de leur désaccord philosophique. Il s’exprime souvent par des simplifications, des caricatures polémiques et des malentendus, mais les enjeux sont clairs : ils portent sur l’esprit de l’Encyclopédie, sur la valeur du savoir et sur la forme politique que doit prendre l’émancipation éclairée (Moutaux, 2000, p. 149-152). D’une façon générale, l’opposition est celle du dualisme rousseauiste et du réductionnisme physique d’Helvétius qui rapporte les opérations du jugement au sentir et l’action aux passions et à l’intérêt (Audidière. 2004). S’il n’y a rien d’inné en nous, si tout est d’acquisition, y compris « le sentiment de l’amour de soi » (DH I, p. 462 ; 476), l’esprit, les talents découlent de la sensibilité physique, de la mémoire et de l’intérêt qui rend possible l’attention qui, appliquée aux idées, explique le jugement. Les passions, fondées sur les sensations, trouvent dans l’intérêt le principe de leur usage vertueux ou vicieux. L’éducation, toujours entendue au sens large par Helvétius, l’instruction publique, l’activité gouvernementale éclairée reposant sur les lois et les sanctions sont seules capables d’orienter les passions et les talents vers la vertu l’utilité publique et le bonheur. C’est pourquoi Helvétius soutient que les inégalités d’esprit et de talent ne doivent rien à des différences naturelles, organiques, de caractère ou de tempérament. Son concept fondamental est celui « d’hommes communément bien organisés » : seules les différences d’éducation expliquent les inégalités de l’esprit et les différences de mœurs (DE, Troisième Discours, p. 229-418). La critique d’Helvétius porte essentiellement sur des passages d’émile et sur la troisième lettre de la Vème partie de La nouvelle Héloïse (O.C. II, p. 561-586). S’agissant de montrer « les erreurs et les contradictions de ceux dont les principes différents des [siens], rapportent à l’inégale perfection des sens, l’inégale supériorité des esprits » (DH, I, p. 453), Helvétius affirme que R. a admis trop rapidement ce principe « généralement reçu » (ibid., p. 491) et qu’il est en conséquence conduit à se contredire, car ses principes s’opposent à ses propres expériences et qu’il écrit tantôt d’après les premières tantôt d’après les secondes (ibid., p. 475-476). Or, « ses observations sont presque toujours justes, et ses principes presque toujours faux et communs » (ibid., p. 491). Ces étranges contradictions qui font suspecter sa bonne foi (ibid., p. 522, note 27) s’expliquent parce que R. cherche sans doute la vérité, mais d’avantage en orateur qu’en philosophe (ibid., p. 500) et qu’en « fidèle imitateur de Platon » il sacrifie la vérité à l’éloquence (ibid., p. 453 et p. 459). Plus encore, appliquant à R. sa doctrine de l’intérêt, Helvétius s’interroge sur le paradoxe qu’il y a pour l’ « écrivain » célèbre qu’il est à se faire l’apologiste de l’ignorance : c’est qu’il croit acquérir par là une gloire, « [son] nom consacré par [les] éloges [des ignorants] remplira l’univers » et réjouira les prêtres qui dominent les ignorants et les crédules (ibid., p. 500), qui attendent sa conversion : « Si Jean-Jacque [sic] était saint que serait-il de plus ? » (ibid., p. 523, note 28).

Les points qu’Helvétius examine, selon sa méthode consistant à dénoncer les contradictions de R. en rapprochant des passages d’émile et de la 3ème lettre de La nouvelle Héloïse V, sont les suivants : les causes de l’inégalité des esprits et des talents (ibid., p. 453-459), l’utilité ou l’inutilité de l’éducation (ibid., p. 477-482 ; 489-492), et dans une note, la question de l’utilité ou de la nocivité politiques du christianisme (ibid., p. 522-523). Il dénonce la survivance chez R. d’un innéisme moral, réfute la thèse de la bonté naturelle de l’homme, en soutenant que la pitié est acquise (ibid., p. 465-472), et que « l’humanité est […] l’effet de l’éducation et non de la nature » (ibid., p. 475). Enfin Helvétius examine le fameux paradoxe de R. selon lequel les arts, les sciences et la philosophie corrompent les mœurs. Sa critique revient à affirmer que « les mêmes causes qui accélèrent [dans un empire] le progrès des sciences, y produisent quelquefois les effets les plus funestes », qu’il arrive que « le germe productif des arts et des sciences ne se développe qu’au moment mêle où les mœurs se corrompent » (ibid., p. 503) et que « la culture des arts et des sciences dans un empire despotique en retarde la ruine » (ibid., p. 509). C’est l’éducation et l’imperfection des lois, due à l’ignorance, qui produisent les vices des peuples (ibid., p. 511). Cet ensemble de critiques n’empêche pas Helvétius de louer R. Par exemple Julie sait se servir avec ses enfants de l’excellent ressort de l’imitation et des exemples (ibid., p. 480-481). Il fait malicieusement remarquer que contrairement à ses principes (abandonner le soin de l’éducation à la nature), « dans le fait, il n’est point d’éducation, si je l’ose dire, plus éducation que la sienne » (idem) et que R. doit reconnaître que l’éducation de Julie pouvant tout sur les passions de ses enfants (O.C. II, p. 581), « peut tout sur leur caractère » (DH, p. 480). Helvétius montre qu’il a été affecté par une polémique dans La nouvelle Héloïse. Refusant que l’organisation intérieure détermine les possibilités d’éducation et de progrès des individus, Saint Preux allègue l’influence des « petites circonstances » qui différencient les éducations. Wolmar répond ironiquement en comparant cet argument aux subtilités des astrologues qui expliquent de la même façon comment des individus nés sous le même aspect puissent avoir des destinées différentes (O.C. II, p. 565). Helvétius a dû se sentir visé, comprenant que R. attaquait là un argument puissant dans De l’esprit et dans De l’homme : si aucune éducation ne peut être la même pour deux hommes (DH, p. 481, note (a)), c’est que les circonstances sont toujours singulières. Helvétius répond que les astrologues raisonnent juste en posant l’existence de petites différences ; ils disent une sottise en supposant une influence des astres sur le sort et le caractère des hommes (ibid, p. 482).

Bibliographie : Helvétius, De l’Esprit [1758], éd. Jacques Moutaux, Paris, Fayard, Corpus, 1988 [1818] ;De l’Homme [1773], éd. Geneviève et Jacques Moutaux, Paris, Fayard, Corpus, 1989 - Correspondance générale d’Helvétius et de sa femme, 5 vol., dir. David W. Smith, Toronto-Oxford, University of Toronto, Voltaire Foundation, 1981-2005. - Sophie Audidière, Intérêt, Passions, Utilité. L’anthropologie d’Helvétius et la philosophie française des Lumières, thèse de doctorat de philosophie, Université de Lille III, 2004. – [Louis Dutens], Lettres à M. D…B… [De Bure] sur la réfutation du livre De l’Esprit par J.J. R. Suivies de deux lettres d’Helvétius sur le même sujet, Londres, 1779. – Albert Keim, Helvétius, sa vie et son œuvre, Paris, Alcan, 1907 a – Notes de la main d’Helvétius, Paris, Alcan, 1907 b - Helvétius, Paris, Mercure de France, 1909 – David W. Smith, Helvétius. A Study in Persecution, Oxford, Clarendon, 1965 – R. Koebner, « The Authenticity of the Letters on the Esprit des Lois attributed to Helvétius », Bulletin of the Institute of Historical Research, Londres, mai 1951, vol. XXIV, n° 69 – Pierre Maurice Masson, « R. contre Helvétius », Revue d’histoire littéraire de la France, t. XVIII, 1911 - Jacques Moutaux, « Helvétius lecteur de R. » dans écrits sur les matérialistes, le travail, la nature et l’art, Paris, L’Harmattan, 2000.

[Jean-Claude Bourdin]

HUGO, Victor

(1802-1885)

C'est chez le libraire Royol, d'après le Victor Hugo raconté, que le poète découvre les « philosophes », en particulier R., mais sans préciser par quelles œuvres il a abordé le Genevois. Un peu plus tard, interne chez Edmond Cordier, le jeune homme lit les Confessions et, grâce à son maître d'étude, Félix Biscarrat, La Nouvelle Héloise, qui lui paraît distiller « l'ennui sous toutes ses formes ».  Son goût pour Rousseau n'est pas encouragé par son maître de philosophie : Jean-Baptiste Maugras, dont il suit les cours à Louis-le-Grand, fait du Genevois le responsable de toutes les utopies prônées par la Révolution. Le milieu où évolue Hugo est hostile à R., desservi par le républicanisme du Contrat social comme par le culte fanatique que lui avaient voué les factions extrémistes de la Révolution, et dont la Profession de foi du vicaire savoyard concordait mal avec le déisme voltairien de la mère du poète.

Aussi les rencontres ne sont-elles pas nombreuses, même si l'on peut, dans Le Bonheur que procure l'étude dans toutes les situations de la vie, réponse au concours organisé par l'Académie en 1817, déceler quelques réminiscences du Verger de Madame de Warens. Avec Han d'Islande cependant, Hugo songe à « [se] créer une existence idéale, peuplée de ceux qui [lui] sont chers » comme Rousseau avait songé, avec La Nouvelle Héloïse, à s'entourer « d'êtres selon [son] cœur ». C’est peu de chose, et il est significatif que Hugo, à la différence de ses contemporains, n'affectionne pas les pèlerinages rousseauistes : pas de trace de visites à Montmorency ou à Ermenonville, rien sur Annecy, Chambéry ou les Échelles lors de son voyage aux Alpes, en 1825 ; en 1839, il passera par Vevey, Bourg-Saint-Andéol, Thun, Bienne sans en rien dire ; dans Le Rhin, enfin, même silence sur Vevey et Meillerie. Les allusions à l’œuvre sont rares, presque toujours négatives. Dans Le Conservateur littéraire, en janvier 1820, il raille Émile, irréaliste ; il se moque de l'origine des sociétés selon le Discours sur l'inégalité ; à propos de ses opinions sur le duel dans la Julie, il traite R. de «Don Quichotte du paradoxe » ; il se gausse de son idée d'unir les jeunes gens, au nom de l'égalité, selon les caractères plutôt que selon les conditions sociales, la fiancée fût-elle la fille du bourreau. Dans La Muse française, il prône le roman dramatique à la manière de Walter Scott contre les artifices du roman épistolaire.

Entre 1827 et 1851 , les allusions se font plus nombreuses. Dans la préface de Cromwell, la description de l'époque primitive doit peut-être quelque chose à la représentation de l'humanité au stade heureux antérieur à l'invention de l'agriculture et de la métallurgie dans le Discours sur l'inégalité. Sans doute R. n'est-il pas étranger non plus à la réflexion de Hugo sur la responsabilité de l'ordre social dans l'existence du mal et de la criminalité. Le thème apparaît en 1829 dans Le Dernier Jour d'un condamné ; il revient dans le personnage de Quasimodo, rendu agressif par la raillerie et la haine et on le retrouvera encore à propos de Jean Valjean corrompu par le bagne. Lorsque Hugo s'interroge, dans Claude Gueux, sur la responsabilité de la société en posant la « question de l'éducation » avant la « question de la pénalité », ce n'est pas un hasard si le condamné, qui ne sait pas lire, conserve, seul souvenir de la femme qu'il a aimée, un livre, « un volume dépareillé de l'Émile ». Faut-il trouver dans les Confessions « l'idée-mère » de Ruy Blas, hypothèse confirmée par les papiers d'Adèle Hugo : « C'est en lisant les Confessions de J.-J. que mon père a conçu l'idée de Ruy Blas, un laquais amoureux d'une reine ».

Si les allusions se sont faites plus nombreuses, il faut constater cependant que Hugo ne s'est pas encore livré au rapprochement, pourtant classique, de Voltaire et de R. et qu'il est loin d'accorder au second une importance historique comparable à celle du premier. Tout au plus, le 27 février 1845, répondant au discours de Sainte-Beuve à l'Académie, a-t-il uni « la parole triste et fatale de J.-J. et l'effrayant éclat de rire de Voltaire ».

Sa perspective se modifie à partir de l'exil. D'abord parce que, comme avec l'exilé de Ferney, l'identification était possible, jusqu'à un certain point, avec l'exilé de Môtiers proclamant Vitam impendere vero, prophète indomptable proférant dans sa solitude de nobles vérités. Sans doute n'est-ce pas un hasard si un projet de préface met Les Châtiments sous le patronage de Rousseau.

Peut-être découvrirait-on des souvenirs de lecture dans Les Contemplations, dont les deux versants – Autrefois, Aujourd'hui – rappellent la composition des Confessions où, aux clartés de la jeunesse idéalisée, succède l'assombrissement de l'âge mûr La Vie aux champs évoque la tonalité des Charmettes, Lise a le même goût de souvenir que l'épisode de Mlle Vulson, Vieille chanson du jeune temps fait songer à la journée des cerises. Et si Rousseau entendait faire « l'histoire de [son] âme », la préface des Contemplations parle des Mémoires d'une âme.L'ombre du Genevois sera convoquée à plusieurs reprises par les Tables parlantes, à propos de la condition féminine, de la délégation du pouvoir législatif et du système des représentants, pour proclamer la nécessité du spiritualisme, pour confesser, aussi, le « crime » et l'« infamie » de l'abandon de ses enfants. On rencontrera R. dans Les Misérables, où Grantaire s'offre pour aller prêcher le Contrat social aux faubourgs, tandis que le doctrinaire Enjolras résume en termes enflammés les chapitres VI, VII et VIII du traité politique sur la notion de souveraineté et de loi, l'association contractuelle, l'aliénation volontaire de chacun au tout et l'affranchissement de toute dépendance personnelle.

Hugo rejoint encore R. lorsque, dans Les Contemplations ou dans Philosophie, commencement d'un livre, il entend découvrir la prière, non comme requête ou supplique, mais comme action de grâces : une note de 1857 affirme : « Oh. C'est le cri de la prière » – réflexion qui renvoie directement à un passage du livre XII des Confessions. J.-J. est de ceux qui ont compris la permanente démonstration de la nature. Mgr Myriel n'est pas non plus sans ressemblance avec le vicaire savoyard, comme lui peu enclin à chercher dans les livres une vérité dont il a la révélation immédiate dans son cœur. Dans Les Misérables, la conscience est bien aussi cet « instinct divin » défini par R. : elle parle au « cœur » de l'évêque, elle est, pour le Conventionnel, cette « quantité de science innée que nous avons en nous », et Jean Valjean entend « sa conscience, c'est-à-dire Dieu ».

L'exil favorise ces rapprochements, mais l'admiration affichée pour le Genevois n'a pas évacué un fond irréductible d'hostilité. Hugo lui reproche toujours sa critique de la propriété et d'avoir fait de l'individu, et non de la famille, la plus petite unité sociale ; il condamne, dans les reliquats de William Shakespeare, l'état de nature selon le second Discours. L'homme lui déplaît et Hugo ne lui pardonne pas son comportement de père dénaturé. Sans doute Enjolras s'écrie-t-il « Silence devant J.-J. ! Cet homme, je l'admire. Il a renié ses enfants, soit, mais il a adopté le peuple ». Déclaration à la romaine, digne de l'intransigeance révolutionnaire, mais Hugo n'avait pu se retenir de prêter à Courfeyrac cette réplique, biffée ensuite : « R. eût pu adopter le peuple sans renier ses enfants ; mon admiration pour lui ne peut aller que jusqu'à l'amnistie ».

En fait, R. bénéficie surtout de la complète réhabilitation accordée, à partir de l'exil, à Voltaire : rangé parmi les « utopistes », R. montre la voie « vers le juste », tandis que son grand rival guide « vers le vrai ». L'un et l'autre comptent à présent au nombre des Mages investis d'un sacerdoce laïque parmi les prophètes de la Révolution, parmi les rédacteurs de « la loi de formation du progrès », également persécutés par les « gredins orthodoxes ». Réunis, ils deviennent des symboles protéiformes – titans, parias ou martyrs ; à eux deux, ils signifient la fin et le commencement, le crépuscule et l'aurore : « Voltaire est le soleil couchant du vieux monde ; R. est le soleil levant du monde nouveau. [...] On voit la clarté de Voltaire et la lueur de R. sur les deux joues du masque de l'avenir ». On connaît aussi le passage fameux de William Shakespeare où, en jetant leurs restes à la fosse commune, le fanatisme et le despotisme scellent, post mortem, l'alliance désormais indissociable de ces grands esprits jadis désunis.

Les combats de l'exil, l'exhaussement de Voltaire comme champion de la justice, du droit et de la liberté, ont conduit Hugo à ranger l'exilé de Môtiers aux côtés du patriarche de Ferney, à associer les deux géants des Lumières dans une commune résistance à l’oppression et à l’obscurantisme. À l’époque de la Commune, lorsque la demeure de Hugo à Bruxelles est lapidée par une bande hostile et que le poète se voit frappé d'expulsion, il songera encore à Jean-Jacques lapidé à Môtiers et expulsé de l'île de Saint-Pierre.

L'emploi, depuis 1850, de ce mythe gémellaire donnerait à penser que les deux proscrits jouent, dans l'imaginaire hugolien, des rôles d'importance égale. En fait, l'union sacrée s'effrite dès les premières discussions à propos de la célébration de leur centenaire. Le projet d'une double et fraternelle commémoration ayant été repoussé, Louis Blanc a proposé de retenir, non le 30 mai ou le 2 juillet, mais le 14 juillet, solution qui classait les deux philosophes ex aequo et soulignait la continuité Lumières-Révolution, mais l'idée n'est pas retenue. Victor Hugo, qui a accepté de rendre hommage à Voltaire, a donné, en passant, un coup de chapeau à Jean-Jacques, mais en faisant de lui le meneur d'un combat spécifique : « La fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c'est la fibre universelle. [...] Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l'Homme ». Englobant et dépassant Rousseau, Voltaire le rend en quelque sorte superflu, ou du moins subordonné. Lorsque l'extrême gauche récupère le Genevois et que Louis Blanc presse Hugo de présider le comité du 14 juillet, celui-ci se dérobe dans des propos évasifs. La tradition veut que le tenace Louis Blanc ait rendu visite à Hugo dans la soirée du 27 juin pour tenter une dernière fois d'arracher son consentement. Dans la nuit, vivement agité par cette discussion, le poète fut frappé d'une légère congestion cérébrale qui détermina, le 4 juillet, son départ pour Guernesey.

Le poète a donc conservé jusqu'au bout sa prédilection pour Voltaire. Bourgeois éclairé, sincèrement désireux de venir au secours du prolétariat souffrant, il se sent plus proche du grand régisseur de Ferney et croit, comme lui, à l'amélioration progressive du sort des déshérités par l'intervention des élites. L’œuvre à faire est de sauvetage, non de révolution. Comme Voltaire, il appelle à la réforme, non à l'insurrection qu'incarne R.

Bibliographie : R. Trousson, Le Tison et le Flambeau. Victor Hugo devant Voltaire et Rousseau, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985.

[Raymond Trousson]

Jansénisme

Sensibilité augustinienne, volontiers rigoriste, à l'intérieur du catholicisme, le jansénisme est loin du rousseauisme. Les jansénistes récusent le terme qui les désigne, ils se veulent catholiques, les seuls, les vrais, face à une Église dangereusement gangrenée par les Jésuites. Au XVIIIe siècle, ils se retrouvent derrière le vaste mouvement de l'appel (1717) contre la bulle Unigenitus (1713) qui aurait voulu les anéantir. Ce mouvement théologico-politique bien représenté parmi les curés, chez les Oratoriens, dans le monde judiciaire et parlementaire, constitue un élément important de l'opposition à la monarchie absolue.

Les Nouvelles ecclésiastiques, hebdomadaire clandestin du "parti", constituent un bon test pour mesurer l'importance accordée à R. dans ce milieu a priori hostile. Les Nouvelles prennent conscience du danger philosophique dans les années 1750: leurs colonnes fulminent contre les "nouveaux philosophes", mais R. est alors ignoré. Montesquieu et Buffon sont les premiers à recevoir les foudres du nouvelliste. À cette époque, n'oublions pas que les académiciens de Dijon ont fait une lecture conservatrice du premier Discours. R. a été classé devant Grosley avocat janséniste de Troyes. Tout change avec l'Émile, et notamment "la profession de foi du vicaire savoyard". Outre le caractère hétérodoxe de ce vicaire, R. a refusé de hurler avec les loups et de participer à la vaste conjuration contre les jésuites. C'est un crime pour les jansénistes! Les parlementaires jansénistes sont à l'avant-garde d'une action contre Jean-Jacques qui surprend même le prince de Conti, protecteur de R. et pourtant proche au parlement de la mouvance gallicano-janséniste. Dans la bibliothèque et les notes de lecture de l'avocat janséniste Le Paige, homme de confiance du prince, R. n'apparaît qu'avec la Lettre à Christophe de Beaumont et une fausse lettre À Jean-François de Montillet archevêque et seigneur d'Auch où son nom est utilisé pour défendre la cause janséniste. Mais le journal janséniste dénonce le sectateur de la religion naturelle, l'apôtre d'un christianisme sans miracle et d'une religion sans enfer.

Est-ce la fin d'un dialogue qui n'avait pas lieu d'être? Une récupération frauduleuse après une persécution rondement menée? Paradoxalement, non ! Les jansénistes certes ne deviennent pas rousseauistes, mais ils accordent de plus en plus d'importance à R. En 1782, devant le succès des premiers livres des Confessions, les Nouvelles ecclésiastiques consacrent, dès le mois de septembre, deux numéros entiers à la censure de l'ouvrage. C'est à ce point exceptionnel que le nouvelliste doit se justifier dans un numéro postérieur! Était-il vraiment devenu nécessaire de protéger les pieux lecteurs de Nouvelles ecclésiastiques du pernicieux enseignement du Genevois?

Dans les années 1780, les jansénistes militent en faveur d'une tolérance civile à l'égard des protestants français sur le modèle joséphiste, mais ce n'est pas sur ce terrain qu'ils ont rencontré R. Au cours du siècle, ils se sont faits les protagonistes d'une Église purifiée, d'un retour aux vertus de l'Église primitive, celle des apôtres et des martyrs, celle qui avait renoncé à la puissance et aux valeurs du monde, qui distribuait ses biens aux pauvres et vivait dans une égalitaire frugalité. C'est ce primitivisme là qu'il croient retrouver chez R. L'Église primitive rejoint Sparte et entreprend un parcours révolutionnaire. Ils admettent volontiers que R. est le moins malhonnête des philosophes, un être étrange qui illustre finalement très bien la misère de l'homme sans la grâce et le tragique destin de qui ne croit pas en la damnation.

La période révolutionnaire consacre le triomphe de R. Ceux des jansénistes qui sont favorables à la Révolution se révèlent d'attentifs lecteurs du Contrat social. Aux défenseurs de l'obéissance au pape ou au roi, ils répliquent qu'aucun pacte ne saurait être fondé sur la servitude. Ils proposent de curieux bricolages, associant saint Augustin, Pascal et R. Tout ce qui les gêne encore chez R. est renvoyé à son origine protestante; sur le plan religieux il demeure un étranger, mais sur le plan politique il est le père de la Révolution. Ils s'indignent de voir l'aristocrate Voltaire conduit au Panthéon et rappellent dans les colonnes des Nouvelles combien le "seigneur de Ferney" a persécuté J.-J. Les jansénistes hostiles à la Révolution utilisent également R., notamment pour dénoncer les assemblées révolutionnaires. Ils reprennent la critique rousseauiste de la représentation, s'interrogent sur une volonté qui ne saurait être générale et tentent de démontrer les complots des philosophes. Même s'il convient de faire la part de ce qui relève d'une instrumentalisation du rousseauisme, l'imprégnation demeure troublante. La lune de miel entre jansénisme révolutionnaire et rousseauisme s'effondre avec l'Église constitutionnelle lorsque Napoléon s'entend  avec Rome et impose le concordat. Les irréductibles du jansénisme qui survivent au XIXe siècle oublient l'épisode révolutionnaire et rejettent les conpagnonnages compromettants: R. rejoint Voltaire dans le panthéon de l'exécration.

Bibliographie : Gustave Lanson, "Quelques documents inédits sur la condamnation et la censure de l'Émile et sur la condamnation des Lettres écrites de la montagne", Annales de la Société J.-J. R., 1, 1905, p. 95-140 - Philippe Lefebvre, "Jansénistes et catholiques contre R. Essai sur les circonstances religieuses de la condamnation de l'Émile à Paris", Annales de la Société J.-J. R.,37, 1966-1968, p. 129-148 - Philippe Lefebvre, Les pouvoirs de la parole. L'Église et R. (1762-1848), Paris, Le Cerf, 1992 - Pierre-Maurice Masson, La religion de J.-J. R., (1916), Genève, Slatkine, 1970 - Monique Cottret, "Les jansénistes juges de J.-J.", Chroniques de Port-Royal, Paris, 1990, Jansénisme et Révolution, p. 81-103 - Monique Cottret, Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1998 - Bernard et Monique Cottret, J.-J. R. en son temps, Paris, Perrin, 2005.

[Monique Cottret]

JOUVENEL, Bertrand de

(Paris,1903-1987)

Bertrand de Jouvenel est le fils du sénateur et ambassadeur français Henry de Jouvenel, radical-socialiste, qui participa au premier n° de l’Humanité le 18 avril 1904, et de Sarah Boas, fille d’un industriel juif et franc-maçon. Après des études de sciences et de droit, il devient correspondant diplomatique puis journaliste, notamment à la revue briandiste Notre temps, animée par Jean Luchaire, exécuté à la Libération pour collaborationnisme. Après le 6 février 1934 et l’émeute des ligues antiparlementaires de l’extrême-droite, Jouvenel quitte le parti radical et lance un hebdomadaire La Lutte des jeunes, qui entend protester contre la corruption du régime. C’est lui, qui, en janvier 1934, conduit la délégation du Comité d’entente des jeunesses pour le rapprochement franco-allemand. A partir de 1935, il assiste aux Congrès du Parti nazi à Nuremberg, dont il rend compte dans l’hebdomadaire Gringoire. Après avoir suivi le courant néo-socialiste, il adhère au PPF de Doriot dès sa création en 1936. Bertrand de Jouvenel est à la recherche d’une troisième voie, d’un dépassement du libéralisme et du marxisme, synthèse du socialisme et du mouvement nationaliste. Il fonde à la même période le Cercle du grand pavois pour soutenir les activités du Comité France-Allemagne et devient un proche d’Otto Abetz, futur ambassadeur allemand auprès de Vichy. Durant l’Occupation, bien que toujours très proche d’Otto Abetz, il prend ses distances avec la politique de collaboration et part en Suisse en septembre 1943, non sans avoir auparavant fondé avec Francis Delaisi, les éditions de la Toison d’or. C’est après la guerre que Jouvenel commence à s’intéresser de près à R. En 1947, il publie une longue préface au Contrat social où il s’efforce de mettre en évidence les positions conservatrices de l’écrivain, sa dénonciation du productivisme, de la technique, du commerce et son nationalisme. R. est un pessimiste qui s’est posé d’emblée, dans le Discours sur les sciences et les arts, en « philosophe de la décadence » (p. 25)  « Ce qu’il y a d’essentiel dans le Discours, c’est l’interprétation de l’histoire sociale comme non pas un progrès mais une corruption et une décadence ». (p.31) A travers R., Jouvenel s’en prend à la société libérale de son temps, à « sa vocation hédoniste et productiviste ». Le citoyen de Genève est un prophète. Sa Lettre à d’Alembert condamnant le théâtre, n’en « reconnaît-on pas les effets désastreux » dans le cinéma qui a disposé les cœurs « à suivre leurs impulsions les plus superficielles, […] à rechercher partout le mensonge romanesque et l’émotion dramatique ». Non content de s’attaquer aux spectacles, R. s’en prend aux philosophes qui ont entrepris de démocratiser la science. Et Jouvenel de citer pêle-mêle plusieurs textes du philosophe, en réponse aux réactions produites par son Discours sur les sciences et les arts, qui accablent les vulgarisateurs du savoir qui ont « indiscrètement brisé la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une populace indigne de d’en approcher ». (p. 37) R. va même jusqu’à jeter l’anathème sur « l’imprimerie et l’éducation généralisée ».(p. 36) Comment concilier le « pessimisme réactionnaire » de R. avec le contenu du Discours sur l’origine de l’inégalité, qui suppose l’homme bon à l’état naturel et corrompu par le passage à la société civile ? « Comment a-t-il pu passer de sa dévotion pour Sparte à sa défense et illustration de l’homme-singe ? » (p. 56) Le Discours sur l’inégalité, « le plus médiocre qui soit sorti de la plume de R. », Jouvenel l’analyse comme une projection « en images extérieures de ses conflits intimes ». L’homme de la nature, c’est R. lui-même, tel qu’il se décrit dans le Deuxième Dialogue, « l’homme bienfaisant et doux qu’il était … avant qu’on l’eût défiguré ». (p. 58) Lecture rétrospective de R., vingt ans après la publication du deuxième discours qui explicite le rapport entre l’œuvre et la vie sans faire l’impasse toutefois, comme le laisse entendre Jouvenel, sur le contenu politique de ses écrits. Pour Jouvenel, « la prétendue reconstitution historique n’était à la vérité qu’une introspection ». (p. 62) R., à l’encontre des philosophes, « proclame l’infirmité, l’impuissance de la raison ». La notion de Volonté générale devient, entre ses mains, un « impératif affectif et nationaliste ». (p. 110) En 1962, Jouvenel publie une courte étude sur le philosophe, Théorie des formes de gouvernement chez R, où il oppose la doctrine abstraite de l’œuvre à la théorie positive trop peu étudiée, selon lui. R., pragmatique, y montre que la liberté doit nécessairement diminuer dans les grands états à mesure que la force répressive s’accroît. Pour conclure, selon Jouvenel, que la théorie rousseauiste peut conduire à celle du parti unique. Dans son introduction au Discours sur l’origine de l’inégalité parue en 1965, Bertrand de Jouvenel reprend les mêmes analyses. La même année, il produit une dernière étude sur R. évolutionniste pessimiste, qui ne renouvelle guère sa vision du philosophe, « antiprogressiste par excellence ».(p. 437) Son attirance pour R., dont il admire la généreuse sensibilité, s’explique en grande partie par ses conceptions écologiques qui dénoncent l’agriculture intensive et la course au productivisme. Bertrand de Jouvenel, dont les positions rappellent parfois celles d’un Marcel Déat, eut des adeptes tant chez les libéraux de droite que de gauche.

Bibliographie : J.-J.R., Du contrat social, Précédé d’un Essai sur la politique de Rousseau par Bertrand de Jouvenel, suivi de deux autres essais sur la pensée de R., Livre de poche, coll.pluriel, 1978.        

[Pascale Pellerin]

KADHAFI, Moammar El

(Syrte (Libye), 1942-       )

Colonel et homme politique. En 1969, le jeune colonel Kadhafi renverse la monarchie et établit la « Jamahiriya socialiste arabe libyenne ». Cette société se fonde sur le Livre vert qu’il publie sous son nom (1969). En 1983 paraissent des Explications du Livre vert sans nom d’auteur et en 1988 de La grande charte verte des Droits de l'Homme de l’ère jamahiriyenne. À partir de 1979, El Kadhafi renonce à son statut de chef d’État pour devenir le « Guide de la révolution » et « le premier opposant au gouvernement ». Certaines positions et formulations du Livre vert ont un accent rousseauiste qui a frappé de nombreux lecteurs, même si R. n’y est jamais nommé. Kadhafi récuse d’ailleurs toute filiation livresque: « Le Livre vert ne cite aucune source car il n’a pas recueilli ses informations dans d’autres livres [...]. Il s’agit là plutôt d’une compilation de données existantes, d’un ensemble d’évidences relatives à la vie de l'homme. » Quand Kadhafi cite (une seule fois) R. au cours d’une discussion, c’est pour souligner que ses déclarations n’ont pas été suivies d’effet: « Nous possédons une preuve que l’expérience parlementaire a été condamnée dès le début par J.–J. R., les philosophes et les penseurs dont vous avez parlé. Et malgré cela elle persiste jusqu’à maintenant. » Comme R., Kadhafi condamne la représentation du peuple pour la raison que les représentants, tôt ou tard, se substituent au peuple et l’oppriment : « Pas de substitut au pouvoir du peuple. La représentation est une imposture ». Autre point commun, le rejet du système électoral qui n’a d’autre effet que de déléguer le pouvoir du peuple, et donc de l’en déposséder : « Les élections n’ont été qu’un prétexte pour instaurer par la suite une dictature », affirme le « Guide » libyen. Kadhafi se sépare de R. sur la question du gouvernement : pour R. le peuple ne saurait se gouverner directement car le gouvernement porte sur des questions particulières, de sorte qu’un gouvernement démocratique impliquerait « un peuple de Dieux », il faut donc désigner un corps particulier qui se charge de l’administration politique. Kadhafi, par contre, ne voit pas d’inconvénient à laisser le peuple se gouverner. La démocratie est directe et se réalise sous la forme d’une pyramide d’assemblées: « La démocratie directe [...] est indiscutablement et incontestablement la méthode idéale de gouvernement [...]. Le peuple se divise en congrès populaires de base. Chaque congrès choisit son comité. L’ensemble des comités forment à leur tour un congrès populaire… ». Ainsi le gouvernement de la Jamahiriya n’est rien d’autre que l’expression directe, par strates successives, des volontés des gens dans les quartiers et des travailleurs dans les corps de métiers. Si pour R. la volonté générale est « sous la loi de la raison » dans le silence des passions, chez Kadhafi elle s’établit dans la discussion, et loin d’exiger le silence des passions elle en est la résultante. Sur la question de l’armée, R. refuse l’armée de métier ou de mercenaires: « Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l’être par métier », suivi par Kadhafi: « La liberté restera incomplète ou inexistante tant que [...] les armes ne seront pas entre les mains du peuple. » Concernant le droit et de guerre et de paix, R. et Kadhafi conspirent dans le même flou. Pour R., la guerre est quelquefois l’acte de la volonté du peuple et quelquefois lui échappe au profit du gouvernement ; Kadhafi n’est pas clair non plus là-dessus pour la raison qu’il n’en parle pas. La religion est, pour Kadhafi, une affaire privée: « Elle est personnelle à chacun et commune à tous. Elle est une relation directe avec le créateur, sans intermédiaire » ; à la différence de R. il condamne tout contact entre religion et politique, et dénonce les « charlatans » qui prétendent instaurer une religion d’Etat. Kadhafi avance le concept de nature humaine à propos de la famille et surtout des femmes. Pour R., « La femme est faite spécialement pour plaire à l'homme [...]. Il plaît par cela seul qu’il est fort »; et pour Kadhafi, « Le mâle possède naturellement la force et l’endurance, la femelle la beauté et la délicatesse ». C’est par des arguments proches des textes d’Emile que Kadhafi milite pour la femme au foyer : R. affirme que « les métiers pénibles et périlleux [...] sont propres aux hommes », et Kadhafi: « C’est une injustice que d’imposer à une future maman des travaux de force incompatibles avec son état ». Tous deux considèrent que le citoyen doit être mari et père. Enfin, R. refuse les spectacles et prône les fêtes, tout comme Kadhafi mais pour des raisons différentes. R. veut éviter le développement de passions négatives, la promiscuité des sexes et le luxe. Pour Kadhafi, moins moraliste et plus politique, il s’agit de magnifier un peuple-sujet qui agit et ne subit pas: « Ceux qui façonnent eux-mêmes la vie n’ont pas besoin de l’imaginer à travers le jeu des acteurs de théâtre ou de cinéma [...]. Ainsi les peuples Bédouins, très sérieux et très travailleurs ne prennent aucun intérêt au théâtre ni au spectacles [...]. Ils prennent part aux jeux et aux réjouissances. » Sous les Bédouins de Kadhafi, il n’est pas difficile d’entendre les Genevois de R. Il est douteux que Kadhafi ait ignoré R., il est probable qu’il l’assimile à une voix populaire parmi d’autres. Il est certain aussi qu’un « Guide » n’aime pas s’embarrasser de modèles.

Bibliographie : Kadhafi, Le livre vert, édition française, sans date ni origine, offerte aux visiteurs en Libye. - Explications du Livre vert, deux tomes, Tripoli, Ed. française 1990. - La grande charte verte des droits de l'homme de l’ère jamahiriyenne., sans nom ni date d’éditeur; signé par « le Congrès Général du Peuple, le 12 juin 1988 ». -  « Premier Symposium Mondial sur le Livre Vert », p. 82 et 85, revue Pensée Jamahiriyenne, n°1, Janvier-Mars 1984, Madrid. - Colloque international de Benghazi, Le livre vert, 1-3 octobre 1979, p.350, réimpression offset, Cahors, 1981. - Robert Charvin, Jacques Vignet-Zunz, Le syndrome Kadhafi, éd. Albatros,1987. - Robert Charvin, Yves Vargas, Le livre vert et les Droits de l'Homme, Institut Nord-Sud XXI, Genève, 1998. - Yves Vargas, « Kadhafi », dans De la puissance du peuple, tome 2 : La démocratie chez les penseurs révolutionnaires, Le Temps des cerises, 2003. – Sami G. Hajjar, « The Jamahiriya experiment in Libya : Qadhafi and R. », The journal of Modern African Studies, 18, 2 (1980), p. 181-200. – Anne-Marie Cazalis, Kadhafi, le templier d’Allah, Paris, Gallimard, 1974, p. 25-26.

                                                                       [Yves Vargas]

KANT, Emmanuel

(Königsberg 1724 - 1804)

Kant est né en 1724 à Königsberg où il demeure jusqu’à sa mort, en 1804. Contemporain de la Révolution française, il en condamne le caractère proprement révolutionnaire mais en salue le caractère progressiste et la soutient jusqu’à la fin, contrairement à nombre de ses compatriotes qui, enthousiastes dans un premier temps, l’ont dénoncée ensuite. Inventeur d’une nouvelle manière de pensée qu’il nomme lui-même philosophie critique ou philosophie transcendantale, Kant laisse une œuvre considérable qui couvre les domaines de la connaissance, de la morale, de l’esthétique, du droit, de l’histoire, de l’anthropologie. Le rapport de Kant à R. est complexe et ambigu. Kant est le philosophe qui a le mieux lu et le mieux compris R. et qui se pose en véritable successeur et héritier de R., se donnant pour tâche de poursuivre son entreprise philosophique. Cependant, le kantisme marque avec le rousseauisme une rupture radicale qui fait que loin de poursuivre l’œuvre de R. Kant est en réalité celui qui à la fois la contourne et la détourne.

Kant est un lecteur assidu de R. Le révèlent les nombreuses références explicites à ce dernier, cité nommément plusieurs fois, comme sont cités Du contrat social, Emile, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Discours sur les arts et les sciences. Par ailleurs, dans une lettre à Herder de 1779, Kant affirme faire cours à ses étudiants sur Julie ou la nouvelle Héloïse, et la petite histoire raconte que le philosophe de Königsberg n’a dérogé à ses horaires de promenade quotidienne que deux fois, une fois pour la révolution de 1789 et une fois au cours de l’été 1762 pour aller chercher Du contrat social et Emile qu’il venait de recevoir. Il se serait même enfermé plusieurs jours chez lui pour les lire. Bon lecteur, il prévient et corrige deux contre- sens majeurs qui doivent pour beaucoup à Voltaire qu’il a lu aussi : l’idée que le sauvage serait bon par nature et l’idée que R. prônerait un retour à l’état de nature. Dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant rappelle qu’à proprement parler le sauvage n’est ni bon ni mauvais et qu’en aucun cas le rousseauisme ne peut être entendu comme une exhortation à retourner à l’état de nature. Mais Kant va plus loin : il se fait aussi le porte-parole et l’interprète de R.. Dans les Conjectures , il évoque « les affirmations si souvent mal comprises et en apparence contradictoires du célèbre Jean-Jacques Rousseau », pour proposer une clé de lecture capable d’en établir la cohérence. Il commence par le Discours sur les sciences, où R. « montre très justement » le conflit entre la culture et l’être physique, et finit par Du contrat social et Emile, où il cherche à résoudre le problème le plus difficile : comment mener l’humanité à sa destination morale ? Dans cette perspective, la question centrale de R., qui unifie son œuvre, est la question de savoir comment ce qui en soi est bon, par exemple la sexualité, peut devenir mauvais : Kant ne la nomme pas mais on reconnaît aisément dans cette question la question de la dénaturation. De la même manière, dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant propose comme fil conducteur à trois écrits de R., Du contrat social, Emile et le Vicaire savoyard (qui semble avoir fait l’objet d’une édition séparée), la recherche d’une « solution au problème moral de notre espèce ». On comprend ainsi que le « tableau hypocondriaque (grincheux) que R. fait du genre humain se risquant à sortir de l’état de nature » n’est effectivement pas une exhortation à retourner à l’état de nature, mais est bien plutôt l’énoncé de la difficulté qu’il y a pour l’espèce humaine à prendre la bonne voie.

Partant de cette lecture, Kant donne raison à R. et s’en fait le défenseur contre les railleurs. Il stigmatise dans Sur le lieu commun l’attitude des chefs d’Etat qui considèrent comme pédante l’idée de paix perpétuelle de l’Abbé de Saint Pierre et de R., et il déclare dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique très sérieuse et très raisonnable cette « idée folle tournée en dérision », ajoutant plus loin que R. n’avait pas tort de préférer l’état des sauvages. Dans l’Anthropologie, outre le passage déjà cité, se trouvent aussi deux notes qui font référence à R. pour lui donner raison, l’une qui porte sur « l’inégalité dont R se plaignait à juste titre », et l’autre, ironique, qui porte sur la réponse de Frédéric II à Sulzer lui racontant qu’on constate des progrès depuis que l’éducation se fonde sur les principes de R.- « vous ne connaissez pas cette maudite race à laquelle nous appartenons »- réponse visant à excuser sa mauvaise politique.

Mais plus qu’un compagnon de route, R. est pour Kant un véritable guide, et s’il ne fait pas l’objet, comme Hume, d’un hommage public, il fait en réalité l’objet d’un hommage privé, une note marginale du manuscrit des Observations sur le sentiment du beau et du sublime où Kant écrit : « R. m’a remis dans le droit chemin ». R. l’ayant remis dans le droit chemin, Kant le suit, de deux manières qu’il convient de distinguer : l’une est de l’ordre de l’emprunt, l’autre relève de l’inspiration.

Les emprunts de Kant à R. sont divers et multiples : emprunts de thèses, de thématiques, d’arguments, de concepts, et même de formule. Dans la mesure où il n’est pas possible ici d’en dresser la liste exhaustive, nous nous contenterons d’en donner quelques exemples. La description de la femme dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime est une reprise quasi littérale de la thèse de R. sur la fonction socialisante de la femme, tout comme la critique du paternalisme dans la Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit est une reprise directe de celle présente dans Du contrat social. Kant fait siennes aussi les thèses rousseauistes du droit conçu comme universel et immuable, et du principe de souveraineté populaire comme fondement du droit politique. Il inscrit son propre projet de paix perpétuelle dans la droite continuité de R. Il copie dans la Critique de la raison pratique la célèbre formule du vicaire savoyard : « Conscience ! Instinct divin ! ». Il réutilise aussi la distinction entre un tout et un agrégat etc.

Que R. soit à ce point omniprésent dans la pensée de Kant n’est pas anodin, mais par delà ces différentes formes d’emprunts se trouve la question plus importante et plus complexe de l’inspiration qu’il trouve dans R. lorsqu’il s’agit pour lui de construire son propre édifice théorique. C’est principalement dans la manière de poser les questions et dans le choix des problèmes qu’il faut interroger ce rapport. Trois points sont à retenir : la détermination de la question critique et du point de vue transcendantal, le choix des questions essentielles de la philosophie, et la visée finale de la philosophie kantienne.

La philosophie critique et transcendantale donne une place centrale à la question de la légitimité, question qui présuppose de distinguer la norme du fait. Or Kant sur ce point fondamental est incontestablement l’héritier de R., R. qui dans le Discours sur l’origine de l’inégalité critique ceux qui confondent homme de fait et nature de l’homme, et qui dans Du contrat social écarte les faits pour poser la question de la légitimité et dénonce les philosophes favorables au tyran. En un sens, c’est là pour Kant une véritable leçon de philosophie : « il est indigne d’un esprit philosophique de confondre le fait et la norme » écrit-il, inscrivant sa propre définition de la philosophie dans la droite ligne de R. De plus, le point de vue transcendantal qui interroge les conditions à priori de possibilité d’un phénomène doit lui aussi beaucoup à R., R. qui quitte le terrain de l’empirisme dès qu’il s’agit de penser non plus le fait mais le droit. Autre sphère d’influence, le choix des questions. De manière très programmatique, Kant assigne à la philosophie la tâche de répondre à quatre questions : que puis-je connaître ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? qu’est-ce que l’homme ? La quatrième question est primordiale, puisqu’elle engage la réponse au trois autres, et cette question vient directement de R., véritable inventeur de la nature humaine comme problème, et incontournable pour Kant de toute anthropologie, au point qu’on pourrait faire dire à Kant « R. ou pas d’anthropologie », au même sens où Hegel a pu déclarer « Spinoza ou pas de philosophie ». En répondant de manière systématique à ces questions, Kant se donne pour tâche finale de trouver la solution au problème posé par R.. On peut même lire l’intégralité de l’œuvre de Kant à partir des Observations sur le sentiment du beau et du sublime dans cette perspective : partir du problème posé par R. et réussir à penser sa solution. Ce n’est en ce sens pas un hasard si c’est dans la partie de la philosophie de Kant consacrée à l’histoire, le droit, la politique et l’anthropologie, que le nom de R. revient le plus souvent. Mais c’est précisément au niveau de cette solution que Kant héritier et successeur de R. prononce le divorce avec lui.

En effet, quand on examine la solution kantienne, il apparaît que si Kant suit R., c’est pour mieux le contourner, de sorte que quand il lui  donne raison, c’est en réalité pour lui donner tort. Lorsque Kant emprunte à R., il le fait sur le mode du déplacement. Par exemple, la force des choses qui chez R. fait naître la société et impose la démocratie comme seule forme politique légitime est ce qui chez Kant vient contraindre les Etats à respecter le droit, fondant ainsi l’espoir en un progrès possible. Un tel scénario vient justifier l’idée d’une paix perpétuelle que Kant attribue à R., mais cette idée n’est pas de R., puisque bien au contraire son écrit vise à critiquer l’idéalisme pacifique que défend Kant. Ce contresens de la part d’un aussi bon lecteur de R. est remarquable, et il n’est pas isolé : une analyse rapide des conclusions du kantisme montre qu’il ne cesse de prendre le rousseauisme à contresens. Dans le domaine de la morale, la raison kantienne se substitue au cœur rousseauiste, et en critiquant toute morale fondée sur le sentiment, c’est aussi celle de R. que Kant attaque, de sorte que la ressemblance de formule –« Conscience !Instinct divin ! » est en réalité très trompeuse. De plus, faire de la raison pure la seule faculté des principes a pour effet remarquable  d’évacuer du champ de la réflexion philosophique la question du bonheur comme question simplement empirique, de sorte que restent comme seuls critères de jugement le droit et la morale. Dans le domaine du droit, Kant fonde sur la raison pure le principe de souveraineté populaire, mais la distinction opérée entre l’homme comme être sensible et l’homme comme être raisonnable lui permet de passer outre la critique de la représentation par R. et de substituer à la démocratie la république comme seule forme légitime de gouvernement, allant même jusqu’à critiquer la démocratie comme nécessairement despotique. Quand R. tente de penser le peuple comme corps politique ayant une volonté une, Kant le pense comme être de raison dont la volonté est connaissable à priori, de sorte que le peuple souverain n’implique en rien un pouvoir effectif de celui-ci. Un premier effet de cette substitution est de régler de manière purement formelle la question de l’égalité, alors que R. la situe surtout au niveau des conditions matérielles d’existence : si Kant tient compte de l’inégalité matérielle, dont R. « n’avait pas tort de se plaindre », c’est pour distinguer citoyen passif et actif, seuls étant actifs ceux qui possèdent plus que leur seule force de travail. On est bien éloigné de la condamnation de l’inégalité par R. ! Un autre effet, non des moindres, de ce fondement du droit sur la raison est la condamnation de tout droit de résistance, aux antipodes de la position de R. Avec l’idée d’une raison seule souveraine, Kant trouve la solution au problème du législateur posé par R., « il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes », mais trouver la solution au problème posé par R., c’est pour Kant briser le cercle rousseauiste et prendre la tangente. C’est précisément là où la proximité avec R. est la plus grande que la divergence est radicale. Le montre la manière dont Kant formule le problème que selon lui l’homme a à résoudre, sous la forme d’un cercle qui imite le cercle rousseauiste mais lui est en réalité étranger. L’homme, écrit Kant dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, « est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître. (…) Mais où prendra-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui a besoin d'un maître. (…) Cette tâche est donc bien la plus difficile de toutes et même sa solution parfaite est impossible : dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l'homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée. » La formulation du problème imite R. et même s’en inspire fortement, mais le maître a remplacé le législateur et la prémisse contredit à la fois l’anthropologie et le principe de souveraineté populaire rousseauistes. Mais c’est au niveau de l’histoire, lieu pour Kant de la résolution de ce problème, que la proximité et la divergence avec R. est la plus grande.

Le retournement qu’il opère par rapport à R. y est radical. Le tour de force de Kant, mais il n’est pas certain qu’il s’en aperçoive, est de transporter R. sur le terrain pratique qui clairement n’est pas le sien. Sa formulation de ce qu’il présente comme le problème de R. le montre : comment faire pour mener l’humanité à sa destination morale ? Mais en faisant de R. celui qui a tenté de penser un progrès possible, il renverse la perspective, la rendant prospective alors qu’elle est chez R. hypothético-déductive. Qu’il y ait pour R. un problème moral est incontestable, mais moral chez R. s’entend au sens large : l’inégalité sociale est un problème moral, que l’homme partout soit dans les chaînes est un problème moral etc. Qu’il y ait chez R. exposé de problèmes qui sont de véritables apories est aussi incontestable. Mais que R. soit celui qui tente de penser une amélioration possible, dans Emile et Du contrat social, est par contre fort contestable puisqu’il y pense plutôt ce qui doit être, aurait pu être mais n’a jamais été et ne sera sans doute jamais. En transposant cette norme vers un avenir possible, Kant rompt radicalement avec R. et renoue avec les Lumières : l’espoir kantien se substitue à la nostalgie et au regret rousseauiste, la question de R. « comment ce qui en soi bon a pu devenir mauvais ? » devenant « comment ce qui en soi mauvais peut-il devenir bon ? ». Ce qui permet à Kant cette lecture de l’histoire est ce qu’il conceptualise dans la Critique de la faculté de juger comme un principe régulateur : on peut penser l’histoire comme si une ruse de la nature était à l’œuvre, forçant l’homme à devenir raisonnable. Il y a là emprunt à R. et déplacement, un véritable détournement de concept, ce principe régulateur n’étant pas sans évoquer la pensée de l’histoire passée par R. qui propose une lecture possible, vraisemblable, qui n’a pas prétention à être vraie mais prétention à permettre de penser et de juger autrement certains faits. Il y a aussi déplacement d’une causalité effective à une causalité finale qui fait que matérialiste chez R., ce mode de pensée devient idéaliste chez Kant.  De plus, la reformulation du problème et la solution de Kant s’appuient sur une anthropologie dualiste : l’homme est fait d’un bois courbe parce qu’il est à la fois un être sensible et un être intelligible, phénomène et noumène. Ce dualisme Kant prétend le trouver chez R., à un autre niveau, le conflit entre la culture et l’être physique. Mais en réalité la notion de dénaturation n’est pas dualiste, ce que l’homme devient, il le devient réellement, et non à moitié, et l’anthropologie kantienne s’oppose à l’anthropologie rousseauiste en ce qu’elle implique l’existence d’un mal radical, idée que précisément R. combat. De manière paradoxale, Kant se sert pourtant de R. pour combattre toute anthropologie négative qui prétend justifier le despotisme, mais il n’y a pas là de contradiction : si l’homme est double, il n’est pas totalement mauvais. L’anecdote de Frédéric II est en ce sens instructive. Kant après R. critique une fausse anthropologie qui ne sert qu’à justifier l’injustifiable. Mais les raisons sont différentes. Si c’est au nom de la vérité que parle R. –sans doute n’y pourra-t-on rien changer mais au moins ne nous trompons pas- c’est au nom de l’action que parle Kant- il faut que Frédéric II pense autrement la nature humaine pour qu’il réforme, en despote éclairé, sa manière de gouverner.

Il est à peu près indéniable que le kantisme n’aurait jamais vu le jour sans la lecture très attentive et très particulière que Kant a fait de R., et il est difficile après le passage de Kant de lire R. autrement que dans une perspective téléologique qui fait du kantisme la vérité du rousseauisme. Hegel le premier l’a fait, et d’autres jusqu’à ce jour l’ont volontiers suivi sur la même voie d’interprétation. Kant lui-même invite fortement à une telle lecture, par sa façon de toujours penser en compagnie de R. et de se présenter comme son successeur au sens fort du terme, celui qui prend la suite avec succès. Mais à prendre cette invitation au pied de la lettre le risque est de rater l’abîme qui sépare l’esprit rousseauiste de l’esprit kantien, abîme identique à celui qui sépare le matérialisme de l’idéalisme, le révolutionnaire du réformateur, le voyageur du casanier. Car il y a en réalité entre ces deux philosophies une véritable antinomie. Le rousseauisme est une position de combat, une critique radicale de la manière de pensée qui donne raison aux faits, et une dénonciation de ces faits comme non légitimes. C’est pourquoi il est révolutionnaire même si R. lui-même se méfie de la révolution dans le domaine pratique, le remède pouvant être pire que le mal. Le kantisme par contre est une pensée qui aboutit au réformisme : interroger les conditions à priori de possibilité l’amène à une critique fondée sur la détermination de limites, limites à la fois de la pensée et de l’action.

Bibliographie : Pierre Burgelin « Kant, lecteur de R. » dans J.-J. R. et son œuvre, Klincksieck, 1964, p. 303-306. Ernst Cassirer, R., Kant, Goethe, London, Princeton, 1945. Victor Delbos, « R. et Kant », Revue de métaphysique et de morale, 1912 . Jean Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Klincksieck, 1980. Brigitte Geonget, « L’influence de J.-J. R. sur Kant : mythe ou réalité ? » dans L’année 1798. Kant, sur l’anthropologie, Vrin, 1997. Simone Goyard-Fabre, « Les fondements du droit politique : Kant, légataire de R. », Bulletin de l’association J.-J. R., Neuchâtel, n° 58, 2001. Evanghélos Moutsopoulos, « L’homme méchant par nature : Kant contre R. », dans L’année 1793. Kant. Sur la politique et la religion, Vrin, 1995. Alexis Philonenko, « A la recherche de la vérité » dans L’œuvre de Kant. La philosophie critique, Vrin, 1969-72, t.2, p.41-57.

 [Magali Rigaill]

KLEMPERER, Victor

(1881, Landsberg-an-der-Warthe, Allemagne [Pologne depuis 1945] – Dresde, République Démocratique Allemande, 1961)

Romaniste allemand, issu d’une famille juive assimilée, converti au protestantisme, professeur à l’Université Technique de Dresde de 1920 à 1948 (suspendu de ses fonctions en 1935 par le régime nazi, réintégré dans ses fonctions en 1945), puis aux universités de Greifswald (1948-47), Halle (1948-1960) et Berlin (1951-1960). Outre des travaux sur Montesquieu, Corneille, la poésie française du XXe siècle, Klemperer est l’auteur d’une Geschichte der französischen Literatur im 18. Jahrhundert (Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle) en deux tomes. Au premier tome intitulé « Le siècle de Voltaire » répond un « Siècle de R. » dont le premier chapitre est consacré à R., (le second étant consacré au « rousseauisme avant R. et [aux] influences étrangères », le troisième à « la poésie française au temps de R. » et le quatrième et dernier au théâtre et au récit à l’époque de R.

Commencée au début des années 1930, cette Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle a été écrite dans des circonstances très particulières : Klemperer l’a commencée au début des années 30 et poursuivie solitairement après son renvoi de l’université par les nazis en 1935, à un moment où il était mis au ban du milieu universitaire. L’ouvrage ne paraîtra qu’après la guerre en RDA, en 1954 pour le premier tome et en 1966, de manière posthume pour le second.

Rédigeant cette Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle alors que les nazis ont pris le pouvoir et dominent tous les aspects de la vie quotidienne et intellectuelle, Klemperer conçoit son travail sur les Lumières françaises comme un acte militant, comme une antidote à l’idéologie distillée par le régime. Il ne cache pas son admiration pour Voltaire. Par contre, les pages qu’il consacre à R. frappent par leur hostilité à la personne et à la pensée de R., dont la pensée politique lui rappelle par maints aspects l’idéologie nazie : la fascination pour la figure de la communauté (idéale) des citoyens du Contrat social présente des similitudes avec les appels à l’unité et à la soumission de l’individu à la collectivité que prône le régime nazi ; le refus du cosmopolitisme (signe de dégénérescence) et l’exaltation du patriotisme trouvent un écho dans l’exaltation patriotique des nazis ; l’éducation citoyenne dispensée par la communauté politique idéale (dans le Contrat social ou l’Économie politique) court-circuite l’influence des parents et de la sphère privée comme le feront les nazis qui entendent contrecarrer l’influence de la famille par l’embrigadement dans des mouvements de jeunesse contrôlés par l’État ; la fascination pour les fêtes civiques populaires de la Lettre à d’Alembert lui évoque directement les parades et mises en scènes nazies ; les déclarations d’anti-intellectualisme (« tout homme qui médite est un animal dépravé ») lui rappellent l’anti-intellectualisme ambiant ; il se montre critique vis-à-vis de modèles historiques de R. (notamment de la Sparte antique) ou de modèles utopiques (comme la République de Platon) qui lui paraissent potentiellement totalitaires ; enfin, il rapproche la réhabilitation du fanatisme dans la Profession de foi du vicaire savoyard de l’usage que les nazis font de terme.

Klemperer commente l’avancement de son travail dans son journal intime (qui donne en quelque sorte accès à « l’atelier » du chercheur) : les rapprochements entre les faits d’actualité et le texte de R. y sont particulièrement fréquents. Klemperer reprendra d’ailleurs certains de ces rapprochements dans son livre le plus célèbre, LTI, paru après la guerre en 1947. LTI est l’abréviation de lingua tertii imperii, la langue du troisième empire et fait la synthèse de ses observations sur les habitudes langagières des nazis entre 1933 et 1945 : l’article « fanatisme » et l’article consacré à la communication dans les régimes totalitaires font le rapprochement avec R.

On peut résumer le travail de Klemperer sur R. en disant qu’il fait jouer contre la lettre du projet politique rousseauiste un imaginaire anthropologique qui lui paraît éminemment suspect.

Bien que Klemperer soit entré au parti communiste en 1945 et se soit officiellement converti au marxisme, il n’a pas modifié son interprétation de Rousseau après la guerre. Cette interprétation restera tout a fait marginale (et suspecte) en RDA, où la tendance était à voir en R. un progressiste, un apôtre de la démocratie et une incarnation majeure des Lumières françaises, saluées comme préparation à l’avènement de la révolution bourgeoise de 1789.

Bibliographie : Victor Klemperer, LTI. Notizbuch eines Philologen, Berlin, Akademie-Verlag, 1947 (trad. fçse : LTI, Albin Michel, 1997). Geschichte der französischen Literatur im 18. Jahrhundert (Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle, non-traduit en français), Berlin, Akademie-Verlag, 1954 pour le tome 1 ; Halle, Niemeyer, 1966 pour le tome 2. Les journaux de la période 1933-1945 (qui contient les commentaires accompagnant la rédaction de l’Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle sont parus en traduction française : Mes soldats de papier (1933-1941) et Je veux témoigner jusqu’au bout (1942-1945), Paris, Seuil, 2000. - Reinhard Bach « Images de Rousseau en République Démocratique Allemande ». Études Jean-Jacques Rousseau, 13 (2002), p.77-90. Béatrice Durand, « Avant 1938 – Après 1945 : le Rousseau du romaniste allemand Victor Klemperer », Études Jean-Jacques Rousseau, 13 (2002), p.91-111.

[Béatrice Durand]

 

KEY, Ellen

(1849-1926)

Elle a elle-même dessiné le plan de sa maison perchée sur un rocher au-dessus du lac Vättern et entourée de forêts. Derrière la maison, il y a un petit sentier parmi les fougères que l’on appelle “le sentier Rousseau” par lequel elle échappait aux visiteurs indésirables. C’est de la Suédoise Ellen Key que nous parlons, cette admiratrice de Rousseau et surtout de son Émile qui l’a en partie inspirée pour écrire son livre le plus célèbre Le Siècle de l’enfant paru en 1900. Elle aimait chez Rousseau sa défense de “l’individu”, sa haine “merveilleuse et enrichissante des apparences, des formalités, de tout ce qui est faux, affecté, guindé.”  Pendant quelque temps institutrice, elle voulait comme Rousseau libérer les enfants des longues heures en classe. Elle les voulait libres, naturels et heureux. Ellen Key était une maîtresse-femme, originale, qui donnait des conseils à tout le monde et surtout aux femmes: qu’elles soient plus libres dans leur vie sexuelle, qu’elles soient mères de famille et qu’elles jouent un rôle central et maternel dans la société. Strindberg la détestait, la trouvait insupportable. Mais, grande et grasse, sûre d’elle-même, Ellen Key ne se laissait pas décourager. Elle écrivit de nombreux livres assez lourds. Pendant une vingtaine d’années elle donna des cours pour les ouvriers à Stockholm sur l’histoire, la littérature et la culture suédoises. Ces cours étaient énormément populaires. Dans sa bibliothèque à Strand - c’est le nom de sa maison - on trouve les exemplaires de La Nouvelle Héloïse et d’Emile qu’elle lisait dans sa jeunesse avec, en marge, ses commentaires griffonnés au crayon - souvent enthousiastes, parfois critiques. Pour ceux qui s’intéressent à l’influence de Rousseau sur Ellen Key il y aurait des recherches à faire ici. Mais rien que de visiter sa maison vaut la peine. Elle est aussi belle qu’originale et située dans un paysage ravissant.

Bibliographie : Andresen, Sabine ; Baader, Meike, Wege aus dem Jahrhundert des Kindes. Tradition und Utopie bei Ellen Key, Neuwied, Kriftel, 1998 - Baader, Meike Sophia; Jacobi, Juliane; Andresen, Sabine, Heraugegeben von, Ellen Keys reformpädagogische Vision. Das Jahrhundert des Kindes und seine Wirkung, Weinheim, Beltz, 2000, 366 p. - Herrmann, Ulrich, „Die „Majestät des Kindes“ – Ellen Keys polemische Provokation“ dans Ellen Key, Das Jahrhundert des Kindes, Weinheim, Basel, Beltz, 1992, p. 253-264 - Key, Ellen, Le Siècle de l’enfant, P., Flammarion, sans date [1900], 337 p. - Mann, Katja, Ellen Key. Ein Leben über die Pädagogik hinaus, Frankfurt am Main, Primus Verlag, 2004, p. 129-134 - Wittrock, Ulf Clas Thomas, Ellen Keys väg från kristendom till livstro, akademisk avhandling,  Uppsala, Appelbergs boktryckeri, 1953, III + 442 p.

[Claire Elmquist]

 

Kovalevsky Maxime

 (Maxime Maximovitch, 1851-1916)

Professeur d’histoire à l’Université de  Moscou, ensuite à Saint-Pétersbourg, à l’Académie des sciences de la Russie, membre-correspondant  de l’Institut français (Académie des sciences morales et politiques), de la Société scientifique de Londres. Sociologue et collègue d’Émile Durkheim, historien et créateur de la « sociologie génétique » . Né dans une très riche famille de la noblesse à Kharkov (Ukraine), son père étant colonel et ancien combattant de la Guerre de 1812. Il a brillamment suivi ses études au lycée de sa ville natale et à l’Université de Kharkov. Il continua ses études à Berlin, suivant les cours des historiens du droit Gneist  (droit anglais) et Nitsch (droit féodal), et à Paris, à l’École des Chartes (sous la direction d’Alfred Maury) et à Londres où il fait la connaissance de Karl Marx et Herbert Spenser. Pour préparer sa première thèse consacrée à l’étude des droits des ouvriers anglais au XIVe siècle, il s’installe à Londres et travaille sur les fonds manuscrits de la British Library. Thèses: Essais sur la juridiction des impôts en France (1877), Recueil des actes et des documents caractérisant la police dans les comtés en Angleterre (en anglais, 1876),  État de l’Angleterre à la fin du Moyen Age (1880, thèse de doctorat). Soupçonné par le gouvernement d’avoir profité de sa chaire universitaire pour prêcher le libéralisme, il a dû démissionner de sa charge et vivre à l’étranger, la plupart du temps en France, ayant acheté une villa à Beaulieu qu’il a transformée en chantier pour un vaste travail de recherche. De 1887 à 1905 il a publié de nombreux travaux sur l’histoire de l’économie de l’Europe à la fin du Moyen Age et au début de l’histoire moderne, sur la révolution anglaise et la Révolution française, sur la pensée politique de l’Europe des XVII-XVIIIe siècles, etc. Il a fondé en 1901 à Paris l’École Russe des Hautes Études en Sciences Sociales où il enseigna avec Karéev, Lénine, Tard, Worms et Durkheim. Professeur invité à Oxford, Bruxelles, Stockholm et Chicago, il reprend à son retour en Russie, après la révolution de 1905, la chaire universitaire à Saint-Pétersbourg, il est élu membre du Conseil d’État ainsi que fondateur de la Société sociologique de la Russie qui portera son nom après son décès et titulaire de la première chaire de sociologie dont il fut le fondateur.

Débutant en tant que spécialiste d’histoire économique de l’Europe de la fin du Moyen Age, il a pris le contre-pied du marxisme classique dont il était un critique très compétent. A l’opposé des marxistes, il soutient que l’évolution de l’économie, surtout à la fin du Moyen Age, dépend largement de l’accroissement de la population et non pas du progrès « des forces productives ». Engagé dans les débats avec les marxistes italiens et allemands comme Loria ou Zieber, il défend l’essentiel du positivisme d’Auguste Comte qu’il voit dans la théorie de pluralité des facteurs influant sur le développement  de la société et dans la prédominance de l’un ou de plusieurs à l’époque donnée (pour l’époque du capitalisme, celui qu’il appelle  « économique »). L’originalité de Kovalevsky en tant que sociologue se manifeste par la création de la « sociologie génétique », méthode féconde applicable à l’analyse des origines « de la vie sociale et des institutions sociales, c’est-à-dire de la famille, de la propriété, de la religion, de l’Etat, des mœurs et du droit » à partir des données de l’ethnographie comparée, de l’histoire des religions, etc. Ce qui permet de découvrir tant dans le passé que dans l’histoire contemporaine « les vestiges des institutions et des relations sociales qui ont le même caractères ».

La méthode d’analyse proposée par Kovalevsky pour l’étude des phénomènes sociaux serait applicable à l’étude des idées politiques dont il a donné lui-même l’exemple dans son histoire de la naissance de la démocratie moderne qu’il situe de la révolution anglaise à la Révolution française (quatre volumes des Origines de la démocratie moderne  et De la démocratie directe à la démocratie représentative et de la monarchie patriarcale à monarchie constitutionnelle). La méthode de la « sociologie génétique » qu’il emploie pour l’interprétation de l’œuvre politique de R. permet d’établir la typologie des ses idées politiques qui « se rattachent dès le début au mouvement de la pensée politique de son temps ». Selon Kovalevsky, elles « ne doivent pas être considérées comme une déduction de quelques idées qu’il aurait découvertes lui-même et a priori », mais comme « une modification de la théorie démocratique des origines contractuelles de l’Etat  à l’époque de la Réforme, de Grotius, Locke, Pufendorf et Montesquieu ». Devançant ainsi les études de Robert Derathé, Kovalevsky ajoute encore que ce lien étroit unissant les idées de R. aux idées de ses prédécesseurs explique pourquoi l’idéologie de la Révolution française avait assimilé celles-ci à celles-là, s’écartant souvent de son idéal « du gouvernement populaire et de la monarchie décentralisée du « Projet de la constitution pour la Pologne» . De ce point de vue, Kovalevsky nie expressément l’influence exclusive de la pensée genevoise sur R. et engage une polémique acerbe avec Nicolas Alexeiev. Dans son livre De la démocratie directe à la démocratie représentative et de la monarchie patriarcale à monarchie constitutionnelle ( t. 3, troisième partie), il étudie le mouvement de la pensée politique en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècle en accordant une large place à R. et il propose une reconstruction du contenu de ses Institutions politiques qui seraient divisé en trois parties dont la première devait être consacrée, conformément au témoignage des Confessions à « l’étude historique de la morale et de la question de savoir quel est le peuple le plus heureux », la seconde à la réponse à la question de « la nature des lois », dont une partie serait utilisée dans l’article De l’économie politique et dans la première version du Contrat, et la troisième à la fonction du « gouvernement » non seulement économique, mais essentiellement morale, ce qui découle de l’idée de la loi comme « sentiment et action des citoyens». Ainsi le début du traité serait en harmonie avec sa fin et R. se montrerait moraliste à l’exemple de Platon. Malgré trop de confiance dans l’édition des fragments politiques de Rousseau procurée par Streckeisen-Moultou (ce que Nicolas Alexeiev, ayant étudié les manuscrits, ne manquait pas à relever), l’analyse du contenu des Institutions politiques entreprise par Kovalevsky reste la plus vigoureuse et complète, mais souvent, plus ingénieuse qu’exacte, compte tenu de l’état des manuscrits de R.

Bibliographie:  Kovalevsky M. Origines de la démocratie moderne, St-Pétersbourg, 1901-1906. T. 1, deuxième partie. (Proiskhojdenie sovremennij demokratii) - De la démocratie directe à la démocratie représentative et de la monarchie patriarcale à monarchie constitutionnelle. La croissance de l’état et son reflet dans l’histoire des idées politiques, Saint-Pétersbourg, 1905-1906. (« Ot prjamogo narodopravstva k predstavitelnomou i ot patriarkhalnoj monarkhii k konstitoutsionnoj» ). - « Doctrine des droits personnelles ». Dans: Expérience du libéralisme russe, Minsk, 1998. - Die ökonomische Entwicklung Europas bis im Beginn der kapitalistischen Wirtschaftsform . Berlin: R. L. Prager, 1901-1914. 7 t., voir l’index des noms dans le tome VII. - Bouzeskoul V. P. L’histoire mondiale et ses représentants en Russie au XIXe et au début du XXe s. , Moscou, 1931. (Buzeskul V. Vseobstchaja istorija i ejo predstaviteli v Rossii v XI natchale XX veka »).

Sergey Zanin

KRAUSS, Werner

(1900,Stuttgart, Allemagne – Berlin, République Démocratique Allemande, 1976)

Romaniste allemand, spécialiste de littérature française et espagnole, assistant d’Erich Auerbach à l’université de Marburg à partir de 1931, puis professeur dans cette même université à partir de1940, membre de l’organisation de résistance Rote Kapelle pendant la seconde Guerre mondiale, il est emprisonné par les nazis et condamné à mort en 1942. Des collègues romanistes obtiennent que la peine capitale soit commuée en une peine de prison. Après la guerre, il choisit de s’installer en RDA et accepte un poste à l’université de Leipzig, où il formera des générations d’étudiants et de chercheurs.

Son travail se situe à la croisée de l’histoire littéraire et de l’histoire des idées. Il est notamment l’un des représentant en RDA de la Begriffsgeschichte (histoire conceptuelle, au carrefour de la lexicologie et de l’histoire des idées). Membre important du groupe de recherches sur les Lumières de l’Académie des sciences de RDA, il fait des Lumières l’un de ses principaux champs d’investigation. En RDA, l’intérêt pour les Lumières est motivé politiquement : il s’agit de promouvoir l’étude d’un legs considéré comme progressiste et fondateur pour le socialisme. Ce choix revêt en outre une importance particulière dans le contexte allemand d’après-guerre, dans la mesure où tout un courant de la pensée allemande depuis le XIXe siècle s’est définie contre l’héritage des Lumières : l’étude des Lumières est conçue comme un correctif démocratique. Mais à la différence de philosophes ouest-allemands comme Adorno et Horkheimer, pour lesquels l’Aufklärung est une catégorie universelle, Krauss s’intéresse aux développements historiques concrets des Lumières dans les différents contextes nationaux, ainsi qu’aux contacts entre ces variantes nationales. Beaucoup de ses travaux sont ainsi consacrés aux rapports entre les Lumières françaises et allemandes. Ses travaux sont organisés autour de notions ou de problèmes, plutôt que centrés sur des auteurs. Ainsi, à l’exception d’un article sur les Confessions (destiné à servir d’introduction à la traduction qu’il en publie en 1965), on ne trouve pas dans sa bibliographie de travaux exclusivement consacrés à R. Mais R. est présent dans tous les travaux consacrés aux Lumières : dans une conférence d’introduction aux Lumières françaises destinée aux étudiants, dans une réflexion sur la « notion de siècle » au XVIIIe siècle (dans laquelle Krauss analyse notamment les réactions au premier Discours) ou dans le livre sur l’anthropologie du XVIIIe siècle (avec notamment une analyse de la contribution de R. au mythe du bon sauvage). De l’ensemble de ses travaux dix-huitiémistes se dégage une image de Rousseau conforme au canon marxiste : R. est un progressiste (même si on peut lui reprocher un « théisme » « conservateur », par opposition à Diderot, Helvétius, d’Holbach qui franchissent le pas de l’athéisme). Krauss oppose les œuvres autobiographiques, témoins de l’individualisme de R., aux œuvres politiques, à la recherche d’une solution collective aux problèmes politiques et sociaux. À l’intérieur des œuvres politiques, il décèle une césure entre les deux Discours, qui sont, selon lui, une analyse critique et négative de l’histoire humaine passée, et le Contrat social, qui anticipe le progrès à venir des sociétés humaines. Par le Contrat, R. s’inscrit dans une logique de progrès historique caractéristique du marxisme officiel des régimes socialistes : il est le « précurseur » de la révolution bourgeoise, elle-même précurseur du socialisme. Krauss s’intéresse à la radicalité démocratique de R. et en fait le point de départ d’une lignée égalitariste qui aboutit à Lénine en passant par Robespierre, Babeuf et Marx (Krauss rappelle l’analyse de Marx pour qui la Révolution française, sous l’égide de Robespierre et de Saint-Just, est une tentative de « réaliser l’harmonie sociale dans le cadre d’un État démocratique » conçu comme la réalisation du Contrat social ; il rappelle également la phrase de Lénine « nous sommes les Jacobins de ce temps ». En dépit de sa préférence pour le Contrat, Krauss s’intéresse à la représentation de l’état de nature, caractérisé à la fois par un individualisme radical, mais aussi assimilable à un communisme primitif (que Krauss rapproche du communisme primitif de  dom Deschamp ou de Morelly dans le Code de la nature). La passion rousseauiste de l’égalité est attribuée à une conscience de classe petite-bourgeoise : R. est la voix d’une fraction de la bourgeoisie proche du peuple (des artisans et des paysans). Krauss interprète le conflit entre Rousseau et les Encyclopédistes ou la « polarité » Rousseau-Voltaire comme un reflet des contradictions du Tiers-État, tiraillé entre son identification avec le peuple et l’affirmation bourgeoise.

Bibliographie : Werner Krauss, « Einführung in das Studium der französischen Aufklärung », in Werke(Œuvres), t.6, Berlin, Akademie-Verlag, 1984 , p.5-20 (1953) ; « Der Jahrhundertbegriff im 18. Jahrhundert. Geschichte und Geschichtlichkeit in der französischen Aufklärung » (Le concept de siècle au XVIIIe siècle. Histoire et historicité dans les Lumières françaises), ibid., p.5-20 (1961) ; Zur Anthropologie des 18. Jahrhunderts (Sur l’anthropologie du XVIIIe siècle), ibid., pp.62-247 (Berlin 1978) ; « Rousseaus Bekenntnisse » (Les Confessions de Rousseau), ibid., pp.479-499. « Karl Marx und die Aufklärung » (Karl Marx et les Lumières), ibid., t.7, 1996, p.250-257 (1963). - Reinhard Bach, « Images de Rousseau en République Démocratique Allemande ». Études Jean-Jacques Rousseau, 13 (2002), p.77-90.

[Béatrice Durand]

 

LACAN, Jacques

(1901-1981)

Le psychanalyste Français Jacques Lacan ne cite Rousseau qu'une seule fois, dans son œuvre publiée à la date de la rédaction de cet article. Dans sa thèse de médecine (1932), De la psychose paranoïque dans ses rapports avec la personnalité (Paris, Le Seuil, 1975, p. 289), il écrit : « Quiconque nous lit évoquera sans doute ici l'exemple d'un paranoïaque de génie, de Jean-Jacques Rousseau ».

[Claude Wacjman]

 

LA CROIX,  Pierre Firmin de

Villefranche de Conflent,  1732  – Toulouse, 1786

Homonyme et contemporain de J. V. Delacroix Delacroix, avocat comme lui et auteur de deux célèbres libelles visant R., P. F. de Lacroix pratiqua d’abord assidûment la poésie et entra en 1761 à l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse où il fit l’éloge de Clémence Isaure. Puis en 1763, selon une biographie rédigée par Clément de Lacroix, son arrière petit neveu qui va tenter d’éclaircir l’imbroglio où le jette son homonymie, P. F. de Lacroix rédigea la fameuse : Lettre de R. de Genève qui contient sa renonciation à la société civile et ses derniers adieux aux hommes adressée au seul ami qui lui reste dans le monde. Ce libelle moqueur tourne en ridicule le désir de R. de s’éloigner de la société et de vivre au sein de la nature, lui faisant choisir ses nouveaux amis parmi les animaux de la forêt. Comme le souligne R. Trousson qui cite et analyse ce libelle dans son livre : R. jugé par ses contemporains, ce libelle s’inscrit dans le courant de tous ceux  qui tournaient en dérision ce retour à la nature que semblait prôner J.-J. R. La lettre était signée : « R. jusqu’à ce jour homme civilisé et citoyen de Genève mais à présent orang-outang ». Cet orang-outang fut mis d’ailleurs à toutes les sauces, notamment par Diderot et Charles Bonnet. C’était, évidemment, une allusion à cette note du Discours sur les origines de l’inégalité où R. se demandait si, un jour, les grands singes étant mieux connus, on pourrait les nommer des « hommes » (O.C. II, 211, note X). C’était un discours qui, pour les contemporains de J.-J. R., constituait une véritable profanation, détruisant  la barrière infranchissable que l’homme avait élevée entre lui et les animaux. C’était remettre en cause la notion même d’humanité. D’où cette levée de bouclier des Encyclopédistes eux-mêmes. R. eut vent de ce libelle et fit part de son indignation à Rey le 8 janvier 1763 comme le rapporte R. Trousson : « Vous savez sans doute qu’on a fourré sous mon nom dans une édition contrefaite du Contrat social une lettre à laquelle je n’ai aucune part et que je n’ai même jamais vue » (CC, 2427). P. F. de Lacroix aurait écrit également, selon son neveu, la Lettre de l’homme civil à l’Homme sauvage qui serait faussement attribuée à Louis Marin. C’est du 15 mars 1764, plus d’un an après cette première attaque, que P. F. de Lacroix va mener une seconde croisade contre R. sous la forme d’une lettre intitulée : R. citoyen de Genève à Jean François de Montillet, archevêque et Seigneur d’Auch, Primat de la Gaule Novempopulaire et du Royaume de Navarre, conseiller du Roi en tous ses conseils. Cette lettre a fait l’objet d’une publication et d’un commentaire par F. S. Eigeldinger sous le titre : Un apocryphe inquiétant : la Lettre de Rousseau à l’archevêque d’Auch. Cette fois le style de pamphlet est plus réservé, moins débridé, quoique assez moqueur et l’attaque vise principalement les Jésuites. Mis au courant de ce nouveau libelle, J. J. Rousseau, ulcéré, va écrire plusieurs lettres à ce sujet pour se disculper de cette malhonnêteté dont on le rend responsable. Qu’il charge les Jésuites, alors dans une position difficile, lui semble, en effet, une conduite indigne de lui ; que certains l’aient cru lui semble une véritable injure. Il va même jusqu’à demander à son éditeur Duchesne d’imprimer un désaveu tant l’attaque lui semble grave et déloyale. (CC, 3330, 3348). Six fois (CC 3293, 3301, 3330, 3333, 3342, 3348) il évoquera ce problème. Qui, pour lui, en serait l’auteur ? Si le 9 juin 1764 il attribue la lettre à : « la boutique de Monsieur de Voltaire » (CC, 3333) dans une lettre qu’il adresse à Rey, il n’hésite pas à dire à son ami Roguin le 16 juin 1764 (CC, 3342) qu’il impute à Voltaire la rédaction de cette lettre : « Monsieur de Voltaire vient tout récemment de faire un nouveau tour de son métier en publiant sous mon nom une lettre à Monsieur l’archevêque d’Auch ». La querelle épistolaire qui s’ensuit entre les deux hommes ne fera qu’aggraver leurs dissentiments et pèsera fort dans la rédaction du Sentiment des Citoyens où Voltaire dénonce l’abandon par R. de ses enfants.

P. F. de Lacroix aurait-il pu servir de secrétaire (secret) à Voltaire ? Quelle était la relation qui existait entre les deux hommes en 1764 ? Aucune lettre connue ne prouve qu’ils se connaissaient alors. Ce n’est, semble-t-il, qu’en 1769 que Voltaire va entrer en rapport avec lui. L’affaire Sirven en sera le prétexte. C’est alors qu’une correspondance suivie s’établit entre Voltaire et P. F. de Lacroix qui rédige un long  Mémoire pour le sieur Pierre Paul  de cent soixante pages afin de l’innocenter. Voltaire, ravi, lui écrit le 29 décembre 1770 : « Votre mémoire pour Sirven, Monsieur, est aussi persuasif qu’éloquent ». Le 25 novembre 1770 P. F. de Lacroix prononce sa plaidoirie à la suite de laquelle Sirven sera totalement réhabilité. Le 6 décembre 1771 Voltaire écrit à P. F. de Lacroix : « Votre éloquence, Monsieur et vos raisons ont fait enfin rendre une justice complète à mon ami Sirven. Vous avez acquis la gloire et lui du repos » (D,17495). A partir de cette époque P. F. de Lacroix, renonçant à la littérature, se consacrera à la défense des opprimés. Il défendra tout particulièrement les droits des protestants et préparera une Théorie raisonnée des lois civiles dans leur rapport avec la liberté du citoyen, réclamant sans cesse une réforme de la justice dont bien des points seront adoptés après la révolution. Il meurt le 25 novembre 1786, âgé de 54 ans. 

P. F. de Lacroix était-il réellement anti-rousseauiste ? Ou s’amusa-t-il à exercer ses talents d’orateur aux dépens de quelqu’un qu’il était à la mode de ridiculiser sans même s’interroger sur ses pensées ? Il semble avoir exercé ses talents polémiques à l’encontre d’autres personnes ou d’autres institutions. Il aurait écrit, dit son neveu, des Lettres toulousaines contre les Jésuites et les Lettres d’un avocat au Parlement de Toulouse à un avocat en la Cour des Aides de Montpellier qui furent supprimées en raison de leur trop grande causticité. Le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BNF) fait état de 20 productions de sa part, la plupart concernant le marquis de Castelnau dont il s’occupait sur le plan juridique. Il n’existe pas de texte d’ordre général où l’on pourrait avoir accès à ses pensées, les Lettres d’un philosophe sensible, que lui attribue encore la BNF n’étant pas de lui mais de J. V. Delacroix. Quoiqu’il en soit ses opinons et ses actions en faveur de la tolérance, sa défense ardente des persécutés en font, nous semble-t-il, un disciple de R. même si son admiration s’adressait d’abord à Voltaire dont il semblait ignorer la face cachée de son caractère.

Bibliographie : P. F. de Lacroix  : monographie rédigée par Clément de Lacroix  parue dans la Revue des Pyrénées le 15 novembre 1908 - R. Trousson :  J. J. R. jugé par ses contemporains, Paris, 2000, 635 pages. - F. S. Eigeldinger : Un apocryphe inquiétant : la Lettre de Rousseau à l’archevêque d’Auch, Bulletin de l’Association J. J. R., No 51, 1998 – J. J. Rousseau : Correspondance complète (CC) établie et annotée par R. A. Leigh, The Voltaire Foundation, Oxford, 54 vol, 1965-2003 – Voltaire : Correspondance (D), T. Besterman et W. H. Barber, The Voltaire Foundation, Oxford, Paris, 51 vol. 1968-1977.

[Françoise Bocquentin]

LAMARTINE, Alphonse de

(1790-1869)

Chez Lamartine, la connaissance de R. remonte à son enfance, puisqu’il prétendait avoir été élevé par sa mère selon les principes du Genevois et avoir entendu son père débattre de ses principes politiques. La grande découverte date cependant de ses quatorze ans, avec la lecture, en secret, des Confessions, et surtout, à dix-huit, de La Nouvelle Héloïse. Il vivra donc ses premières aventures sentimentales sous le signe de J.-J. et, se rendant en Italie en 1811, il ne manque pas de visiter les Charmettes, Vevet, Montreux, Chillon, Meillerie.

Dans les Méditations, Rousseau fournit le cadre et l'esquisse du « Lac », on retrouve les Rêveries dans «L'Homme », les sentiments du Vicaire savoyard dans « Le Vallon » ou « L'Immortalité ». Même dans le Voyage en Orient, où l'éloignement et le dépaysement ne semblent guère propices à l'évocation des vallons savoyards, Rousseau est évoqué. Comme Émile, le Voyage dénonce les altérations humaines de l'idée de Dieu ; Lamartine y retrouve le « sens intime » du divin, l'intuition profonde, exposée plus tard dans le Tailleur de pierres de Saint-Point et dérivée de la Profession de foi du Vicaire savoyard.

Rome, du reste, ne se trompe pas à ce changement d'accent, et met le Voyage à l'Index en 1836, en même temps que l’œuvre qui porte peut-être la marque la plus évidente de R. : dans Jocelyn, la silhouette même du curé de Valneige s’inspire de celle du Vicaire savoyard. Jocelyn porte, à l’évidence et un peu partout, la marque d'Émile, des Confessions, de La Nouvelle Héloise, des Rêveries. Deux ans plus tard, La Chute d'un Ange vient à son tour attester la permanence et la profondeur de l'influence de R..

Parvenu à la pleine maturité, le poète accepte de R. son sentimentalisme religieux comme un christianisme épuré et rendu à ses sources et fait sien le credo du Vicaire savoyard ; il accepte, dans Jocelyn et La Chute, son opposition de deux types de civilisation, l'une rurale et saine, l'autre urbaine et décadente ; il salue son lyrisme en évoquant, dans la préface des Recueillements (1838) « le grand poète des Confessions ». Mais il n'ira pas au-delà, et ce n'est toujours que le poète et le chantre de la nature et de l'amour qu'il célèbre en 1841 dans le Ressouvenir du Lac Léman : n'y paraît que l'auteur des Confessions et de La Nouvelle Héloïse, non celui du Contrat social, que Lamartine déjà repousse pour bientôt le haïr.

À côté du poète s'est en effet formé l'homme politique. C'est après 1848 que se révèle au grand jour et s'exaspère sa haine de Rousseau. En fait, il n'a toujours pas lu le Contrat social , qu'il ne connaît que de réputation. En 1843, l'hostilité de Lamartine couve encore, traversée d'ailleurs d'éclairs de sympathie. Ouvertement, il n'a pas encore désavoué l'homme ni vomi le politique.

L'occasion s'en offrait pourtant dès 1847, lorsqu'il publie son Histoire des Girondins. Si Lamartine y reconnaît dans la Révolution un grand moment du devenir historique voulu par la Providence, il déteste les sanglantes atrocités de la Terreur. L’Histoire des Girondins est méfiante à l'égard de Rousseau, pas encore hostile, même s'il y transparaît déjà l'idée que l'auteur du Contrat social est responsable, même involontairement, de bien des excès.

Rousseau n'apparaît encore ici que comme un idéaliste qui a rêvé sur des institutions parfaites : « C'était l'utopie des gouvernements ». Généreux dans son principe, cet idéal n'en conduit pas moins, aux yeux de Lamartine, à un fanatisme égalitaire et niveleur redoutable à toute organisation sociale. Jean-Jacques, c'est pour lui l'utopie de l'état de nature projetée dans la société civile et c'est cette utopie que reflète la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ainsi pointe, dès les Girondins, cette accusation que Lamartine développera longuement plus tard : Rousseau est fauteur d'anarchie et destructeur de toute société et, par là, sa politique va à l'encontre du plan divin lui-même.

Paradoxe : c'est dans l'une de ses oeuvres les plus étroitement rousseauistes que va se marquer l'éloignement. Raphaël semble écrit dans la ligne de La Nouvelle Héloïse et la grande aventure de 1816 avec Julie Charles, qu'il transpose ici, est vécue par Lamartine selon l’âme et l’esprit de Jean-Jacques. Les lieux de leur rencontre, ce Bourget si semblable au Léman, le hasard qui donne aux héroïnes le même prénom, cet amour extatique qui triomphe de l'adultère et mêle les accents de la passion sublimée aux accords du spiritualisme religieux, tout cela sort en droite ligne du roman qui avait enfiévré les dix-huit ans du poète et les détails suscitent en foule les rapprochements.

Pourtant, ce témoignage d'admiration pour une oeuvre constitue aussi l'indice d'un éloignement de l'homme. Le passage qui relate la visite aux Charmettes, consacre les débuts d'une hostilité croissante: « Les amours de ce jeune homme et de cette femme sont une page de Daphnis et Chloé arrachée du livre et retrouvée tachée et salie sur le lit d'une courtisane ».

Dans les années troublées qui voient s'effondrer les espoirs politiques de Lamartine, son oeuvre n'en continue pas moins à porter la trace de ce Rousseau qu'il n'aime plus, mais dont il ne peut secouer l'influence. Il apparaît en 1850 dans la préface de Geneviève, « histoire d'une servante », comme celui qui sait toucher le peuple parce qu'il en est issu et qu'il prodigue une philosophie sentimentale accessible aux gens simples. Si Lamartine a consenti à écrire les Nouvelles Confidences, c'est qu'il a tremblé de devoir vendre Milly, « mes pauvres Charmettes à moi ». Mais surtout, il demeure fidèle à la foi du Vicaire, qu'il ne démentira plus et il façonne à la Jean-Jacques l'humble Claude des Huttes, dans Le Tailleur de pierres de Saint-Point (1851)..

Quelque chose pourtant a changé. L'Histoire des Constituants, en 1852, condamne brutalement la thèse d'un droit naturel antérieur à la fondation des sociétés. Ce qu'annonce la pensée du Genevois, c'est le règne du matérialisme et de l'anarchie « Jean-Jacques Rousseau, en cherchant les droits de l'homme et la perfection sociale dans l'état grossier et immoral de nature, avait cherché le type du contrat social à l'antipode du spiritualisme et de la vérité ». C'est qu'au fil du temps, la monarchie de Juillet, l'expérience parlementaire, la Révolution de 1848, les efforts de Lamartine pour sauver le pays du socialisme comme de la tyrannie, l'ont conduit à préciser et mûrir sa pensée politique et à s'écarter toujours davantage de ceux qu'il nomme les utopistes et les radicaux.

Dès lors, Lamartine s'oppose à la fois aux hommes de la gauche et aux légitimistes. Des premiers, il redoute la révolution sociale, la ruine de l'ordre et de la hiérarchie ; il craint l'intransigeance des seconds, leur obstination à s'accrocher à des privilèges périmés qui acculent précisément le peuple à cette révolution. République certes, mais non anarchie, ni socialisme, ni communisme. Éclairé par l'expérience, Lamartine va revenir à Rousseau dans les dernières années de sa vie. L'échec de ses idées et la confiscation de la République par le coup d'État du 2 décembre le conduisent maintenant à haïr l'auteur du Contrat social et à renier en bloc une oeuvre pernicieuse et destructrice des valeurs essentielles.

De 1856 à 1869, pressé de toutes parts par les embarras financiers, Lamartine s'attelle à son énorme Cours familier de littérature, où Rousseau sera cité et discuté plus de soixante fois et où le poète lui consacrera particulièrement trois longs entretiens.

Comme on devait s'y attendre, l'écrivain politique surtout est pris à partie. Ici et là, les attaques se multiplient, en attendant de se concentrer dans les Entretiens 65 à 67 du Cours. Esprit chimérique sans aucune attache avec le réel, Jean-Jacques n'a jamais bâti que des utopies fondées sur des « sophismes » aboutissant à l'anarchie. La leçon de Rousseau a jeté la nation dans « le delirium tremens » révolutionnaire, et c'est son Contrat social « opium ivre de rêves et de convulsion » qui a mené un peuple à l'assassinat légalisé.

L'aversion pour l'homme, déjà perceptible dans les Confidences ou Raphaël, se fait ici acharnée. Qui aurait jeté un chien « à cette voirie vivante où Jean-Jacques Rousseau jetait ses enfants » ? Ni l’œuvre ni l'homme n'ont de grandeur ou de vertu. Vers 1860, Lamartine ne reconnaît plus que l'écrivain, le styliste et encore est-ce pour déplorer qu'un tel talent ait servi des idées fausses et que sa séduction ait aidé à empoisonner les âmes.

En 1861, il lui consacre les Entretiens 65 et 67 de son Cours ; c'est l'occasion d'une attaque d'une incroyable violence sous le titre : J.-J. Rousseau. Son faux contrat social et le vrai contrat social, qui sera publié en 1866 en volume séparé. L’homme apparaît ici méprisable et indigne, « âme hypocrite du bien », caractère qui d’avance discrédite son œuvre. Ses écrits politiques sont le fruit de ses déceptions et de ses échecs personnels, et il entreprendra de « perdre la démocratie en l'enivrant d'elle-même » dans le Contrat social : « Robespierre ne fut pas autre chose qu'un J.-J. Rousseau enragé ».

Ce Contrat social, « au néant sonore et creux », il l'a lu enfin et n’en laisse pas pierre sur pierre, dénonçant partout les sophismes et les aberrations. Pour Lamartine, la vocation de l'homme est fondamentalement sociale et obéit à un plan divin ; là où Rousseau parle de chute, Lamartine voit un progrès. En conséquence, Rousseau est « le philosophe de la guerre civile » qui lance « le cri de guerre légitime, perpétuel contre toute autorité », « le grand anarchiste de l'humanité ». C'est pour la même raison qu'il s'indigne de voir Rousseau nier que la famille, « cette trinité sainte », soit le modèle initial des sociétés. Ce que Lamartine croit trouver ici, c'est l'abolition de la famille au nom d'un communisme immoral qui va pour lui de la communauté des femmes chez Platon au phalanstère fouriériste, en passant par les utopies matérialistes de Morelly ou Babeuf. Enfin, à ce magma inconsistant, Rousseau impose la religion civile, « doctrine impie qui impose la tyrannie jusque dans l'inviolabilité des âmes ». Une telle lecture de Rousseau ne peut que surprendre. Il l'a pris pour un forcené, négateur de tout ordre social au nom d'une liberté anarchique et centrifuge ; il n'en a retenu que quelques sentences détachées, tronquées, qui prêtent à son adversaire l'allure d'un matérialiste, presque d'un nihiliste.

Pour Lamartine, la société n'est pas le produit d'un contrat délibéré, elle est « instinctive et fatale dans le sens divin du mot fatal », et elle n'a pas pour seul but la satisfaction des besoins matériels. Son aspiration est plus haute : « C'est la connaissance de son Créateur, c'est l'adoration de son Dieu, c'est la conformité de ses lois avec la volonté de Dieu ». La législation est donc sacrée « parce que son législateur est divin ». En d'autres termes, à l'organisation contractuelle et rationnelle de Rousseau, Lamartine substitue un providentialisme historique.

Dans cette société selon le plan divin, la propriété est sainte, Jocelyn y insistait déjà, nécessaire à l'homme comme l'air et la lumière. Aussi les communistes et Rousseau sont-ils « les meurtriers en masse de la race humaine » parce qu'ils s'en prennent « au premier des êtres, l'être propriétaire, le plus beau nom de l'homme ». Quant à l'égalité, elle sera devant la loi, non dans les biens, comme le voudrait « la rage suicide du nivellement impossible ». Car Dieu a voulu que la propriété fût la récompense de l'effort individuel et le moteur de l'activité sociale.

Pour y atteindre, ordre et hiérarchie sont nécessaires. La vraie liberté, c'est « la participation formelle du peuple à son gouvernement » par la représentation et non par la chimère de la démocratie directe qui n'est qu'anarchie, et qui n'a jamais été liberté que pour « Rousseau et sa secte de 1791, et même la secte de Lafayette en 1792, et la secte parlementaire de 1830, et la secte radicale des polémistes de 1848 ». Hiérarchie donc, mais combinée à l'instinct de justice et de fraternité, car, rappelle Lamartine, « la société n'est pas d'invention humaine, mais d'inspiration divine ».

Autrement dit, et en dépit du titre de l'ouvrage, la doctrine de Lamartine n'aboutit nullement à nous proposer un « vrai » contrat social à la place du « faux » ; en réalité, la notion même de contractualisme est étrangère à sa pensée. Sa société ne s'édifie pas sur une association volontaire et délibérée, mais réalise une portion du plan divin et l'homme n'y accomplit que le projet du Créateur : rien ne pouvait être plus éloigné de la conception rousseauiste de l'État.

Bibliographie : B. Jallaguier, Les Idées politiques et sociales de Lamartine, Montpellier, 1954. – Ch. Fournet, « Lamartine et Rousseau », Annales de la Société J.-J. Rousseau, XXVIII, 1939-1940. – M. Prelot, « Le faux contrat social de J.-J. Rousseau de Lamartine », dans Études sur le Contrat social, Paris, 1964. – R. Trousson, « Lamartine et Jean-Jacques Rousseau », Revue d’histoire littéraire de la France, LXXVI, 1976, 744-767.

[Raymond Trousson]

LAMOURETTE, Adrien

(Frévent, 1742 – Paris, 1794)

Adrien Lamourette est un de ces prêtres séduits par les idées nouvelles et apportant leur adhésion au programme révolutionnaire. En 1786, ses Pensées sur la philosophie de l'incrédulité se montrent hostiles surtout aux extrémistes de la « philosophie », c'est-à-dire aux matérialistes athées. Par rapport à ces auteurs scandaleux, R. se voit concéder une position privilégiée. Certes, il est lui aussi un esprit fort acharné à discréditer le christianisme, mais il a rompu avec les « philosophes » parce qu'il avait « honte d'être réputé leur partisan » et les a sévèrement jugés. Admettons qu'il a cultivé un scepticisme désolant et contesté la Révélation ; sa véritable faute est dans son souci d'originalité à tout prix, qui l'a détourné de la vérité.

De même, si les autres ouvrages de Lamourette demeurent orthodoxes, il frappent toutefois par leur retenue. Dans Les Délices de la religion, en 1788, il convient que la philosophie a été parfois professée par des hommes sans mœurs qui l'ont déconsidérée, mais, ajoute-t-il, « les philosophes, Fréret, Boulanger, Voltaire, Diderot, et tant d'autres illustres, ne seront pas relégués dans la classe des malhonnêtes gens » et J.-J. se signala par son aspiration constante à la vertu – déclaration surprenante, si l'on songe au scandale provoqué, en 1782, par les révélations de la première partie des Confessions, qui avaient choqué bien des admirateurs. En 1789, dans les Pensées sur la philosophie de la foi ou le système du christianisme, que leur sous-titre donne expressément pour un antidote au Système de la nature, Lamourette condamne pourtant « les modestes et incorruptibles disciples du théiste Jean-Jacques R.», ces « incrédules bénévoles et mitigés », parce que la religion naturelle est « la ligne mitoyenne entre l'athéisme et le christianisme ». Il déplore l'aberration du Vicaire savoyard qui s'écarte de la vraie foi alors que cette âme vertueuse se prosterne avec un si profond sentiment de la grandeur de Dieu devant le mystère qui s'accomplit dans ses mains ». Ce Vicaire est à ses yeux la preuve que raison et révélation ne sont pas inconciliables, et Lamourette concède : « Engénéral, les philosophes de notre siècle se sont montrés trop anti-théologiens, et nous autres théologiens avons aussi peut-être été trop anti-philosophes ».

Lamourette connaissait les plaies de l'Ancien Régime. Nommé évêque constitutionnel de Lyon, élu à l'Assemblée nationale, il prêche l'égalité selon R. et dénonce l'union du clergé et du despotisme. Dans ses Prônes civiques, en 1791, il s'écrie « Ô mes frères ! reconnaissez aujourd'hui l'injustice de, l'accusation dont la haine de la raison et des lumières chargeait autrefois une philosophie qui n'a jamais aspiré à d'autre destruction qu'à celle de l'injustice et de votre servitude, et qui ne s'est égarée dans ses entreprises contre la superstition, que pour avoir trop ardemment voulu votre délivrance ». En marge du Discours sur l'inégalité et du Contrat social, Lamourette exalte le peuple et l'égalité, tout en s'efforçant d'imprégner d'esprit évangélique le contrat purement humain de R., amorçant ainsi une tentative de christianisme social qui se poursuivra au siècle suivant. Il est de ceux qui voient dans le philosophe de Genève le prophète de la justice et de la fraternité. C'est lui, le plus larmoyant des hommes en même temps que le plus cruel, selon les termes de P. de La Gorce, qui propose à l'Assemblée législative, le 7 juillet 1792, cette réconciliation de tous les partis qu'on appellera « le baiser Lamourette », mais lui aussi qui demandera que la reine soit séparée roi et de ses enfants. Bientôt dégrisé par les massacres de septembre, il se retire à Lyon, où il soutient les modérés ; arrêté en mai 1793, déféré devant le Tribunal révolutionnaire le 10 janvier 1794, il est guillotiné le lendemain. Prisonnier à la Concierge[ il rétracta ses erreurs philosophiques et mourut avec la dignité de Socrate. Humain et tolérant, cet « évêque ridicule », comme l'appelait Sainte-Beuve, avait payé cher un optimisme sentimental et un rêve d'égalité nourri de rousseauisme.

Bibliographie : R. Trousson, « Jean-Jacques et les évêques : de Mgr Lamourette à Mgr Dupanloup », Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, LI, 1983, 278-303. – Ph. Lefebvre, Les Pouvoirs de la parole. L’Église et Rouseau 1762-1848, Paris, Cerf, 1992.

[Raymond Trousson]

LE CAT, Claude-Nicolas

(1700-1768)

Au printemps 1752 paraît, anonyme et prétendument édité à Londres, un volume reproduisant le texte du Discours sur les sciences et les arts «accompagné dé la réfutation de ce discours par les apostilles critiques de l'un des examinateurs qui a refusé de donner son suffrage à cette pièce». C'était un long texte contestant point par point les arguments de J.-J. avec un supplément, daté du 15 octobre 1751, qui s'en prenait aussi à la réponse de R. à Stanislas. L'auteur, partisan de l'ordre établi, du savoir et d'une juste inégalité des conditions pensait ne pas laisser pierre sur pierre de l'édifice et donnait J.-J. pour un faiseur, plus habile à jeter de la poudre aux yeux qu'à avancer des arguments solides : « La littérature a ses comètes comme le ciel. Le discours du Citoyen de Genève doit être mis au rang de ces phénomènes singuliers, et même sinistres pour les observateurs crédules ».

L'anonyme avait été très long; J.-J. coupa court dans une brochure de sept pages, se disant «très mal réfuté» (OC III, p. 102). En juin 1752, le Mercure évoqua la filandreuse réfutation de l'anonyme, se bornant à la juger «la plus détaillée» de celles qui avaient paru (Mercure, juin 1752, p. 171), et de même fit le Journal des savants (juin 1752, p. 379).

De bonne foi, R. avait cru répondre à un académicien de Dijon. Le 22 juin, la compagnie dijonnaise s'émeut d'une imposture. Elle admet qu'elle ne partage pas sans réserves les idées de son lauréat et qu'elle se serait abstenue d'intervenir si l'anonyme, «plus occupé du plaisir de critiquer que du soin de faire une bonne critique, n'avait cru, en se déguisant sous une dénomination qui ne lui est pas due, intéresser le public dans une querelle qui n'a que trop duré». Il s’agissait là d’«une fausseté indigne d'un homme qui fait profession des lettres» (Mercure de France, août 1752, pp. 90-92). En effet, il s'agissait bien d'une supercherie. L'auteur qui avait compromis l'honneur dijonnais était Claude-Nicolas Le Cat, médecin et professeur d'anatomie et de chirurgie et, pour comble, fondateur et secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Rouen. Démasqué, il répliqua par des Observations de M. Le Cat sur le désaveu de l'Académie de Dijon. Il expliquait que l'Académie ne s'en prenait à lui que parce qu'elle n'avait «trouvé [sa] critique que trop bonne». Il en donnait pour preuve «plus de vingt lettres écrites sur mon ouvrage, qui toutes s'accordent à le reconnaître pour une critique des plus complètes et des plus solides qu’on ait faites du discours de M. Rousseau». Il expliquait encore que l'Académie de Dijon ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même: «Il était contre la sagesse qu’on doit attendre d'une Société de gens de lettres, de mettre en problème une question dont l'affirmative a toujours passé pour constante, et qui doit faire loi dans une académie».

Bibliographie : R. Trousson, Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains, Paris, Champion, 2000.

[Raymond Trousson]

Lemaître (François-Elie-Jules) (1853 -1914).

 

Né à Vennecy, le 27 avril 1853 (Loiret), agrégé de Lettres, il occupe de 1875 à 1884 les fonctions de professeur de rhétorique au Havre et de maître de conférences à Alger, Besançon, puis Grenoble qu’il quitte en 1884. Commence alors sa carrière de critique parisien : à la Revue bleue, au Journal des débats, au Temps et à la Revue des deux mondes. Il est élu le 20 juin 1895 à l’Académie française. L’affaire Dreyfus le jette dans le camp nationaliste, il préside la ligue de la Patrie française (1899) et mène une campagne active au service de ses idées. Après sa dissolution (1905), il adhère, à partir de 1908, à l’Action française. Ses premières lectures publiques à la Société des conférences, en 1907, seront consacrées à J-J. R.. Elles lui vaudront un vif succès attesté par leurs rééditions successives jusqu’en 1939.

Les termes qui reviennent le plus fréquemment sous la plume de Jules Lemaître et de ses contemporains pour caractériser sa critique sont ceux de a) dilettantisme, b) de scepticisme et c) d’impressionnisme ; son texte, J.-J. R., qui connaît, en 1925, sa quarante et unième édition, ne les dément pas. a) Le ton y est le plus souvent celui d’une « causerie un peu surveillée » (J.-J. R., Au lecteur). Lemaître s’y livre, en réaction à la récente érudition savante, diffusée depuis peu par les Annales J.J. R (1905), à des observations sur l’œuvre et l’homme qui, sous couvert de badinage, ont pour dessein de porter leurs dénégations à sa pointe la plus exacerbée. S’il promet, en sa préface, de procéder à la manière de Sainte-Beuve, avec finesse et politique, il abroge un à un ses principes méthodologiques pour tomber dans la pure et simple médisance. J.-J. R. importe dans la critique littéraire héritée de Sainte-Beuve un vent de licence en donnant aux opinions les plus triviales un droit de cité que cette critique, au plus fort de ses engagements politiques, ne s’est jamais permise. Ainsi le voit-on recourir aux lieux communs les plus aptes à faire peser sur l’homme le poids du discrédit : le sexe, l’amour, la politique et la mauvaise éducation. Rousseau est, sous le rapport du sexe, défaillant, il est, sous celui de l’amour, d’une timidité digne du plus grand mépris ; c’est en politique, un dangereux agitateur de l’ordre public et son éducation est celle d’un déclassé. Ce psychologisme, bien que puisant à la manne des poncifs beuviens, trouve sa raison d’être dans le nationalisme radical tel qu’il a pris corps en France à la fin du dix-neuvièmesiècle à partir de l’actualité de l’affaire Dreyfus. On le retrouve à l’œuvre dans sa critique sous la forme d’une dénégation systématique d’une série de valeurs dont R. est fait le porte-parole : « sentiment », « féminité », « exotisme » et « socialisme. » Le jugement de Sainte-Beuve n’était certes pas libre de toute ambiguïté mais du moins était-il clair et non contradictoire dans sa ligne esthétique empruntée à la critique de goût voltairienne. Lemaître multiplie, au contraire, confusions et contradictions et se repaît d’équivoques qui disent le degré de réalisme naïf dont il investit sa critique. Suave mari magno.., vues du rivage nationaliste, la vie et l’œuvre de R. consacrent l’échec du sentiment et le triomphe de la folie.

b) Le scepticisme de Lemaître témoigne de son profond mépris à l’endroit des tentatives nouvelles d’éclairer l’œuvre et la vie de R. soit par recours à diverses sciences de l’homme, soit par le procédé de la méthode historique. Le temps de Lemaître, alors à la considération de la folie de R., se caractérise par des travaux, œuvre des représentants de la faculté de médecine, lesquels s’entourent de précautions avant que de formuler leurs conclusions sur l’état mental de l’écrivain. Les études des docteurs Châtelain, Roussel, Régis et Joly sont de ce type. La défaillance sexuelle supposée de Rousseau n’est plus, avec Lemaître, le fait d’une hypothèse instruite de la science médicale, elle devient une affirmation, nourrie des plus extravagantes suppositions, destinée à porter le discrédit sur l’érudition moderne. Ainsi recourt-il au procédé de la surenchère pour tourner en ridicule les doutes des érudits relatifs aux circonstances de l’abandon des enfants de R.: « Ne se pourrait-il pas qu’une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant ? – De là, (…) la fable des cinq enfants, (…) L’hypothèse est fragile mais elle ne l’est pas plus que celle de Mme MacDonald et Victor Cherbuliez » (J.-J. R , p. 59). Puis, il s’en remet à la chronologie établie par cette même érudition concernant cet abandon. Elle témoigne désormais de l’immoralité du Discours sur les sciences et les arts. « Si l’histoire des cinq enfants abandonnés était une « simulation » il faut avouer que J.-J. l’aurait soutenue avec une stupéfiante et miraculeuse vraisemblance. Hélas je vois bien qu’il faut le croire… Et alors, de quelque indulgence qu’on se veuille munir pour lui, il paraît (…) sinistrement comique que ce soit entre deux abandons de nouveaux-nés, (…) - que ce soit dans ces conditions qu’il ait écrit son vertueux Discours, -Ah si vertueux ! – sur les corruptions des mœurs par les sciences et les arts » (p.69-70). Si les ridicules suppositions n’arrêtent pas Lemaître c’est qu’il les juge inhérentes à la vie de R. et corrélatives de sa déraison. Ainsi pousse-t-il jusqu’à l’absurde le poncif beuvien de la concomitance du génie et de la folie. Il est à la fois le produit de la pure contingence et l’effet d’un souffle divin. R. inspiré dans son œuvre par un « décret spécial et nominatif de l’Eternel » (p.350) consacre la caricature du génie romantique sortie toute armée des représentations rousseauistes de la tradition déliées de leur contexte historique et critique grâce à un Lemaître, guidé dans sa marche, par la médiocrité de ses opinions mondaines.

c) J.-J. R. de Lemaître ne fait cependant pas fi de toute théorie littéraire. Il y a, assure-t-il, d’un côté les classiques dont le génie est dans leur œuvre, de l’autre R. « le plus subjectif des écrivains » (p.5) dont l’œuvre ne se comprend que rapportée à sa vie affective. Le psychologisme n’est pas un abus de la critique littéraire qui a dépassé les limites de son exercice, il est justifié par les textes littéraires produits à partir de R. et sous son influence. Ceux-ci, à la différence de ceux du dix-septième siècle, ne sont pas gouvernés par des idées mais par des sentiments. Ils obéissent à la logique affective de leur auteur. La condition préalable à leur compréhension est dans l’histoire des sentiments des écrivains qui les ont conçus. Ce lieu commun a l’avantage de faire valoir comme inappropriée la méthode d’érudition appliquée à l’œuvre de R.. Le problème ainsi posé n’est plus de savoir si le contexte historique recomposé autour de ses écrits est conforme à ce qu’il a été, il n’est pas de déterminer s’il aide ou fait obstacle à leur compréhension, il est de saisir en vertu de quels sentiments l’auteur a produit son œuvre. Et si les ressources des experts scientifiques et des historiens ne peuvent contribuer à l’histoire des sentiments de R, c’est que Lemaître s’est fait, contre Ferdinand Brunetière, le porte-parole de l’« impression. » Seulement, il en va de ce terme comme de celui de « message » chez le critique Ramon Fernandez, il renvoie à une seule et unique chose : le titre d’un de ses livres, si bien que le lecteur d’aujourd’hui soucieux de comprendre les virulentes attaques de Lemaître contre l’œuvre et la vie de R. se trouve, avec cette notion d’ « impression », en prise avec le pur vide. A tout le moins confirme-t-elle les craintes formulées par Marcel Proust, dans Le Temps retrouvé, concernant l’usage dévoyé des inductions historiques et scientifiques dans la critique littéraire quand aucun principe esthétique ne vient leur assigner de limites (Le T.r. pp.888-893). Elle ne donne pas tort, non plus, à sa remarque destinée au conférencier de Racine laquelle s’applique fort bien à l’auteur déjà farouchement anti-rousseauiste des Impressions de théâtre : « Si pour une raison quelconque on met le mot Turquie dans un livre, si d’ailleurs on en a aucune impression, aucun désir, on ne peut pas dire que la Turquie soit dans ce livre » (C. S.-B. p.153).

 

Impressions de théâtre. 6e série, P., Lecène Oudin, 1892, Jean-Jacques Rousseau.-Paris, Calman-Lévy, 1925, Marcel Proust : O.C. t.III, La prisonnière, Le temps retrouvé. –Paris, nrf Gall, 1954 et 1988, Contre Sainte-Beuve suivi de nouveaux mélanges. Folio/ Essai, nrf Gall., 1954, et 197I, Henry Bordeaux : Jules Lemaître, Paris, Plon, 1920, Germaine Durrière : Jules Lemaître et le théâtre Paris, Boivin, 1934.

[Catherine Labro.]

Libération de la France

(août 1944-1948)

La place de R. dans la France de la Libération est paradoxale. Alors qu’un grand nombre de ses textes sont republiés, la presse est moins prolixe sur le philosophe de Genève. C’est Voltaire, son plus célèbre ennemi, dont on fête le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance, qui lui vole la vedette. Mais l’ombre de R. n’est jamais très loin de l’effigie du seigneur de Ferney. Par ailleurs la droite maurrassienne qui s’en était pris, avec virulence, au philosophe de Genève dans l’entre-deux guerres, écrasée par la victoire des armées alliées, baisse la tête et courbe l’échine. Les collaborateurs ont tout intérêt à se faire oublier pour échapper à l’épuration. R. n’est plus la cible des uns et des autres et se voit réhabilité par ses partisans acquis à la Résistance. A l’heure où l’Etat français cherche à se reconstruire sur de nouvelles bases pour réinstaurer les principes républicains mis à mal par Vichy, on s’interroge sur les institutions à mettre en place. Restaurer la légalité républicaine c’est aussi dissoudre les Milices patriotiques et les Comités départementaux de libération issus du conseil national de la Résistance qui demande que ces derniers remplacent les conseils généraux et occupent des fonctions administratives. Devant le refus du gouvernement piloté de main de fer par le général de Gaulle, qui impose un référendum pour une nouvelle Assemblée constituante, la Résistance intérieure doit s’incliner. Est-ce à ce contexte politique difficile que l’on doit les deux rééditions du Contrat social en 1945 ? Manuels scolaires destinés à des lycéens, ces publications cultivent un ton plutôt neutre à l’égard de R. Celle publiée chez Hatier se livre à « une critique équitable » de l’œuvre de R. Ce dernier a rendu « de grands services à l’humanité » dans le domaine littéraire et politique mais n’a pas perçu suffisamment, dans ce domaine, ses propres contradictions. « Sa philosophie sociale […] devait aboutir à la liberté individuelle : au lieu de cela, il exagère beaucoup trop souvent les droits de l’Etat ». Analyse superficielle et peu originale du Contrat. Une deuxième précédée du Discours sur les sciences et les arts paraît aux éditions Diderot. La préface de Georges Bénézé distingue deux types d’explication sur la formation et le fonctionnement de la société, l’une sociologique et historique qu’il rattache à Montesquieu, la deuxième abstraite et morale qu’il croit déceler chez R. Mais rien sur la complexité de la pensée politique de R. et le dualisme profond entre la liberté de l’homme à l’état naturel, et celle qu’il retrouve, sous d’autres formes, dans l’état social. Il tend à réduire la réflexion de R. à une position morale. Dans sa préface au Discours sur les sciences et les arts, il accorde une place centrale au sentiment dans la création philosophique et littéraire du citoyen de Genève. L’année 1945 voit également la publication d’un curieux petit ouvrage, Visite aux Charmettes, sorte de petit guide touristique entrecoupé et suivi de passages des Confessions qui relatent l’existence de R. auprès de Mme de Warens. En 1946 sont réédités la Nouvelle Héloïse et les Rêveries considérées par son éditeur, René-Louis Doyon comme la plus belle œuvre de R., la meilleure. C’est en 1946 que paraît l’essai du poète et philosophe Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, qui consacre plusieurs pages à R. Il ne rattache aucunement R. à une quelconque foi chrétienne et préfère, à propos des Rêveries, qui consacre la fusion de l’être avec la nature, parler de « mysticisme existentiel ». (p. 95) Il rappelle la forte influence de R. sur la Révolution, sur Kant et sur Hegel, car, pour Jean Wahl, R. « est beaucoup plus un point de départ qu’un point d’arrivée ». (p. 93)  Ces éditions ne donnent lieu à aucun commentaire dans la presse de l’époque. Mais les cérémonies autour du deux-cent cinquantième anniversaire de la naissance de Voltaire en novembre-décembre 1944 ne peuvent manquer d’attirer l’attention sur R. L’hebdomadaire Carrefour publié par le catholique Jean Dannenmüller, secrétaire de Georges Bidault, dans son n° du 2 décembre 1944, oppose Voltaire, le riche, à R., le philosophe des pauvres, avec une tendresse manifeste pour ce dernier. Son auteur, Armand Hoog, ne cache pas son hostilité à l’égard de Voltaire : « Dans le Dictionnaire philosophique, à l’article « Homme », de quelle hauteur ce millionnaire parle-t-il de R., « un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ». Le ton de ce riche est insoutenable ». Il félicite Henri Guillemin d’avoir pris la défense de R. contre ses vils détracteurs enrégimentés sous la bannière de Ferney : « M. Henri Guillemin a montré que du côté de R. est l’amour, la foi en l’homme et cette soif de la justice qui seuls permettent les révolutions ». Voltaire s’est attaqué au catholicisme parce qu’elle est une « religion de pauvres, de domestiques et de petits ». Même appréciation dans le deuxième n° de la revue mensuelle Carrefours de culture humaniste de février 1945. Henri Lemaître y publie un long article, Valeurs et limites de l’humanisme voltairien, qui plaide pour R. contre Voltaire. Sans affirmer catégoriquement que le citoyen de Genève eût choisi le camp de la résistance contre les nazis, Henri Lemaître suppose que son principal ennemi Voltaire se serait tenu à l’abri  du danger : « Quand on compare la sécurité confortable de Ferney avec le vagabondage de R., on ne peut s’empêcher, aujourd’hui, de penser que Voltaire n’eût pas couru les risques de la clandestinité ». Il évoque le fanatisme de Voltaire dans la persécution qu’il imposa au malheureux R. et se range sans hésitation aux conclusions de l’ouvrage d’Henri Guillemin, Cette affaire infernale, parue en 1942 : « L’homme de Voltaire reste mutilé, parce qu’il lui manque, à force de scepticisme, toute une part d’humanité. […] il montra bien qu’en effet la foi lui était étrangère lorsqu’il s’acharna sur le R. de la Profession de Foi du Vicaire Savoyard ». Dans le même numéro, la rubrique consacrée à la presse cite le quotidien du MRP, La Victoire, qui reproche à Voltaire de s’être acharné sur R. : « Il est aujourd’hui démontré que Voltaire a été l’âme de ces persécutions systématiques qui ont conduit aux portes du délire le malheureux R., plébéien authentique lui, et auquel le châtelain de Ferney ne pouvait pardonner d’avoir osé confesser publiquement la divinité du Christ ». La thèse de Guillemin a trouvé un écho profond parmi les catholiques qui se sont engagés dans la Résistance ou qui en ont été proches. R. est du côté du Christ martyrisé, des pauvres et des persécutés, de ceux aussi qui refusent l’ordre établi. C’est sur cette question qu’a pu se construire une solidarité dans la Résistance entre chrétiens et laïcs socialistes et communistes qui refusèrent le joug nazi. Dans le Figaro du 24 mai 1945, deux semaines après la fin de la guerre, le socialiste Jean Guéhenno relate son pèlerinage à Ermenonville, sur l’île des Peupliers, où il retourne sur les pas de R., son compagnon d’infortune durant quatre années : « Pourquoi, dans l’hiver 1940 […] voulant me perdre dans quelque gros travail qui m’aidât à traverser l’épreuve, et hésitant entre nos vrais maîtres, les philosophes du dix-huitième siècle, ai-je fini par le choisir, lui, J.-J. ? C’est qu’il était un meilleur guide pour les temps du malheur […] c’est que le fond de son âme était de ne se rendre pas, jamais, à rien ni à personne. […] Il n’était pas orgueilleux mais seulement fier. Et c’est sa fierté qui me décida ». Le 4 août 1945, c’est au tour du  quotidien Libé-Soir, issu du mouvement Libération en France occupée, de se rendre à Ermenonville et de pénétrer dans « la maison de R. ». Cette courte visite se conclut sur une citation du philosophe accompagné d’un commentaire incisif : « Celui-là est véritablement libre qui n’a pas besoin de mettre les bras d’un autre au bout des siens ». Ce message d’outre-tombe éveille dans le siècle du travail à la chaîne et des V.I de bien curieuses résonances ». Bel hommage rendu au philosophe qui avait dénoncé l’aliénation produite par les progrès trop rapides d’une civilisation qui avait engendré la propriété, l’inégalité et le travail. Et qui nous rappelle aussi que le Discours sur l’origine de l’inégalité fut l’un des livres de chevet de Karl Marx. Dans son n° du 28 mars 1946, le journal Gavroche, fondé clandestinement en mai 1943, consacre, sous la plume d’Alexandre Arnoux, proche du parti communiste et membre du CNE, un curieux article, un tant soit peu provocateur, à R. le botaniste dont il admire « la plus ensorcelante des poésies » dans les Lettres sur la Botanique, pour laquelle il donnerait « volontiers Héloïse, le Contrat social et l’Emile par dessus le marché ». L’actualité R. rebondit en 1947 et 1948 avec Henri Guillemin qui s’interroge à nouveau, dans le Figaro du 17 mai 1947, sur la volonté de Voltaire de faire exécuter R., la republication des Confessions et des Rêveries aux éditions nationales, une longue préface au Contrat social de Bertrand de Jouvenel, un long article de Bernard Groethuysen dans la revue La Nef et le premier volume de Guéhenno sur J.-J. « L’inspecteur » Henri Guillemin continue à mener l’enquête sur les ennemis implacables de J.-J. et ce sont les manœuvres de Voltaire qui retiennent alors toute son attention avec un article au titre saisissant : « Voltaire a-t-il cherché à faire exécuter R. ? » Il démontre, avec son brio habituel, que les relations de Voltaire avec le ministre Choiseul et la famille Tronchin de Genève lui ont procuré une protection durable et efficace contre R. lui-même qui, en 1764, dans les Lettres sur la Montagne, lui restitue la paternité du Sermon des Cinquante, « le libelle le plus violent qu’on ait jamais fait contre la religion chrétienne » d’après Voltaire lui-même Les positions de R., sur l’Evangile et sa Lettre sur les spectacles l’ont désigné aux yeux de Voltaire comme un traître qui joue au « Père de l’Eglise ». Mais les attaques personnelles de R. mettent le patriarche hors de lui. Il répond par son Sentiment des citoyens qui accuse le citoyen de Genève des pires méfaits et révèle l’abandon de ses cinq enfants. Il réclame en conclusion une peine exemplaire contre le genevois pour qu’il apprenne « qu’on punit capitalement un vil séditieux ». Peine perdue pour Voltaire. Une fois de plus, la foi de R. s’accompagne d’un parti pris pour les pauvres, les démunis et le philosophe, pour Guillemin, « n’est pas loin d’avoir à Genève quelque chose, presque comme un parti, déjà « dans les rues basses ». Un mois plus tard, le 21 juin, le Figaro publie un article de Jacques de Lacretelle repris dans l’édition des Confessions et des Rêveries. La présentation des Confessions par Jacques de Lacretelle insiste sur l’originalité de l’écriture de R. tant sur son contenu que sur sa forme, la description du monde « par des yeux d’enfant », la peinture de milieux humbles qui rompent avec la galanterie aristocratique, et le charme d’une « langue claire, souple, aisée ». L’introduction de Pierre Grosclaude constitue un véritable plaidoyer pour R. Il ne rend pas seulement hommage au talent de l’écrivain, au livre des Confessions, l’un des « plus grands chefs-d’œuvre de notre langue et de la littérature universelle » mais justifie l’écrivain contre ses détracteurs et « repousse la légende d’un R. menteur et calomniateur » dessiné par Mme d’Epinay dans ses Mémoires. Il se dit ému devant l’attachement de R. à la France, conçu « dans le goût qu’il prit dès son enfance aux livres français ». R. mérite, à ce titre « d’être avoué par nous, sans restriction, comme l’un des nôtres ». Deux ans après la libération du territoire français, cette effigie d’un R. patriote le place du côté de la Résistance à l’envahisseur. En août 1947, la revue La Nef publie un article posthume de Bernard Groethuysen, « La liberté selon R. ». Il produit une passionnante analyse des deux notions de liberté chez le philosophe, la liberté à l’état naturel et sa modification lors du passage à l’état social, différence que, pour lui, les révolutionnaires de 1789 n’ont pas comprise. L’homme à l’état naturel naît faible et dépendant des choses de la nature, soumis aux difficultés climatiques, aux catastrophes naturelles, etc. Mais il reste libre car il ne dépend pas de ses semblables. Et pour qu’il conserve cette liberté dans la vie sociale, il faut qu’il soit placé sous le joug de la loi politique à laquelle il a consenti librement en tant que membre du souverain. La loi politique se substitue à la loi naturelle. A la différence près que ces lois prennent leur source dans la volonté générale, celle du peuple qui se forme en corps politique et établit en quelque sorte un contrat avec lui-même. « Ainsi, commente Groethuysen, l’homme est libre en société, non parce que sous une forme ou une autre, il conserve certains droits censés être antérieurs à la société, mais parce qu’en les abandonnant tous, il acquiert la liberté de citoyen ». Toute autre est l’introduction que Bertrand de Jouvenel, proche des milieux collaborationnistes, consacre à R. dans son édition du Contrat social de 1947 aux éditions du Cheval Ailé. Il montre que dès le premier Discours, « R. s’est posé en philosophe de la décadence » (p. 25). A l’encontre de l’image d’un philosophe pourfendeur de l’inégalité et de l’aliénation sociale, il en revient toujours au R conservateur ou contre-révolutionnaire. Le Discours sur l’inégalité, « le plus médiocre sorti de la plume de R. », Jouvenel l’analyse comme une projection « en images extérieures de ses conflits intimes ». L’homme de la nature, c’est R. lui-même, tel qu’il se décrit dans le deuxième dialogue, « l’homme bienfaisant et doux qu’il était…avant qu’on l’eût défiguré »( p.58). Et commente Jouvenel, « la prétendue reconstitution historique n’était à la vérité qu’une introspection ». Certaines analyses de Jouvenel sont pertinentes mais il s’attache continuellement à faire disparaître la dimension politique de la pensée de R. lorsqu’elle va à l’encontre de ses propres positions réactionnaires. L’article qu’Edgar Morin publie dans les Lettres françaises du 1er janvier 1948 dessine au contraire l’image d’un R. progressiste, « le plus concrètement révolutionnaire de tous les philosophes […] parce qu’il a la vision du devenir historique et des déterminations naturelles et techniques qui font avancer l’histoire », parce qu’il a œuvré à une religion de l’homme, cet humanisme indispensable à toute entreprise révolutionnaire, et surtout parce qu’il est le premier de tous à avoir fondé « une sociologie et une politique républicaine ». Ce plaidoyer d’Edgar Morin lui vaut, trois semaines plus tard, à l’intérieur du même hebdomadaire, une réponse d’un certain Pierre Kaldor, qui reproche à R. sa méfiance à l’égard de la députation et son « appel direct au peuple, vieux hochet des tenants du pouvoir personnel ». Sous prétexte de dénigrer R., il semble que le chroniqueur des Lettres françaises lance un procès politique, de type stalinien, contre Edgar Morin, encore membre pour deux ans du parti communiste. La même année, Jean Guéhenno fait paraître chez Gallimard son Journal des années noires rédigé sous l’Occupation. Il y médite un immense projet, son « R., la vie exemplaire d’un homme qui ne se rend pas », d’un homme auquel il s’identifie, projet qu’il met à exécution peu de temps après puisqu’il publie en 1948 le premier volume de son essai sur R., J.-J., En marge des Confessions. « Entrer dans la vie et les passions » de J.-J., rien de bien difficile pour un Guéhenno, d’origine modeste, qui s’identifie au fils de l’horloger de Genève, car « tous les hommes de souche populaire peuvent se retrouver en lui ». Il s’agit, pour Guéhenno, de saisir l’écart entre le récit autobiographique et la vérité de l’être R., entre les espoirs et les réalisations de ces derniers. Guéhenno construit toute sa réflexion autour de cette devise, Vitam impendere vero, Soumettre sa vie à la vérité, que le philosophe inscrit au frontispice de tous ses livres. « Ces mots disaient son drame, sa vie, son combat ». (p. 16) Il revient sur la rencontre de R. avec Diderot, dont « l’amitié était indiscrète et autoritaire » en ne négligeant pas la dette du citoyen de Genève à l’égard du langrois qui lui a révélé « la valeur des passions », (p. 232), commente sa rupture avec la coterie holbachique, ses relations avec Thérèse, avec David Hume, avec Voltaire. Une grande partie de son introduction est reproduite dans le Figaro littéraire du 17 avril 1948. Et le 3 juillet, c’est au tour d’André Rousseaux de revenir sur J.-J. Il rappelle la tentative de réhabilitation de R. par la publication de l’ ouvrage du jésuite André Ravier sur l’Emile, de l’enquête d’Henri Guillemin sur la rupture entre R. et Hume, avant de s’interroger sur l’entreprise de Jean Guéhenno qui ne lui semble pas rehausser l’image du philosophe, car « plus ce portrait est poussé, moins il est flatteur. Il nous ramène souvent au pire J.-J., celui qui a encouru tant de sévérités ». Il s’interroge sur la validité d’un tel travail, « troublé qu’un effort conduit avec tant de sympathie, voire d’affection […] produise une image aussi pitoyable ». André Rousseaux présume que la recherche de longue haleine de Guéhenno « obtiendra de J.-J., […] la grandeur que le malheureux n’a jamais désespéré de trouver au fond de la vérité de l’être humain ». Si dans l’ensemble R. est remis à l’honneur après la guerre et l’Occupation, son image reste toutefois sujette à bien des lectures contradictoires, tant sur le plan de l’œuvre que de la vie.

Bibliographie : Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, Paris, Fontaine,1946, Jean Guéhenno, Journal des années noires, Paris, Gallimard, 1947, – Jean Guéhenno, J.-J. En marge des Confessions, Paris, Grasset, 1948 – J.-J.R., Du Contrat social, Précédé d’un Essai sur la politique de R. par Bertrand de Jouvenel, Paris, Hachette, 1978 (reproduit intégralement l’édition de 1947 parue à Genève).

[Pascale Pellerin]

MABLY, Gabriel Bonnot de

(1709-1785)

Mably reste un philosophe très mal connu si ce n’est à travers les jugements péjoratifs de R., à moins qu’on ne le confonde avec son frère Condillac, auquel on a longtemps attribué De l’étude de l’histoire, paru pour la première fois en 1775 dans le Cours d’études pour l’instruction du Prince de Parme. Rappelons que R. a rencontré Mably dans sa période lyonnaise, lorsqu’il était précepteur des enfants du grand-prévôt Jean Bonnot de Mably (1747). Mably a recommandé R. lors de son premier séjour à Paris. Les deux auteurs sont en relations cordiales jusqu’à l’année 1764 et leurs œuvres ne cessent de se faire écho, en particulier en 1771, quand les insurgents polonais les sollicitent pour concevoir une constitution adaptée à leur situation et capable de traiter le célèbre problème de l’anarchie qui est liée à l’exercice du liberum veto.

Ce dernier et simple fait montre qu’au dix-huitième siècle Mably a une réputation de penseur politique au moins égale à celle de R. qui estime cependant, au Livre XII des Confessions, que Mably s’est livré dans les Entretiens de Phocion (1763) à un pillage éhonté de ses propres idées morales et politiques, telles qu’elles se développent dans l’Emile et le Contrat social qui ne sont pas « de sa force ». S’il reconnaît qu’il est redevable à Mably d’avoir été chargé des extraits de l’abbé de Saint-Pierre (1754-1756), c’est pour suggérer que Mably voulait l’accabler d’une tâche ingrate. On sait que Rousseau est alors dans une longue période de crise où des persécutions réelles se doublent de persécutions imaginaires. Par ailleurs, Rousseau est d’autant plus amer envers le succès des Entretiens de Phocion que cet ouvrage a été couronné dans sa propre patrie, par la société de Berne, alors que lui-même y est « décrété de corps », bien que les idées politiques des deux philosophes soient effectivement très voisines, et aussi progressistes l’une que l’autre.

Mably quant à lui se définit modestement comme un philosophe qui s’est contenté d’appliquer à la politique les principes méthodiques ou généalogiques de son frère. C’est là un point fondamental qu’à notre connaissance aucun commentateur n’a encore pris en considération. En toute rigueur, il faudrait donc disposer d’une édition véritablement complète des œuvres de Mably, comprenant les différentes versions qu’il a données de ses ouvrages, pour savoir ce qu’il retient de Condillac, de R., et pour cerner son originalité. Dans la situation actuelle, l’édition la plus complète, celle de l’an III de la République ( Paris, Ch. Desbrière, de 1794 à 1795), ne comprend pas les textes à la fois historiques et politiques qu’il a écrit avant R., c’est-à-dire le Parallèle des Romains et des François par rapport au gouvernement (1740), les Observations sur les Grecs (1749) et les Observations sur les Romains (1751). Ce dernier ouvrage figure bien dans l’édition de l’an III, mais tel qu’il a été remanié en 1767, puisque Mably s’y réfère à ses Observations sur l’histoire de la Grèce ou Des causes de la prospérité et des malheurs des Grecs, parus en 1766.

Les chercheurs ont ainsi lieu de se plaindre de l’état actuel du corpus des philosophes français des Lumières. Il reste qu’une lecture attentive des textes accessibles de Mably permet de préciser ses rapports à R., et de considérer qu’il faut cesser de lire cet auteur soit à travers les idéologies révolutionnaires et supposées communistes comme celle de Babeuf-Gracchus, soit à travers la réaction de ces ennemis des Lumières qui assimilent leurs philosophies à tel ou tel moment de la Révolution. Dans sa célèbre comparaison de la liberté des anciens et des modernes, Benjamin Constant voit en effet dans Mably le partisan par excellence des anciens, c’est-à-dire d’une liberté réduite à celle du corps social ou de la collectivité : ignorant la notion de liberté individuelle, il soutiendrait le modèle spartiate et égalitariste de la démocratie directe, modèle qui conduirait tout droit au jacobinisme et à la Terreur populaire. En réalité, Mably ne rejette pas les représentants : il reproche même aux jeunes Etats américains d’admettre comme mandataires des hommes peu formés et issus de rangs sociaux insuffisamment préparés à l’exercice actif de la citoyenneté (Observations sur le gouvernement et les lois des Etats-Unis d’Amérique, 1784). D’une façon plus générale la pensée politique de Mably se rattache à notre sens à une théorie du droit naturel largement empruntée à Condillac : pour les deux frères la défense de l’individu, de son bonheur et de l’égalité sont inséparables. La confrontation des dates des ouvrages respectifs de R. et Mably permet également de dire que la pensée de maturité de Mably a sans doute bénéficié de celle de R., ainsi que le veut la tradition : c’est seulement en 1776 qu’il donne De la législation ou du principe des lois, et de 1765 à 1775 il est notamment occupé par ses Observations sur l’histoire de France et par De l’étude de l’histoire.

La tradition du rapprochement entre R. et Mably a été initiée par l’Eloge et les notices historiques de l’abbé Brizard qui figurent dans l’édition de l’an III (tome I, p. 1-121). Nous allons donc suivre les différents thèmes de cette contribution, thèmes dont nous avons vérifié et à l’occasion précisé la pertinence, pour montrer ensuite les limites de cette approche thématique et continuiste qui reste encore prégnante dans la recherche.

L’abbé explique d’abord que les premiers écrits de Mably sont des ouvrages de circonstances, rédigés pour le cardinal du Tencin dont il fréquentait le Salon. Mably appartient en effet à la noblesse de robe et commence par se former à devenir un grand diplomate : avant sa rupture avec le cardinal du Tencin, il a une expérience directe de la négociation politique, en particulier avec la Prusse, ce qui explique son intérêt critique pour le droit public et pour l’abbé de Saint Pierre. Cet intérêt ne se dément pas : en 1746 il écrit Le Droit public de l’Europe fondé sur les traités conclus jusqu’en l’année 1740, suivi en 1757 Des principes des négociations pour servir d’introduction au Droit public de l’Europe qui le rendent célèbre. Sur le plan méthodique, le premier but de Mably est de rivaliser avec Montesquieu qu’il a rencontré dans le Salon des Tencin et qu’il admire pour avoir articulé l’histoire et la philosophie politique. Rappelons en effet que ses Observations sur les Grecs et les Romains sont contemporaines de L’esprit des lois paru en 1748. En Montesquieu, Mably admire donc au premier chef l’auteur des Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734) qui veut tirer de l’histoire réfléchie les principes d’une nouvelle science politique.

Mais l’abbé signale qu’en osant réemprunter cette voie, Mably fait œuvre originale. Après la brève période du Parallèle entre les romains et les français qu’il a explicitement répudiée parce qu’il défendait alors une monarchie modérée, il s’élève à une pensée politique qui converge avec celle de R., en particulier sur six points.

1.     Pour les deux philosophes la morale et la politique restent inséparables : ils accordent une importance majeure aux mœurs, sans lesquelles les meilleures lois se corrompent. C’est pourquoi l’action principale du législateur consiste, sans pouvoir législatif ni exécutif, à entretenir l’intériorisation de l’esprit républicain, mais à titre de « caractère national » ou de « passion dominante » selon les expressions de Mably.

2.     Cette conclusion est déduite de l’étude de l’histoire des républiques antiques et modernes, qui les conduit à rompre avec Montesquieu en affirmant que la souveraineté ou le pouvoir législatif doit toujours être populaire, comme à Sparte, dans la Rome républicaine, mais aussi dans une Suisse contemporaine et quelque peu idéalisée. L’histoire de ces cités permet encore d’administrer cette leçon que l’exécutif doit toujours être strictement subordonné au législatif et publiquement surveillé, parce qu’il tend nécessairement à usurper le pouvoir de légiférer au profit de ses intérêts particuliers.

3.     Par voie de conséquence Mably, comme R., se soucie au premier chef du patriotisme politique, bien qu’il reconnaisse la justesse morale du cosmopolitisme des anciens philosophes, et en particulier de Cicéron et des stoïciens. Le peuple en effet ne peut maintenir la subordination de l’exécutif au législatif que par l’intermédiaire primordial des mœurs ou d’une vie morale de la nation qui doit reposer sur l’amour de la patrie. C’est ce que corrobore notamment la cinquième vérité politique développée dans De l’étude de l’histoire : il faut savoir se prémunir contre les « passions des étrangers », parce que le commerce entre les peuples reste essentiellement économique et guerrier et véhicule donc l’esprit de conquête et surtout le luxe que Mably dénonce avec vigueur. Dans le même ouvrage, Mably préconise bien des remèdes strictement légaux aux abus du pouvoir exécutif. Il s’agit de diviser le corps des magistrats selon les besoins de la cité, de rendre les magistrature brèves et électives, et enfin d’accélérer le rythme des assemblées populaires au fur et à mesure que le nombre des magistrats augmente et que leur surveillance périodique devient donc de plus en plus difficile. Mais ces dispositions restent impuissantes sans les mœurs qui les soutiennent.

4.     Mably est célèbre pour être un défenseur de l’égalité ou d’une propriété qui reste dans les bornes du droit naturel raisonné et perfectionné, ce qui le rapproche d’ailleurs et à notre sens autant de Condillac que de Rousseau. Contre le luxe, il ne cesse d’alléguer le devenir malheureux d’une Grèce conquise par les richesses des Perses, d’une Carthage trop commerçante ou d’une Rome conquérante. La prospérité ou le bonheur économique sont des écueils particulièrement dangereux pour les mœurs nationales : seule l’histoire réfléchie ou la généalogie des vérités politiques peut apprendre à s’en défier. Ce combat contre la confusion du politique et de l’économique reste un thème-clef de sa philosophie, ainsi qu’en témoignent les Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1768), où Mably s’attaque à Le Mercier de la Rivière et à une physiocratie représentative de la corruption d’une pseudo-science économique qui adhère à la chimère du despotisme éclairé de la Chine. Ajoutons que l’obsession anti-voltairienne de Mably ne s’explique pas seulement par la concurrence entre deux historiens-philosophes, mais par l’opposition de Mably au luxe et à toute tentative de survaloriser le modèle anglais qui reste critiquable en tant qu’il véhicule l’esprit de commerce.

5.     Aussi R. et Mably se rejoignent-ils sur deux questions fondamentales dans leurs projets pour la Pologne qui constituent la source privilégiée de leur comparaison : ils s’y soucient également des mœurs, à travers la volonté de créer une éducation nationale qui représente le grand moyen du législateur. Cette éducation doit progressivement assurer la constitution d’un corps social véritable par la lente formation des paysans serfs aux lumières publiques et à la citoyenneté active.

6.     L’abbé signale néanmoins qu’à la différence de R., Mably n’a pas désespéré de la France, dont il refait l’histoire en 1765 pour montrer qu’elle a sinon une tradition, du moins une expérience républicaine. Comme Montesquieu, Mably prend parti à la fois contre l’opposition nobiliaire ou les paradoxes de Boulainvilliers et contre Dubos ou la défense de la monarchie absolue. Cependant il brosse le tableau d’une république, voire d’une démocratie des Francs, en accordant un rôle primordial à Charlemagne : Charlemagne devient l’analogue d’un Lycurgue ou du législateur exemplaire qui renonce au pouvoir arbitraire pour remettre la puissance législative aux assemblées de la nation, de la même façon que chez R. On comprend ainsi l’enthousiasme de l’abbé Brizard en l’an III de la République.

Si Mably et R. restent animés du souci commun de fonder sur les mœurs une authentique vie politique du corps social, la pensée de Mably fait preuve d’originalité, au moins sur trois points.

1.     Mably ne se réfère pas à la volonté générale de R., et évite donc les difficultés liées à la sécularisation de ce concept, qui vient en particulier de la théologie cartésienne de Malebranche, dans laquelle Dieu n’agit que par des volontés générales. Aux yeux des commentateurs modernes, il y a là matière à réfléchir sur la question de savoir si les concepts politiques ne sont que de simples transpositions des concepts théologiques.

2.     Ce refus de penser l’unification du corps social en terme de « volonté » est solidaire de la défense des « gouvernements mixtes » qui réalisent un mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie. Dans ses Observations sur les romains, Mably estime que le meilleur des gouvernements républicains réunit l’action prompte et diligente de la monarchie, la perpétuité de l’esprit de corps de l’aristocratie et l’enthousiasme, l’énergie ou la vertu politique que seule la démocratie peut produire. Il est alors question d’imiter la république romaine qui réalise la balance du pouvoir des consuls, du sénat et du peuple, ou mieux encore la république de Lycurgue qui a l’avantage sur la première d’être un établissement réfléchi, au sens condillacien de « la réflexion », et non le simple fruit du hasard.

3.     Cette modération des pouvoirs l’un par l’autre est destinée à former le peuple, qui se constitue ainsi en arbitre des opérations de la république, à la « discussion » de ses intérêts. Mably est un penseur de la « discussion publique », terme qui fait explicitement parti de son vocabulaire et que l’on trouve notamment dans ses écrits contre les physiocrates. Toutes les classes sociales doivent être réunies selon lui dans une « administration tempérée » qui ne peut s’élever aux vérités politiques que par le secours de la discussion ou par la création d’une « opinion publique » qui constitue le moyen privilégié de s’élever à l’égalité civique. Le peuple doit donc participer activement au gouvernement, sans quoi il n’exerce pas véritablement la citoyenneté. Il s’agit là selon nous d’une rupture radicale avec R. qui reproche précisément à Mably, dans son projet pour la Pologne, de diviser l’exécutif. Or cette division ne se réduit pas pour Mably à la question d’une polysynodie ministérielle, comme le prétend Rousseau, mais renvoie au problème capital d’effectuer ou de rendre réelle la souveraineté populaire, tout en tenant compte de l’impossibilité de recommencer l’histoire à zéro et de faire table rase de la multiplication de classes sociales qui sont animées par des intérêts particuliers et divergents. Mably a même l’ironie de retourner contre R. un des principes fondamentaux de son anthropologie, à savoir que les hommes ne sont pas des êtres de raison mais de passions : s’il est donc vrai que les utopies de l’abbé de Saint-Pierre reposent sur le « faux principe de la raison perfectionnée », comme le dit R., il faut en conclure que les intérêts particuliers et les passions ne peuvent que se balancer dans l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif, car le changement des lois est également soumis à la discussion publique. Mably a ainsi l’originalité fondamentale de participer, de façon claire et explicite à ce que Jürgen Habermas a appelé « la constitution de l’espace public » : chez Mably cet espace doit être égalitaire ou représentatif de l’ensemble des classes sociales. En ce sens la tradition marxiste a eu raison de se référer à Mably.

Bibliographie : Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Paris, Librairie générale française, 1980. Brigitte Coste, Mably : pour une utopie du bon sens, Paris, Klincksiek, 1975. Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997. Renato Galliani, « Mably et Voltaire », Dix-Huitième siècle 3 (1971), p. 181-194. Chantal Grell, L’histoire entre érudition et philosophie : étude sur la connaissance historique à l’âge des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, 1993. Eliane Martin-Haag, « Vie et histoire chez Condillac », Vie, Monde, Individuation, Hildesheim, G. Olms, 2003, p. 33-44. Patrick Riley, The General Will before Rousseau : The Transformation of the Divine in the Civic, Princeton University Press, 1986. Johnson Kent Wright, A Classical Republican in Eighteenth-Century France, The political Thought of Mably, Standford University Press, 1997.

[Eliane Martin-Haag]

MANFRED, Albert Zakharovitch

(1906-1979)

Historien soviétique, directeur de recherche à l’Institut d’Histoire Mondiale de l’Académie des sciences de l’Union soviétique, professeur des universités, docteur honoris causa de l’Université de Clermont-Ferrand (1967). Sa formation date des années trente du XXe s. à l’Association des instituts de recherche de la Russie où il fréquentait les cours de l’académicien Nicolas Loukine, dont la quasi-totalité des études fut consacrée à la Révolution française. En 1956  il publie une brochure sur la Révolution française, hymne à la dictature des jacobins et sous une forme peu voilée, à celle des bolchevicks en 1917. Il est l’auteur d’une brillante thèse sur la naissance de l’alliance franco-russe en 1891, presque entièrement fondée sur les documents des archives russes et françaises (La politique extérieure de la France de 1871 à 1891, 1952). Dès le début des années soixante, il travaille dans le genre biographique. Les études sur Marat, Napoléon, Mirabeau fils se succèdent. L’article sur le « jeune Rousseau »  paru initialement dans un journal, devient un chapitre de son livre Trois portraits de l’époque de la Grande Révolution française et s’inscrit dans une série des biographies dont l’objectif est de «décrire les grands événements historiques à travers la vie des grandes personnages». Manfred commence son étude par le chapitre sur le jeune R. et l’achève par la courte biographie de Robespierre. Ainsi, R. serait un précurseur de la Révolution française, son « aube ». Manfred est le premier dans la critique soviétique qui fasse connaître les travaux de Pierre Burgelin et Jean Starobinski. Il dénonce ces auteurs en tant qu’« admirateurs de la psychanalyse et de l’existentialisme modernes ». A son tour, il entreprend une enquête sur les premières œuvres de R. Fils du peuple, ce dernier aurait la « sagesse d’un moujik », ce qui lui a permis de « ressentir » l’inégalité sociale. Ainsi, ses Epîtres à Bordes et à Parisot annoncent déjà les thèses du second Discours. « Même si  les livres que R. a lus ont produit quelque impression sur lui, avant tout, c’est la réalité et la vie sociale de son temps qui ont contribué à sa formation intellectuelle », conclut Manfred. Peu importent les abondantes lectures de R. mentionnées dans le Verger de Mme de Warens. Il semble qu’une pareille conclusion dépende largement de sa méthode empruntée, semble-il, à la longue tradition positiviste en Russie d’avant la Révolution de 1917, et notamment à Vladimir Guerrier qui affirmait que R. aurait été formé à « l’école de la souffrance sociale ». Mais Manfred la transforme en « approche marxiste» qui expliquerait la naissance des idées d’un penseur comme une simple répercussion des contradictions sociales.  Dans les années 1970, Manfred  projeta de publier la biographie de R. dont on ne trouva dans ses papiers, après son décès, que le chapitre portant sur « la mort de J.-J.» où « l’homme de la nature » est peint assis sur un banc dans le magnifique jardin d’Ermenonville, entouré d’un paysage pittoresque, et où la nature elle-même reçoit le dernier soupir de celui qui peu à peu descend dans son sein. Poète à ses heures, l’historien soviétique n’a pas résisté à la tentation romanesque. 

Bibliographie: Manfred, Albert, « La mort de J .-J. » dans: Le Monde Nouveau, mars 1978, № 3, p. 228-237 (« Smiert’ Jan-Jaka » v jurnale Novyi Mir) - Trois portraits de l’époque de la Grande Révolution française (Moscou, 1979 et 1989, chap. 3) (Tri portreta epohi Velikoj Frantzuzskoj Revolutzii) - « R. et son temps » dans: Annuaire des études françaises: 1978, (Moscou, 1980) (« Rousso i ego vremia » v: Franzuzski ejegodnik: 1978).

[Sergey Zanin]

MAO ZE DONG

(Shaoshan, 1893- Beijing, 1976)

      Homme politique chinois, Mao Ze Dong fut l’un des dirigeants les plus importants, et en tous cas le plus connu, du Parti Communiste Chinois avant et après la fondation de la République Populaire de Chine. Son action politique est aujourd’hui l’objet d’une critique quasi-universelle. Et sa pensée, après avoir été l’objet d’une admiration confinant à l’idolâtrie, n’est plus considérée de manière vraiment sérieuse. On trouve pourtant dans son œuvre des textes théoriques proposant une lecture du marxisme assez originale. L’influence qu’a pu avoir R. sur Mao est difficile, sinon impossible, à déterminer dans la mesure où il n’est jamais cité à titre de référence. Une exception toutefois, mais qui permet de penser que cette influence n’a pas été négligeable : dans un entretien avec le journaliste américain Edgar Snow, Mao indique qu’il a fait en sorte que R. figure parmi les auteurs au programme de l’enseignement chinois (Du Contrat Social, Émile, Considérations sur le Gouvernement de Pologne). Il signale par ailleurs qu’il a lui-même lu dès ses premières années d’étude (dans la province du Hunan, dont il était originaire) les ouvrages disponibles de R. en chinois.

     P. Short, auteur d’une biographie de Mao parue récemment, évoque ces lectures : « Déjà à Dongshan, son horizon avait commencé à s’élargir. Là, pour la première fois, il apprit des rudiments d’histoire et de géographie d’autres pays. Un camarade de classe lui prêta un livre intitulé Les  Grands héros du monde, dans lequel il lut des pages sur George Washington et la révolution américaine, sur les guerres napoléoniennes en Europe, sur Abraham Lincoln et la lutte contre l’esclavage, sur R. et Montesquieu […]. Plus tard, dans la bibliothèque de la province, il trouva des traductions du Contrat social de R. et de L’Esprit des lois de Montesquieu, exposant les notions occidentales de souveraineté populaire, le contrat social entre gouvernant et gouverné, la liberté individuelle et l’égalité » (p.55).

      Anne Srabian de Fabry, dans Jeux de miroirs, Saint-Paul, La Fontaine, Mao, Genêt et J-J. R. estime que l’influence de R. sur Mao est « primordiale ». Elle se fonde notamment sur un ouvrage peu connu de Mao, Une Étude de l’éducation physique, publiée en 1917, c’est-à-dire avant qu’il ait lu les auteurs marxistes. Il y développe l’idée d’une éducation naturelle du corps, liée à une critique de la culture livresque. L’inspiration rousseauiste semble ici évidente. Et cette influence a persisté puisque, comme nous l’avons vu, Mao insiste encore après la fondation de la République Populaire de Chine sur la nécessité pour les étudiants chinois de connaître les textes principaux du philosophe genevois.

     Dès lors, nous pouvons penser, ou du moins supposer que les idées de Mao, non seulement sur l’éducation qui ne doit pas être purement théorique, mais aussi sa défiance vis-à-vis des institutions politiques (parti et gouvernement) et des élites intellectuelles, sa confiance au contraire dans une sorte d’instinct populaire, et même tout particulièrement paysan, pourraient bien devoir quelque chose à cette lecture de jeunesse, intervenue durant cette décennie où, selon les termes de P. Short, « Mao jeta les bases de son développement intellectuel » (loc. cit.).

Bibliographie : Mao Ze Dong, Une Étude de l’éducation physique, Mouton, 1963. – Mao Ze Dong, Œuvres Choisies, Ed. de Pékin. - A. Srabian de Fabry, Jeux de miroirs, Saint-Paul, La Fontaine, Mao, Genêt et J-J. R., Québec, Narman, 1982. – Philip Short, Mao Tsé-Toung, Paris, Fayard, 2005.

[Michel Cochet]

MARÉCHAL Sylvain

(Paris, août 1750 – Montrouge, janvier 1803)

Fils d’un marchand de vin parisien, Maréchal se passionne, durant ses années de collège pour Plutarque et Montaigne avant de faire des études de droit et devenir avocat au parlement de Paris. Mais en raison d’un fort bégaiement, il ne put jamais plaider et obtint un emploi d’attaché à la bibliothèque Mazarine après la publication en 1770 d’un Temple de l’Hymen qui connut un certain succès. On sent dès cette époque la présence de R. Les protagonistes de ses contes ont pour nom Sophie ou Emile. Au milieu des pâturages, loin de la corruption des villes, l’être humain se tourne vers le bien et l’amour de son prochain. En 1779, il rend hommage à J.-J. dans un hymne intitulé Le Tombeau de J.-J.R. qui clame son admiration pour le philosophe genevois et dénonce les persécutions encourues par le grand homme :

« Le peuple méconnut en lui son bienfaiteur.

Calomnié, proscrit, errant de ville en ville,

Ce grand homme pour son style

N’avait que le fond de son cœur. […]

 Tous les bûchers sacrés pour lui se rallumèrent,

De tous côtés sur lui les poignards se levèrent( !) »

En 1788, Maréchal publie un Almanach des Honnêtes gens où les noms des saints sont remplacés par les patronymes de personnes célèbres. Le nom de R. apparaît deux fois à la date des 28 juin et 2 juillet qui correspondent à la naissance et à la mort du philosophe. L’ouvrage fit scandale et valut à son auteur de passer quatre mois à la prison de Saint-Lazare et de perdre son emploi à la bibliothèque Mazarine. Maréchal ne cache pas son athéisme et si les œuvres et l’image de R. l’ont profondément marqué, il garde ses distances avec lui sur le plan religieux. Au début de la Révolution, il fait paraître un journal intitulé Le Tonneau de Diogène poursuivi comme attentatoire à la religion catholique. A la fin de 1790, il succède à Loustalot comme rédacteur aux Révolutions de Paris. C’est à la même période qu’il publie son Dictionnaire des honnêtes gens. A la page 36, on y trouve le nom de Diderot « avec des restrictions, puisqu’il calomnia J.-J.R. » Maréchal veut bien se réclamer de l’athéisme mais ne peut pardonner à certains de ses représentants d’avoir blessé et persécuté son maître. Maurice Dommanget, dans son essai sur Maréchal, soutient que ce dernier a adopté une bonne partie des théories sociales de J.-J. Charles-Alexandre Fusil, dans un ouvrage paru en 1936, va plus loin. Il affirme que Maréchal connaissait par cœur les textes du citoyen de Genève. Fusil cite de nombreux articles des Révolutions de Paris qu’il attribue à Maréchal dans lesquels ce dernier cite R et se réclame de lui pour contester la légitimité de la constitution : « R. passe pour être le père de notre constitution […] Je doute que R. revenant au monde demeurât d’accord de la paternité. Il faut du moins convenir que nos représentants ont furieusement estropié l’enfant. Nous avons un gouvernement représentatif. R. ne s’est jamais amusé à concevoir ce qu’était ce mode de gouvernement ; il détestait trop l’aristocratie pour se donner la peine d’en réduire le synonyme en principe.  » (Fusil, p. 114.).) Il invoque encore R. pour justifier les exécutions des Girondins. (p. 133.) Les attributions de textes à Maréchal par Fusil sont sujettes à caution et parfois dictées par l’aversion profonde de Fusil à l’égard de Maréchal et de R.

Dans l’Almanach des Républicains publié en 1793, Maréchal cite R. à deux reprises et lui consacre plusieurs lignes le 28 juin. Mais c’est surtout dans le Correctif à la Révolution paru la même année que l’influence de R. se fait le plus sentir bien que Maréchal caricature la pensée du genevois. Il part du principe que la seule société naturelle et viable est celle de la famille car « l’homme dit-il est tout à la fois doué de liberté et de sociabilité. »(p.9) R . ne dit guère autre chose dans l’Emile lorsqu’il explique au livre IV que c’est « la faiblesse de l’homme qui le rend sociable. » (O.C., IV, p. 503.) Comme R., Maréchal pense également que le pacte social a été un instrument d’usurpation qui a permis aux riches et aux puissants de dominer les pauvres et les faibles : « Ce qui se passa à l’époque où les peuples arrêtèrent une forme de gouvernement, n’est pas un préjugé en faveur de la légitimité du pacte social. Le berceau de toutes les nations a été souillé de crimes. On le voit entouré, ou d’usurpateurs cruels, ou d’hommes lâches. » (p.11) Il copie quasiment le philosophe genevois (O.C., IV, p. 276) lorsqu’il fait cette comparaison entre les oliviers et les hommes : « Les oliviers, plantés trop près les uns des autres, réussissent mal. […] Il en est de même des hommes ; ils doivent ménager entr’eux une certaine distance ; ils se corrompent et périssent avant le temps, quand ils s’obstinent à demeurer en grand nombre dans une petite enceinte. » ( p.84) Maréchal ne se contente pas de paraphraser R. Il tente également de justifier le comportement du philosophe. Il explique l’ingratitude de R. par sa condamnation de la société civile qu’il fait sienne : « Renfermé au sein de sa famille, l’homme a tout ce qu’il lui faut sous sa main ;  […] S’il est doux de recevoir des services d’autrui, il est plus doux encore d’être tout-à-la fois son bienfaiteur et son obligé. C’est alors que la reconnaissance ne saurait être un fardeau. Dans la société civile, il arrive souvent que les bienfaits pèsent, parce que les bienfaiteurs font rougir. Et voilà pourquoi J.-J. R fut soupçonné parfois d’être ingrat. » (p. 120.) Maréchal cultive un véritable culte pour R. et il est certain qu’il a lu de près les textes du philosophe qu’il a tendance à paraphraser. Il ne partage pourtant pas toutes les opinions du philosophe. En matière religieuse, Maréchal affirme avec ostentation son athéisme. Il ne cache pas non plus son amour du théâtre et s’emporte contre les sentiments patriotiques contraires à la nature : « L’amour de la patrie n’est point dans la nature. Il n’est pas naturel qu’une mère se réjouisse de la mort de son fils. » (p. 21.) On est ici assez loin des idées du genevois. Maréchal ne cherche pas à comprendre les contradictions de R. Il pense qu’il faut choisir entre la nature et la société, « être bon père ou bon citoyen ». A aucun moment, il ne s’interroge sur le parallèle que R. établit implicitement entre le gouverneur dans l’Emile et le législateur du Contrat social. Lorsque Maréchal affirme que l’homme n’est point destiné à la société civile, il oublie que Emile est éduqué pour vivre parmi les hommes : « Emile n’est pas fait pour rester toujours solitaire ; membre de la société il en doit remplir les usages. Fait pour vivre avec les hommes il doit les connaître. » (O.C., IV, p. 654.) Maréchal caricature, parfois grossièrement, la pensée de R. Il en retient essentiellement l’idée de la formation des premières sociétés sous la forme de familles dans le deuxième discours. Mais ce qui n’était chez « l’Epictète genevois » qu’une hypothèse devient chez son disciple un modèle social à établir. S’il a subi une forte influence de l’Emile, il en donne souvent une lecture un peu superficielle même dans son Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes publié en 1801 qui cite à la page 45 la Lettre à D’Alembert. L’admiration profonde de Maréchal à l’égard de J.-J. rencontre pourtant un obstacle, celui de la religion, seule ombre sombre au tableau. Dans Pour et contre la Bible publié en 1801, Maréchal morigène son maître « le plus éloquent mais non le plus sage des écrivains[…]. Certes ! J.-J.R. avait le délire quand il consacrait à la mémoire de Jésus deux ou trois belles pages que l’on connaît ».(Fusil, p. 102.) Un an auparavant, Il faisait néanmoins figurer R. dans son Dictionnaire des athées anciens et modernes au même tite d’ailleurs que Bossuet et Pascal. R. se trouvait donc en très bonne compagnie.  

Bibliographie : Maurice Dommanget, Sylvain Maréchal, l’égalitaire, l’homme sans Dieu, sa vie, son oeuvre, Spartacus, 1974, 518 p. – M. Dommanget, « Sylvain Maréchal » dans Les grands socialistes et l’éducation, de Platon à Lénine, P., Armand Colin, 1970, p. 99-117 – C-A Fusil, Sylvain Maréchal ou l’homme sans Dieu, P., Plon, 1936, 275 p. – M. Sylvain, Le Tombeau de J.-J.R., Réédition dans Etudes J.-J.R, 3, 1989, p.195-202. – M. Maréchal Correctif à la Révolution, P., 1793, 314 p.

                                                                                                                     [Pascale Pellerin]

MAURIAC, François

(Bordeaux, 1885 – Paris, 1970)

Fils d’un propriétaire de vignobles, Mauriac perd son père à l’âge de vingt mois. Après des études à la faculté des lettres de Bordeaux et l’obtention d’une licence, il part à Paris avec l’ambition de devenir écrivain. Il débute sa carrière littéraire en 1909 par la publication de poèmes mais ne rencontre la notoriété qu’après la guerre grâce aux romans. C’est à cette époque qu’il fréquente de près des écrivains et des intellectuels qui veulent prêcher une renaissance de la foi catholique. Robert Vallery-Radot, l’un des principaux initiateurs de cette nouvelle croisade, royaliste proche de l’Action française, n’apprécie guère les philosophes des Lumières. Sous l’Occupation, il mène avec acharnement la guerre contre la franc-maçonnerie. Mauriac rencontre aussi à Paris Marc Sangnier, le fondateur du Sillon, mouvement démocrate-chrétien, qui lui fait prendre des distances avec son milieu catholique traditionaliste d’origine. En 1930, Mauriac publie un essai critique, Trois grands hommes devant Dieu, dont l’un des chapitres est consacré à R. Il interroge les rapports de l’écrivain avec le christianisme et s’intéresse tout d’abord aux Confessions. Mauriac remarque le statut ambivalent de R. dans le monde moderne, « ce maître de mensonge et d’orgueil [qui] trouve parmi nous ses vrais fidèles. Que J.-J., aujourd’hui suscite amour ou haine, nous l’aimons comme nous-mêmes, nous le haïssons comme nous-mêmes. La tendresse qu’il nous inspire ne nous défend pas d’une parfaite lucidité. » (p. 29) S’il est impossible, pour Mauriac, de ne pas ressentir de « haine et de dégoût » pour J.-J., il est tout autant impossible de ne pas éprouver, à son égard, une certaine complicité « pour son attitude intérieure, une certaine complaisance irritée à être soi-même ». R. nous avoue ses fautes tout en niant sa culpabilité, qu’il rejette sur la société, et nous lègue ainsi un bel exemple de sincérité facile, pure et sans tâche. Mauriac est sévère à l’égard du philosophe. Il fustige sa haine pour les Grands, dénonce « l’envie, cette basse passion de l’égalité qui […] existe tout entière déjà chez R. » et fait de Robespierre le plus grand fils spirituel de R. Mais le véritable crime du philosophe n’est pas tant d’avoir détruit la conscience que de l’avoir corrompue. Mauriac nie toute collusion entre R. et le christianisme. En bon chrétien cultivant l’humilité et « la haine de soi-même », il ne peut pardonner à J.-J. sa « satisfaction à être lui-même ». Ces attaques contre le citoyen de Genève ne sont pas nouvelles ni bien originales. Elles trouvent leur source dans la critique du romantisme au XIXe siècle. Mauriac y apporte pourtant un bémol. Outre qu’il reconnaît un profond talent à l’écrivain, à l’« artiste qui a empoisonné le monde », il se montre réticent à considérer R. comme la cause de l’avilissement de la conscience moderne : « R peut être le père du monde moderne, mais c’est d’abord le monde moderne qui a secrété R. » Mauriac, dont la majeure partie de l’œuvre révèle une obsession des sens et du péché, reste sensible devant l’image d’un être souffrant qui se débat au milieu de ses abjections pour atteindre une certaine grâce. Et il reconnaît par ailleurs que « c’est à R. que nous devons en partie l’éveil religieux du XIXe siècle. » (p. 51.) Une passion agite Mauriac lorsqu’il parle de J.-J. car « J.-J. est près de nous, ce n’est pas assez dire : il est l’un de nous ». (p. 29) Dans le deuxième chapitre de son essai su R., Mauriac revient sur le mode vie solitaire du citoyen de Genève lorsqu’il entame la rédaction des Rêveries. Il explique sa nécessité de vivre seul par son penchant puissant à la paresse, à l’inaction et à l’immobilité et affirme sans détours que « sa solitude n’est qu’un aspect de son orgueil […] car son moi gonfle démesurément jusqu’à recouvrir le monde ». La folie de R. provoque chez Mauriac « un ennui invincible » qui l’a toujours défendu « contre le charme puissant de J.-J. ». En revanche, et il est là, sans doute, plus rousseauiste que jamais, la maladie du citoyen de Genève lui inspire de la pitié et il s’identifie peu ou prou à lui. En 1932, un an avant son élection à l’Académie française, dans son introduction à ses Commencements d’une vie, Mauriac s’interroge sur l’écriture des mémoires, et leur rapport à la vérité. Sans s’attarder très longtemps sur R. , il explique ce qui fascine tant chez ce type d’écrivains car écrit-il, « même un auteur qui se couvre de boue et qui décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de gagner les cœurs par son audace.[…] On trouvera mille raisons de l’absoudre sans révéler la véritable : c’est celui qui confesse tout, aide au soulagement de ceux qui n’avouent rien. » (p. 127.) Simultanément, Mauriac affirme sans cesse qu’il ne se laisse pas emprisonner par le charme de la confession et qu’il sait décrypter derrière le mensonge de l’écriture autobiographique la vérité de l’être : « Les véritables visages de R., de Chateaubriand, de Gide, se dessinent peu à peu dans le filigrane de leurs confessions et mémoires. Tout ce qu’ils escamotent (même si c’est le bien), tout ce sur quoi ils s’appuient (même si c’est le mal) nous aide à retrouver les traits qu’ils ont mis, parfois, beaucoup de soin à brouiller. » (p. 128.) Dans le premier volume de son Journal publié en 1934, Mauriac revient une fois de plus sur les Confessions et les Rêveries, les textes de R. que l’on relit le plus facilement « parce que l’homme s’y retrouve tout entier ». (p. 44.) Car ce qui intéresse Mauriac, chez R., ce n’est pas l’écrivain mais l’homme, « car la postérité qui se souvient des grands auteurs rejette souvent le plus gros de leurs œuvres. J.-J.R. nous intéresse plus que l’Emile, que la Nouvelle Héloïse. […] le roman qu’il a vécu nous retient davantage que tous ceux qu’il a pu écrire, et nous écartons la foule importune de ses héros inventés pour atteindre l’adolescent à qui Mme de Warens donnait des leçons ». (Journal, III, p. 296.) L’attitude de Mauriac à l’égard de R. révèle un sentiment très contradictoire, mélange de rejet violent, trace de l’influence de l’éducation religieuses stricte que lui dispensa sa mère, et d’attirance profonde voire parfois d’identification au citoyen de Genève lorsqu’il essaie d’échapper à son milieu d’origine. Mauriac regarde dans R. le spectacle de ses propres combats. Au milieu des années trente Mauriac s’éloigne de plus en plus de ses origines, cette fois-ci, sur le plan politique. Il soutient les républicains espagnols et s’engage du côté des résistants durant les quatre années d’occupation de la France par les armées nazies. Il devient membre du comité national des écrivains dès sa création au printemps 1943. Proche d’Henri Guillemin, il commente dans le Figaro du 19 mai 1942, son essai, Cette affaire infernale qui relate la rupture entre David Hume et R. dans lequel Guillemin dénonce Voltaire et le clan des encyclopédistes et les accuse d’avoir fomenté un complot contre le citoyen de Genève. Mauriac défend pleinement la thèse d’Henri Guillemin et défend R. le « persécuté » contre ses détracteurs. Il regrette au préalable sa dureté envers le malheureux J.-J. Et sa « plaidoirie » pour le malheureux philosophe constitue tout d’abord une plaidoirie prodomo : « Nous aurions mauvaise grâce à nier le complot des Encyclopédistes contre J.-J., alors que ce complot dure encore, que tous plus ou moins nous y avons trempé, et qu’à l’occasion, beaucoup d’entre nous ne se sont pas privés de jeter des pierres au pauvre « citoyen », comme firent les habitants de Motiers-Travers.

Ayant relu ces jours-ci deux préfaces que j’écrivis, il y a une dizaine d’années pour les Confessions et pour les Rêveries, je m’étonnais moi-même de ma dureté envers un écrivain à qui j’ai de si grandes obligations, comme d’ailleurs tous ceux qui, après lui, se sont mêlés d’écrire. Le complot des amis est devenu un complot des descendants, un complot de famille. Car nous sommes presque tous de sa famille ». Il rappelle la modernité des Confessions, « l’ouvrage immortel, le seul que nous relisons ». Mais la défense de R. est aussi un engagement politique et Mauriac n’oublie pas la Résistance : « Oui, nous aurions toutes les raisons du monde d’être indulgents à J.-J. persécuté. Mais d’abord, hommes du XXe siècle, accablés de plus de maux qu’aucune génération humaine n’en a supportés, nous sommes dominés par le « c’est la faute à R. » qu’on nous serine depuis l’enfance. […] Et puis nous avons appris à nos dépens combien est suspecte cette hâte de certains à se décharger sur les écrivains des responsabilités qu’ils ont eux-mêmes encourues. Au lendemain d’une catastrophe historique, les fautes commises dans le concret sont payées sur le plan spirituel, pour le plus grand bénéfice des incapables, des négligents et des traîtres. » Mauriac s’en prend indistinctement à ceux qui n’on pu empêcher la victoire nazie sur les démocraties occidentales, à ceux qui, à Vichy, ont légitimé leur arrivée au pouvoir en rendant les écrivains responsables de la défaite et aux traîtres qui collaborent avec l’occupant. Et il conclut son article par ce constat : « C’est presque toujours ce qu’il y a de meilleur en nous qui nous attire la haine du monde : l’affaire R.-Hume illustre admirablement cette vérité. » Pour qui sait lire entre les lignes, Mauriac s’identifie peu ou prou à J.-J. et rend hommage à la Résistance, à « ce qu’il y a de meilleur en nous », ce nous qui représente l’ensemble de ceux qui luttent pour la libération du territoire national et contre la barbarie nazie. R. se retrouve enrôlé dans le camp de la Résistance. En 1942, Mauriac publie également un roman chez Grasset, La Pharisienne, qui rend indirectement hommage à R. à travers le personnage d’un prêtre, l’abbé Calou, dont la bonté est sans bornes. Cet abbé subit les persécutions de l’héroïne du roman, Brigitte Pian, une hypocrite qui se targue d’observer les règles de la religion et qui le qualifie de « vicaire savoyard ». Après la guerre, Mauriac revient sur R. dans le premier tome de son Bloc-notes. Le 19 mai 1954, plongé dans la Vie de Samuel Johnson de James Boswell, parue en 1791, il se remémore la haine qu’inspire au moraliste anglais le citoyen de Genève et qu’avait souligné Henri Guillemin dans Cette affaire infernale. Dans le deuxième tome, en pleine guerre d’Algérie contre laquelle Mauriac proteste énergiquement dans l’Express, commentant des propos du comte de Paris le 11 avril 1958 sur la perte des colonies, il mentionne R ,l’un des responsable de la décolonisation en Algérie : « Pour l’Algérie, ce sera encore la faute à Voltaire, la faute à R., la faute, proclame le chef de la Maison de France, « des malades de la volonté, des maniaques du scrupule ou des masochistes de l’humiliation ». ( p. 59.) En 1959 Mauriac publie ses Mémoires intérieurs où il mentionne R. à plusieurs reprises pour réaffirmer que le citoyen ne survivra que par les ouvrages dans lesquels il s’est peint. Il classe définitivement R. à gauche de l’échiquier politique : « Nous nous interrogeons souvent sur ce qui sépare essentiellement la droite de la gauche. Je vois d’abord cette ligne de partage : il y a ceux qui font follement confiance à l’homme, la postérité de R. ; et les sages qui s’en méfient, mais dont la méfiance a vite fait de tourner au mépris. » (p. 129.) Par ses positions politiques, « par son œuvre autobiographique, Mauriac n’est-il pas en fin de compte, lui aussi, un des fils de J.-J. ? »

Bibliographie : J. Jurt, « J.-J. R., créateur de l’autobiographie moderne, et François Mauriac » dans Mémoires et autobiographie, Actes du colloque de Fribourg, 1990, Recherches et Travaux, hors-série, n°11, 1993, p. 15-28. – F. Mauriac, Trois grands hommes devant Dieu, Molière, J.-J. R., Gustave Flaubert, Paris, éditions du Capitole, 1930, p. 29-76. – F. Mauriac, Commencements d’une vie, dans Œuvres complètes, tome IV, Fayard, s.d. – F. Mauriac, Journal I, Journal II, dans Œuvres complètes, tome XI, Fayard, s.d. – F. Mauriac, Bloc-notes, tome I, 1952-1957, Seuil, Essais, 1993, 583 p. – F. Mauriac, Bloc-notes, tome II, 1958-1960, Seuil, Essais, 1993, 545 p. – F. Mauriac, Mémoires intérieurs, tome XVI, Paris, Flammarion, 260 p.

                                                                                                                          [Pascale Pellerin]

MAURRAS Charles

(Martigues, 1868-Tours, 1952.)

Né dans une famille de la petite bourgeoisie provençale – son père était percepteur –, Maurras subit des influences contradictoires. Alors que son père avait été libéral et romantique, sa mère était dévote et royaliste et l’emprise de sa famille maternelle explique en grande partie sa conversion aux idées royalistes. Le jeune Charles fit de brillantes études au collège religieux d’Aix-en-Provence mais perd la foi chrétienne et connaît les premiers symptômes d’une surdité qui constitue le drame de sa vie. Cette infirmité nourrit sa révolte et sa rancune envers toute idée de justice et d’égalité naturelle. Face à ce désordre organique et cette présence du mal à l’intérieur de sa propre chair, Maurras se fait l’apologiste de l’ordre, de la discipline et de la tradition. Sa hantise du chaos prend entre autres sa source devant l’injustice qui l’a frappé à l’âge de l’adolescence. Arrivé à Paris à l’automne 1886, il subit l’influence de Renan, de Taine et baigne dans cet univers de décadence et de pessimisme qui suit la défaite de 1870. Dès 1905, dans son Avenir de l’Intelligence, il s’en prend à R., qui « usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu’il n’était même point le sujet du roi, ni membre d’aucun grand Etat militaire faisant quelque figure dans l’Europe d’alors. » ( p. 27.) Il s’en prend déjà à la figure de l’écrivain apatride, celui qui a corrompu le goût classique. Eugen Weber, dans son ouvrage sur l’Action française nous rappelle que Maurras « était venu à la politique par l’esthétique, et que sa théorie de la société et de la politique était née de sa critique littéraire » (p. 97.) C’est le romantisme qui, parce qu’il a gâté le style classique du Grand siècle et la tradition littéraire française, constitue la première cible de Maurras. Il découvre alors que la perversion du style classique français prend ses racines dans cette maladie que représente pour lui l’individualisme, source de tous les maux : « L’individualisme religieux s’appelle la Réforme ou le libre examen ; l’individualisme politique s’appelle la révolution ; l’individualisme dans l’art, c’est le Romantisme. » (Démocratie religieuse, p. 238.) S’il est un auteur français qui incarne et résume à ses yeux ces trois illustrations de l’individualisme, c’est bien R. Maurras rappelle constamment les origines protestantes du philosophe genevois qui expliquent à la fois ses idées politiques et le style, qu’il juge abject, des Confessions. R. est tout d’abord coupable parce qu’il a corrompu le goût classique. Maurras s’appuie sur l’ordre et la tradition issus du monde gréco-latin et rejette toute influence germanique : « R. est bien plus qu’un Suisse, c’était la Suisse, ou pour mieux dire toute la Germanie, toute l’Europe anglo-saxonne, [...]. C’était la Nouvelle Judée inspirée par Luther et Calvin, que répétait la prédication de R. »  (Action française du 13 juin 1912.) L’influence de R. sur l’Allemagne sera une pièce maîtresse dans le procès que Maurras intente au philosophe genevois. Il dénonce constamment l’empreinte de ses idées sur Kant, sur Fichte et même sur Hitler. (Action française du 25 février 1940.) C’est avec une rage tenace que Maurras proteste contre le bicentenaire de la naissance du philosophe en 1912. Il s’en prend violemment au « misérable R. » dévoré par une « rage mystique [...] Folie, sauvagerie, ignorance, singularité, solitude, orgueil et révolte, voilà ce que l’aventurier nourri de la moelle biblique érigea sur l’autel sous le nom de vertu. » R. prend la figure du métèque, « un de ces énergumènes vomis du désert, affublés d’un vieux sac, ceints de poils de chameau [qui] promenaient leurs mélancoliques hurlements à travers les rues de Sion »  ( Ce texte publié une première fois en 1889 fut reproduit dans les Monods peints par eux-mêmes puis dans la Revue critique des Idées et des Livres du 25 juin 1912 avant d’être reproduit dans le n° 7 des Cahiers Charles Maurras) L’Action française consacre tout le mois de juin 1912 à ses attaques contre R. Maurras publie ainsi plusieurs éditoriaux aux titres tonitruants : « Un ennemi de la France », le 13 juin suivi du « Mal à la tête » le 27. Maurras ne cesse de dénoncer les images du philosophe apatride et cosmopolite qui détruit l’unité et la tradition françaises, celles du Métèque, du Juif et du protestant qui sert la politique allemande. Maurras accusera R. d’être responsable du désastre de 1940. En 1936, il qualifie le philosophe de « philoboche ». Il ajoute plus loin : « L’espèce de métamorphose intellectuelle opérée par J.-J. contre la civilisation au profit de la barbarie, pour les peuples enfants contre les races évoluées et perfectionnées, pour le sentiment brut contre la politesse des idées et des mœurs, tout ce chœur de déraisons sophistiques ouvrait à l’Allemagne une nouvelle carrière qui lui donnait des raisons de s’aimer et de s’estimer qu’elle n’avait pas imaginées jusqu’alors. » (Action française, 30 mars 1936) Dans son essai Poésie et Vérité paru en 1944, Maurras republie un de ses articles de L’Action française du 16 avril 1942 qui, tout en répondant à Henri Guillemin qui défend l’image religieuse de J.-J., s’en prend violemment au philosophe genevois : « Je hais dans R. le mal qu’il a fait à la France et au genre humain, le désordre qu’il a apporté en tout et, spécialement, dans l’esprit, le goût, les idées, les mœurs et la politique de mon pays. Il est facile de concevoir qu’il ait dû apporter le même désordre sur le plan religieux.  » Car Maurras s’en prend régulièrement au christianisme de R. qui a marché contre l’Eglise romaine, (Action française, 12 mai 1938.) « un christianisme inorganique et non catholique, dont les membres épars se retrouvent chez J.-J. et chez Robespierre ». (Action française, 3 juillet 1944.) Dans Poésie et vérité, il vitupère rageusement contre l’individualisme anarchique de R. « le cas-type de l’insurgé contre toutes les hiérarchies » et compare le philosophe aux faux prophètes juifs. Il rappelle la responsabilité de R. dans la chute de l’Ancien régime et revient sur les Confessions, « ce livre où l’humilité sent la révolte ! Il m’a toujours donné un malaise affreux. [...] Je dois dire que l’épisode de Mme de Warens me lève le cœur ; ni le nom de « maman » qu’il donne à sa maîtresse, ni le trépas odoriférant de la dame initiatrice, ni le récit de tout cela, écrit, signé et publié, ne peut manquer de m’administrer, à chaque lecture, un égal sentiment de l’odieux, du ridicule et du dégoût. » Maurras accumule les chefs d’accusation contre le Genevois, individualisme, totalitarisme, jacobinisme, anti-catholicisme, germanisme, sémitisme, etc. R. reste à ses yeux le principal inspirateur de la Révolution française : « Que R. ait été tout ce qu’on voudra, il n’est pas niable qu’il est à l’origine de notre première Révolution, celle qui a emporté tous nos premiers remparts ». En 1948, Maurras réitère ses accusations contre J.-J. : « R. a été, selon nous, la cause « formelle » de la Révolution ; il en a été l’âme et le génie ». (Réflexions sur la Révolution de 1789, p. 37.) Le rejet de la Réforme, de la Révolution et du Romantisme constitue la quintessence de la critique maurrassienne. Il faut y ajouter ses assauts répétés contre les idées pédagogiques de l’auteur de l’Emile. En tout premier lieu la notion de bonté naturelle : « Quant il n’a pas reçu une éducation régulière, [...] quand il n’a pas été initié à la civilisation, l’enfant n’est pas doux, l’enfant est même cruel. [...] Notre génération, qui a pris ses lueurs chez le fou J.-J. [...] en est arrivée à ne plus comprendre ce qui se passe de plus naturel sous nos yeux ». Il s’appuie sur l’enfance même de R et ses impulsions violentes : « Le tableau que les Confessions nous donnent [...] permet de dire que ces fureurs, non seulement n’attendent pas la croissance, mais la devancent dès le début de l’être ». (Action française, 17 juin 1937.) Le pédagogue subit une fois de plus les foudres du critique. Mais derrière cette haine quasi obsessionnelle se cache pourtant une attirance parfois mal dissimulée pour J.-J., l’ennemi n°1. Maurras ne conteste pas le génie de R. C’est ce génie même, efficace et dangereux, qui exige à ses yeux un contre-poison à la hauteur de sa malfaisance. 

Bibliographie : Helmut Heydemann, « Rousseau et la contre-révolution : de Rivarol à Charles Maurras », Etudes maurrassiennes, Aix-en-Provance, n°3, 1974, p. 69-80. – Maurice Jallut, « L’Oeuvre de Charles Maurras et les manuels d’histoire des Idées politiques », Cahiers Charles Maurras, n°7, février 1963, p. 2530. – Tanguy L’Aminot, Images de J.-J. R de 1912 à 1978, Oxford, Voltaire foundation, 1992, 798 p. – T. L’Aminot, « J.-J. R face à la droite française 1940-1944 », Studies on Voltaire, n° 242, Oxford, Voltaire Foundation, 1986, p. 473-489. – Charles Maurras, « A propos du centenaire de J.-J. R », Cahiers Charles Maurras, n° 7, février 1963, – C. Maurras, L’avenir de l’intelligence, Paris, Editions du Trident, 1988, 157 p. – C. Maurras, Dictionnaire politique et critique, complément établi par les soins de Jean Pélissier, Paris, Cahiers Charles Maurras, 31 fascicules. – C. Maurras, La démocratie religieuse, Paris, Nouvelles éditions latines, 1978, 578 p. – C. Maurras, Mes idées politiques, Paris, Arthème Fayard, 1937, 295 p. – C. Maurras, Réflexions sur la Révolution de 1789, Paris, Editions Self, 1948, 239 p. – Paul Renard, L’Action française et la vie littéraire française (1931-1944), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2003, 216 p. – Bertrand Renouvin, « Maurras républicain ? » dans Nation et République : les éléments d’un débat, Actes du colloque de Dijon des 6-7 avril 1994, Presses universitaires d’Aix-en-Provence, 1995, 390 p. – Raymond Trousson, Défenseurs et adversaires de J.-J. R, d’Isabelle de Charrière à Charles Maurras, Paris, Champion, 1995, p. 313-324. – Eugen Weber, L’Action française, Fayard, collection Pluriel, 1985, 685 p.

                                                                                                         [Pascale Pellerin]

 

 

 

Nam Phong

[nom composé de deux caractères chinois : (nam) = Sud ; (phong) = vent]

 

Nam Phong est une revue mensuelle créée au Tonkin le 1er juillet 1917 sous le contrôle des autorités coloniales françaises, et plus spécialement de la Direction des Affaires Politiques et Indigènes.

A ses débuts, il s’agissait d’un recueil de propagande française en langue vietnamienne, intitulé « L’information française » et dont la rédaction fut confiée à Phạm Quỳnh et Nguyễn Bá Trác. Le titre littéraire de « Nam Phong » venait doubler le titre original afin de plaire au public lettré visé par la revue ; en effet, « Nam Phong » est le titre et le thème d’une poésie attribuée à un célèbre empereur chinois, datant de plus de deux millénaires avant notre ère, dans laquelle il était question des influences favorables portées par le « Vent du Midi » : à travers cette revue, l’administration coloniale souhaitait ainsi montrer aux érudits vietnamiens la supériorité de la civilisation méridionale gréco-latine sur celle des pays germaniques, alors que toutes les forces françaises étaient engagées à lutter contre les Allemands depuis déjà trois longues années.

La guerre terminée, le contrôle exercé par la Direction des Affaires Politiques et Indigènes sur la revue avait cessé ; dès lors Phạm Quỳnh (1892-1945) assuma seul la direction de Nam Phong, en lien avec l’AFIMA (Association pour la Formation Intellectuelle et Morale des Annamites). Nam Phong s’inscrivait dans une certaine continuité avec la revue Ðông Dương Tạp Chí, puisqu’elle abordait tout comme elle des questions d’actualité, de littérature, de philosophie, de sciences, et qu’elle oeuvra également au développement du quốc ngữ (la forme romanisée de la langue vietnamienne) et à la formation d’une littérature nationale. La grande différence avec Ðông Dương Tạp Chí réside dans le fait que Phạm Quỳnh privilégiait l’aspect informatif, littéraire et philosophique pour s’adresser à des élites, à un public lettré déjà formé dans les principes confucéens. A partir de 1927, Nam Phong s’est dotée de sa propre collection d’ouvrages de vulgarisation, le Nam Phong Tùng Thư, une bibliothèque de « culture franco-annamite » se proposant de « vulgariser, pour les mettre à la portée du public lettré de ce pays, la philosophie, la littérature, l’art français ». Phạm Quỳnh justifiait ainsi la création de cette nouvelle bibliothèque de vulgarisation :

« Les « idées nouvelles » ont jusqu’ici pénétré en Annam par le canal des publications chinoises. C’est dans des traductions chinoises que nos lettrés ont connu Rousseau, Voltaire, les écrivains de l’Encyclopédie et de la Révolution. Ces traductions sont loin d’être fidèles et elles sont souvent tendancieuses. Il est temps de donner à nos intellectuels le moyen de puiser la culture française à sa source même » (note du 16 décembre 1926).

Nam Phong (dont le sous-titre était : « Văn-học Khoa-học tạp-chí » / Văn học = littérature; étude de la littérature ; Khoa học = science ; scientifique ; tạp chí = revue) continua d’être publiée jusqu’au 16 décembre 1934 (le n°210 étant le dernier numéro de la revue), même si entre temps Phạm Quỳnh, qui avait été nommé directeur du Cabinet impérial de l’empereur Bảo Ðại deux ans plus tôt, puis ministre de l’Education nationale en mai 1933, n’avait plus autant de temps à lui consacrer.

Vu les objectifs de la revue, il n’est pas surprenant d’y rencontrer des références à J.J. Rousseau, par exemple :

* En avril 1926 (n°104) :

- Lịch-sử và học-thuyết của Rousseau (Lư-thoa), pp.207-225

[Histoire et doctrine (ou système) de Rousseau]

- Trích-dịch các sách của Rousseau, pp.226-233

[Traductions d’extraits de livres de Rousseau]

* En mai 1926 (Tome XVIII, n°105) :

Critique sur Rousseau, pp.352-354

[Traduction avec commentaires des extraits d’un livre de Jules Lemaistre sur Rousseau, qui conclut à « l’attrait de l’absurde » pour y voir le caractère essentiel de la philosophie de J.J. Rousseau >>> informations relevées dans la notice 940 de l’« Index du Nam Phong » (de Phạm Thị Ngoạn)].

Repères biographiques pour Phạm Quỳnh :            

Né le 17 décembre 1892 dans la région de Hanoi, Phạm Quỳnh fut un brillant élève du Collège des Interprètes de Hanoi (premier de sa promotion, il en sort diplômé en juin 1908) ; il fut nommé élève secrétaire à l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) en septembre 1908 et y travailla jusqu’en 1917. En 1913, il fit paraître ses premiers articles dans la revue Ðông Dương Tạp Chí ; à partir de juillet 1917, il devint rédacteur en chef de la revue Nam Phong. En 1931, l’AFIMA, dont il était le secrétaire général depuis sa fondation en mai 1919, publia le premier « dictionnaire vietnamien » sur la base des articles lexicologiques parus dans la revue Nam Phong. Il fut nommé directeur du Cabinet Impérial le 2 mai 1932, puis directeur du Cabinet civil de l’empereur Bảo Ðại avec rang de ministre, le 11 novembre 1932. Il devint Ministre de l’Education Nationale le 2 mai 1933, puis Ministre de l’Intérieur le 12 mai 1942. Enlevé par un groupe de révolutionnaires à son domicile de Huế le 23 août 1945, il fut exécuté quelques jours plus tard.

Bibliographie recommandée pour Nam Phong :

Phạm Thị Ngoạn, Introduction au Nam Phong, BSEI, Nouvelle série – tome XLVIII, n°2-3-2e et 3e trimestres, Saigon, 1973, pp. 175-500.

Phạm Thị Ngoạn, Index analytique du Nam Phong, thèse de 3e cycle, Paris 7, 1978, 2 vol., 677 p. et 636 p.

 

[Emmanuelle AFFIDI, juillet 2010]

 

 

 

NAVILLE, Pierre

(Paris, février1904- Paris, avril 1993)

Elevé dans une famille dont le père, banquier protestant d’origine genevoise, fut très lié à André Gide, Pierre Naville évolue dans un milieu cultivé. Jeune étudiant, il codirige avec Benjamin Péret la Révolution surréaliste avant d’adhérer au parti communiste dont il est exclu en 1928 en raison de sa sympathie pour Trotsky. Naville devient, dès lors, jusqu’en 1939, une figure dirigeante du mouvement trotskiste. Mobilisé en septembre 1939 puis fait prisonnier, il est libéré en janvier 1941. Durant sa captivité, il tient des carnets où il évoque R. qu’il rattache au mouvement encyclopédiste : « son immense mérite tient d’ailleurs aussi à sa collaboration avec Diderot ; ses ouvrages les plus importants sont des encyclopédies de la pédagogie (Emile), et de l’économie sociale (Contrat social). Dans les Confessions, on ne va chercher que le très secondaire. » C’est le R. sociologue et pédagogue qui retient l’attention de Naville. Durant l’Occupation, Pierre Naville travaille à un gros ouvrage sur d’Holbach qu’il publie en 1943. Bien qu’il concentre son travail sur la philosophie matérialiste des Lumières, il ne cache pas son intérêt pour les idées politiques et sociales de R. ni sa tendresse à l’égard de l’écrivain. Ce qui sépare d’Holbach de R., nous explique Naville, c’est tout d’abord, la situation sociale. Le genevois éprouve de la répugnance à l’égard de la richesse du baron. Mais c’est la publication de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile qui provoquera la séparation définitive. Naville ne cache pas la responsabilité de J.-J. mais il rend hommage à sa bonne foi puisque « les Confessions s’expliquent sur ce point avec beaucoup de simplicité et de sincérité ». Quant à la rupture de R. et de Hume, il ne prend pas réellement parti mais reconnaît la dureté de Diderot envers son ancien ami dans l’Essai sur le règne de Claude et de Néron. Naville ne manque pas de rappeler à plusieurs reprises que le matérialiste d’Holbach rejette les « théories démocratiques et républicaines […] de Morelly mais surtout de R. Le Contrat social fondant la démocratie directe et le suffrage universel n’est pas son affaire. » Et à la fin de son essai, il affirme que « les formules audacieuses de la République étaient plus proches du Contrat social que de la Politique naturelle. » Sur le plan politique, nul doute qu’il se sente plus proche d’un R. que d’un d’Holbach. Dans ses Mémoires publiées en 1987 où Naville commente ses carnets de captivité, il revient encore sur R. qui fut l’un de ses écrivains favoris au moment où, jeune adolescent, il s’interroge sur les mécanismes de la Grande Guerre : « C’est ce qui me portait à lire, de préférence, des auteurs dont je n’entendais guère parler autour de moi, Pascal et R. en tête. […] J.-J., parce qu’au-delà du genevoisisme dont je portais comme lui certains stigmates, il faisait état de poussées passionnelles enthousiastes, d’une sincérité si souvent effacée au profit des bonnes mœurs, que j’en recueillis les ferveurs plus chaleureusement que les jérémiades endolories à l’ordre du jour. » Cette ferveur adolescente fait place à une lecture plus critique mais un peu superficielle du philosophe genevois qu’il nous livre dans ses réflexions sur le paradis perdu : « Il n’y a pas lieu de se demander si « l’homme » était d’abord bon ou méchant, […] question qui a trouvé dans Pascal et R. des réponses émouvantes mais parfaitement erronées. » Plus original le fait qu’il place le bonheur pour R., dans la société civile, « grâce aux bienfaits de la science et des lumières. » Naville invite à une relecture de R, le R qui lui tient le plus à cœur, le R. philosophe, auteur du Contrat social. Ce qui n’empêche pas Naville d’éprouver également une tendresse spontanée pour l’écrivain et de ressentir souvent de véritables émotions à la lecture de son œuvre. En 1988, Naville publie un essai sur Thomas Hobbes, l’un de ses philosophes fétiches qui lui donne l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur R. Il rappelle ce que le philosophe de Genève doit à l’auteur du Léviathan, qui, selon R, fut « le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait proposé de réunir les deux têtes de l’aigle, et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais Etat ni gouvernement sera bien constitué ».(O.C., III, p. 463.) Mais les commentaires et les critiques de Naville quant à la bonté naturelle de l’individu contraire aux principes de la psychologie humaine, ou ses observation sur la volonté générale réduite à l’opinion de la majorité révèlent une lecture superficielle de R. qui ne prend en compte ni le problème de l’éducation qui doit préserver la bonté naturelle, ni la complexité de la notion de volonté générale qu’on ne saurait confondre avec le suffrage de la         majorité des citoyens. Il reprend la thèse des libéraux du XIXème siècle d’un R. théoricien du totalitarisme, sans la remettre en cause. On est un peu déçu des analyses de Naville sur R. et on attendait une réflexion plus approfondie venant d’un militant et chercheur profondément honnête et courageux qui fut un l’une des grandes figures intellectuelles du vingtième siècle.

Bibliographie : P. Naville, D’Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIème siècle, Gallimard, 1943, rééd 1967 – P. Naville, Mémoires imparfaites, Le temps des guerres, Paris, La découverte, 1987. P. Naville, Thomas Hobbes, Paris, Plon, 1988.

                                                                                                                     [Pascale Pellerin]

 

 

 

Nguyễn Văn Vĩnh

(1882-1936)

 

Nguyễn Văn Vĩnh est né le 15 juin 1882 dans une famille pauvre du Tonkin, la partie septentrionale d’un Việt Nam qui allait bientôt être englobée dans ce qu’il convient d’appeler l’Indochine française. Vers l’âge de huit ans, il commença à travailler au Collège des Interprètes du Tonkin, fondé en 1886 à Yên Phụ, près de Hanoi. Vĩnh aurait ainsi bénéficié des enseignements dispensés dans cette école, en les écoutant du fond de la classe, tout en balayant ou en tirant le panka ; ayant détecté les dispositions intellectuelles exceptionnelles de l’enfant, l’équipe enseignante aurait décidé de prendre en charge sa formation. Diplômé du Collège des Interprètes à 14 ans, Vĩnh fut immédiatement affecté dans l’Administration coloniale, qu’il quitta cependant en 1906 pour se consacrer au journalisme.

Devenu journaliste, puis rédacteur en chef, Nguyễn Văn Vĩnh exprima avec brio ses idées politiques et sa vision culturelle ; francophile et excellent traducteur, il s’affirma également comme homme politique et homme d’affaires de premier plan à Hanoi, avant de faire faillite au début des années 1930, emporté par la tourmente de la grande crise de 1929. Ruiné, il se fit alors chercheur d’or au Laos afin de refaire sa fortune, mais le sort en décida autrement puisqu’il y succomba le 2 mai 1936 des suites d’une dysenterie…

Considéré à tort comme un collaborateur servile de la colonisation française, son œuvre fut longtemps occultée par l’historiographie officielle ; Vĩnh passa toutefois à la postérité pour avoir été l’auteur d’une phrase lapidaire et visionnaire énonçant que l’avenir du Việt Nam, bon ou mauvais, serait lié à l’usage du quốc ngữ (« Nước Nam ta sau này hay dở cũng ở chữ quốc ngữ »). Et l’avenir lui a bien donné raison puisque jusqu’à présent la langue vietnamienne n’est plus écrite que sous sa forme romanisée.

Nguyễn Văn Vĩnh fut un personnage phare de l’Indochine de la première moitié du XXe siècle ; les multiples facettes du personnage en témoignent : il fut tout à la fois un précurseur et un guide dans le monde de la presse et de l’édition, un acteur essentiel du développement du quốc ngữ, un homme de contact, véritable pont entre les cultures vietnamienne et française, un traducteur hors pair et un journaliste de talent, un vulgarisateur éclairé, véritable éducateur du peuple, un patriote francophile, mais également un homme d’affaires (éditeur et imprimeur) et un intellectuel engagé (élu politique, membre de la Ligue des Droits de l’Homme, membre de la Loge Confucius), conscient de ses responsabilités pour l’avenir de son pays.

Il laisse derrière lui une œuvre immense composée de fines analyses littéraires, linguistiques, philosophiques, sociologiques ou politiques, que l’on retrouve au fil des articles qu’il écrivit dans les nombreux journaux et revues auxquels il participa ou qu’il dirigea (parmi lesquels : Ðại Nam Ðăng Cổ Tùng Báo, en 1907 ; Lục Tỉnh Tân Văn, à partir de 1910 ; Ðông Dương Tạp Chí, de 1913 à 1919 ; Trung Bắc Tân Văn à partir de 1915 ; L’Annam Nouveau, qu’il fonda en janvier 1931). Il participa également aux débats d’idées et aux conférences de la Société d’Enseignement Mutuel du Tonkin et de l’école Ðông Kinh Nghĩa Thục.

La partie la plus connue de son œuvre reste cependant ses traductions inégalées des Fables de La Fontaine, des Contes de Perrault, des comédies de Molière (qu’il adapta également à la scène vietnamienne), et de grands auteurs français comme Rabelais, Pascal, Lesage, Hugo, Dumas, etc. Nombre de ses traductions furent publiées ou rééditées dans le cadre de la collection « La Pensée de l’Occident », qu’il codirigeait avec l’administrateur colonial Emile Vayrac à partir de 1926. Vĩnh passa la plus grande partie de sa vie à permettre aux Vietnamiens de mieux comprendre la culture française, en s’appuyant notamment sur la littérature comme passerelle interculturelle. Par l’excellente traduction en français qu’il fit du grand roman national vietnamien, le Kim Vân Kiều de Nguyễn Du, il permit également aux Français de bien mieux comprendre la culture vietnamienne.

Comme nombre de ses contemporains dans une Asie devenue la proie des puissances coloniales européennes, Vĩnh commença par traduire les philosophes des Lumières, parmi lesquels se trouvait bien évidemment Rousseau. Emile Vayrac rapporte à ce propos que Vĩnh avait traduit plusieurs fois le Contrat social avant 1910 : « M. VINH, alors n’avait pas toute la confiance de l’Administration. Il passait pour un peu frondeur, se rangeant dans l’opposition. Il traduisait les philosophes français qui ont préparé la Révolution. Je me suis laissé conter qu’il avait fait six ou sept traductions du CONTRAT SOCIAL, qui couraient sous le manteau. Lui-même ne m’a jamais caché qu’il eût traduit ce livre ; mais il ne m’a jamais avoué cependant qu’il se fût donné tant de peine pour le faire connaître à ses compatriotes ».

[cf. rapport Vayrac du 17 février 1937 – ANOM]

Si Vĩnh traduisit en effet Rousseau ou Voltaire, il ne persévéra cependant pas dans cette voie et opta plutôt pour une littérature qu’un public élargi pouvait aborder ; il ne voulait pas que les idées qu’il cherchait à faire passer par ses traductions soient vides de sens, et c’est pour cela qu’il préféra la simplicité et s’employa à rechercher des passerelles entre les peuples à travers des thèmes et des styles qui existaient déjà dans le fond littéraire populaire vietnamien (fables, contes, comédies, etc.). S’il choisit des textes privilégiant l’ironie, le comique, la critique moqueuse, le bon sens et la morale populaire, cela ne l’empêcha nullement de donner à connaître Rousseau à ses lecteurs dans la revue Ðông Dương Tạp Chí, mais plus dans une perspective pédagogique que politique (cf. ses traductions de passages de l’Emile, par exemple).

 

[Emmanuelle AFFIDI, notice créée en mai 2008, enrichie en juillet 2010

 

 

 

 

NIETZSCHE, Friedrich

(Röcken, Allemagne, 15 octobre 1844 – Weimar, Allemagne, 25 août 1900)

Dans ses travaux, Nietzsche manifeste une connaissance limitée et schématique de l’œuvre de R. Effectivement, le seul philosophe que Nietzsche ait vraiment lu de très près est Schopenhauer. Les deux études biographiques les plus célèbres consacrées à Nietzsche confirment cette connaissance superficielle ou de seconde main : Curt Paul Janz indique seulement que Nietzsche a lu l’Emile à l’âge de 17 ans, lors de l’été 1862 (in : Friedrich Nietzsche – Biographie, Carl Hanser Verlag, München-Wien, 1978, trad. fr : Nietzsche, biographie, tome I, Paris, Gallimard, 1984, p. 97), et Charles Andler précise que, « pour l’essentiel » Nietzsche connaissait le 18e s. français par « les études des frères Goncourt »  (in : Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome trois, Paris, Gallimard, 1958, p. 372 ; cette information est partiellement confirmée par la présence des volumes deux et trois de leur Journal dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche). Eric Blondel, spécialiste français de Nietzsche qui a également écrit sur R. (Rousseau, Paris, Ellipses, 2000), insiste sur le fait que l’on a simplement trouvé Les confessions dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche (in : « Nietzsche contra Rousseau : Goethe versus Catilina ? », History of European ideas, Vol. 11, pp. 675-683, 1989 (article rédigé en anglais), p. 675). Pour autant, afin de construire sa propre pensée, Nietzsche est en débat avec un R. simplifié.

Cette schématisation souvent brutale est bien une carence, d’autant plus surprenante que Nietzsche est conscient de la nécessité de distinguer R. du « Rousseau mythique que l’on avait imaginé d’après l’impression laissée par ses ouvrages (on pourrait presque dire encore par ses ouvrages mythiquement interprétés) » (Humain, trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », § 216, Œuvres philosophiques complètes, III 1, Paris, Gallimard, 1988, trad. fr. Robert Rovini revue par Marc de Launay). Cette simplification est cependant caractéristique d’un mode de lecture assumé, et en un sens constitué en méthode. Ainsi, à propos des Présocratiques qu’il tente de présenter, Nietzsche écrit : « Je raconte en la simplifiant [vereinfacht] l’histoire de ces philosophes : je ne veux extraire de chaque système que ce point qui est un fragment de personnalité » (La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Œuvres philosophiques complètes, tome un : Ecrits posthumes 1870-1873, Paris, Gallimard, 1975, trad. fr. Michel Haar et Marc de Launay, p. 209). Trouver l’homme sous le texte constitué en indice est donc l’objectif de Nietzsche lecteur. La méthode généalogique, explicitement présentée en 1887 dans la Généalogie de la morale, radicalisera cette démarche en posant que le texte n’est qu’un symptôme de l’auteur comme configuration pulsionnelle spécifique, à relier cependant à un type « physio-psychologique » (Par-delà bien et mal, § 23) qui, selon les cas, peut être plus ou moins fécond pour la vie comme telle. Nietzsche se présente néanmoins comme philologue rigoureux, adepte du lento dans la lecture, mais la philologie est au service de la question généalogique : que veut fondamentalement le complexe de forces concurrentielles (l’auteur comme totalité idiosyncrasique) que dit le texte, directement ou indirectement, et à quel type « physio-psychologique » convient-il de le relier ?

Dans la mesure où, d’après Nietzsche, « l’homme R. » cultive à outrance la sensibilité, et revendique un retour à la nature comme bonté première, il se ment sur ce qu’est en propre la vie au point d’appartenir immanquablement au type même du décadent. Bien sûr, cette approche reprend des stéréotypes qu’une lecture patiente de l’œuvre de R. ne peut qu’éradiquer. Mais tout se passe comme si Nietzsche s’était forgé un adversaire à sa mesure, à la manière d’un vivier d’objections disponibles auxquelles se confronter, dans le but de les surmonter, afin de mieux camper sa propre vision du monde. Ce repoussoir le plus souvent artificiellement bâti invite à peaufiner ses propres thèses et joue donc un rôle capital. Grand penseur (Aurore, § 459) tenu pour un interlocuteur avec lequel il convient de s’expliquer (Humain, trop humain, II, « Opinions et sentence mêlées », § 408), R. incarne ainsi selon Nietzsche profondeur et hauteur (Schopenhauer éducateur, § 4). De la même façon que Goethe, pour s’accomplir, a eu besoin de Schiller (pour un parallèle Rousseau/Schiller, consulter : Par-delà bien et mal, § 245 ; Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 1 ; fragment posthume 11 [409] de novembre 1887 – mars 1888), Nietzsche s’est entre autres construit à partir d’un R. simplifié - et même violemment caricaturé - auquel il sait devoir énormément.

La source du différend est esthétique : d’après Nietzsche, R. est porté à l’exagération, au « boursouflé », à « l’artificiel » (Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 6, Paris, Hatier, 2001, trad. fr. Eric Blondel, p. 72) dans l’expression de la sentimentalité, à tel point qu’il est en définitive tenu pour l’apôtre de la sensiblerie. R. exalterait ainsi « la réaction sentimentale immédiate », sans retenue ni mesure (fragment posthume 4 [112] de l’été 1880, in : Œuvres philosophiques complètes, IV, Paris, Gallimard, 1980, trad. fr. Julien Hervier, p. 402), c’est-à-dire le sensualisme dans les choses de l’esprit (fragment posthume 9 [131] de l’automne 1887), ou encore la domination du sentiment [des Gefühls] et des sens [der Sinne] (fragment posthume 9 [178] de l’automne 1887). Ce manque de discipline, cette souveraineté du pathos a influencé le romantisme (fragment posthume 12 [1] (134) du début 1888 ; voir aussi le fragment posthume 11 [9] de novembre 1887 – mars 1888) auquel Nietzsche préfère le classicisme, comme art d’ordonner fermement le chaos premier des impressions ou des sentiments confus, et le plus souvent contraires. Le R. de Nietzsche, romantique en ce sens, est par conséquent incapable de s’élever au classicisme ainsi défini de Voltaire (Humain, trop humain, § 221 ; ce livre est tout entier dédié à Voltaire). R. est par là même coupable d’une impardonnable faute de goût, qui ne fait que s’incarner dans une vie contemplative et timorée, pas assez virile pour un Nietzsche qui voit en R. la cheville ouvrière du « féminisme » (dans le fragment posthume 9 [178] de l’automne 1887).

Ce différend esthétique est la source de deux visions du monde aux antipodes, car ce que l’on pourrait appeler l’esthétique de R. s’exprime politiquement, en un sens que Nietzsche déplore tout autant. Dans l’ordre d’une lecture généalogique, le romantisme est en son fond plébéien ; il relève de la convoitise de la populace, qui débouche sur la révolution (fragment posthume 11 [9] de novembre 1887 – mars 1888 ; Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 3). Par conséquent, tout se passe comme si Nietzsche proposait une continuité essentielle entre les Confessions et un Contrat social réduit à une sorte de propagande revancharde. Le R. de Nietzsche est donc double : tenant d’une égologie velléitaire au service d’une vie pusillanime, et procureur aussi débile que nocif, car capable de soulever la foule, c’est-à-dire de donner voix au ressentiment. Dans cette optique, R. est un révolutionnaire inquiétant, et même un « fanatique » (Humain, trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », § 221 ; Aurore, avant-propos, § 3, et L’Antéchrist, § 54, utilisent la formule et ces deux derniers aphorismes placent R. et Robespierre sur le même plan ; le registre du « fanatisme » est également employé dans les fragments posthumes 9 [3] et 9 [116] de l’automne 1887). Par là même, R. dévoilerait selon Nietzsche le côté redoutable de la philosophie des Lumières, c’est-à-dire son aspect brutal et passionné, tandis que Voltaire aurait déployé le versant mesuré et donc fécond de l’Aufklärung française : voilà pourquoi Nietzsche utilise la formule célèbre de Voltaire, « Ecrasez l’infâme ! », contre R. (Humain, trop humain, I, § 463).

Violente par principe, la révolution que R. prônerait serait de surcroît régressive, car conçue comme retour à la bonté de la nature (pour l’œuvre publiée : Schopenhauer éducateur, § 4 ; Humain, trop humain, I, § 463 ; Aurore, § 17 ; Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 1 et § 48 ; les fragments posthumes centrés sur ce thème sont très nombreux) par l’inversion de l’ordre social. La complexité de l’œuvre politique de R. est donc complètement négligée, ainsi que son approche de la notion de nature (sur ce point, consulter la note 1 de la première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Quoi donc ? Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer » ; voir aussi le troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques (O.C, I, p. 935) : « Mais la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné »). Ce « retour à la nature » supposé équivaudrait d’après Nietzsche à une fuite idéaliste devant la réalité, par incapacité à la supporter. La violence que Nietzsche prête à R. serait donc in fine au service d’un amollissement général (fragment posthume 10 [2] de l’automne 1887), mortifère pour la civilisation (sur ce point, consulter : Schopenhauer éducateur, § 4, qui distingue « l’homme de R. » de « l’homme de Goethe » et de « l’homme de Schopenhauer »). Contre cette régression qualifiée par Nietzsche de « chrétienne » (fragments posthumes 25 [130] et 25 [178] du printemps 1884), Nietzsche prône un retour à la nature réelle comme conflictualité fondamentale et hiérarchie, aux antipodes de l’égalitarisme principiel prêté à R. (Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 48).

Le R. de Nietzsche incarne donc tout ce qui est bas et animé par le ressentiment. A la fois vaniteux et plein de mépris pour soi (fragment posthume 9 [146] de l’automne 1887), il relève du type « physio-psychologique » du faible qui, d’emblée lâche et craintif (fragment posthume 12 [208] de l’automne 1881), est capable par sa haine catilinaire de renverser les forts. A cette petitesse dangereuse, il convient d’opposer la force politique de Napoléon (fragment posthume 25 [130] du printemps 1884 ; fragment posthume 9 [116] de l’automne 1887 ; Crépuscule des idoles, « Raids d’un intempestif », § 48), ou la hauteur de vue propre à Goethe (Ibid., §§ 49-51), car l’essentiel n’est pas de trouver des coupables, en posant notamment que la société rend mauvais (Aurore, § 163, voire § 499 ; sur ce thème encore, Nietzsche schématise la pensée de R.), mais de s’élever.

Bibliographie : Nietzsche : Œuvres philosophiques complètes en 14 volumes (Gallimard) ; Curt Paul Janz : Friedrich Nietzsche – Biographie, Carl Hanser Verlag, München-Wien, 1978-1979, trad. fr : Nietzsche, biographie, trois volumes, Paris, Gallimard, 1984-1985 ; Charles Andler : Nietzsche, sa vie et sa pensée, trois volumes, Paris, Gallimard, 1958 ; Eric Blondel : « Nietzsche contra Rousseau : Goethe versus Catilina ? » dans History of European ideas, Vol. 11, pp. 675-683, 1989 (article rédigé en anglais) ; Eric Blondel : Rousseau, Paris, Ellipses, 2000.

[Blaise Benoît]

 

 

 

ORTEGA Y GASSET, José

(Madrid, 1883 –  Madrid, 1955)

Philosophe espagnol. Elevé en Espagne, Ortega y Gasset part en Allemagne pour suivre des études post-doctorales, où il s’imprègne de l’atmosphère philosophique nourrie par l’idéalisme logique néo-kantien et où il suit des cours donnés par de grandes figures intellectuelles, comme Simmel. Il retourne en Espagne en 1907 et, en 1910, il obtient la chaire de Métaphysique de l’Université Centrale de Madrid. A partir de ce moment, Ortega développe une activité académique, philosophique, journalistique et éditoriale très intense. Il forge un système philosophique particulier, se consacre à la critique artistique et littéraire, et il fonde la Revista de Occidente – laquelle rend possible la traduction espagnole de quelques-unes des oeuvres les plus importantes de la pensée allemande contemporaine. Il développe également une réflexion politique sur l’Espagne et sur l’Europe qui lui vaut sa nomination comme député au parlement constituant de la deuxième République espagnole, de 1931 à 1932. En 1936, il quitte l’Espagne, pour une seconde période à l’étranger (France, Hollande, Argentine, Portugal) qui finit en 1948. Il meurt à Madrid en 1955.

On distingue trois étapes dans son œuvre. L’étape objectiviste (1902-1910), l’étape perspectiviste (1910-1923) et l’étape du “ratio-vitalisme” (1923-1955), pendant laquelle ses idées les plus caractéristiques se concrétisent.

 Progressivement, Ortega se libère de son idéalisme initial et même s’éloigne de l’opposition réalisme/idéalisme jusqu’à prétendre surmonter les positions réductionnistes. Positions idéalistes, parce qu’elles font du sujet l’axe autour duquel tourne toute la réalité ; positions réalistes, parce qu’elles ne prennent pas en considération le rôle actif du sujet. Ortega conçoit le sujet non pas comme un phénomène abstrait, mais comme un être concret et, surtout, « vivant » dans une réalité toute aussi concrète que lui.

La résolution de l’opposition idéalisme/réalisme s’organise autour de l’idée de « vie », idée qui assume dans son oeuvre le rôle du principe ontologique fondamental. Selon Ortega, la vie donne à voir l’intime lien qui existe entre la pensée et la réalité, c’est-à-dire, entre la pensée et la « circonstance » conçue comme l’ensemble des problèmes auxquels la personne doit faire face. Ortega propose une « Raison vitale » comme méthode philosophique capable de placer la Raison dans le contexte de l’existence humaine et de la revitaliser (« Je pense parce que j’existe ») et finit par proclamer comme fondement de la véritable philosophie ce principe dynamique qui est la vie conçue comme « quelque chose qui arrive », comme ce qui se passe. Toute la réalité dans laquelle nous sommes placés résulte de la rencontre entre l’existence humaine individuelle et les circonstances de celle-ci. Sa pensée acquiert alors une nuance historiciste.

Les références à l’œuvre de R tout au long des écrits d’Ortega ne sont pas rares, bien qu’elles ne manifestent pas toujours une compréhension cohérente de son œuvre ou une réception toujours profonde : ainsi, Ortega nous présente un R. primitiviste et romantique dans « le Spectateur », mais aussi un R. mécaniste dans sa façon de dessiner le social et un R. ingénu dans sa vision de la bonté humaine. Son rapport à R. est contrasté : on trouve d’une part une multitude de références vagues, voire moqueuses, et d’un autre côté la reconnaissance de l’importance fondamentale de son œuvre. Or, l’influence de R. sur Ortega ne se limite pas à ces analyses, car elle n’est pas toujours consciente, mais s’exprime à un niveau plus profond, à savoir, dans les principes fondateurs de l’anthropologie d’Ortega, principes exposés surtout dans son ouvrage posthume « L’homme et les gens ».

 La réception de R. se constate dans quelques thèmes.

Vitalisme et primitivisme. Le vitalisme philosophique d’Ortega s’apparente clairement au primitivisme de R. Pour Ortega, préalablement à la civilisation et à la culture, existe « une forme éternelle et radicale de vie psychique qui est la base de celles-la. Elle est, en dernière instance, la vie essentielle ». Ce n’est pas sans raison, qu’un homme est admirable – Ortega souligne –  non par les contenus de sa culture, mais par certaines qualités psychiques générales comme la force, l’énergie, la solidarité… Ortega reconnaît à R. à ce sujet la finesse d’avoir retourné l’attention vers cet homme originaire. Cependant, l’intérêt d’Ortega vers la vie spontanée ou primitive de l’esprit acquiert un sens différente de celui de R. Loin de supposer une rupture avec la culture et la civilisation, le primitif les enrichit : « la valeur de la vie primitive est d’être source inépuisable de l’organisation culturelle et civile ». Ortega se démarque donc de l’attirance de R. pour un retour à l’existence primitive stricto senso, en posant des jalons pour concilier le primitivisme et l’histoire. Bien entendu, cette distance n’empêche pas Ortega de comprendre le primitivisme de R. : en trouvant non tenues les promesses de la Renaissance, la réponse mélancolique du romantisme serait celle d’établir une proximité entre dieu et l’homme naturel. Dans ce contexte-là, la civilisation (ce qui est spécifiquement humain) se présente comme une impasse, ce qui impose la rupture avec celle-ci : voilà le sens du retour de l’homme à la Nature. 

Primitivisme et pédagogie. Les idées pédagogiques d’Ortega gravitent autour de cette revalorisation de l’homme essentiel et donnent lieu à la proposition d’une éducation fondamentale qui relègue ou suspend la simple instruction et même l’éducation morale. Une éducation dirigée vers le renforcement du vitalisme ou du caractère essentiel du sujet : «  systématiser cette vitalité spontanée, en l’analysant à travers ses composants, en trouvant des méthodes pour l’augmenter, l’équilibrer  et corriger ses déformations ». En définitive, une pédagogie qui prétend « soumettre toute la première étape de l’éducation à l’impératif de la vitalité ». Cette éducation fondamentale nous ramène à l’Emile et, en fait, Ortega constate l’importance des idées de R. en pédagogie.  Il y a, bien sûr, des différences entre ces deux théories de l’éducation. Tout d’abord, Ortega rejette l’idée d’une éducation négative. Si on veut intervenir dans la vie spontanée ou primitive de la personne, l’éducation doit être positive : « l’éducation ne pourra jamais être une fiction de naturalité  […]. Une pédagogie des sécrétions internes s’occupera, au contraire, d’aviver les appétits, en en formant un stock abondant dans l’âme juvénile ». Cette distance par rapport à l’éducation négative est fondée sur la conception des passions de l’homme : contre  la volonté de R. d’éviter le développement de ces dites passions chez l’enfant, Ortega, en les prenant comme principe et énergie de la personnalité du sujet, se propose de les réveiller et les encourager, tout en les corrigeant : « Il faut favoriser cette nature, il faut l’intensifier parmi des artifices ».

Solitude, « ensimismamiento » et insociable sociabilité . Ortega soutient dans L’homme et les gens l’insociable sociabilité de l’homme. L’expression est empruntée à Kant, mais renvoie plus directement aux postulats de R qu’à ceux de l’Allemand.  Pour Ortega, l’« ensimismamiento » ( Ortega utilise un mot qui, comme lui-même le souligne, n’existe qu’en espagnol. La traduction littérale de ses morphèmes éclaire un peu sa signification: “en-soi-même-ment”. Le mot plus proche du sens en français serait « recueillement », qu’on utilisera désormais) est le trait distinctif de l’espèce, le trait fondamental qui nous différencie de l’animal, conçu hors de soi, toujours en action, toujours en agitation (Le mot utilisé par Ortega en espagnol est le mot “alteración”. Il lui permet d’établir un lien étymologique entre l’alter-ación et  l’alter, c’est-à-dire, la socialité elle-même). Ortega définit l’ensimismamiento  comme « un chez soi, où se recueillir et reposer » et l’identifie avec la « solitude radicale » consubstantielle à l’homme : « Ma vie humaine, qui me met en rapport direct avec tout ce qui m’entoure est, par essence, solitude ». Certainement, la solitude est, nécessairement, sociale, mais cette circonstance ne bouleverse pas la solitude constitutive : « A la solitude qui nous constitue appartiennent toutes les choses et êtres de l’univers qui sont là autour de nous, en structurant notre situation, mais ils ne se confondent jamais avec le chacun qui nous constitue, au contraire, ils sont toujours l’autre ». L’existence des impulsions sociales ou sympathiques également inhérentes à l’homme (car « de ce fond de solitude radicale nous émergeons avec une soif, pas moins radicale, de compagnie ») ne peut empêcher l’action de cette introversion constitutive qui, chez Ortega comme chez R., détermine l’expérience négative du monde social. Voilà le sens de l’insociable sociabilité : les autres être humains, l’alter en générale, représente une « alter-ation » de notre recueillement intrinsèque. Ortega souligne ainsi la dimension « asociale » et solitaire de l’homme, en suivant une conception qu’on peut considérer comme inaugurée par R. Ainsi, en citant Nietzsche, Ortega identifie une sorte de narcissisme social comme fondement de ces angoisses engendrées par les relations avec les autres : « Nous  nous sentons si tranquilles et à notre aise dans la pure Nature parce que celle-ci n’a pas d’opinion sur nous ». Or, le ton tragique soutenu par R. à ce sujet se réduit notamment chez Ortega car pour lui les autres ne sont pas entièrement opaques : le regard nous permet d’échapper à l’incommunicabilité totale des différentes solitudes . Il est clair que ce n’est pas pour cela qu’on doit se laisser tromper : « A mesure qu’on prend possession de la vie et qu’on se charge d’elle, on découvre que, quand on vint à elle, les autres étaient partis et qu’on doit vivre son radical vivre… tout seul, et que c’est uniquement dans sa solitude qu’on est sa vérité ».

La conception de la société serait directement concernée par cette anthropologie chez les deux auteurs : l’alter, l’ensemble de l’ordre social ne peut pas être compris comme un corrélat pacifique de la personne, mais seulement comme une aliénation. « L’interprétation automatiquement optimiste des mots « social » et « société » ne peut pas  être soutenue et il faut en finir avec elle ». De tout cela on ne peut que déduire une nouvelle forme de dualisme social (la société et le sujet conçus comme des réalités irréductibles et même opposées) qui avait trouvé chez R. son théoricien le plus radical.

L’ingénu R.  A côté de cette complexe et riche réception de R. on en trouve une autre moins profonde et originale. Ortega met en évidence sa distance par rapport à un R. très ingénu et éloigné de la réalité. Cette réception, apparemment influencée par la lecture d’Haymann (1898), présente quatre aspects principaux. D’abord, Ortega rejette le postulat de R. sur la bonté naturelle de l’homme : « Que l’homme était bon en soi ou par nature nousa gâté un siècle et demi d’histoire qui aura pu être magnifique, et on a eu besoin d’infinies angoisses, d’énormes catastrophes, pour découvrir la simple vérité connue par presque tous les siècles précédents, selon laquelle l’homme, en soi, n’est qu’une mauvaise bête ». Ensuite, Ortega reproche à R. de soutenir une conception asociale et libre de la nature humaine : « L’homme naît et existe toujours, bon gré mal gré, dans un « monde social » composé aussi de résistances, de pressions anonymes qui s’exercent sur lui, cette anti-liberté-là appartient à la condition fondamentale de l’homme et constitue une partie inaliénable de notre être ». En troisième lieu, Ortega critique l’idée contractuelle du rapport social. Enfin, Ortega censure chez Rousseau la dépersonnalisation de l’obéissance politique : « Il préfère la brutalité mécanique, aveugle qui est la loi à l’ordre d’un  homme qui, peut–être, est un homme admirable ». Il est clair qu’Ortega commet ici une simplification des postulats de R. et même une interprétation partielle de sa philosophie. Spécialement les trois premières critiques semblent ignorer l’opposition de R. entre l’homme naturel et l’homme social, et l’esquisse de la socialisation de l’humanité developpée dans le deuxième Discours où R. articule sa théorie autour de la genèse et la nature des phénomènes  sociaux.

Bibliografía: Franz Haymann, Jean-Jacques Rousseau’s sozialphilosophie, Leipzig, 1928.  José Ortega y Gasset, « El cabilismo, teoría conservadora » (1908), dans Obras Completas, vol. X, Madrid, Alianza, 1987, p. 59-61. – « Tres cuadros del vino » (1913), dans Obras Completas, vol. II, op. cit., p. 50-58. – « El Quijote en la escuela » (1920), dans Obras Completas vol. II, op. cit. p. 273-306. – El tema de nuestro tiempo (1923), dans Obras Completas, vol. III, op. cit., p. 143-242. – En torno a Galileo, (1933), dans en Obras Completas, vol. V, op. cit., p. 13-163. – « Miseria y esplendor de la traducción » (1937) dans Obras Completas, vol. V, op. cit., p. 431-459. – « Prólogo para franceses » (1937), dans Obras Completas, vol. IV, op. cit., p. 113-139. – Vives, (1949), en Obras Completas, vol. V, op. cit., p.493-547. – El hombre y la gente, en Obras Completas, vol. VII, op. cit., p. 271-272.

                                                                      [Aina López]

Pettit Philip

(1945-     )

Philip Pettit est un penseur contemporain. Auteur de nombreux ouvrages faisant preuve d’une pensée éclectique dans le champ de la philosophie analytique, il tire sa reconnaissance en France de la réintroduction dans la philosophie politique et morale anglo-saxonne de la tradition républicaine. Cependant distinguons cette tradition surgie au XVIIe siècle en écho avec le libéralisme lockien de la tradition républicaine française qui eut son heure de gloire avec R. Cette doctrine établit que la liberté individuelle ne procède pas des citoyens eux-mêmes mais du régime légal. Autrement dit, seule la loi libère. La liberté n’est donc jamais entendue comme absence d’intéraction (je suis libre quand je n’ai pas d’obstacles), mais comme non-domination (je suis libre quand je puis être mon propre maître). Autrement dit, l’Etat doit se développer dans l’horizon de la suppression intégrale des relations de domination afin de libérer ses membres. Contrairement à la doctrine républicaine française due à Rousseau, celle-ci ne présente aucune référence à l’unité du souverain, ni même à la souveraineté populaire.  Sa conception du holisme social fait aussi référence à R. (Penser en Société). Un certain nombre de propriétés individuelles ne sont pas des phénomènes isolés mais des propriétés dépendantes de la société. Pettit assoit son hypothèse sur la corrélation qui existe entre le langage et la société. Le langage fait partie de ce type de propriétés dépendantes de la totalité sociale, il est à remarquer que sa démonstration recoupe en beaucoup de points celle de R. dans l’Essai sur l’Origine des Langues et dans le Second Discours première partie. Pettit montre comment il est possible d’être à la fois individualiste et holiste car les individus dépendent d’une façon non-causale les uns des autres pour leur capacité de parler. Le social survient dans l’individuel. De la même manière la liberté n’est pas un attribut de l’individu isolé mais elle est un attribut dépendant de l’organisation sociale. Pettit remarque lui-même une proximité du républicanisme de tradition anglo-saxonne avec le républicanisme français : « si la dimension historique du livre doit en effet retenir l’attention, c’est parce qu’elle soulève aussi la question de la spécificité du républicanisme français vis-à-vis d’autres types de républicanisme. Bien que je ne traite pas cette question pour elle-même – choisissant, par exemple, de ne pas aborder, ou très peu les contributions de R. et de Siéyès à la pensée républicaine – je m’appuie en revanche sur un contexte dans le cadre duquel il est possible de réexaminer l’œuvre de tels penseurs. En ce sens, je propose une contribution à la préhistoire du républicanisme français » (Républicanisme). Il est évident que le républicanisme de R. peut très bien se définir, dans la mesure où l’on s’intéresse aux principes de la justice, comme suppression de toute domination. La liberté rousseauiste n’est pas négative, elle vise à la suppression positive des sources de domination : l’esclavage politique, l’ignorance, la dépendance économique. Aussi, R. thématise-t-il cette libération par l’Etat comme institution de l’indépendance et de l’autonomie individuelles (se donner ses propres lois sans dépendre d’autrui). L’assertion liminaire du Contrat Social suffit à révéler la tâche émancipatrice que R. assigne à la réflexion politique : « L’homme est né libre mais partout il est dans les fers ». Cependant, pour ce qui est de l’expression strictement politique de ces principes de justice, Pettit juge la tentative de R. populiste : la démocratie majoritaire est illusoire voire trompeuse. Pettit souligne un paradoxe qualifié de « rousseauesque » : celui de croire que l’obéissance à la loi pourrait être émancipateur, en tant que tel, par le subterfuge de l’autonomie. « Une loi non-arbitraire peut en effet ne pas constituer un pouvoir de domination et, à ce titre, ne pas compromettre la liberté des individus ; elle n’en demeure pas moins inévitablement, une condition de celle-ci, restreignant l’ampleur des choix non soumis à la domination  qui s’offrent à ceux qui se soumettent à la loi. Nous écrivons, en ce sens, qu’une loi non-arbitraire ne rend pas non-libres les individus, même si elle les prive de liberté. L’approche qui est la mienne ne fait pas place à un quelconque paradoxe rousseauesque selon lequel la soumission à la loi est une forme d’émancipation, mais uniquement au refus traditionnel des républicains d’identifier le mode par lequel la loi restreint la liberté à la violence qu’exerce la brute ou le voleur. » (Républicanisme). Pettit critique R. avec sévérité à ce propos : « Il n’en demeure pas moins que Rousseau est sans doute responsable du crédit dont jouit cette conception populiste. Cette dernière représentait un développement nouveau et ne se réalisa pleinement que lorsque l’idéal d’autonomie démocratique en vint à être considéré comme la principale alternative à l’idéal négatif de la non-interférence ou, tout du moins, comme la principale alternative parmi plusieurs conceptions de la liberté » (Républicanisme). En définitive, Pettit reste fondamentalement pris dans le cadre de la common law alors que R. évoluait dans celui de l’empire du droit propre à l’esprit de la monarchie absolue. Dans un cas, les droits subjectifs sont conquis par les décisions de justice qui font jurisprudence, dans l’autre, ces mêmes droits sont des décisions légales, expressions de la volonté générale et qui servent de règles a priori pour les arrêts des cours. Entre l’équité de Salomon et la rigueur du juge omniscient, Pettit et R. se trouvent séparés. Ce qui explique que Pettit s’accorde avec Rousseau sur les principes de justice mais non sur les moyens politiques de les mettre en place : pour l’un c’est la démocratie participative, idéal d’autonomie, pour l’autre c’est la démocratie de contestation, idéal de conquête plus proprement américain telle que l’a bien montré la conquête des droits civiques des noirs dans les années 1950-1960 : « L’orientation que je défends ici n’est pas sans rapport avec le républicanisme de Jean-Jacques Rousseau. Selon Rousseau, l’élément essentiel de la liberté est le fait de ne pas être vulnérable à la volonté d’autrui, le fait de jour d’une situation qu’il appelle non-dépendance. Mais cette absence de vulnérabilité à la volonté d’autrui ne saurait être garantie pour chacun que sous l’autorité d’une loi intériorisée par tous comme une forme légitime et bienvenue de contrainte, et non pas comme une imposition forcée à laquelle il conviendrait de résister par tous les moyens et à laquelle la stratégie consisterait à essayer de se soustraire. Comment garantir que la loi soit intériorisée de cette manière et qu’elle n’apparaisse pas comme une contrainte étrangère ? La réponse de Rousseau est que la loi doit satisfaire à sa propre version de l’exigence démocratique : elle doit pouvoir apparaître, dans des conditions de participations universelle, comme l’expression de la volonté générale. La solution que je suggère quant à moi requiert également que la loi satisfasse à une exigence démocratique, mais il s’agit de l’exigence de la démocratie de contestation, et non de la démocratie majoritaire […]. Les lois apparaissent, dans ce cas, non seulement comme des procédures de sanction, mais comme autant d’instruments signalant les exigences de civilité » (Républicanisme).

Bibliographie : Pettit, Philip, Républicanisme, Une Théorie de la Liberté et du Gouvernement, trad. Spitz, Paris, Gallimard Essais, 1999 – Pettit, Philip, Penser en Société, Essais de Métaphysique Sociale et de Méthodologie, trad. collective, Paris, PUF, 2004.

[Pierre Crétois]

POL Pot

(1925 – 1998)

Fils d’un père agriculteur relativement riche et d’une mère qui se livrait volontiers à de bonnes œuvres, Saloth Sar (alias Pol Pot), encore jeune, observe de près les mœurs du palais, deux de ses sœurs étant des concubines du roi de l’époque. Après un apprentissage généraliste en français de douze ans au Cambodge, puis de trois ans en enseignement technique et en menuiserie, il arrive à Paris en septembre 1949 à l’âge de vingt-quatre ans pour s’inscrire dans une école de radio-électricité. Pendant son séjour de trois ans et deux mois, il participe occasionnellement à un Cercle d’études marxistes entre Cambodgiens, devient membre du Parti Communiste Français (P.C.F.) en 1950-1952 – alors qu’à son arrivée le journal L’Humanité « l’effrayait » –, s’abreuve abondamment de lectures communistes et d’autres livres trouvés chez les bouquinistes (dont La Grande Révolution de Kropotkine) et va en vacances en Yougoslavie à deux reprises. Prenant la plume pour protester, avec d’autres camarades, contre la suppression de leur bourse, il signe un texte du pseudonyme « khmer originel » (khmaer daeum), expression qui désigne une ethnie exploitée descendante des premiers Khmers. C’est néanmoins un autre surnom qui lui restera, Pol, un terme utilisé dans quelques textes anti-impérialistes de l’époque et qui signifie « esclave héréditaire ». Déjà, Pol Pot s’inscrit dans la veine du révolutionnaire français rousseauiste Gracchus Babeuf, dont le prénom renvoyait au nom de deux héros de la plèbe romaine en lutte contre les gros propriétaires au IIe siècle av. J.C.. 

Son goût pour R. est sans doute né de l’influence des communistes français, de celle de ses camarades, des cours de l’Université Nouvelle du P.C.F. qu’il a suivis (selon Ieng Sary, un de ses futurs lieutenants, qui avait fait de même), ou de sa lecture de Kropotkine, lequel mentionne R. comme un des penseurs qui avait le plus influencé les révolutionnaires français, après Mably. Pour la gauche d’alors, R. était également l’inspirateur de Babeuf, le premier théoricien à avoir voulu faire enfanter l’Histoire humaine du communisme en 1796. Dans ses livres et dans ses cours délivrés notamment à l’Université Nouvelle, l’historien de la révolution française Albert Soboul rappelait que les écrits de R., Mably et Morelly, puis l’œuvre des Jacobins avaient inspiré Babeuf. Tous ces utopistes voulaient supprimer le principe de propriété individuelle. A son retour au Cambodge, Saloth Sar se forme dans les maquis indépendantistes Khmers mais surtout Vietminh. A son retour, il est passablement marqué par la déchéance sociale des siens et devient professeur dans un collège privé de Phnom Penh où il enseigne le français, l’histoire, la géographie et l’instruction civique ou la morale. Durant cette période, « un » de ses « auteurs préférés était Jean-Jacques Rousseau », se rappelle un ancien élève. Des années plus tard, en 1980-1981, un de ses camarades de combat, Khieu Samphan, allait confirmer cette inspiration, au beau milieu d’une jungle militarisée, à un journaliste français médusé : « Le premier ministre Pol Pot et moi-même, je vous l’assure, sommes profondément imbus de l’esprit français, du Siècle des Lumières, de Rousseau, Montesquieu... ». Avant de prendre le pouvoir, Pol Pot allait vivre au total près de douze ans dans des forêts, dont neuf au contact de tribus « montagnardes » semi-itinérantes jugées primitives par les « Cambodgiens des plaines » dont ils se méfiaient, mais parfaitement loyales à la direction révolutionnaire. Traditionnellement, la forêt est, pour les Cambodgiens moyens, une zone dangereuse et peuplée de fantômes, mais, dans une optique révolutionnaire, maoïste et rousseauiste, c’est un lieu protecteur et entouré des vertus de l’état de nature. Une fois au pouvoir le Parti abolit complètement non seulement la propriété mais aussi l’argent (à la campagne, le troc était auparavant majoritaire mais l’argent avait cours). L’usage même des mots « mon », « ma », « mien » fut extrêmement restreint au sein du Parti. Tout cela rappelle au plus haut point la révolte célèbre de R. contre « le premier qui a dit : ceci est à moi » et son idée clairement exprimée dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, de rendre l’argent « méprisable, et s’il se peut inutile », au nom de l’égalité, car la monnaie profiterait toujours « aux pillards et aux traîtres » qui détourneraient la machine politique de son but. A cet égard, on notera qu’en septembre 1975, le Comité Central du P.C. du Kampuchéa s’exprimait assez semblablement : « l’argent conduit à la propriété privée [...]. Si la monnaie tombe aux mains d’individus nuisibles ou d’ennemis, ceux-ci s’en serviront pour détruire nos cadres en les corrompant [...]. Après quoi dans un an, dix ans, vingt ans, notre société pure du Kampuchéa deviendra le Viêt Nam ». Quant à Pol Pot, il affirmait en septembre 1976 que la monnaie pouvait « faire retourner vers le privé. Quand on a de la monnaie, on est enclin à acheter ceci ou cela, mais maintenant personne ne veut dépenser d’argent. C’est un bon moyen pour détruire la possession privée ». 

On connaît l’attention portée par R. au principe de « vertu ». Toute sa vie, même déchu et prêt à prendre sa revanche, Pol Pot, s’adressait toujours à ses cadres et soldats, non de manière autoritaire ou irrationnelle mais de manière patiente, utilisant le mode des questions-réponses de façon à faire naître la confiance personnelle des « étudiants », habitude sans doute déjà acquise auprès des écoles élémentaires du P.C.F. et pendant les huit ans où il enseigna dans le secondaire, mais attitude et choix de pédagogue compatibles avec une inspiration rousseauiste. D’autant plus qu’on retrouve, après 1979, dans les textes du Parti adressés aux cadres, des incitations à se distinguer des autres forces politiques par la « vertu » et la « discipline », deux marques distinctives de la « vraie nature » du Parti (une discipline qui, durant la guerre de 1970-1975, avait en effet contrasté avec les actes de pillage de l’armée de Lon Nol). Après 1985, un des dix commandements des troupes révolutionnaires était toujours : « Sois vertueux, courtois et poli ». Par ailleurs, la subordination de tout membre du Parti envers la nation, « aux côtés du peuple », devait être le résultat d’un processus d’adhésion volontaire, d’un contrat social serait-on tenté de dire. Cette révolution marxiste avait d’ailleurs toujours visé l’abolition totale des contradictions. Et une française qui a vécu les années Pol Pot dans la capitale se souvient que l’objectif principal qui se trouvait sur toutes les lèvres était de réaliser l’harmonie. Le résultat fut, au contraire, une société où les tensions, internes et externes, allaient s’envenimer de plus en plus. Et Pol Pot, conscient de cela, allait se livrer en 1997 à un (très modeste) exercice de confession pour un journaliste occidental : ses camarades et lui avaient commis des « erreurs », parce qu’ils avaient été « novices et inexpérimentés » et n’avaient pas eu « assez d’expérience dans le contrôle du mouvement ».

Bibliographie : Sacha Sher, « L’infuence de R . sur l‘idéologie et le comportement de Pol Pot et de ses camarades », Etudes J.-J. R., 17, à paraître - Notice « Pol Pot » par Sacha Sher (http://khmersrouges.over-blog.fr, archives en ligne de l’auteur du Kampuchéa des « Khmers rouges », essai de compréhension d’une tentative de révolution, Paris, L’Harmattan, 2004, 484 p). Partie « pseudonymes » d’un extrait de sa thèse remaniée sur http://khmersrouges.chez-alice.fr/ppkr2.html - David Chandler, Pol Pot frère numéro un, Paris, Plon, 1998, 348 p.(p.62). Communication personnelle de D. Chandler nommant l’ancien élève de Saloth Sar qu’il avait interrogé, à savoir Soth Polin. Francis Deron, Le Monde, 31 décembre 1998 : « Portrait : L'assassin qui aspirait à la retraite ». Interview de Pol Pot par Nate Thayer, Far Eastern Economic Review, 30 octobre 1997, p.21, et Phnom Penh Post, 24 octobre-novembre 6 1997, p. 4. Revolutionary Flag, septembre-octobre 1976 (traduction de Nil Samorn aimablement fournie par Philip Short) - Ben Kiernan, Le génocide au Cambodge, 1975-1979, race, idéologie et pouvoir,Gallimard, NRF essais, 1998, 730 p (p.119) - Chandler, Kiernan, et Boua, Pol Pot Plans The Future : Confidential Leadership Documents from Democratic Kampuchea, 1976-1977, Monograph Series 33/ Yale University Southeast Asia Studies, New Haven, 1988, 314 p. (p.107, 202) - Christophe Peschoux, reconstruction du mouvement et reconquête des villages, essai de débroussaillage, Paris, L’Harmattan, 1992, 303 p. (p.135-137, p.140).

[Sacha Sher]

RAVIER, André

(Poligny, France, 1905 – Paris, 1999)

Ordonné prêtre à Lyon en 1937, à l’âge de 22 ans, André Ravier entre au noviciat de Fourvière. Il entreprend des études de philosophie qui vont le conduire jusqu’à une thèse de doctorat sur l’Emile, L’Education de l’homme nouveau, Essai historique et critique sur le livre de l’Emile, qu’il entreprend sous la direction de Jacques Chevalier. Mobilisé durant la guerre, Ravier reçoit la rosette de la Légion d’honneur. Il soutient sa thèse en décembre 1940 à l’Université de Lyon. Sa thèse a le grand mérite de relancer le débat sur R alors que ce dernier est fortement attaqué par l’Action française et par une partie des collaborateurs parisiens. Elle se rattache néanmoins, sous certains angles, à l’idéologie de la Révolution nationale. Ce qui ne surprend guère lorsqu’on sait que Jacques Chevalier, son directeur, fut nommé, en juin 1940, ministre de l’Instruction publique par son parrain Philippe Pétain. L’ouvrage de Ravier, en s’appuyant sur l’Emile, rappelle les bienfaits d’une éducation spartiate destinés aux jeunes garçons. Celle des filles les prépare à devenir bonnes épouses et mères attentives reléguées à la gestion du foyer. Ces lieux communs du rousseauisme, récupérés par Vichy, épousent le retour à l’ordre moral et enferment les femmes dans la conception statique de l’éternel féminin. Ravier cite à plusieurs reprises ces passages de la Nouvelle Héloïse où Julie et M. de Wolmar dissertent sur l’éducation et observent le comportement de leurs enfants. Pour Ravier, R est un chrétien qui n’est pas allé jusqu’au bout de sa foi. Il constate les « hérésies formelles et évidentes » de R, déplore ses injustes accusations contre la foi, son ignorance profonde de la vraie pensée catholique mais reproche à l’archevêque de Paris Christophe de Beaumont de n’avoir pas, dans son Mandement d’août 1768, saisi la pensée religieuse de R, âme égarée qui « s’efforçait de remonter à travers toutes sortes d’erreurs vers la lumière. » ( Thèse complémentaire, Etude historique de l’Emile, p. 95. ) R, un chrétien qui se cherche. Le Père Ravier est loin d’être un suppôt de Vichy. Il rejoint R dans sa condamnation des mariages forcés. Et on serait bien en peine de déceler dans son travail un quelconque antisémitisme. Il est profondément touché par la bonté évangélique de R, son existence de fugitif condamné à la vie errante par ses contemporains. Ravier s’est engagé – il est membre de l’armée secrète – dans la lutte contre l’occupant nazi. Le collège jésuite dont il est responsable à Lyon abrite des résistants traqués par Vichy et la Gestapo. Ravier est proche du Père de Lubac qui participe aux Cahiers du Témoignage chrétien qui s’attaquent courageusement au racisme nazi et à la déportation des Juifs. Est-ce pour ces « mauvaises fréquentations » que l’ouvrage de Ravier, publié en 1941, fut retiré du commerce, à la demande du Vatican ? Aucun élément ne permet de l’affirmer mais l’ouverture d’esprit de Ravier, son refus de tout fanatisme religieux, son respect de la religion naturelle professée par le Vicaire savoyard et son activité de résistant sont susceptibles de déranger le Saint-office qui ne condamne pas la politique d’Hitler malgré l’engagement anti-nazi de nombreux catholiques. La thèse de Ravier fait surgir l’image d’un R sinon chrétien de gauche, du moins en dissidence spirituelle. Elle ouvre la voie à une réhabilitation de J.-J. qui nourrit le combat contre l’occupant nazi.

Bibliographie : A. Ravier, L’Education de l’homme nouveau, Essai historique et critique sur le livre de l’Emile de J.-J. R, Thèse principale : Etude critique de l’Emile, Thèse complémentaire : Etude historique, Lyon, 1941.

[Pascale Pellerin]

REVOLUTION FRANCAISE

La Révolution française de 1789 à 1795 fut d’abord une réaction face aux disettes et, corrélativement, au poids de moins en moins tolérable des redevances seigneuriales. Il s’est donc agi d’une révolution à deux niveaux : à un niveau social pour contrecarrer la crise, à un niveau politique pour supprimer les distinctions de naissance devenues insupportables et constituer un système juridico-politique d’égalité en droits. Ce fut en même temps un moyen d’instaurer des lois (sur la propriété, sur les corporations…) bénéficiant aux riches propriétaires non nobles. Le climat révolutionnaire est donc confus sur le plan des mobiles (garantir leur propriétés pour les riches propriétaires, garantir leur moyen d’existence pour les pauvres sans propriété) comme sur le plan des motifs (instaurer une république égalitaire avec participation directe de tout le peuple aux décisions, ou bien instaurer une démocratie libérale d’inspiration lockienne protégeant les droits individuels et administrée par les seuls propriétaires). Le rapport des révolutionnaires à R. est donc complexe et équivoque. Il apparaît plus comme un emblème, un tuteur en morale et en religion que comme un maître à penser ou un véritable guide en politique.

L’apogée de R. à l’assemblée révolutionnaire se situe entre octobre 1790 et août 1791. Plusieurs références sont faites à « l’auteur du Contrat Social et d’Emile.  C’est durant cette période que divers honneurs lui sont rendus : mise en place d’une statue dans la salle de l’assemblée, vote du transfert de ses cendres au Panthéon, vote d’une pension à sa veuve, reconnaissance de son influence sur le mouvement et les idées révolutionnaires. La pétition qui demande le transfert des cendres de R. au Panthéon fait de R. « le premier fondateur de la constitution française » « parce qu’il a établi en système l’égalité des droits entre les hommes » et « la souveraineté du peuple » (27 août 1791, AP XXIX, p.756).

C’est aussi comme modèle de rectitude morale et intellectuelle avec son « goût simple et ses conceptions naturelles » et en même temps, « son élan vers les hauteurs inaccessibles et vers la perfection morale » qu’il est admiré. Il a ainsi permis la « régénération des mœurs et des lois ». Aussi le président de l’assemblée affirme-t-il à son propos, qu’il poussa les Français « à secouer les chaînes du despotisme et de la superstition mais aussi celles du vice […] nous rappelant sans cesse aux sentiments naturels nous préparant si puissamment au sentiment de la liberté, le premier et le plus impérieux de tous. » (AP XXIX, p.759).

Après le tournant d’août 1792, un élan lyrique s’élève dans le peuple comme à l’assemblée dont R. est une des figures aux côtés de Voltaire et de Brutus. Le procès-verbal de l’inauguration du Temple de la Raison à Angoulême (en la cathédrale Saint Pierre) le 20 décembre 1793 donne une description de  l’autel : « Au milieu de l’autel sur un piédestal de quinze pieds de hauteur était située la statue de la liberté ; aux deux côtés étaient les bustes de Jean-Jacques et de Voltaire et le flambeau de la raison. » (AP LXXXII, p.20)

Au-delà des cérémonies, on trouve deux références à R. : la notion de « volonté générale » et la notion de « souveraineté nationale » (articles 3 et 6 de la déclaration du 26 août 1789). Cette subordination de tous à la loi émanant du peuple (par l’intermédiaire de ses représentants) étant censée supprimer le despotisme (subordination de tous à la volonté particulière d’un seul), la corruption des dirigeants, la corruption même du peuple. Ainsi, une marquante « cérémonie enfantine » (initiative jacobine) le 16 juin 1791 à l’assemblée (AP XXVII) met en scène le culte civil et l’adoration de la loi. Les différents projets de déclaration semblent osciller entre un pôle libéral et un pôle républicain plus proche de R.. Le projet de Mirabeau, en particulier, est construit sur des emprunts constants au Contrat Social. Citons l’article 2 de sa proposition : « Tout corps politique reçoit l’existence d’un contrat social, exprès ou tacite, par lequel chaque individu met en commun sa personne et ses facultés sous la suprême direction de la volonté générale, et en même temps le corps reçoit chacun des individus comme portion » (AP VIII, p.439). 

En réalité, la notion même de droit de l’homme est plus inspirée du Bill of rights anglais que de la logique rousseauiste, et fait problème en ce qu’elle pose le primat de l’individu sur la société. Ainsi, après le tournant républicain de 1792-1793 le député Blaviel propose de substituer le droit des peuples au droit de l’homme (projet éminemment rousseauiste) car l’homme n’ayant « de droits que ceux déterminés par l’acte d’association », le droit des peuples prime sur les droits des hommes », en effet, « les droits de l’homme varient comme les gouvernements sous lesquels il vit au lieu que les droits des peuples ne peuvent pas varier et qu’ils sont les mêmes partout » (AP LXVII, p.246). Mais cette solution ne sera pas retenue et on maintiendra Déclaration. On s’interroge également sur ce qui est premier du contrat social ou des droits du citoyen. Finalement, le débat est tranché à contre sens du rousseauisme. Les modernes optent pour cette liberté privée qu’est la sûreté là où R. représente l’élan vers la Grèce et la Rome antique (que nombre de Jacobins dont Robespierre assument), c’est-à-dire vers une liberté conçue comme l’exercice public de sa volonté et la coïncidence entre la volonté générale et la volonté particulière.

L’évocation de R. se concentre également sur le rapport entre gouvernants et gouvernés, il est alors question de contrat ou de pacte social, de volonté générale, de souveraineté populaire, de suffrage universel... Comme la Révolution est née des excès du pouvoir monarchique, c’est à la suppression des conditions de possibilité des excès gouvernementaux qu’elle luttera d’abord. Robespierre, dans son discours du 10 mai 1793 (AP LXIV, p.432) qu’il commence en plagiant le début du Contrat Social (« L’homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux », AP LXIV, p.428) affirme que la critique rousseauiste de la représentation doit être comprise comme volonté d’empêcher les excès des gouvernants : « Si c’est là le sens qu’on accorde au gouvernement représentatif, j’avoue que j’adopte tous les anathèmes prononcés contre lui par J.-J. R. » (AP LXIV, p.432). Il ne s’agit donc pas pour lui d’une condamnation absolue des corps intermédiaires (comme l’assemblée). Il s’agit d’un synthèse impossible entre la démocratie directe et la démocratie représentative, ce que remarque bien le député Malouet : Mais R. dit […] que cette volonté générale est instransmissible […] et comme vous avez un gouvernement représentatif, le seul convenable à une grande nation, comme les représentants ne sont liés par aucun mandat impératif […] il résulte de cette différence que la définition de R., juste dans son hypothèse est absolument fausse dans la nôtre et tend seulement à égarer le peuple. » (6 août 1791, AP. XXIX, p. 276).

La naturalité ou l’artificialité du droit de propriété est un enjeu essentiel de la Révolution « La première loi sociale, déclare Robespierre en décembre 1792, est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. » Cette subordination des limites du droit de propriété  au bien public, à la garantie de la liberté et de la subsistance de tous est d’inspiration nettement rousseauiste (v. Contrat Social et Second Discours). Dans sa déclaration du 24 avril 1793 Robespierre propose d’amender la Déclaration dans cette direction rousseauiste dénonçant une Déclaration faite « non pour les hommes, mais pour les riches ». Cependant, malgré des projets de réforme agraire manifestement inspirés des constitutions rousseauistes (v. Constitution de Pologne et de Corse), du primat de l’égalité et du bien public, les révolutionnaires maintiennent l’idée d’une propriété comme droit naturel de l’individu antérieur à toute société. Pour eux, comme pour Locke, la liberté  vient de la possession de soi-même alors que pour R. c’est bien le contraire, la possession de soi-même vient de ce que l’homme est préalablement libre. Ainsi, la direction de R. ne sera pas suivie malgré l’expropriation du clergé dans un premier temps et la suppression des impôts seigneuriaux (attributs de la propriété éminente du seigneur) sans indemnisation. Aucune atteinte aux propriétés des riches propriétaires non-nobles (traités « d’accapareurs » par les Jacobins) ne sera finalement admise, à partir du 18 mars 1793 tout projet de loi agraire est passible de la peine capitale (AP LX, p.292), c’est, en même temps, l’abandon définitif du projet rousseauiste.

Mais, contre toute attente, les Droits de l’Homme, proclamant le droit inaliénable de propriété, ont pu servir dans l’argumentation du clergé et de la noblesse, car la suppression des privilèges (attributs de la propriété nobiliaire) et la confiscation des biens du clergé ne sont autre qu’une expropriation sans compensation et donc une infraction à la déclaration fraîchement émoulue. Le droit de propriété fut aussi la meilleure garantie pour les riches propriétaires et empêche la réalisation de tout projet d’amoindrissement des écarts de fortune au contraire du projet rousseauiste.

De même, Le Chapelier, pour défendre son projet d’interdiction de tout syndicat, corporation, groupements d’intérêt particulier, adopte une rhétorique rousseauiste : l’intérêt particulier ne peut menacer l’intérêt général aussi faut-il supprimer tous les corps intermédiaires. « Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ». (AP, XXVII, p.210). Mais il s’agit, en réalité, de favoriser l’initiative et l’entreprise individuelle en supprimant les monopoles et les organisations susceptibles d’imposer d’autres lois que celles du marché.

Comme l’écrit Bernard Manin, « les révolutionnaires ont mal lu R. ». Il n’y a pas, à la lettre, de filiation entre « l’auteur du Contrat Social et d’Emile » et les révolutionnaires, mais sans doute une filiation dans l’impulsion et dans l’esprit qui ne fut pas complètement achevée dans les textes et les formes institutionnelles. Beaucoup de références sont faites à R. concernant les valeurs (foi dans le peuple, son unité, son indivisibilité, sa souveraineté distinction chef/maître, égalité, liberté), la religion (un certain déisme, un culte de l’Etre Suprême caractérisé par sa rationalité et sa bonté, une religion civile, Robespierre fait d’ailleurs un hommage à R. dans un de ses discours sur l’Etre Suprême du 18 floréal an II), l’éducation (avec quelques références à Emile et les premiers projets d’instruction publique en 1792-93), le mariage, la morale… Mais ces évocations isolées sont plus anecdotiques que systématiques. R. apparaît donc plus comme un tuteur en morale et en religion que comme un véritable guide politique.

Bibliographie : Archives Parlementaires de 1789 à 1795 éditées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle chez Paul Dupont, Paris et consultables sur Gallica (en particulier les tomes VIII ; IX ; X ; XI ; XIX ; XX ; XXI ; XXVI : XXVII ; XLVIII ; L ; LVII ; LX ; LXIII ; LXIV ; LXVI ; LXVII ; LXVIII ; LXXXII) – François Furet, Histoire de France, T.IV, Hachette Littérature, Paris, 1988 – François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire Critique de la Révolution Française, Flammarion, Paris, 1992.

[Pierre Crétois]

 

SAINTE-BEUVE, Charles Augustin
(1804-1869)

Le vif intérêt de Sainte-Beuve pour J.-J. R. et son œuvre participe de sa vie littéraire de critique qu’il divise en six campagnes (Portraits littéraires, t.II,  p.525-526). Il apprend, de 1824 à 1827, son métier au Globe. Sa « première campagne critique, toute romantique, » débute véritablement en 1928 avec son Ronsard et son Tableau du seizième siècle. Il la prolonge en 1829 à la Revue de Paris. Une troisième campagne de dix sept ans suit, à partir de 1831, où il fait sa critique à la Revue des deux mondes « avec de la polémique […] et beaucoup de portraits analytiques et descriptifs » : il en sort les Portraits littéraires (1844) et les Portraits contemporains (1846). L’année 1848 inaugure une quatrième campagne avec son Chateaubriand et son groupe publié en 1861. Une cinquième campagne dite « des Lundis » est entreprise de 1849 à 1851 au Constitutionnel et prolongée au Moniteur pendant huit ans. Une sixième et dernière campagne de Lundis recommence enfin au Constitutionnel en 1861 « en tâchant de donner à celle-ci un caractère un peu différent de l’ancienne ».
Sainte-Beuve mène son travail de critique rousseauiste à l’image de ses diverses campagnes « selon le terrain de l’heure, avec tactique […] comme on fait à la guerre ». R. et Chateaubriand sont, de 1849 à 1852, les auteurs cités le plus souvent  parmi ceux représentant « les aspects les plus importants de la littérature moderne » (Sainte-Beuve et le 18es., p.379). Mais R. est aussi présent dès ses premiers coups d’essai au Globe et sert, en outre, d’illustration à sa « méthode naturelle », en son application objective, mise en œuvre à partir de 1861. La cinquième campagne tient donc lieu de milieu entre ses opinions défavorables sur R. du début et celles résolument favorables de 1861. Il est jugé positivement « s’il est envisagé du point de vue du style », négativement « s’il est envisagé sous celui de la morale, et de l’utilité publique » (p.381). Ses articles du début se veulent plus agressifs. Ils visent moins cependant l’auteur du 18e s. que les romantiques de sa génération. Le droit reconnu à R. de produire des confessions ne vaut, dans l’article consacré aux Mémoires de Mme de Genlis, qu’à dessein de railler l’entreprise de cette femme auteur. Elle a commis, en voulant imiter J.-J., une double faute de bienséance et de goût : « Ce qu’il est permis à J.-J. de faire il n’est pas permis à Mme de Genlis de le faire, parce que c’est une femme […] en dévotion comme en amour il est une pudeur d’aveu qui sied à une femme […] ; et quand la Madeleine était pénitente, elle se voilait de ses cheveux même pour pleurer » (O.C., t.I p.94). De même des articles, plus tardifs, consacrés à Aimé Martin et aux Lettres de Goethe et de Bettina. R. y figure en qualité de père spirituel « épris du culte de la nature » (O.C.t.1 p.559). Sa « vague idéalisation du mot nature » est en cause dans l’échec de son disciple à proposer une éducation maternelle théoriquement convaincante. L’impulsion sentimentale déréglée dont elle émane explique encore l’impuissance des romantiques français à donner de l’amour « une figure plus calme et supérieure » (Causeries, t.2, p.331).
Sainte-Beuve ne cesse donc pas, en sa cinquième campagne, d’exposer R. aux inductions psychologiques et sociologiques les plus capables de l’humilier quand elles peuvent, par contraste, rejaillir sur les générations romantiques ultérieures, non sans s’en remettre, cependant, aux principes de la critique de goût voltairienne. La publication de la correspondance inédite de R. et Mme de la Tour-Franqueville est l’occasion d’honorer le 17e s. au détriment du 18e s.. Le style des correspondants est jugé à l’aune des critères de goût suivants : mesure, harmonie, vraisemblance, simplicité, modestie. Il se caractérise par l’impudeur et les tournures complexes. On y sent « un fond de prononciation âcre et forte qui prend au gosier » (Causeries, t.2 p.69). Il a pour corollaires des idées outrées telles que la considération d’un commerce possible entre homme et femme « dont l’âme seule fait tous les frais » (p.72). Sainte-Beuve trouve aisément la cause de ce mauvais goût : « La grande prétention de R. […] et la maladie de ses successeurs » : « ne vouloir point être jeté dans le même moule que les autres hommes » (p.74). L’individu-talent, grand principe esthétique beuvien de 1861, tend à se confondre, vu du 17e s., avec un sentiment d’exception pathologique. L’invocation à la folie de R. demeure cependant ambiguë. Elle explique ses faiblesses stylistiques sans être une objection à son génie reconnu par ailleurs : « On se sent humilié par ce qu’on appelle talent humain ou génie, de penser que c’est à partir de ce temps que Rousseau a écrit quelques-unes de ses plus divines pages, les premiers livres des Confessions, la 5ème promenade des Rêveries » (p.78). Quand donc, dans son article consacré aux « Confessions de J.-J. R. », le critique se propose de faire valoir sa révolution opérée sur la langue, il ne se contredit pas mais suit toujours sa même ligne. Il procède à la façon de l’historien du goût voltairien. Il juge les génies du genre humain à l’aune du poids des préjugés extérieurs qu’ils ont su dépasser et non à celle des résultats produits par leurs successeurs. Rousseau apparaît indéniablement supérieur en mérite à Chateaubriand car s’il souffre d’une altération du sens moral, conséquence de sa mauvaise éducation, il est plus « humain, plus homme, plus attendri » (Causeries t.3, p.84). Il a réintroduit le naturel et la simplicité dans le sentiment amoureux, là où n’existait plus que « fausse métaphysique du cœur ». Il a su redonner à la littérature sa vraisemblance perdue : « Il n’oublie jamais la mention du repas et les détails d’une chair saine, frugale, et faite pour donner de la joie au cœur comme à l’esprit ». Il a réintroduit une sincérité oubliée par son siècle : « la nature sincère sentie et aimée en elle-même fait le fond de [son] inspiration » (p.92). Il a mis fermeté, sobriété et netteté dans le pittoresque. Cette juste mesure dans le style en fait « le plus sûr et le plus ferme qu’on puisse offrir en exemple dans le champ de l’innovation moderne ». R surpasse ses successeurs car « avec lui, le centre de la langue ne s’est pas trop déplacé » (p.96). Il sait encore lui tenir la bride, ses successeurs ne le savent plus. Désormais avec Chateaubriand, et ceux de son espèce, « l’imagination dans sa pompe aborde et domine tout » (p.97). Sainte-Beuve joue sur les deux registres de la tradition et de l’histoire dans sa lutte contre les romantiques. Il soumet les représentations du « R. postiche » de la tradition à son dessein polémique en jouant des variations de points de vue contenues dans toute perspective historique.
Il n’en ira plus ainsi dans les articles des 15 et 22 juillet 1861 consacrés à La correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Gotha…et Les œuvres et correspondances inédites de J.-J. R., publiées par M.G. Streckeisen-Moultou. Sainte-Beuve y trace les grandes lignes d’une critique objective sur l’œuvre de R qui ne cède ni à la polémique, ni aux idéaux du temps. Soumise à trois conditions, elle suppose : 1) un véritable travail documentaire sur et autour de l’œuvre de R., 2) la mise à jour de la logique de son œuvre 3) et la nécessité, en réponse aux principales objections intentées à l’homme par la tradition, de procéder à un examen rigoureux de ses écrits.
1) Sainte-Beuve salue l’heureuse initiative de Streckeisen-Moultou : réunir, en une seule publication, des textes de R. publiés jusque là, de façon éparse, dans des revues. Les Lettres sur la Vertu et le Bonheur, parues seules, pouvaient encore inspirer le doute sur la sincérité morale de Rousseau, de même du Songe allégorique sur la révélation pour ses convictions religieuses. Le couplage de ces deux textes en un seul volume contribue à faire ressortir, pour chacun d’entre eux, sa force morale et sa puissance spirituelle. On y trouve un commun scepticisme qui se laisse lire, en raison de son usage récurrent, moins comme l’expression d’une ambiguïté morale que comme le témoignage authentique d’une conversion morale et spirituelle ne se payant pas de supercherie. Sainte-Beuve, sans faire dépendre absolument son appréciation de l’œuvre de sa seule qualité documentaire, souligne l’utile contribution de la recherche érudite à la compréhension de l’œuvre de R. par l’ordre nouveau qu’elle est capable d’introduire dans les documents encore mal connus.
2) Et l’étude logique de l’œuvre a beau en appeler à l’enquête documentaire dans ce qu’elle a de contingent parfois, elle n’en considère pas pour autant les textes de R., en l’absence d’un dépouillement ordonné et complet des inédits rousseauistes, comme le produit d’une improvisation. Sainte-Beuve met au contraire tout son art de critique à sauver la cohérence de l’œuvre du philosophe dans ses derniers écrits. Il se propose de l’étudier dans sa logique interne à dessein de contester le portrait de R. traditionnellement représenté sous les traits du sceptique et du fou. Une de ses perspectives interprétatives consiste à prendre au sérieux la méthode sceptique de la seconde et de la troisième lettre à Sophie d’Houdetot. Ce scepticisme tient lieu, au regard de sa quatrième lettre, de moment négatif dont R. parvient à triompher pour atteindre à un « état moral à la fois ému et apaisé ». Sainte-Beuve conclut à un scepticisme dépourvu d’ambiguïté : « Non, Rousseau a beau user de la méthode des sceptiques, il n’est pas sceptique lui-même, et la méthode se rompt brusquement entre ses mains, au moment où il la poussait à bout : il en jaillit au contraire l’illumination la plus imprévue, et faite à souhait pour ravir un idéaliste » (Causeries, t.XV  p.227-228).
 3) Il érige la folie de J.-J. au rang d’argument facile et paresseux. Il devient un lieu commun de la tradition, né de la méconnaissance des textes et de la seule habitude de polémiquer. Certes, il ne va pas jusqu’à nier, pour les besoins de son analyse, « la disposition ombrageuse et [le] mal croissant de R. » (p.238) mais il va s’appliquer, à partir de la correspondance nouvellement publiée, de les minimiser. 1) Elle révèle que Thérèse, sa compagne,  a eu soin « de tenir et d’exciter ses inquiétudes » (p.239). 2) Celles-ci s’avèrent chroniques et partielles jusqu’aux années 1764-1766, années où l’idée fixe d’être l’objet d’une conspiration générale ne quitte plus R.. La correspondance témoigne enfin que le philosophe n’est pas « sans avoir conscience d’une partie de sa folie » (p.240). Et même après cette date, bien que le mal semble avoir littéralement envahi l’âme de R., « cet aîné de Werther, cet oncle de René », (p.241) témoigne d’un goût de vivre, d’un sentiment de la nature inattaquable et d’un sincère amour de la patrie. Bon vivant et bon citoyen, tel est R. au plus au faîte de sa folie, atteste sa correspondance. Ces qualités sont gages d’une « nature » éminemment morale invaincue par la maladie. La tentation demeure cependant, au terme de l’article, de donner une ultime présentation voltairienne, des qualités et des défauts de R., instruite de sa correspondance. Mais les mots de la fin lui sont résolument favorables : « Voltaire aime l’humanité, et il affecte en toute occasion de mépriser le pauvre : Rousseau s’étonne de cette inconséquence et la lui reproche doucement. On n’a jamais à craindre avec lui, même dans ses écarts, de ces contradictions qui tiennent aux sources de l’âme et qui choquent dans le lecteur ami des hommes quelque chose de plus sensible encore que le goût. » (p.245). Ce R. moraliste  trouve confirmation dans deux articles de 1865, parus dans le Constitutionnel, dont le titre et le sous-titre sont : J.-J. R : ses amis et ses ennemis. Correspondance avec R. : publiée par MM. Streckeisen-Moultou et J. Levallois. Ils seront réimprimés, sous le titre,  Mme de Verdelin, légèrement retouchés, en tête du tome deux de la dite correspondance. Sainte-Beuve y jauge le portrait de Mme de Verdelin des Confessions à l’aune des lettres nouvellement publiées de R et de son amie. Deux grands principes, spécifiques à sa méthode naturelle, gouvernent cet exercice d’érudition : 1) Les physionomies particulières qui entourent un auteur aident à définir son génie propre, 2) correspondance et Confessions doivent être utilisées comme un appareil  pour mesurer tous les degrés et toutes les variations d’une même civilisation. 1) L’air de famille entre l’admiratrice, Mme de Verdelin, et l’admiré, J.-J., tient tout entier dans leur « morale du bon sens, de l’honnêteté sans subtilité et sans mysticisme ». Sainte-Beuve ne tarit pas d’éloge pour R., directeur de conscience : « mesure parfaite, …justesse de balance, …précision délicate de tour,… propriété de terme pour marquer les moindres degrés ! La morale de Nicole est dépassée ; celle de R. est plus vraie en ce qu’elle est plus conforme à la nature » (J.-J. R, ses amis...p.36). 2) Il faut lire dans cette amitié d’esprit à esprit, dans « ces intimités d’intelligence et de sentiment, où il y a le plus souvent un sous-entendu d’amour qui ne sort jamais » (p.45) « un grand pas dans la morale sociale ». Cette véritable conquête est une création essentiellement moderne qui commence avec R.. L’artiste, depuis près de deux siècles, la doit à son « expression harmonieuse ou éloquente des joies, des douleurs, des désirs de son époque. […] Dans un ordre élevé, il a donné la vie, la vie de l’esprit ou du sentiment. Quoi de plus simple qu’on lui en sache un gré immortel ?» (p.14). Mais Sainte-Beuve a beau dans ses divers portraits des amies de R., Mme de Luxembourg, Mme de Boufflers, Mme Rolland ou Mme d’Epinay, se montrer soucieux de l’individu-talent et de l’esprit du temps, ses jugements littéraires sur R. n’en restent pas moins emprunts d’une tendresse mondaine, conservatrice et libre penseuse due à son incorrigible penchant de vouloir plaire à la bonne société pour laquelle il écrit. On lui doit sa persistance à attribuer à la seule humeur pathologique de R. ses portraits caustiques des Confessions.
Les articles de Sainte-Beuve sur R., toute campagne confondue, encouragent à voir en leur auteur autant l’artisan de l’historicisme rousseauiste que celui susceptible de le dépasser grâce à un usage réglé de sa méthode naturelle. Si donc l’œuvre de Sainte-Beuve demeure, pour la critique rousseauiste de la première moitié du 20e s., un parangon d’autorité où puiser des poncifs à usage polémique, elle est aussi un cadre théorique et méthodologique contraignant imposant des limites à son goût bien tranchée de la controverse. Pour les avoir outrepassées les Jules Lemaître et consorts se feront les premiers artisans d’un dévoiement de la méthode de Sainte-Beuve à laquelle l’indignation proustienne, inspirée elle-même de leurs abus, saura donner le coup de grâce.

Bibliographie
Causeries du lundi.-Paris, 3ème éd., Garniers frères, 1869-1874, 15 vol. : t. 2, «Madame de la Tour-Franqueville et Jean-Jacques Rousseau », (29 avril 1850) p.63-84, « Lettres de Goethe et de Bettina traduit de l’allemand par Sébastien Albin » (29 juillet 1850) pp. 330-352, t.3, « Les Confessions de J.J. R. », (4 novembre 1850) p.78-97, t.15, :« La correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Gotha et autres lettres de lui inédites, publiées par M.M. Evariste, Bavoux et Alphonse François, et les œuvres et correspondances inédites de J.-J. R., publiées par M.G. Streckeisen-Moultou. » (15 et 22 juillet 1861) p. 219-245. Les grands écrivains français par Sainte-Beuve, études des lundis et des portraits classées selon un ordre nouveau et annotées par Maurice Allem, t.2 : 18e s. Philosophes et savants ; J.-J. R. et Bernardin de Saint-Pierre. (P., Garnier, 1932). Portraits Littéraires.-(P., Garnier, 1862-1864, 3 vol, in-12., t.2). Nouveaux Lundis, 2ème ed, P. M. Levy frères, 1874 : t.9 : « Madame de Verdelin. » (27 février et 6 mars 1865) p.387-436. Œuvres complètes, t. I, « Mémoire de Mme de Genlis sur le dix-huitième siècle et la révolution française depuis 1756 jusqu’à nos jours » (le Globe, le 2 Avril 1925) p. 94-104, -« Aimé Martin. De l’éducation des mères de famille ou de la civilisation du genre humain par les femmes » (Premiers Lundis, 1er mai 1834) p.559-561, P., Pléiade, Gallimard, 1949.
Fayolle (Roger), Sainte-Beuve et le XVIIIème siècle ou comment les révolutions arrivent, Collin, 1972. Streckeisen-Moultou, G., J.-J. R., ses amis et ses ennemis. Correspondance précédée d’une introduction par J. Levallois et d’une appréciation critique de Sainte-Beuve, T.2, p. 3-47. P., 1865, 2 vol. Rééd.: P., 1904, 2 vol.
[Catherine Labro]

 

SAINT-JUST, Antoine-Louis de

(Decize, 1767 – Paris, 1793)

    Saint-Just est une des figures les plus marquantes de la Révolution française, ce qui ne veut pas dire une des mieux connues. Sa jeunesse, la brièveté et le caractère fulgurant de sa carrière politique, sa fin tragique, ont conduit le plus souvent à mythifier le personnage plus qu’à chercher à le comprendre, que ce soit pour en faire une sorte d’icône révolutionnaire et romantique, ou pour l’exécrer comme le modèle des idéalistes terroristes, et un précurseur des totalitarismes du 20° s.

    Son œuvre est, à l’image de sa vie, brève mais dense. Et elle est aussi mal connue. Il a fallu attendre 2004 pour qu’une édition complète critique soit établie (Éd. Folio-Histoire). Elle est diverse, composée de textes de nature bien différente. La première est, par exemple, un long poème libertin (Organt, 1789). On connaît mieux les fameux discours prononcés à la Convention, dont le plus célèbre est sans doute celui prononcé lors du procès de Louis XVI, et demandant sa mort. Mais Saint-Just écrivit aussi des traités de philosophie politique. L’un d’entre eux fut publié de son vivant (L’Esprit de la Révolution et de la constitution de France, 1791). Les deux autres sont inachevés (De la nature, de l’état civil, de la cité ou les règles de l’indépendance du gouvernement édité seulement en 1951 ; et les Institutions républicaines, fragments publiés en 1800 de manière incomplète, puis complètement en 1948). Enfin, il faut citer les multiples rapports faits sur différents thèmes au Comité de salut public, ainsi que les textes, souvent de simples notes très brèves, écrits lors de ses missions auprès des armées de la République. Homme d’action, orateur et organisateur remarquable, Saint-Just est aussi un penseur dont les idées, trop souvent réduites à quelques formules devenues presque des lieux communs (du genre : « Le bonheur est une idée neuve en Europe »), méritent l’étude.

    Si les premières œuvres littéraires, poétiques (Organt, déjà cité) ou dramatiques (Arlequin Diogène, publié pour la première en 1907), contiennent déjà des critiques radicales contre les institutions de ce qui n’est pas encore l’Ancien régime (royauté et Église), on ne saurait y trouver des thèses ou des analyses qui puissent évoquer une influence de R. Leur manière est même tout à l’opposé de ce que le Genevois aurait pu approuver ! En revanche, les écrits théoriques, et dans une moindre mesure les discours contiennent de nombreuses références, explicites ou non, à R. et son influence s’y fait sentir de manière à la fois évidente, profonde et paradoxale. Saint-Just n’est ni un épigone de R., comme on a pu parfois le présenter, ni un « anti-R ».

    La première évidence est sans aucun doute la révérence à l’égard du personnage R. C’est ainsi que, dans les Institutions républicaines, il parle de « l’immortel R. » (Œuvres complètes, p. 413), pour se désoler un peu plus loin (p. 465) : « La France vient enfin de décerner une statue à J.- J. R. Ah ! pourquoi ce grand homme est-il mort ? ». Et lorsque dans un rapport présenté à la Convention il dresse le portrait du vrai révolutionnaire, c’est Marat et R. qui lui en fournissent le modèle : « Marat était doux dans son ménage, il n’épouvantait que les traîtres. J.-J. R. était révolutionnaire, et n’était pas insolent sans doute : j’en conclus qu’un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité » (Oeuvres complètes, folio-histoire, 2004, p. 748). Homme du peuple, homme de conviction mais aussi de cœur, R. préfigure ce que devrait être tout bon patriote, tout bon citoyen.

    Et cette révérence n’est pas convenue, comme le montre le fait qu’à de multiples reprises, Saint-Just se réfère à R. pour y trouver les fondements d’une politique authentiquement révolutionnaire. Mais s’il y a admiration et même inspiration, Saint-Just ne manque pas de se démarquer de l’héritage rousseauiste. Les principaux thèmes sur lesquels peuvent se mesurer la dette et l’écart entre le révolutionnaire philosophe et le philosophe révolutionnaire sont l’idée de contrat social et celle de volonté générale. Même s’il arrive à Saint-Just d’utiliser ces termes, ou d’autres voisins, c’est plus pour se faire comprendre en adoptant un langage commun que parce que ce sont des concepts qui lui semblent vraiment pertinents.

    Pour Saint-Just, les hommes sont naturellement sociaux ; la société précède l’individu. L’état de nature existe bien, mais il est immédiatement social. Les premiers hommes tendaient naturellement à s’assembler avec ceux de leur espèce. C’est par la suite, dans l’histoire, que les individus se sont séparés, que les sociétés se sont atomisées. R. se trompe donc comme tous les philosophes contractualistes lorsqu’il se représente les sociétés comme fondées sur un pacte qui lierait les individus soit entre eux soit à l’État. Il se trompe cependant moins que Hobbes, puisqu’il ne se représente pas l’homme naturel comme méchant (ce qu’il est devenu dans l’état sauvage qui est celui des sociétés actuelles). L’objet de la révolution est, en conséquence, non pas de prétendre fonder une société juste sur un contrat (ce qui ne serait que la continuation des sociétés dégénérées, divisées, atomisées), mais de restaurer, si c’est possible, par de bonnes institutions (décrites de manière fragmentaire dans les Institutions républicaines) une société d’amis, dont les mœurs purifiées permettraient une coexistence harmonieuse : une sorte de peuple naturel retrouvé. « Les institutions ont pour objet de mettre l’union dans les familles, l’amitié parmi les citoyens, de mettre l’intérêt public à la place de tous les autres intérêts, (…) de les [les hommes] rendre justes et sensibles, de les lier par des rapports généreux, de mettre ces rapports en harmonie en soumettant le moins possible aux lois de l’autorité, les rapports domestiques et la vie privée du peuple » ( p. 1089).

    Saint-Just rejette donc chez R., comme chez tous les théoriciens du contrat social, l’individualisme fondamental qu’implique l’idée de contrat. Mais, paradoxalement, il rejette aussi le concept cette fois proprement rousseauiste de volonté générale qui paraît pourtant opposée à l’individualisme. La volonté générale est une notion critiquable pour deux raisons. La première est qu’elle peut être le fondement ou fournir le prétexte d’une nouvelle tyrannie, de la perte de la liberté. Les hommes sont par nature sociables mais aussi indépendants, les deux inséparablement. C’est ce qui différencie les sociétés humaines de celles animales (on retrouve sans peine ici les représentations antiques de la communauté, notamment chez Aristote). Une société juste est donc une société où les individus vivent en harmonie mais sans être soumis à un quelconque pouvoir extérieur, même démocratique. « Je m’assure donc qu’on saura distinguer de la démocratie où le peuple est assujetti par soi-même, l’état social où l’on peut dire plutôt qu’il n’est point du tout de prince que dire que le peuple l’est. Je ne fais point de différence entre toutes les formes de législation. Dans l’une le peuple est assujetti à un seul, dans l’autre à plusieurs. Dans celle-là à soi-même » ( p. 1053). Le peuple soumis à lui-même n’est donc pas libre, comme le pense R. ; il est assujetti. Ou, si l’on préfère, ce qu’on appelle liberté dans la société n’est que la perte de l’indépendance :  « la liberté n’est que l’art de l’orgueil humain, et c’est malheureusement dans ce sens que Rousseau de Genève, tout sublime qu’il est, a toujours parlé » ( p. 423). En fait, plus qu’il ne le critique, il semble que Saint-Just pousse en quelque sorte la logique de R. au-delà de R. lui-même : si la souveraineté populaire est bien inaliénable, la souveraineté des hommes dans leur indépendance l’est également. Le principe rousseauiste de l’inaliénabilité de la souveraineté (souvent répété par Saint-Just) est retourné contre la conception rousseauiste de la soumission de l’individu à la société. C’est en particulier pourquoi, dans son premier essai de théorie politique (Esprit de la révolution et de la constitution de France), Saint-Just dénonce avec une singulière vigueur la justification par R. de la peine de mort : «  Quelle vénération que m’impose l’autorité de J.-J. R., je ne te pardonne pas, oh grand homme, d’avoir justifié le droit de mort ; si le peuple ne peut communiquer le droit de souveraineté, comment communiquera-t-il les droits sur sa vie ? » (p. 436).

    La seconde des raisons est que, contrairement encore à ce que pense R., la volonté générale peut errer. Saint-Just se montre toujours méfiant à l’égard de la capacité du peuple à voter nécessairement de bonnes lois, prendre de sages décisions. Dans le Discours sur la constitution par exemple, il écrit que la volonté générale peut être dépravée, donnant l’exemple d’Athènes votant la fin de la liberté. Par un raisonnement qui n’est pas sans évoquer ce que Marx pourra écrire, Saint-Just montre l’existence d’un cercle logique dans l’idée de l’infaillibilité de la volonté générale : si la volonté générale est vraiment infaillible, c’est que le peuple est sage ; mais s’il était sage, il n’aurait pas besoin d’être gouverné. D’où la remarque sur l’illogisme de R. qui, malgré sa foi dans la volonté générale, pose la nécessité d’un législateur. Le rôle du législateur ne peut pas être de d’exprimer la volonté générale, ce qui serait parler pour le peuple. Si le législateur est nécessaire, c’est pour exprimer la loi de la nature, concevoir de sages institutions qui permettront aux hommes et donc au peuple, de se régénérer. Cette restauration effectuée, grâce aux institutions, nous débouchons ainsi sur une vision qu’il faut bien qualifier, avec les précautions nécessaires, d’anarchiste. Une société bien organisée n’aurait pas besoin d’être gouvernée, les individus s’y gouvernant eux-mêmes : « le pouvoir est la mort du corps social, mais je dois prévenir l’objection qu’on ferait ici qu’il faut des pouvoirs pour le conserver. Cela est bon pour nos sociétés qui sont contre nature et ne reposent au-dedans que sur la force» (p. 1062).

    En conclusion, nous voyons que Saint-Just, dans ses conceptions politiques, puise son inspiration dans la lecture et la méditation de R. Il admire l’homme et son attitude intransigeante de défenseur de la vérité et du peuple. Il reconnaît en lui un vrai républicain : ce qu’écrit R. notamment sur la nécessité de l’égalisation des conditions dans une société juste est incontestable. Les idées de Saint-Just ne sont cependant pas le pur reflet ou la pure application à une période révolutionnaire des théories du philosophe. Saint-Just reconnaît la puissance de ses intuitions, en particulier en ce qui concerne la bienveillance fondamentale originaire des humains pour leurs semblables ; mais il reconnaît l’insuffisance de ses théories sociales et politiques. Une citation résume cet ensemble : « R., qui écrivait avec son cœur, et qui voulait au monde tout le bien qu’il n’a pu que dire, ne songeait point qu’en établissant la volonté générale pour principe des lois, la volonté générale pût jamais avoir un principe étranger à elle-même » (p. 547).

Bibliographie : Saint-Just, Œuvres complètes, Gallimard, Folio-histoire, 2004 (préface de Miguel Abensour). – Ollivier, Albert, Saint-Just ou La force des choses, Gallimard, 1954. - Abensour, Miguel, « La théorie politique de Saint-Just. Problématiques et cadres sociaux », Annales historiques de la Révolution française, mars 1966. - Saint-Just, Théorie politique (Textes établis et commentés par Alain Liénard), Seuil, 1976. – Godart, Jean-Christophe, « Saint-Just, critique de R. », Espaces/Temps, n°38-39, 1988. - Ladret, Albert, Saint-Just ou Les vicissitudes de la vertu, Presses universitaires de Lyon, 1989. - Boulad-Ayoub, Josiane, Contre nous de la tyrannie …, Hurtevise hmh, coll. Brèches, 1990, Québec.   

[Michel Cochet]

Schmitt, Carl

(Plettenberg, Allemagne, 1888 -  ibidem, 1985)

Juriste allemand de confession catholique, ayant enseigné à Bonn et Berlin pendant la République de Weimar, en 1933 à Cologne où il a remplacé Hans Kelsen (victime en tant que juif des lois nazies de "purification" du fonctionnariat), puis à l’Université de Berlin jusqu’en 1945. Pourfendeur du système parlementaire et libéral de la République de Weimar, il prend position en faveur d’un État fort dirigé par un dictateur en phase avec le peuple. Soucieux de manifester la filiation théologique des concepts politiques dans la Théologie politique (1922), Carl Schmitt produit des analyses juridiques de fond comme dans Loi et jugement (1912) ou La dictature (1921) en même temps qu’il élabore une théorie polémologique du politique en particulier dans Le concept de politique (1927, 1932, 1933) où il reconnaît dans l’opposition ami/ennemi le critère du politique. Dans La situation dans l’histoire de l’esprit du parlementarisme actuel (1923), Carl Schmitt dissocie radicalement le système libéral de la démocratie. Dans la même lignée, la Doctrine de la constitution (1928) distingue l’élément constitutionnel de l’État de droit, qui dissipe l’opposition politique entre ennemis, de la forme politique de l’État, qui constitue la substance et l’unité de la constitution d’un peuple. Tout en s’inscrivant dans une tradition contre-révolutionnaire (De Maistre, Bonald, etc.), Carl Schmitt préconise moins le retour à l’absolutisme monarchique que le passage à une démocratie absolue de facture identitaire, plébiscitaire et autoritaire qui constituerait la forme moderne de l’absolutisme. Ne répugnant jamais à penser en situation, il livre un diagnostic critique de la République de Weimar dans Le sauveur de la constitution (1931) et Légalité et légitimité (1932), puis fait dès 1933 l’apologie du régime national-socialiste notamment dans État, Mouvement, Peuple (1933) comme dans de nombreux articles qui justifient la nuit des longs couteaux du 30 juin 1934 et les mesures antisémites des nazis (1933-1938). Progressivement, il réoriente sa réflexion depuis la problématique nationale jusqu’à la situation internationale. Dans le contexte de la dénazification de l’Allemagne d’après guerre, il est suspendu de ses fonctions à l’Université en raison de son engagement en faveur du régime national-socialiste et emprisonné en vue du Procès de Nuremberg où il ne sera finalement pas inculpé. Il se retire alors à Plettenberg où il continue à exercer une influence intellectuelle considérable sur ses contemporains. Il publie non seulement des recueils de ses articles passés comme dans les Essais constitutionnels de 1924 à 1954 (1957), mais aussi des ouvrages substantiels comme le Nomos de la terre (1950). Progressivement (re)découverte de l’extrême droite à l’extrême gauche, qui est en particulier marquée par la Théorie du partisan (1963), son œuvre est reçue en France depuis le milieu des années 1980 en écho à la traduction de ses principaux ouvrages : jusqu’alors, à part quelques traductions partielles dans les années 1930, seuls La notion de politique et la Théorie du partisan avaient en effet été traduits en 1972 par Julien Freund avec le soutien de Raymond Aron.

La figure de R. tient une place marginale mais significative dans la pensée de Carl Schmitt. En effet, la position politique de Carl Schmitt l’amène plutôt à réfléchir la théorie politique de Hobbes auquel il consacre un livre, Le leviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938), qui développe un article sur L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes (1936/37). Seule La dictature (1921) propose une étude systématique du Contrat social qui permet de dégager la signification du nouveau concept de dictature qui pointe chez R. (D=116-7/fr.119-20). Selon Carl Schmitt, la construction individualiste de l’État par R., qui a contribué de manière décisive à la transformation de la France en un État de droit libéral, amène ce dernier à reconnaître le contenu substantiel de l’individu face à l’État (118/fr.121) : le peuple apparaît désormais comme une masse immédiate et non-organisée qui refuse d’être représentée par l’organisation des ordres sociaux (ständische Organisation : 25/fr.41). Mais l’aliénation de l’individu au tout social (Cf. 119/fr.122-3) que défend R. (I-VI,§10 : O.C. III, p.361) fonde un absolutisme d’État (117/fr.120, cf.127/fr.132) qui a servi de justification à l’idéologie révolutionnaire : au nom de la vertu est justifié un despotisme de la liberté, c’est-à-dire une dictature qui exige la terreur contre l’égoïste (123/fr.127, cf.117/fr.120). Carl Schmitt rend compte de ce qui autorise cette interprétation. Certes, le Contrat social ne permet pas de fonder un droit de révolution dans la mesure où la révolte contre le tyran est un simple fait (123/fr.127). Par contre, la théorie rousseauiste de la volonté générale, dont la souveraineté est pensée sur le modèle de l’union en Dieu de la puissance et du droit (Macht und Recht), reviendrait à dénier les droits inaliénables de l’individu à une sphère de liberté intouchable par la volonté générale (120/fr.124) en justifiant la contrainte à exercer sur l’homme (124/fr.128) corrompu (122/fr.126). Comme le peuple est par nature bon, mais que les conditions idéales pour une démocratie immédiate sont rarement remplies et qu’en conséquence les individus se trompent sur leur véritable intérêt, il est donc possible qu’une minorité vertueuse et même un individu unique puisse justement savoir ce que veut la volonté générale du peuple (122-3/fr.126-7). Tout en indiquant la différence entre les constructions abstraites du Contrat social et la réponse pratique de la terreur révolutionnaire qui détruit (vernichtet) les hommes non-libres, Carl Schmitt entend pourtant montrer que R. a justifié le cas exceptionnel de la suspension de l’état de droit dans la dictature sans s’attacher, il est vrai, à résoudre l’énigme de l’auto-suspension de la volonté générale (124-5/fr.128-9), c’est-à-dire sans dégager le fondement juridique de l’état d’exception. Constatant que la dictature est conçue par R. comme une »importante commission« (IV-VI,§11), c’est-à-dire sur le modèle de la commission dont le peuple souverain charge le gouvernement, Carl Schmitt semble la concevoir comme un cas particulier du fonctionnement commissarial de l’absolutisme d’État (127/fr.132). Notant l’opposition entre le droit sans pouvoir (machtlosem Recht) du législateur (II-VII : O.C. III, pp.381-4) et le pouvoir sans droit (rechtloser Macht) du dictateur, Carl Schmitt conclut que la fusion des deux fonctions en un législateur dictatorial ou un dictateur légiférant transforme la dictature commissariale en une dictature souveraine (128-9/fr.133-4). Ce qui fait de R. une figure de transition entre ces deux formes de dictature décrites par Carl Schmitt dans l’ouvrage de 1921.

Dans l’objectif de contredire la captation libérale de R., Carl Schmitt en fait donc un partisan de l’absolutisme démocratique dont il défend lui-même l’actualité pendant la période de Weimar. Déniant la critique rousseauiste de la démocratie (III-IV) qu’il évoque dans La dictature (123/fr.126), Carl Schmitt interprète implicitement le Contrat social comme un modèle abstrait de démocratie immédiate (122/fr.126). Dans ses autres textes de la période de Weimar, le souci de Carl Schmitt vis-à-vis de R. consiste à s’approprier son autorité afin de soutenir une conception identitaire, c’est-à-dire national(rac)iste, de la démocratie. Partant du principe que toute doctrine peut se résumer à une formule emblématique, Carl Schmitt cite à profusion une seule et même phrase du Contrat social afin d’étayer son interprétation. Pour défendre sa conception identitaire de la démocratie, Carl Schmitt se réfère à l’envi à “l’état idéal d’une démocratie” présupposé par R. dans le Contrat social (VL-214/fr.352, Cf. D-122/fr.120-1). À l’origine de l’unanimité (Einmütigkeit vs. Einstimmigkeit: PuB-63/fr.111-112) puisque, ressortant de la même substance, tous veulent la même chose, l’homogénéité (Gleichartigkeit) substantielle du peuple (VL-229/fr.367) produit la volonté générale comme intérêt commun (274/fr.415) d’où naît un “accord admirable de l’intérêt et de la justice” qui assure l’identité de “la règle du juge avec celle de la partie” (II-IV,§7 : O.C. III, p.374). Dans Der Gegensatz von Parlementarismus und moderner Massendemokratie (1926 in 1940), Carl Schmitt s’était évertué par cette même citation à contrer l’interprétation libérale de celui qui passait pour le philosophe de la démocratie moderne. Invoquant en outre, contre les économistes (libéraux), la critique rousseauiste de la financiarisation des obligations sociales, Carl Schmitt affirmait que, lorsque R. déclare que la “finance est un mot d’esclave” (III-XV : O.C. III, p.429), il entend par esclave “celui qui n’appartient pas au peuple, le non-égal {Nicht-Gleichen}, le non-citoyen, auquel il ne sert à rien qu’il soit in abstracto „humain“, l’hétérogène qui ne participe pas à l’homogénéité générale et ]en[ est de ce fait exclu avec droit” (PuB-63/fr.112). La distorsion interprétative est flagrante, même si R. reconnaît par ailleurs l’identité culturelle (des mœurs et coutumes) d’un peuple (II-X,§5 : O.C. III, p.390; II-XII,§5 : O.C. III, p.394). Car les esclaves en question sont moins ceux de Sparte que “les peuples modernes” eux-mêmes en tant qu’au travers du système des taxes, ils se payent des représentants “pour s’exempter de leurs devoirs” au lieu de faire eux-mêmes les corvées (III-XV,§2, §§10-11 : O.C. III, p.429, p.431). L’erreur est d’autant plus manifeste que Carl Schmitt ne cesse d’invoquer la critique rousseauiste de la représentation parlementaire du peuple (VL-262/fr.403, 243/fr.382, 205/fr.342, cf. D-117) afin de soutenir l’identité entre gouvernés et gouvernants (234-5/fr.372-3). Car, loin que R. invoque l’identité (nationale) pour fonder l’identité de jugement entre juge et parties (PuB-63 vs. VL-274/fr.415), il s’attache au contraire à montrer que, “de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale”, de même la volonté générale ne peut juger une affaire particulière. Ce qu’établit la citation intégralement restituée des deux fragments décontextualisés par Carl Schmitt: “accord admirable de l’intérêt et de la justice qui donne aux délibérations communes un caractère d’équité qu’on voit évanouir dans la discussion de toute affaire particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie” (II-IV,§7 : O.C. III, p.374). Il convient donc de réfuter l’interprétation que Carl Schmitt donne de R. à partir de citations choisies du Contrat social: la volonté générale ne présuppose aucunement l’homogénéité substantielle du peuple qui s’auto-institue par le contrat social. Pourtant, l’interprétation schmittienne de R. a connu une certaine efficience, notamment sur Hannah Arendt. Dans son essai Sur la révolution (1963 vs. 1965), elle reprend en effet à Carl Schmitt l’idée que la volonté générale de R. implique l’unanimité totalitaire d’un peuple uni contre l’ennemi. C’est comme si l’analyse schmittienne de R. empêchait Hannah Arendt de percevoir dans le schéma rousseauiste du contrat social le modèle républicain de la constitution de l’État sur le fondement de l’association libre des citoyens qu’elle préconise elle-même. C’est dire à quel point l’interprétation identitaire de Carl Schmitt a pu jeter un voile sur la réception de la pensée politique de R.

On peut enfin noter que, dans son Glossaire des années d’après-guerre, Carl Schmitt finira par décocher quelques traits polémiques à l’endroit du concepteur de la volonté générale (21.12.47 & 11.11.48) ou encore du mystique de la pitié (20.12.49). Dans la même veine, le Nomos de la terre (1950) critique lapidairement la conception rousseauiste de la guerre (I-IV,§10 : O.C. III, p.357) comme état d’une relation d’États à États (N=121-2/fr.150-2).

Bibliographie : Carl Schmitt, (La dictature Seuil, 2000) = D (Die Diktatur, 1921). – Parlementarisme et démocratie (Seuil, 1988) qui contient l’essai sur La situation dans l’histoire de l’esprit du parlementarisme actuel (1923) comme la Remarque sur l’opposition entre parlementarisme et démocratie (1926) = PuB (Positionen und Begriffe im Kampf mit Weimar-Genf-Versailles 1923-1939, 1940). – Théorie de la constitution (PUF, 1993) = VL (Die Verfassungslehre, 1928). – La notion de politique (Calmann-Lévy, 1972) = BP (Der Begriff des Politischen, 1932). – Le nomos de la terre (PUF, 2001) = N (Der Nomos der Erde, 1950). – Glossarium der Jahre 1947-1951 (1991). – Hannah Arendt, Essai sur la révolution (Gallimard-Tel, n°93, 1967). – Jean-FrançoisKervégan, De Carl Schmitt à Hegel (PUF, 1992), Actualité de Carl Schmitt (Jus commune, 18, 1991). – Gespräch über den Partisanen, Carl Schmitt und Joachim Schickel (1969) dans Guerilleros, Partisanen. Theorie und Praxis (1970).

[Christian Ferrié]

SCHOPENHAUER, Arthur

(Danzig, 1788 – Frankfurt-am-Main, 1860)

Dans toute l’œuvre de Schopenhauer, les références à R. sont au nombre de huit. Comparées aux nombreuses pages consacrées à Platon et surtout à Kant, ces quelques lignes dispersées, dans lesquelles R. est chaque fois brièvement évoqué, paraissent d’abord attester à quel point le philosophe de Genève est peu considéré par Schopenhauer. Cette impression se trouve renforcée lorsqu’il s’avère que quatre de ces huit références sont pour ainsi dire anecdotiques : R. est nommé, parmi d’autres, comme exemple du génie qui confine à la folie (Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 247) ou encore comme une illustration de la manière dont les fils héritent des qualités intellectuelles naturelles de leurs mères (Ibidem, p. 1275). Ailleurs, l’homme R., tel qu’il se peint lui-même dans Les Confessions, offre à Schopenhauer l’indication d’un fait psychique qui corrobore la thèse de l’invariabilité du caractère ; qu’après plus de quarante ans, R. se souvienne encore avec douleur d’avoir accusé la servante Marion d’un vol dont il était coupable, cela montre comment la conscience morale suppose l’identité du caractère. C’est le même homme absolument qui a commis la faute et qui, si longtemps après, en porte encore le poids (Essai sur le libre arbitre, p. 93). Enfin R. apparaît à côté de Voltaire, de Locke et de Hume comme un héros, un bienfaiteur de l’humanité, auquel Schopenhauer oppose la bassesse et la malhonnêteté d’une littérature allemande dorénavant incapable de reconnaître la grandeur du génie (De la volonté dans la nature, p. 73). Il semblerait donc que Schopenhauer reconnaisse le génie de R. mais le traite avant tout comme une icône ou, au mieux, comme un cas psychique digne d’intérêt.

Il reste toutefois quatre passages dans lesquels Schopenhauer se confronte aux thèses du penseur et ne se contente plus d’évoquer l’homme ou sa renommée. Parmi ces passages, il en est deux qui ne touchent pas au cœur de la philosophie rousseauiste et sont si brefs qu’ils ne permettent guère de comprendre comment Schopenhauer se situe par rapport à R : à la question de savoir ce que feraient deux hommes qui auraient grandi chacun dans la solitude et qui se rencontreraient pour la première fois, Pufendorf, nous dit Schopenhauer, répond qu’ils seraient amis, Hobbes qu’ils seraient ennemis et R. qu’ils s’ignoreraient ; et Schopenhauer présente ces réponses diverses comme renvoyant à « la diversité incommensurable des dispositions morales innées des individus » (Ethique et politique, p. 63). Les trois auteurs ont à la fois raison et tort, raison en rapport au caractère particulier de certains hommes, tort parce qu’ils prétendent énoncer une vérité bonne pour tous les hommes. D’autre part, sur la question du suicide, Schopenhauer fait allusion à R. qui, avant lui, aurait remarqué la faiblesse de l’argument, hérité de Platon, que le christianisme oppose au suicide, à savoir que l’homme n’aurait pas le droit de se suicider car sa vie appartiendrait à Dieu et seul Dieu pourrait la lui reprendre (Parerga und Paralipomena, Über den Selbstmord, § 157, Sämtliche Werke, Band V, p. 366). A ce point, R. paraît être un auteur dont Schopenhauer fréquente assez régulièrement les textes sans pourtant y puiser aucune inspiration majeure. Mais il faut préciser que Schopenhauer adopte ce genre d’attitude, faite de familiarité et de désinvolture, à l’égard d’un grand nombre d’auteurs.

Il reste pourtant deux références qui nous suggère un lien à la fois plus intime et plus problématique entre Schopenhauer et R. En premier lieu, lorsqu’il entreprend de fonder l’éthique sur la pitié, cette unique source d’où puissent jaillir des actions désintéressées, « cette base vraie de la moralité » (Le Fondement de la morale, p. 203), l’auteur allemand en appelle à l’autorité de celui qu’il nomme « le plus grand des moralistes modernes » (Ibidem, p. 204). Ici, Schopenhauer se reconnaît rousseauiste par l’importance qu’il accorde à cette moralité instinctive, à ce sentiment naturel de pitié, qui porte l’ homme vers l’animal souffrant et lui fait sentir la souffrance de l’autre comme sa propre souffrance. Mais le pessimisme de Schopenhauer fait de la pitié un adoucissant, un baume mis sur les plaies d’une individualité nécessairement vouée à la méchanceté et au malheur. En ce sens, la pitié schopenhauerienne est le seul élément rousseauiste dans une philosophie qui, par ailleurs, se range du côté de Voltaire, contre R. Schopenhauer reproche à R. sa « plate philosophie de pasteur protestant », énoncée dans la Profession de foi du vicaire savoyard, et lui oppose les trois vues auxquelles était parvenu la profondeur d’esprit d’un Voltaire : l’idée de la prépondérance du mal dans l’existence ; celle d’une volonté dont les actes sont nécessaires ; l’hypothèse, reçue de Locke, de la matérialité de l’élément pensant. Schopenhauer refuse donc chez R. l’optimisme, le libre arbitre et le spiritualisme qui l’accompagne. A la place de la bonté originelle et de la perfectibilité illimité, qui offrent à l’homme la possibilité de se pervertir et de déchoir, mais aussi celle de retrouver par d’autres moyens ce qu’il y a de meilleur en lui, Schopenhauer préfère, à tout prendre, la doctrine du péché originel qui installe l’homme ici-bas dans une existence maudite (Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 1349). Bibliographie : Arthur Schopenhauer, Sämtliche Werke, Stuttgart / Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986. Traductions françaises : Le Monde comme volonté et comme représentation, traduit par A. Burdeau, revu par R. Roos, Paris, P.U.F., 1966. Essai sur le libre arbitre, traduit par S. Reinach, revu par D. Raymond, Paris, Rivages, 1992. De la volonté dans la nature, traduit par E. Sans, Paris, P.U.F., 1969. Ethique et politique, traduit par A. Dietrich, revu par A. Kremer-Marietti, Paris, Le Livre de Poche, 1996. Le Fondement de la morale, traduit par A. Burdeau, Paris, Le Livre de Poche, 1991.     

    [Stéphane Bonnet]

Seconde guerre mondiale (1939-1945)

Une remarque s’impose dès que l’on aborde la question de la réception de R durant la seconde guerre mondiale. Pour des raisons aisément compréhensibles, la Résistance a publié un nombre d’écrits nettement moins considérable en quantité que celui produit par la Collaboration ou par Vichy. D’où l’inégal traitement quant à la réception d’un écrivain qui n’intéresse qu’indirectement les contemporains du deuxième conflit mondial. L’enjeu n’est pourtant pas négligeable même si les textes republiés sont peu nombreux. L’effigie d’un R fondateur de la démocratie moderne et précurseur de la Révolution française, dont on a fêté le cent-cinquantenaire en juillet 1939, captive essentiellement les collaborateurs et les adeptes de la Révolution nationale. La légitimation du nouveau pouvoir politique passe inexorablement par la dénonciation des principes républicains et du Front populaire responsables de la défaite. R, c’est l’homme par qui le désastre arrive bien que Vichy puisse, à l’occasion, s’inspirer du sempiternel retour à la terre en s’appuyant sur des passages de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile. La droite conservatrice devenue collaborationniste après sa rupture avec Maurras et L’Action française, déteste R et les principes du Contrat social. Les collaborateurs issus de la gauche adoptent souvent un autre ton. Pacifistes puis germanophiles, ils défendent les principes du national-socialisme et découvrent dans R un précurseur du Troisième Reich. La Résistance communiste s’intéresse peu à R revendiqué par la gauche chrétienne antinazie. Le couple R/Robespierre n’est pas à l’ordre du jour et lorsque les résistants invoquent la tradition démocratique française, ils ne citent guère R.

Les défenseurs du nouveau régime, s’ils rejettent le R pourfendeur de l’inégalité sociale, découvrent dans certains textes du philosophe de quoi nourrir leur devise Travail, famille, Patrie. Outre la publication, en 1941, de la thèse sur l’Emile du jésuite André Ravier qui rejoint rapidement les rangs de la Résistance, un manuel scolaire destiné aux lycéens, L’Oeuvre de J.-J.R publiée, en 1943, aux éditions Hachette passées sous contrôle allemand, reproduit plusieurs textes du philosophe précédés de titres, La vie de famille restaurée, Le retour à la terre, qui épousent les thèmes chers à la Révolution nationale. La structure de ce type d’ouvrages composé d’extraits de R suivis de citations d’écrivains et de questions censées orienter l’élève dans sa lecture, constitue un outil de propagande discret et efficace. L naturisme de R séduit, dans une faible mesure, les proches de Pétain. L’Action française met en garde ses lecteurs contre la tentation de réhabiliter R en cédant aux sirènes de la nature. André Ravier entreprend-il une justification de R, c’est Noël Boyer qui lui répond en avril 1941, et qui, à partir d’une anecdote sur la découverte de deux fillettes vivant parmi les loups q’un missionnaire tente en vain de ramener à la civilisation, dénonce dans l’Emile ces « mensonges qui nous on fait tant de mal. » En 1943, plusieurs articles dont un de Thierry Maulnier, mettent en garde contre les dérives auxquelles peuvent conduire la critique de la civilisation et du progrès. Le primitivisme rousseauiste respire trop l’utopie égalitaire et s’accorde mal avec les valeurs d’ordre et de hiérarchie défendues par les maurrassiens qui mènent des attaques virulentes contre J.-J. Le philosophe est tout d’abord coupable d’avoir corrompu le goût classique par l’introduction de germes d’anarchie et de barbarie à l’intérieur de la littérature française. Ce que ne peut lui pardonner Maurras qui est venu à la politique par l’esthétique. La littérature doit se protéger des virus romantiques comme la société se défendre des éléments étrangers, Juifs et métèques en tout genre qui la corrompent. R, le romantique, l’apatride habillé en Arménien, synthétise tout ce que rejette Maurras sur le plan esthétique et politique. Le principal grief retenu contre R, c’est l’invention de la démocratie moderne, l’idéologie des droits de l’homme, qui ont détruit l’ordre et la tradition issues du monde gréco-latin. C’est bel et bien le système parlementaire qui est placé au banc des accusés à travers les attaques lancées contre le Discours sur l’inégalité et le Contrat social. René Gillouin, un proche de Pétain, dans la Revue des deux mondes du 15 février 1942, emboîte le pas à l’Action française en dénonçant R comme l’inspirateur « d’une religion nouvelle », le mysticisme démocratique. Même ton dans la République lyonnaise du 30 avril 1942 qui accuse durement R , ce « maître spirituel des Droits de l’homme et de la Révolution, le grand pontife de l’anarchie. » Limage d’un R anarchiste, chantre de l’individualisme et inspirateur de la démocratie moderne inspire également les suppôts du nazisme. Le journal d’Alphonse de Chateaubriant, La Gerbe, ouvre le procès du Contrat social dans son numéro du 5 septembre 1940 : l’homme du contrat social est un être isolé, abandonné, « condamné à mort, émasculé de la représentation politique » auquel doit succéder l’homme nouveau, celui d’une mystique vitaliste propre au national-socialisme. L’hebdomadaire Au Pilori, qui se désigne lui-même comme un organe de combat contre la judéo-maçonnerie, dès février 1941, s’attaque violemment au philosophe, à la philosophie des Lumières et à ses venimeux propagateurs, les instituteurs « contaminés par le virus laïque qui obligeaient à lécher la bave de R ». R est coupable parce qu’apatride, pourchassé de partout, revêtu d’un habit d’Arménien. Son statut de vagabond rappelle, à bien des égards, l’image du Juif errant. Ces attaques sont communes à l’entourage de Pétain et aux collaborateurs parisiens, excepté ceux qui se réclament toujours de la gauche et de l’idéal de la Révolution française. Le 16 avril 1942, Maurras, dans L’Action française, compare R aux faux prophètes juifs. R est en effet « le cas-type de l’insurgé contre toutes les hiérarchies, le cas essentiel de l’individualisme anarchique » qui a conduit tout droit à la guillotine. Un certain Marc Duconseil, auteur en 1943, d’un Machiavel et Montesquieu, essai à la gloire du fascisme italien, dans une veine identique, s’en prend au « Contrat social cousin du Talmud » et affirme « la parenté sémitique de R » qu’il décèle dans son orgueil démesuré, sa folie de la persécution, son rejet de la société et sa soif d’un autre monde, d’une autre terre. (p. ) Duconseil dénonce le prophétisme révolutionnaire de R. Dominique Sordet commente avec enthousiasme ses propos dans son ouvrage, Les derniers jours de la démocratie, paru en 1944 dans sa maison d’édition Inter-France. Il qualifie en outre R de névropathe. Démocrate, révolutionnaire, Juif et fou sont les quatre principales accusations qui reviennent sous la plume des ennemis du philosophe. Un article paru le 21 août 1943 dans Révolution nationale, organe du Mouvement social révolutionnaire d’Eugène Deloncle, fondateur avant-guerre de la Cagoule, rattache la pensée politique de R, ce « sinistre guignol » à la « littérature ignoble » de « l’aveu », de la « sincérité » symptomatique d’« une des maladies du démocrate, l’inaction par peur de l’échec […] qui mène à l’anarchisme » et prépare à la guillotine. La névrose de R a conduit ses protecteurs de 1793 à la tuerie organisée dont la guillotine reste le puissant symbole. C’est la folie de R qui explique l’engouement des révolutionnaires et le culte rendu à sa personne. Ce thème de la folie est partagé par les ennemis du philosophe qui peuvent se féliciter de la réédition en 1941 d’un article de René Laforgue sur le philosophe dans Psychopathologie de l’échec publié pour la première fois en 1927 qui s’en tient à des observations cliniques sur la sexualité de R et son masochisme dont il n’a pu guérir. A la lecture des journaux et des textes de la Collaboration, il serait pourtant difficile de conclure à un rejet unilatéral du citoyen de Genève bien que les griefs ne manquent pas. Ramon Fernandez, dans son Itinéraire français paru en 1943, qui partage les arguments des Sordet et Duconseil, ne cache pas son admiration pour l’écrivain R. Même à l’intérieur des journaux collaborationnistes hostiles au philosophe, apparaissent des notes discordantes. L’essai d’Henri Guillemin, cette Affaire infernale, qui relate l’amitié puis la rupture fracassante entre R et David Hume, reçoit un accueil favorable dans Révolution nationale du 17 mai 1941. Marius Richard exprime sa frayeur devant la terrible machination ourdie contre le philosophe. Le Rouge et le Bleu, fondé par un ancien ministre du Front populaire, Charles Spinasse, s’apitoie sue le sort du malheureux J.-J. Car les collaborateurs qui viennent de la gauche, des ultra-pacifistes anticolonialistes comme Félicien Challaye au socialiste Marcel Déat en passant par des antifascistes comme Claude Jamet, se réclament bien souvent des Lumières et de R. Georges Servigne, en 1941, publie dans L’Effort, journal publié en zone sud mais qui ne diffère guère des feuilles les plus collaborationnistes de la capitale, une série d’articles sur la mission du socialisme dans l’organisation économique. Le numéro du 12 novembre 1941 rend hommage à R dont il déplore au demeurant les hésitations et contradictions. Il conclut sur le respect fondamental de la propriété privée chez le philosophe et les mauvaises interprétations du Discours sur l’origine de l’Inégalité. Les collaborateurs qui se réclament du socialisme poursuivent un but bien précis : la dénonciation constante du communisme et partant de l’Union soviétique devenue l’une des principales cibles de l’Allemagne nazie après juin 1941. C’est dans cette même optique que Marcel Déat, agrégé de philosophie, ancien membre de la SFIO dont il est exclu en 1933, devenu l’un des plus fervents soutiens du nazisme, se réclame ardemment de la pensée politique de R dans plusieurs textes et articles. Déçu par la Révolution nationale de Pétain, il crée en février 1941 un nouveau parti le RNP, Rassemblement national populaire qu’il rêve comme la grande organisation de la Collaboration. En s’appuyant sur la notion de volonté générale constitutive à ses yeux d’une élite, Déat fait de R le précurseur du nazisme. Le 21 janvier 1942, à l’intérieur de son quotidien, L’Oeuvre, paraît en page 1, un article intitulé « J.-J.R totalitaire » qui veut démontrer que la théorie du contrat social qualifié d’«hypothétique , comporte une immédiate et définitive abdication de l’individu entre les mains de l’Etat. » Exit les réflexions de R sur le passage de l’état de nature à l’état civil et la question fondamentale de la représentation politique. Déat établit une filiation entre R, Robespierre et Hitler. Il enfonce le clou deux jours plus tard en affirmant que R a, sans le savoir, construit les bases du parti nazi. Il réitère ses analyses dans Pensée allemande et pensée française paru en 1944 et ne change pas de perspective dans ses Mémoires politiques rédigées après-guerre alors qu’il se cache en Italie pour échapper aux tribunaux français. D’autres collaborateurs convaincus disent leur admiration pour R. Un ancien socialiste, Claude Jamet, membre avant-guerre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, rend hommage à la folie géniale du romancier en mars 1942 dans le quotidien La France socialiste. Félicien Challaye, fervent dreyfusard dans ses jeunes années, bien connu pour son engagement anticolonialiste, publie un article dans le premier numéro de Germinal en avril 1944 intitulé « De Descartes à Jaurès ». Il revient sur l’ensemble de l’œuvre de R qu’il résume à un impératif, le retour à la nature, première étape vers le socialisme. A l’instar de Georges Servigne, Challaye qui cite le célèbre passage du Discours sur l’inégalité, soutient, en s’appuyant sur le Projet de constitution pour la Corse, que R se prononce contre la destruction de la propriété privée mais qu’il désire contenir celle-ci à l’intérieur des « plus étroites bornes. » La propagande anti-communiste prime ici, faut-il s’en étonner ? Cette nébuleuse de collaborateurs qui se réclament du socialisme, de la Révolution française, lance des polémiques parfois virulentes contre les tenants de la droite qui accusent les Lumières d’avoir oeuvé à l’effondrement de l’Ancien régime. Sous l’œil bienveillant de l’ambassadeur allemand Otto Abetz qui entretient des rapports d’amitié étroite avec Marcel Déat.

Du côté de la Résistance, c’est chez les catholiques que R se trouve le plus à l’honneur dans la lutte contre l’occupant. Les feuilles d’obédience communiste évoquent très superficiellement le nom du philosophe. En revanche, Pierre Naville, militant trotskiste, dirigeant du parti ouvrier internationaliste jusqu’en 1939, s’incline, dans son journal de captivité, devant les œuvres de R, l’Emile et le Contrat social, « des encyclopédies de la pédagogie et de l’économie sociale. » Maurice Halbwachs, sociologue et homme de gauche proche de la SFIO, publia, en 1943, une réédition largement commentée du Contrat social, qui, hormis quelques réflexions sur le droit, que récuse R, de réduire les peuples vaincus en esclavage, reste discret sur la situation de la France occupée. Ce n’est pas son ouvrage qui déporte, en juillet 1944, Halbwachs à Buchenwald, dont il ne reviendra pas, mais sa solidarité avec les activités résistantes de son fils. Les textes de R ne semblent guère inquiéter les autorités nazies, préoccupées par la situation militaire qui se détériore rapidement au cours de l’année 1942. Cette même année, Henri Guillemin publie, sans encombres, son ouvrage sur R, Cette affaire infernale, Les philosophes contre J.-J., qui obtient un prix de l’Académie française. Il poursuit le débat sur la chrétienté du philosophe engagé par la thèse du jésuite André Ravier sur l’Emile parue en 1941, reprise par son confrère Jean Daniélou, de l’équipe des Cahiers de Témoignage chrétien, dans un article de la revue Cité nouvelle du 10 juillet 1941, qui se félicite de l’intérêt relancé pour le philosophe, « un des écrivains français qui ont le plus contribué au rayonnement de la France à l’étranger. » En octobre 1942, un article de la revue Fontaine, dirigée par le socialiste antifasciste Max-Pol Fouchet à Alger, revient sur Le christianisme de J.-J.R. Il rend hommage au travail de réhabilitation du philosophe entreprise par André Ravier, à l’article du Père Daniélou ainsi qu’au livre de Guillemin. Rolland-Simon, son auteur, rappelle l’appartenance charnelle de R à la France : « R continue d’être notre sang et notre chair. » Il argumente en faveur d’un R chrétien et cartésien, dans la pure tradition intellectuelle française. Avec Guillemin, R va obtenir une place importante à l’intérieur des périodiques. Démocrate-chrétien de longue date, ami de Mauriac, Guillemin défend la thèse d’un R profondément chrétien harcelé par les matérialistes encyclopédistes et les « pharisiens », ces hommes d’Eglise qui ont cultivé le dogme en perdant la foi. On ne pardonne pas à R sa foi profonde et libre dans le Christ, dans les Evangiles, dans l’immortalité de l’âme, particulièrement ses anciens confrères en philosophie, qui se sentent trahis et qui s’adonneront avec joie à une véritable chasse à l’homme sans pitié contre le genevois. Dénoncé dans Je suis partout comme un « ami du gaulliste Mauriac », Guillemin part en Suisse où Marcel Raymond lui obtient un poste à l’Université de Genève. Les intellectuels catholiques résistants se réjouissent de l’initiative de Guillemin qu’ils associent à la lutte spirituelle contre le nazisme et la Collaboration. André Billy, qu’on ne peut suspecter de sympathie pour Vichy ou le fascisme, tourne-t-il quelque peu en dérision la « sanctification » de R par Guillemin dans Le Figaro du 16 mai 1942, Mauriac, le seul académicien membre du Comité national des écrivains, lui répond, trois jours plus tard, dans le même journal. Il défend R mais ne s’attarde guère sur sa foi religieuse. Son article, en dénonçant tous ceux qui, « incapables, négligents et traîtres », ont rendu R responsable de la catastrophe, constitue un hommage à la Résistance. André Rousseaux, catholique nationaliste, proche de L’Action française entre les deux guerres, qui a rejoint la Résistance, lui emboîte le pas dans le numéro du 29 mai. S’il émet quelques critiques sur la foi de R et le style de Guillemin, il le remercie pour le tableau tracé de l’homme persécuté, martyr de la liberté, qui a su « se battre et souffrir pour la vie de l’esprit. » André Rousseaux, comme Mauriac, est membre du Comité national des écrivains. Dans Cité nouvelle de juin 1944, le Père Henri de Lubac, qui appartient, avec Daniélou, au groupe des jésuites de Fourvière nourris de la pensée des Père Fessard et Chaillet, fondateurs des Cahiers de Témoignage chrétien, revient sur le christianisme de R. Tout en contestant la thèse d’un R fondamentalement chrétien, il s’incline devant « la sincérité courageuse avec laquelle cet homme a voulu, comme il l’a dit, relever « la cause de Dieu » dans ses écrits, après l’avoir soutenue en des occasions quelquefois dramatiques, contre un parti puissant et acharné. » Et dans l’acharnement contre R, il se demande si un « malin génie ne chercherait pas à nous masquer les horreurs […] actuelles » et dénonce implicitement le paganisme nazi. Il recommande aux chrétiens de ne pas céder aux sirènes des ennemis du philosophe avant d’avoir examiné attentivement le chant qu’elles produisent.

Bibliographie : H. Guillemin, Cette affaire infernale, Paris, Plon, 1942, rééd Utovie, 2001 – R. Fernandez, Itinéraire français, Paris, Editions du Pavois, 1943 – M. Duconseil, Machiavel et Montesquieu, Recherche sur un principe d’autorité, Paris, Denoël, 1943 – L’Oeuvre de J.-J.R, Paris, Hachette, 1943 – R. Laforgue, Psychopathologie de l’échec, Paris, 1939, rééd en 1941 – D. Sordet, Les derniers jours de la démocratie, Paris, Inter-France, 1944 – M. Déat, Pensée allemande et pensée française, Aux Armes de France, 1944 –  – P. Naville, Mémoires imparfaites, Paris, La Découverte, 1987 – M. Déat, Mémoires politiques, Paris, Denoël, 1989.

[Pascale Pellerin]

SEILLIERE, Ernest

(Paris, janvier 1866 – mars 1955)

Issu par son père d’une illustre famille, Ernest Seillière poursuit des études à l’école polytechnique, en vue d’une carrière militaire, avant de se diriger vers l’étude de la philosophie qu’il entreprend en Allemagne à l’université de Heidelberg. Rentré en France en 1896, il se lance vers le journalisme et rentre au Journal des Débats et à la Revue des deux mondes. Il publie alors plusieurs articles et essais sur la littérature française et la culture allemande où il fustige inlassablement le romantisme. Ses travaux sur R. s’inscrivent pleinement dans cette critique de l’esthétique romantique qu’il rattache au choc de la rupture de 1789. Son  premier essai sur R., Le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines, Rousseau visionnaire et révélateur, paraît en 1918. Durant les cinquante premières pages de son ouvrage, il s’oppose aux analyses de Taine qui proclament « l’œuvre de R. classique sur la seule inspection de son style » et continuent « d’envisager Voltaire, Montesquieu et R. comme ayant travaillé de concert à préparer les événements de la fin du XVIIIème siècle, alors qu’il faudrait montrer R. travaillant le plus souvent contre les suggestions politiques et sociales d’un Voltaire ou d’un Montesquieu ». Les 178 pages de son essai poursuivent un seul objectif, démontrer que « l’esprit jacobin est issu presque uniquement de la prédication de J.-J. » Mais Seillière veut bien accorder au dangereux prédicateur des circonstances atténuantes puisque le philosophe hérite d’une tradition de mysticisme passionnel qui prend sa source chez Fénelon et se perpétue chez les Jésuites missionnaires, dans les romans de l’abbé Prévost avant d’atteindre son paroxysme chez Diderot, l’ami du citoyen de Genève. Le mysticisme et les extravagances psychologiques des deux auteurs s’expliquent « par un accès d’excitation érotique » provoqué chez Diderot par les « belles Vénus océaniennes » et chez le genevois par le souvenir « des jeunes savoyardes qui avaient charmé sa jeunesse ». Seillière mentionne assez longuement l’influence néfaste de Mme de Warens sur son jeune protégé auquel elle prodigua non seulement ses charmes mais également une foi piétiste libre à l’égard de l’orthodoxie doctrinale. Seillière opère une césure dans la vie et l’œuvre de R. qu’il situe lors de la crise de Vincennes. Il rapproche les œuvres de jeunesse, l’article Economie politique pour l’Encyclopédie, l’Essai sur l’origine des langues et la Profession de foi du vicaire savoyard du Contrat social dont la genèse remonte à son séjour à Venise. Dans ces premiers écrits, « l’hypothèse de la bonté naturelle ne joue pour ainsi dire aucun rôle ». Le Contrat social n’est pas très éloigné de la pensée de Hobbes « dont la psychologie est à l’antipode de la bonté naturelle ». (p. 129.) Cette « estimable utopie stoïcienne » serait restée inoffensive sans « la façon prématurée dont l’application en fut tentée trente ans après sa publication ». Contradiction entre contenu et interprétation qu’il faut rechercher dans R. lui-même car, nous dit inlassablement Seillière, Rousseau, « cet homme étrange a presque toujours présenté l’antidote après le poison ». (p. 134.) Mais « par malheur, son temps n’a recueilli que ses suggestions mystiques ». La « rêverie mystique se développe après la crise de Vincennes pour trouver son apogée « dans ses pathologiques Dialogues de vieillesse » et l’évocation de « nos habitants », paradis rousseauiste par excellence dans lequel Seillière voit un danger pour l’ordre social car « la morale sociale s’accommode mal des pleins pouvoirs accordés à l’affectivité dans le Moi humain ». (140.) Quant aux Rêveries, « elles furent peu saines en dépit de leur innocence apparence, car elles nourrissaient l’orgueil et l’insolence pathologique du rêveur ». Seillière s’en prend vivement à la conception rousseauiste de la bonté naturelle du second discours, contraire à toute l’expérience humaine, et considère que l’ambition du gouverneur d’Emile, retrouver la bonté naturelle de l’individu par le biais de l’éducation, constitue « la racine même de l’esprit jacobin ». (152.) Seillière conclut son essai par l’affirmation de « la conception immaculée de J.-J. » car « seul ici-bas, J.-J. a gardé les vrais mouvements de la Nature primitivement bonne avant sa chute vers l’état social civilisé ». (p. 175.) J.-J., c’est l’homme de la nature primitive, c’est « le plus efficace artisan de ce mouvement mystique qu’on pourrait appeler la seconde Réforme […] qui est bien la négation directe du péché d’origine ». R., c’est le « nouveau Messie ». Seillière pour suit ses réflexions sur R. par la publication d’un long essai sur le philosophe paru chez Garnier en 1921, d’une introduction aux Confessions et de quatre articles publiés dans le Journal des débats politiques et littéraires. Le gros ouvrage de Seillière sur J.-J. pourrait se résumer à un réquisitoire contre les idées politiques et esthétiques du philosophe. Il divise son essai en quatre parties dont la plus longue s’intitule, Le malade, ce qui donne une idée assez juste du ton général de l’ouvrage. Dès l’avant-propos, Seillière annonce la couleur en présentant son travail comme « une biographie psychologique avant-tout. » Dans la prolongation de son premier essai, il présente R. comme « le propagateur souverainement efficace d’une hérésie chrétienne de caractère mystique ». Seillière n’épargne rien à son lecteur, des commentaires sur la vie dissolue des parents de R. à sa maladie mentale en passant par l’abandon de ses cinq enfants, etc. Il part du principe que les êtres humains sont naturellement impérialistes et impérialistes irrationnels, ce qui dément l’idée de bonté naturelle chez R. Il dénonce « la diversion démagogique qui fera le thème du second discours, l’insinuation que le peuple est le seul héritier de l’innocence primitive ». (p. 73.) Pour lui, R., dans le second discours, mélange deux significations de l’adjectif naturel, d’une part, est naturel ce qui se développe avec le temps – ainsi l’oranger est amené, dans de bonnes conditions, à produire des oranges – mais est naturellement également ce qui est originel et primitif. C’est cette ambiguïté de vocabulaire qui a produit « une sociologie mystique » puis une psychologie de la compassion – la répugnance à voir souffrir son semblable – contraire à « saine  psychologie « impérialiste » de l’antiquité classique, du Christianisme rationnel et de toute science expérimentale ». (p. 84) Il est étrange que Seillière ne se réfère pas, en cet endroit à l’Emile qui réalise, d’une certaine façon, la synthèse de ses deux notions de naturel. Comprenne qui pourra. Ce qui importe à Seillière, c’est de démontrer le caractère anti-historique du second discours et le caractère naturel de l’inégalité sociale. Le troisième chapitre de l’essai de Seillière est entièrement consacré aux dérèglements psychiques de R. Il s’appuie sur les travaux d’un certaine Pierre Janet, professeur de psychologie, qui s’est intéressé de près aux « psychasténiques intelligents », ceux qui se dénigrent perpétuellement auprès de leurs proches alors qu’ils n’en attendent que flatteries et compliments. La « rêverie » est, selon Janet, « un symptôme de dépression et un procédé de tonification psychique par ce qu’elle facilite le développement de certaines représentations flatteuses à l’appétit du pouvoir ». D’autre part les névropathes ne veulent pas payer de retour l’affection de ceux qui les soutiennent et les réconfortent. Les grandes lignes du portrait psychologique de R. sont dessinées. Seillière y ajoute quelques considérations sur la névropathie du philosophe « exaspérée par les agitations érotiques ». Afin d’illustrer les analyses du professeur Janet, il s’arrête longuement sur la crise de l’Ermitage, sa rupture avec David Hume. Il s’attarde dans son dernier chapitre sur le romantisme de R. et certains de ces commentaires ne manquent pas de piquant, tel cette appréciation sur la Nouvelle Héloïse, « platonisme et détournement de mineure » et sur Julie, « la plus folle et l’on pourrait dire la plus effrontée des tentatrices à la débauche ». (p. 340.) Seillière qui reste très sévère à l’égard de R. apprécie pourtant les Lettres à Malherbes, « un charme pour l’oreille et souvent un régal pour l’esprit » et certains passages des Rêveries d’où se détachent « quelques-unes des plus belles pages de la poésie romantique ». L’ouvrage de Seillière, parfois intéressant, fourmille malheureusement de considérations sur la supériorité intellectuelle des aristocrates, « l’expérience des races les plus douées ». Il accuse R. d’être devenu « sans le vouloir, le porte-bannière des convulsions révolutionnaires ». (p. 274.) En 1929, dans une introduction aux Confessions, s’il reconnaît aux mémoires de R. leur « génie poétique » et les classe parmi les « grands livres de la littérature universelle », il s’épanche à nouveau sur la névrose de J.-J. et « sa déviation morbide » qu’il décèle dans son « attitude adoratrice de la femme ». Commentant les appétits sexuels de Mme de Warens, il dénonce les dangers de « l’anarchie passionnelle mère de l’anarchie sociale ». Il revient encore sur R. dans deux articles du Journal des débats politiques et littéraires qui attaquent une fois de plus le philosophe de Genève dans sa dimension philosophique et biographique. Dans le n° du 14 août 1932, il donne un compte-rendu de l’essai de Fusil, auteur de La Contagion sacrée ou J.-J. R de 1778 à 1820, qui s’en prend violemment à la « littérature rousseauiste » et aux « dévots du saint, névropathes, frénétiques, convulsionnaires et thaumaturges, tartuffes de vertu, politiques, hypocrites, faux grands hommes et petites femmes impressionnables ». R. nous dit Seillière, « n’eut pas d’admirateurs mais des sectateurs. […] Il vint fournir à un groupe social avide de conquête la conviction de posséder l’alliance divine dans la lutte qui allait s’engager dans notre pays pour le pouvoir politique ». Autrement dit, les classes possédantes représentantes de Dieu sur terre doivent laisser place aux classes dangereuses qui s’approprient leurs prérogatives en suivant la voie du nouveau Messie. Le 21 janvier 1939, Seillière s’intéresse à la rupture entre Hume et R. pour dénigrer une fois de plus le philosophe. Durant l’Occupation,  en décembre 1941, ce même Seillière signait un appel condamnant vigoureusement les lâches attentats et les crimes odieux contre les membres de l’armée d’occupation. Son essai sur Diderot paraît en 1944 dans une maison d’édition collaborationniste. Neuf ans avant sa mort en mars 1955, il est élu à une très faible majorité à l’Académie française. Pour ceux qui s’interrogent légitimement sur le patronyme de ce Seillière ardent défenseur des « aristocrates que l’expérience façonne au commandement intelligent des hommes, tels qu’ils sont », il faut ajouter que son petit-fils, Antoine-Ernest Seillière, comme ancien responsable du Medef, fut sans aucun doute plus célèbre que son grand-père mais pas moins respectueux des classes dirigeantes.

Bibliographie : E. Seillière, Le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines. Rousseau visionnaire et révélateur, Paris, La Renaissance du livre, 1918, 180 p. – E. Seillière, J.-J. R., Paris, Garnier Frères, 1921, 456 p. – R. Les Confessions, Paris, Bossard, 1929.

                                                                                                         [Pascale Pellerin]

SOREL, Georges

(Cherbourg, 1842 – Boulogne-sur-mer, 1922)

    Polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, Georges Sorel s’est consacré à partir de 1892 à une œuvre essentiellement politique. Cette œuvre considérable est mal connue, à l’exception notable des Réflexions sur la violence. Ses conceptions manifestent des influences multiples : celle de Marx, en particulier en ce qui concerne la vision du socialisme comme une sorte de suite logique nécessaire du capitalisme ( « Suivant Marx, le capitalisme est entraîné, en raison des lois intimes de sa nature, dans une voie qui conduit le monde actuel aux portes du monde futur, avec l’extrême rigueur que comporte une évolution de la vie organique » Réflexions …, Seuil, p. 74-75) ; celle de Bergson, par l’importance accordée aux sentiments, à l’irrationnel dans les motifs d’action des hommes, ainsi qu’à l’intuition dans leur compréhension (« il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne » Id., p. 115) ; encore celle de Nietzsche encore, dans l’éloge notamment de la guerre et des vertus guerrières, opposées à l’esprit de commerce et de négociation (Id., p. 164) ; enfin celle des anarchistes dans leur critique de l’État, et surtout des anarcho-syndicalistes, comme Pelloutier, à qui il doit la notion de la grève générale comme moyen de la révolution sociale.

    Dans ce faisceau éclectique de références, quelle place tient R. ?

    S’il ne vient pas parmi les premiers, il tient cependant une place importante. Selon une formule de Jacques Julliard (dans un article intitulé : Sorel, R. et la Révolution française), il figure « à l’état de traces, mais de traces continues ». On le trouve directement ou indirectement évoqué à de nombreuses reprises. Mais quelle valeur lui est accordée ? Est-elle positive ou négative ?         

    À lire Sorel, R. apparaît d’abord comme une référence négative, et ce en tant qu’il est un des inspirateurs des dirigeants de la Révolution française. L’analyse que fait Sorel de cette révolution, et en particulier de l’action des Jacobins, est qu’elle ne représente pas une rupture fondamentale avec l’Ancien régime : elle n’a fait qu’en recevoir et en prolonger l’héritage. Les dirigeants révolutionnaires, Robespierre en tête, étaient des hommes de loi formés sous la monarchie. L’influence des philosophes du 18°s., et tout particulièrement de R., loin d’avoir corrigé la domination du système étatique de la monarchie absolue, l’avait confirmée. « On ne peut par exemple comprendre la conduite de Robespierre quand on le compare aux politiciens d’aujourd’hui ; il faut toujours voir en lui l’homme de loi sérieux, préoccupé de ses devoirs, soucieux de ne pas ternir l’honneur professionnel de l’orateur de la barre ; de plus il était lettré et disciple de R. Il a des scrupules de légalité qui étonnent les historiens contemporains » (Réflexions sur la violence, Seuil, p. 97).

    L’autre défaut du système de R., outre le légalisme et le culte de l’Etat, c’est son irréalisme politique, son rêve utopique d’une société sans factions. Or le capitalisme ne peut exister sans la division sociale, sans l’opposition de groupes aux intérêts divergents, entrant en lutte contre leurs intérêts. C’est que R. se représentait la société non pas selon son ordre, ou son fonctionnement moderne ; mais selon une vision dépassée, pour ne pas dire moyenâgeuse. « Lorsque R. demandait que la démocratie ne supportât dans son sein aucune association particulière, il raisonnait d’après la connaissance qu’il avait des républiques du Moyen Âge » (Réflexions …, p. 196). Par la suite, la lutte contre les factions censée favoriser la transformation sociale révolutionnaire s’est retournée contre le peuple. La force de l’État s’est accrue en muselant, en étouffant, en réprimant la violence du prolétariat. Comme l’écrit Sorel : « R., posant la question de manière abstraite, a paru condamner toute sorte d’association et nos gouvernements se sont appuyés longtemps sur son autorité pour soumettre toute association à l’arbitraire » (Réflexions …, p. 196, note).

    Fondamentalement, Sorel rejoint dans ses critiques contre l’influence de R. la dénonciation de la notion de « volonté générale » qui semble le point commun de tous les penseurs anarchistes. Fiction et source d’oppression, elle est le nœud même de ce qui fait le danger de la démocratie pour la liberté des individus. Comme l’écrit J. Julliard dans l’article cité plus haut : « plus que la critique du contrat, c’est celle de volonté générale qui est centrale chez Sorel ; c’est elle en effet qui permet de comprendre sa défiance, souvent choquante, à l’égard de la démocratie ».

    Même la sensibilité, caractéristique de R. comme de l’ensemble du 18° s., loin de constituer une sorte de garde-fou contre les excès politiques, l’autoritarisme, l’étatisme, les a aggravés. Sorel accuse ainsi : « Non seulement cette sensiblerie ne donna pas la bonté aux hommes de la Révolution, mais encore on peut se demander si elle ne contribua pas à leur enlever tout sentiment de pitié. (…) ils croyaient faire tout ce que comporte la tendresse de l’âme en mêlant les réminiscences de R. et les proscriptions » (dans un article de 1907, paru dans le Mouvement socialiste, consacré à la critique d’un ouvrage de Jules Lemaître sur R.).

    Mais le rapport de Sorel à R. ne se réduit pas à cette dénonciation. D’abord, au plan littéraire, Sorel affirme son admiration pour J.-J. Dans l’article du Mouvement socialiste, il le considère comme un génie. Dans les Réflexions …(p. 4), il va même jusqu’à se comparer à lui pour excuser le manque de composition rigoureuse qui caractérise son œuvre. Il y a chez R. une grande puissance d’inspiration, due sans doute à son origine populaire.

    Sur le fond aussi, il semble que l’on puisse trouver l’influence de R. dans certaines idées ou même formules de Sorel. Ainsi, par exemple, de sa critique de la culture ou de la civilisation : « Il ne faut pas qu’arrive au prolétariat ce qui est arrivé aux Germains qui conquirent l’Empire romain : ils eurent honte de leur barbarie et se mirent à l’école des rhéteurs de la décadence latine : ils n’eurent pas à se louer d’avoir voulu se civiliser » (Réflexions …, p. 34). Et ses considérations sur d’une part la religion (ou le mythe, selon la formule sorélienne) et d’autre part le pessimisme historique ne sont pas sans faire résonance avec des thèmes chers à R., dans le Second Discours, comme dans le Contrat Social.

     On pourrait ainsi résumer le rapport entre Sorel et R., tel que Sorel se le représenterait, comme une sorte de symétrie ou de parallélisme inversé. Tandis que R., venu du peuple se serait en quelque sorte laissé happer ou fasciner finalement par les modes de pensée de l’aristocratie ou de la bourgeoisie, Sorel, ingénieur, polytechnicien, en serait venu à la remise en cause des illusions de la culture bourgeoise légaliste et livresque.

Bibliographie : Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Seuil, 1990 ( préface de Jacques Julliard). – Georges Sorel : Compte-rendu du « J.-J. R. » de Jules Lemaître, Le Mouvement Socialiste, 1907. – Jacques Julliard, R., Sorel et la Révolution française, Cahiers Georges Sorel, n° 3, 1985.

[Michel Cochet]

STENDHAL, Henri Beyle dit

(1783-1842)

Déjà le grand-père de Henri Beyle, le docteur Gagnon, qui avait assisté, en 1768, au séjour de R. à Grenoble, avait pu l’initier aux écrits du Genevois. Le jeune homme a, très tôt, découvert La Nouvelle Héloïse, puis l’Émile, lu avant l’entrée à l’École centrale. Sous-lieutenant de dragons en route pour rejoindre l’armée d’Italie, en 1800, il va voir la maison natale de J.-J. et rêvera au roman de R. en passant par Vevey et Meillerie, tandis que l’Italie lui rappelle de délicieux passages des Confessions.

De 1802 à 1814, Stendhal s’engoue d’Helvétius et des Idéologues, sans cesser de lire assidûment R., fréquemment cité dans son journal et sa correspondance, et étudie la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, indispensable à l’homme de théâtre qu’il veut alors devenir, et le Discours sur l’inégalité. Ses ébauches théâtrales subissent manifestement l’influence de l’Émile et de l’Héloïse. Si ses études philosophiques l’éloignent un peu de R., il continue d’apprécier ses écrits et loue la rigueur du Contrat social. À partir de 1804 s’observe cependant un détachement à l’égard des « êtres chimériques », même s’il s’obstine à vivre ses amours à la manière de Saint-Preux et fait en 1806 un pèlerinage à l’Ermitage. Par la suite, craignant une influence stérilisante, il entreprendra de « se dérousseauiser », surtout à partir de 1812, lorsqu’il se met en quête d’un style personnel qui le protège des séductions d’un envahissant modèle, au point de songer à une « traduction des Confessions de J.-J. en style à moi ». Le Beyle « âme sensible » de 1800 affirme maintenant une volonté d’indépendance et le besoin de contrôler une sensibilité suraiguë tout en définissant pour lui-même un art de vivre : le beylisme se constituera lentement contre Rousseau. Après avoir fasciné l’adolescent, l’auteur de La Nouvelle Héloïse a contraint l’apprenti écrivain à une révolte libératrice et l’homme à se construire une vision personnelle du monde.

Ce qui ne signifie nullement que le nom du Genevois ne paraisse plus sous sa plume, mais le ton a changé et les jugements négatifs se multiplieront au fil du temps. Il met en garde contre les prestiges redoutables du romancier et ne cède pas à l’appel d’une démocratie à la manière du Contrat social, dont il juge, dans les Mémoires d’un touriste, que « le principal mérite consiste dans le titre ». Il condamne aussi le style de Rousseau. Non seulement il dénature la pensée ou en recouvre l’indigence d’un brillant vernis, mais il est même une imposture, un leurre destiné à prendre au piège les naïfs : son éloge du Code civil procède du refus de Rousseau et de ses épigones, de Chateaubriand à George Sand. Néanmoins, le souvenir de son premier engouement n’a jamais disparu. Au-delà de 1814, la transformation est certes sensible : le penseur est définitivement déconsidéré, la rhétorique et le style ne sont plus qu’un manteau jeté sur l’indigence des idées, La Nouvelle Héloïse lui paraît désormais encourager l’emphase, la sensiblerie, donner aux âmes sèches les moyens de parler comme Saint-Preux.

Ce qui n’empêche pas de retrouver R. présent tout au long des œuvres de Stendhal et l’imprégnation de la Julie et des Confessions demeure visible dans De l’Amour comme dans Armance, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme – le plus « rousseauiste » dans le ton et les coloris – , mais aussi dans Minna de Vanghel, Lucien Leuwen, Féder, Lamiel. Thèmes et personnages sont profondément influencés par le souvenir de R., parfois a contrario. L’imaginaire romanesque stendhalien en est nourri, même si, dans Le Rouge et le Noir, l’écrivain a résolu de dissiper une fois pour toutes les obsédants fantômes de sa jeunesse et surtout de dépouiller le romanesque de l’affectation et de l’idéalisme. Emprunter à la Julie quelques-unes de ses scènes les plus fameuses et les reconstituer dans un autre registre, concevoir des personnages aussi éloignés que possible des Wolmar et des Saint-Preux, miner le mythe de l’amour courtois, pratiquer un style « abrupt » et « dur » pour anéantir les effets des « longues phrases emphatiques » mises à la mode par Rousseau et ses imitateurs, c’était pour Stendhal non seulement récuser un modèle tenu pour artificiel et pernicieux, mais aussi frayer sa voie propre.

Le combat le plus difficile devait se livrer, dans La Vie de Henry Brulard ou les Souvenirs d’égotisme, contre le paralysant modèle de l’autobiographie rousseauiste, accusé d’insincérité et de déguisement : fausse authenticité, usage d’une écriture fascinante qui aveugle le lecteur. Ses souvenirs, Stendhal les écrira donc contre Rousseau, c’est-à-dire autrement, attentif à refuser les effets romanesques et à conserver une indispensable spontanéité qu’un style trop travaillé fait disparaître.

Tout au long de sa vie, la résistance à R. s’est manifestée à Stendhal d’abord sur le plan existentiel : avant tout, ne pas être R., se tenir en bride, contraindre l’esprit à se rendre maître du cœur. Après avoir vécu, selon J.-J., le bonheur exalté mais insoutenable qui le faisait évoluer dans un songe, Stendhal s’appliquera, contre lui, à définir les conditions d’un bonheur viable dans la société des hommes tels qu’ils sont. Cette révolte existentielle s’accompagne d’une orientation nouvelle sur le plan esthétique : le beylisme requiert rigueur, lucidité du raisonnement, refus de l’exhibitionnisme, de la rhétorique et du « charlatanisme ». Aussi La Nouvelle Héloïse devait-elle finir par lui apparaître comme le prototype et le fauteur d’une littérature du factice et des sentiments convenus. L’ultime affrontement eut lieu à propos de l’entreprise autobiographique, sans succès d’ailleurs, comme en témoigne l’inachèvement de Henry Brulard.

Comme homme et comme artiste, Stendhal a vécu ce paradoxe de ne pouvoir ni suivre, ni complètement renie son premier maître. Le suivre revenait à n’être qu’un imitateur moins talentueux, un faiseur de belles phrases, tout en n’ayant pas, il le reconnaissait dans la Vie de Rossini, « la plus petite étincelle de sa rare éloquence », donc à renoncer à son originalité propre. Le renier sans retour eût été répudier la part la plus secrète de lui-même.

Bibliographie : R. Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures, Genève, Slatkine reprints, 1999.

[Raymond Trousson]

TEISSONNIERE, Paul

(Sauve, France, 1872 - Pouget, France, 1946)

Pasteur et littérateur français. En regard de la réception de l’œuvre rousseauiste en général, les lectures belges de R. semblent éminemment restreintes. Pourtant, de méticuleux coups de sonde menés dans les catalogues de la Bibliothèque Royale de Belgique permettraient l’exhumation de précieux témoignages sur la manière dont l’œuvre fut célébrée dans ce pays, de l’époque des Pays-Bas autrichiens à nos jours. Ainsi peut-on y découvrir Paul Teissonnière, citoyen français né en 1872, religieux de surcroît, et qui a pour ainsi dire consacré sa vie à la construction d’une église protestante libérale sur le territoire belge. Témoin des deux grandes guerres du vingtième siècle, ce pasteur écrivit comme il vécut, c’est-à-dire dans l’urgence et avec la volonté toute pacifiste d’éclairer ses contemporains. Ne s’exprimant essentiellement que par le biais de conférences prononcées au sein de son ministère, voire sur les champs de bataille, Teissonnière fonda un style de pensée particulier, encyclopédique, ouvert à toutes les avancées du progrès, et dont le projet central fut d’encourager une résurgence de l’homme moral. Loin de cautionner en effet le mythe du bon sauvage, il ne put concevoir de l’homme qu’une vision passablement pessimiste, en raison du spectacle permanent d’animalité guerrière auquel il assista. Répertoriées au sein des innombrables volumes du Foyer de l’âme, ces conférences philosophiques, adressées aux érudits comme au peuple, forment une considérable somme, un objet littéraire bien étrange, et presque hostile à toute dissection thématique. Elles constituent aussi l’hommage rendu par un étranger à sa patrie d’accueil : car la place de la Belgique dans l’œuvre de Teissonnière est essentielle, tant dans son inscription idéologique que dans son caractère historique, terni de conflits, de pertes humaines, et de nazisme. Sa lecture de R., à la croisée de l’exercice d’érudition, de la harangue populaire et du journalisme, est mêlée d’anachronismes, d’importations abusives ou erronées, mais gagne en hauteur de vue, tout ce qu’elle perd en précision. Lié politiquement à la franc-maçonnerie bruxelloise, le pasteur protestant chercha à créer une forme originale de rousseauisme, livrant du Citoyen de Genève une image libérale et progressiste. Entre contrainte religieuse et soif de liberté littéraire, ses écrits sur la religion de Jean-Jacques Rousseau retiennent prioritairement les leçons morales de l’œuvre, ses indices sur la perfectibilité humaine, ainsi que les oppositions qu’elle rencontra auprès de représentants de l’église catholique, dont l’archevêque de Paris. Etrange volonté de tirer vers lui un Rousseau dont il se sent pourtant différent. Conçue à l’origine comme une commémoration à l’occasion du bicentenaire de la naissance du Philosophe, la conférence de Teissonnière sur la Religion de Jean-Jacques Rousseau se meut, par l’ensemble des modifications successives qu’elle subit jusqu’à sa version définitive, de 1913 à 1927, en une sorte de journal intime, de courbe statistique sur le degré de foi et de désespoir avec lequel le pasteur défend ses positions. Au-delà de l’œuvre, il y a aussi l’homme, et son drame personnel : jeune pasteur appelé trop tôt, par la faute de son excellence, à de trop lourdes responsabilités, jeune orateur doué et assoiffé de connaissances, intellectuel conscient du rôle joué par l’homme dans la précipitation même de sa déchéance, il finit par s’éclipser lors de la multiplication des instances protestantes libérales belges, pour lesquelles il avait tant œuvré. Veuf égaré, rompu par la guerre, et privé de toute nostalgie possible pour une époque indigne de souvenir, il s’exilera en France pour y périr durant l’hiver 1946.

Bibliographie sommaire : Paul Teissonnière, Les Conférences du Foyer de l’âme (Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert Ier, cote B 2445) ; Hugh Robert Boudin, Bibliographie du protestantisme belge. 1781-1996, Bruxelles, Editions PRODOC, Faculté universitaire de Théologie protestante de Bruxelles, 1999, p. 31, 159 et 576 ; Biographie Nationale, publiée par l’Académie Royale de Belgique, tome XXX, supplément tome II (fascicule 2), Bruxelles, Bruylant, 1959, p. 770-71 ; Mémoire Synodal de l’Eglise Protestante Unie de Belgique 1839-1992, H.R. Boudin, avec la collaboration de Marjan Blok, Bruxelles, Editions PRODOC, Faculté universitaire de Théologie protestante de Bruxelles, 1992, p. 306 et 331 ; Belgische Protestantse Biografieen (Bruxelles, Editions PRODOC, Faculté universitaire de Théologie protestante, 1990, L 21).

[Christophe Van Staen]

TOLSTOÏ Léon (Lev Nikolaévitch)

(Iasnaïa Poliana, Russie, 1828 – Astapovo, Russie, 1910)

 

Tolstoï appartenait à la haute aristocratie russe. Cela ne l’a pas empêché d’aimer R. toute sa vie. Il fut une des premières lectures de son enfance. Grâce à ses oeuvres, Tolstoï s’intéressa à la philosophie. Il lut très tôt les oeuvres philosophiques des encyclopédistes français. Très jeune, il avait lu « tout R., [...] tous les vingt volumes, y compris le Dictionnaire de musique » qu’il consulta dans la bibliothèque familiale de son domaine de Iasnaïa Poliana. C’étaient les Oeuvres de J.-J. R. en 21 volumes (Paris : Th. Desoer,1822-1825) et d’autres éditions du début du XIXe siècle. Au cours des années, Tolstoï y fit des annotations, notamment dans le Discours sur les sciences et les arts, Du Contrat social et la Profession de foi du Vicaire savoyard. Les personnages des oeuvres lisent généralement ce que lit l’auteur lui-même et dans les brouillons de Guerre et Paix on voit que les personnages de Tolstoï lisent même les « volumes ennuyeux de la Correspondance de R. », c’est-à-dire, 4 pt (t. 17–19) de la «Correspondance» de l’édition ci-dessus.

Dès sa jeunesse, Tolstoï connaissait par coeur La Nouvelle Héloïse. En 1857, il passa environ deux mois à Clarens. Dans une lettre à sa tante Tatiana Ergolskaïa, il écrit qu’il « se trouve dans le même village que la Julie de R.». Deux années plus tard, dans une lettre à sa parente Alexandrine Tolstoï, il reconnaît que Clarens reste un souvenir très cher « pour toute la vie ». Chaque fois, la lecture de la Profession de foi du Vicaire savoyard appelle chez lui beaucoup de « pensées rationnelles et nobles ». Enfin, en mars 1855, dans son journal intime il annonce son intention de fonder une nouvelle religion, correspondant au développement de l’humanité».

Tolstoï apprécia plus que tout le Discours sur les sciences et les arts où il prend conscience des avantages de l’état sauvage sur l’état civilisé. En le lisant, il « avait l’impression de lire ses propres pensées et de n’ajouter mentalement que quelques propos», comme si c’était lui qui l’avait écrit. Bien que Tolstoï avouât que R. était son « maître depuis l’âge de quinze ans» et que les livres du penseur français l’ont beaucoup influencé « de quatorze à vingt ans » (lettre à l’éditeur M. M. Lederlé), était-il son disciple direct ou son continuateur ? Il est vrai qu’il aimait beaucoup R., qu’il l’admirait et s’en enthousiasmait chaque fois qu’il le lisait ou relisait. En 1901, en parlant avec le professeur Paul Boyer, Tolstoï dit qu’il admirait R., voire qu’il le déifiait et qu’à l’âge de quinze ans il portait « un médaillon avec son portrait comme une icône ». Bien des choses qui furent écrites par R. lui semblaient avoir été écrites par lui-même. Cela est confirmé dans ses journaux intimes et coïncide avec le contenu de sa lettre à Bernard Bouvier, président de la Société J.-J. R. à Genève : «R. a été mon maître depuis l’âge de quinze ans. R. et l’Évangile ont été les deux grandes et bienfaisantes influences de ma vie. R. ne vieillit pas. Tout dernièrement il m’est arrivé de relire quelques-unes de ses oeuvres et j’ai éprouvé le même sentiment d’élévation et d’admiration que celui que j’ai éprouvé en le lisant dans ma première jeunesse ». Il est connu que Tolstoï fut un penseur indépendant, qu’il n’aurait pu être influencé que par quelqu’un qui serait en parfait accord avec ses idées principales, sa raison d’être et l’impulsion de sa créativité qui étaient apparues bien avant qu’il ait mis la main à la plume. Mais la vision de la pensée si brillamment exprimée par R. fut perçue par Tolstoï comme étant la sienne même. L’influence se passait au niveau des idées. Le contact de Tolstoï avec l’oeuvre de R. rappelle vivement le rapport de Michel Montaigne à La Boétie : « parce que c’était lui et parce que c’était moi ».

Tolstoï savait qu’on le comparait à R. et, le 6 juin 1905, il écrivit dans son Journal intime: « On me compare à R. Je lui dois beaucoup et je l’aime bien, mais il y a quand même une grande différence. La différence est que R. nie toute la civilisation, et moi je ne nie que la civilisation pseudochrétienne. », c’est-à-dire une civilisation, qui, selon Nikolaï Berdiaev, est le « résultat inévitable de la culture séparée de la vie ». R. nie la science, Tolstoï ne nie que la science fausse; R. nie l’art, Tolstoï nie un art faux, c’est-à-dire la science et l’art, sans religion.

Les dernières années de sa vie, Tolstoï, se plaignant qu’il n’y avait pas de « bonne biographie de R. », s’intéressait à ce dont R. s’était occupé « sur ses vieux jours » ; il se réjouissait d’apprendre que R. avait travaillé comme lui-même dans la matinée, après la promenade, le traduisait pour le Cercle de lecture et lisait ce qu’il disait de Pierre le Grand dans le Contrat Social. Il était d’accord avec R. pour dire que Robinson Crusoë est le meilleur livre, mais en ajoutant « pour les enfants » ; en relisant Emile et la Profession de foi du Vicaire savoyard, il était épouvanté à la pensée que « tout cela avait été dit il y a cent ans, mais n’a eu aucun effet jusqu’à maintenant », et que « bien des choses que R. avait dites sont encore actuelles : une éducation libre, ne pas imposer, mais suggérer ». Il lut dans les « Annales Jean-Jacques R. (tome IV, Genève, 1908) la première ébauche des Confessions éditée par Théophile Dufour et il fut chagriné par le fait que le professeur Guerrier, dans son article du Dictionnaire Encyclopédique de Brockhaus et Euphron, « l’a défait et désapprouvé » ; il pensait que Les Confessions étaient « son livre principal, et que le Contrat social n’est pas un des meilleurs ».

Il n’y a pas de citations directes de R. dans les oeuvres de Tolstoï. Mais dans un de ses articles pédagogiques il le mentionne beaucoup dans différents contextes. Par exemple, il interprète le début du premier chapitre de l’Emile « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme » (O.C. IV, p. 245). Il cite les aphorismes de Rousseau dans des recueils : Les pensées des sages pour chaque jour , Cercle de lecture etc... Dans sa lettre à la « Fédération des ligues de l’impôt unique en Australie » figure une citation du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes: « Le premier qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au Genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables. Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la Terre n'est à personne » (O.C., III , p. 164).

Entre R. et Tolstoi il y a des affinités. Tous deux survécurent lors de leur enfance à un conflit psychologique comparable : la peur d’être puni. R. avait peur devant Mlle Lambercier, Tolstoï devant le précepteur Saint-Thomas. Ce conflit autobiographique est relaté dans le quatorzième chapitre de l’Adolescence : le précepteur français Saint-Jérôme enferme Nicolenka Irténiév dans une petite pièce sombre pour quelques fautes. Dans l’oeuvre de R., après Les Confessions, le thème de la punition ne se rencontre plus, mais chez Tolstoï il tire à conséquence. « Horreur et dégoût de toute punition » survivent dans son enfance, deviennent le fondement de l’idée de non-violence et l’un des leitmotivs de son oeuvre. Il est repris d’abord dans Guerre et Paix (Natacha Rostov fut puni pour les prunes qu’elle mangea), dans Anna Karénine (en Allemagne Kiti Sherbatskaïa éprouve le même sentiment qu’elle connut dans son enfance. Elle attendait la punition étant enfermée dans sa chambre), etc... Rétrospectivement, le thème de la punition remonte aux Confessions de saint Augustin, bien connues de R. et Tolstoï.

Pour R. et Tolstoï le monde intérieur de l’homme était un des objets principaux de l’étude philosophique et artistique, comme processus ininterrompu des pensées, des émotions, des sentiments et des efforts de volonté. La fluidité de la conscience humaine est propre à l’oeuvre de Tolstoï. Elle devient partie intégrante des caractères des personnages principaux de Guerre et Paix, d’Anna Karénine, de La Mort d’Ivan Ilitch, du Journal intime d’un fou , de La Sonate à Kreutzer, de la Résurrection etc. et peut être comparée à la conscience fluide et inachevée de l’auteur lui-même. Ses journaux intimes des dernières années, remplis de philosophèmes, témoignent de son intérêt pour ce phénomène philosophique de la fluidité. Ainsi, le 5 juillet 1892, il interprète l’être dans son essence comme une métaphore d’eau courante et de nuages : « Celui qui vécut comme moi quarante-cinq années de vie consciente comprend que toute adaptation à la vie est fausse et impossible. Il n’y a rien de stable dans la vie. Cela fait le même effet que de s’adapter à l’eau courante. Tout – gens, familles, sociétés – est en état de transformation permanente, comme les nuages ».

Dans Les Confessions de R., on trouve les annotations de lecture de Tolstoï aux pages où il s’agit de la nature continue et changeante des sentiments, de l’instabilité du bonheur, de l’impossibilité de revivre le passé : «Affreuse illusion des choses humaines! Elle [Madame de Warens ] me reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui ne pouvait renaître » (O.C., I , p. 270 ).

Cette même pensée est répétée dans Les Rêveries du promeneur solitaire: «Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou previennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? » (O.C., I, p. 1046).

Ces pensées de R. sur le temps dans ses Confessions correspondent à la conception du temps chez saint Augustin: « Mais qu’est-ce donc que la diminution ou l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore ? Qu’est-ce que l’accroissement du passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit, où cet effet s’opère, il se rencontre trois termes l’attente, l’attention et le souvenir ? L’objet de l’attente passe par l’attention, pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas encore ; qui le nie ? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif ; qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence : ainsi, ce n’est pas le temps à venir, le temps absent ; ce n’est pas le temps passé, le temps évanoui qui est long un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir ; un long passé, c’est un long souvenir du passé ». Dans la bibliothèque de Iasnaia Poliana, figurent les Confessions (Paris : Garnier frères, 1861) d’Augustinus Aurelius avec des annotations en marge de Tolstoï, notamment sur le texte cité ci-dessus (Confessions, livre 11, ch. XXVIII). Ces pensées de saint Augustin non signées de son nom, traduites et adaptées par Tolstoï, entrent dans son recueil De la Vie (O.C. t. 45, p. 330). Ainsi, la même pensée de saint Augustin est interprétée par R. dans Les Rêveries d’un promeneur solitaire et adapté par Tolstoï dans De la Vie.

La thèse de R. que le progrès des sciences et des arts fait du tort à la morale publique et sa critique de la civilisation trouvent un soutien dans la conception du monde de Tolstoï, qui était extrêmement sensible à la question de la morale. Il montrait de la méfiance envers la science et les savants. A la suite de R., il voyait une contradiction entre les progrès scientifiques et sociaux, craignait l’accumulation de trop de savoirs à l’égard de leur utilité pour le bien de l’homme. Dans la conception de Tolstoï, l’idée de progrès est génétique, fluide et déployée dans le temps. Bien qu’il soit en général d’accord avec l’idée de progrès chez R., il s’est engagé dans la polémique avec ce philosophe dans ses premiers essais philosophiques. Il est évident que lors de la création de Guerre et Paix, la conception de Tolstoï sur le progrès coïncide avec celle de R. Ensuite cette idée a pris un nouvel « accent » idéologique. R. reniait la science , Tolstoï la fausse science ; R. reniait l’art, Tolstoï, le faux art, qui ne correspond pas aux besoins de la morale. R. reniait la civilisation, Tolstoï la civilisation pseudochrétienne, c’est-à-dire « la civilisation sans religion qui est le résultat inéluctable de la culture qui s’était détachée de la vie. » (N. Berdiaev). « Le doute moral et religieux de Tolstoï dans justification de la culture et de la création culturelle était un doute et un sujet spécifiquement russe. » (idem).

Tolstoï formula des idées essentielles du XIXe siècle: vu l’imperfection du monde et de l’homme, la seule issue pour la personnalité humaine est celle de la non-violence et de la perfectibilité morale. L’idée de la perfectibilité est l’idée maîtresse du système philosophique et littéraire de Tolstoï. Dans l’évolution de cette idée, il y a deux périodes: la première est en consonnance avec R., Kant et Fichte jusqu’à Schopenhauer ; pendant l’autre période, l’idée de la perfectibilité fut enrichie par le nouveau contenu religieux et philosophique: la morale chrétienne, quand Dieu et la religion commencent à jouer un rôle primordial dans la philosophie de Tolstoï. Selon R., la capacité de la perfectibilité est innée chez les hommes. La charité et la compassion sont les bases de la conscience. Cette dernière pousse l’homme à la perfectibilité morale et intellectuelle. Dieu dota l’homme du libre arbitre, et c’est pour cela que l’homme est responsable de son comportement. Selon Tolstoï, « de la conscience de la vraie vie découle ce qui constitue la base de toutes les vertus: la charité ». « De cette conscience découle l’abnégation, l’abstinence, l’intrépidité ». « La conscience […] n’est que la coïncidence de sa raison avec la raison suprême. »

L’idée de la perfectibilité est personnifiée dans l’oeuvre de Tolstoï: Nicolenka Irteniev est convaincu que si l’homme se perfectionne continuellement, « rectifier toute l’humanité, éliminer tous les vices et les malheurs humains sera facile à faire »; Konstantin Lévine (Anna Karenine), dans le processus des quêtes et des tourments de l’esprit, découvre que vivre « pour Dieu » signifie suivre sa conscience ; le prince Kassatski (Le père Serge), quoi qu’il fasse, réussit dans tout ce qu’il entreprend. L’idée de la perfectibilité morale trouve sa pleine réalisation dans l’image de Nekhlioudov (Résurrection). Le dernier roman de Tolstoï est un roman sur le triomphe de la conscience pure. Dans Résurrection, est utilisé le procédé préféré des Lumières, où un personnage est porteur d’une doctrine, d’une conception, d’une thèse ou d’une idée.

Tolstoï aimait beaucoup l’Emile ou sur l’éducation, particulièrement la quatrième partie contenant la Profession de foi du Vicaire savoyard. C’est la théorie de la « religion naturelle », sans dogmes, qui l’attira le plus. Le rapprochement de la religion naturelle et de la chrétienté attirait beaucoup de penseurs allemands : Lessing, Herder, Kant, Fichte, Schiller, Goethe ; en Russie: D.I. Fonvisine, N.M. Karamsine, A.N. Radishev, A.S. Pouchkine, A.I. Herzen, N.G. Tsernichevsky, Tolstoï. Tout comme R., ce dernier fait le rapprochement entre la religion et l’Evangile. Il relisait beaucoup la Profession de foi du Vicaire savoyard en écrivant ses premières oeuvres. Alors, comme en témoigne son Journal intime, la lecture l’inspirait. Ensuite, le nom de R. passe des pages du Journal aux traités religieux et sociaux et aux brouillons de ses oeuvres. Par exemple, dans un des brouillons de Résurrection, Tolstoï écrit sur Nekhlioudov: « Il a lu alors pour la première fois Les Confessions de R., son célèbre premier discours, Emile et la Profession de foi du Vicaire savoyard. Et pour la première fois, il a compris le christianisme et décidé qu’il vivrait ainsi que […] son coeur le lui disait. Et il se faisait des règles de vie, qui devraient perfectionner son corps et son âme, et il essayait de les suivre. Il fallait être attentif et bon envers tous les êtres, modéré et actif. »

Dans les années 1900, l’intérêt pour R. réapparaît chez Tolstoï en liaison avec son travail sur Le Cercle de lecture et la préparation de l’édition du Vicaire savoyard pour la maison d’édition le Médiateur. Les annotations faites par Tolstoï sur les pages 84-113 de la Profession de foi du Vicaire savoyard (Paris : Th. Desoer, 1822-1825, t. 9) font partie du texte abrégé du Vicaire traduit du français par A. Roussanova, édité en 1903 dans le Médiateur avec les coupures de la censure. La rédaction de Tolstoï n’y est pas mentonnée. Un extrait du Vicaire savoyard sous le titre de Révélation et raison fait partie du Cercle de lecture (1904-1905).

Les idées philosophiques, politiques, religieuses et éthiques de R. ont été perçues et interprétées par Tolstoï par le biais de la structure de ses oeuvres littéraires et philosophiques. La conception du monde des deux écrivains, leurs idées et leurs principes se rapprochent, ils ont la même conception de la religion sans dogmes, sans intermédiaire, entre l’individu et Dieu, les mêmes principes de doctrine morale, une affinité de thèmes. Le jeune Tolstoï n’était pas seulement influencé par R., mais se reconnaissait dans ses idées. Il est resté fidèle à l’esprit de R. pendant toute sa vie. Et toute la vie de Léon Tolstoï apparaît comme la plus grandiose et unique interprétation des idées de R., dont les oeuvres étaient pour lui une véritable source d’inspiration.

Bibliographie : L.N. Tolstoï, Oeuvres complète, 90 t., Moscou, 1928-1958, t. 13, p. 590 ; t. 46, p. 167 ; 47, p. 37 ; t. 60, p. 288 ; t. 75, p. 234-235 , etc., voir Index des noms. – Paul Boyer, Trois jours à Iasnaia Poliana dans Tolstoï vu par lui-même contemporains, Мoscou, Editions du Progrès, 1978, p. 273. – Michel de Montaigne, Essais, livre Ier, chapitre XXVIII, d'après l'édition de 1595. – Michel Montaigne, Essais, Moscou, 1979, livre 1 et 2. p. 176. – D.P. Makovitzky, « Chez Tolstoï » dans Iasnopolianskié zapiski, Moscou: Izdatelstvo “Naouka”, 1979, t.1-4, voir Index des noms. – Rousseau, Oeuvres choisies, 3 t, Мoscou, 1961, t. 3, p. 239-240 , 3, p. 616-617. – Aurelius Augustinus, Les Confessions, Paris: Garnier frères, [1861]. – Saint Augustinus, Les Confessions Traduit du latin et annoté par М.Е. Sergueenko, Мoscou, 1992, p. 343-344. – А.N. Polossina, Tolstoï – lecteur d’Augustinus (d’après les livres de la bibliothèque de Iasnaïa Poliana) dans Tolstovskiï sbornik-2001, Toula, 2002, p. 163-176. – N.А. Berdiaev, L. Tolstoï dans N.А. Berdiaev sur la philosophie russe, Sverdlovsk, 1991, partie 2, p. 41.

[Alla Polossina]

TOCQUEVILLE, Alexis de

(Paris 1805 - Cannes1859)

Alexis de Tocqueville est né le 29 juillet 1805 à Paris. Il entreprend une carrière de juriste, avant de se tourner vers une carrière politique en tant que libéral républicain, ce qui dans les clivages politiques de l’époque fait de lui un homme de gauche opposé aux réactionnaires. Il meurt à Cannes le 16 avril 1859. Ses principaux ouvrages sont De la démocratie en Amérique, L’Ancien régime et la révolution, Souvenirs, et ils font occuper à Tocqueville une place paradoxale en philosophie : reconnu comme un grand penseur par les sociologues, les historiens et les politologues qui voient en lui un philosophe, il ne l’est pas autant par les philosophes eux-mêmes comme en témoigne son absence dans les histoires de la philosophie.

Dans De la démocratie en Amérique, L’Ancien régime et la révolution, Souvenirs  Tocqueville ne cite nommément R. qu’une fois, de manière anecdotique, pour railler le style de Louis-Philippe : « son style dans les occasions solennelles rappelait le jargon sentimental de la fin du XVIIIe siècle, reproduit avec une abondance facile et singulièrement incorrecte : du Jean-Jacques retouché par une cuisinière du XIXe siècle (un cuistre) ». En soi, le fait n’est guère significatif puisque Tocqueville dans ses ouvrages ne nomme quasiment aucun philosophe, débarquant en philosophie politique comme le colon en terre nouvelle, comme le premier occupant, le seul en réalité à avoir droit de cité. Mais il n’arrive pas pour autant en terre inconnue, et non seulement Rousseau est en philosophie politique un indigène difficile à ignorer, mais il est de plus un auteur que Tocqueville a lu, ce que montre sa correspondance. Dans une lettre à Madame Swetchine du 26 février 1857, Tocqueville, alors âgé de seize ans, raconte comment sa croyance aux valeurs de son milieu d’origine a été fortement ébranlée, et les biographes attribuent cette remise en cause à la lecture des œuvres de Montesquieu, Voltaire et R. trouvés dans la bibliothèque de son père quelques mois auparavant. Une lettre du 10 novembre 1836 adressée à Kergolay révèle que Tocqueville ne s’est pas arrêté à cette lecture de jeunesse mais a régulièrement fréquenté l’œuvre de R. : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c’est Pascal, Montesquieu et R. ». Cette lettre fait écho à celle envoyée par Kergolay en 1834 après avoir lu l’avant-propos de De la démocratie en Amérique : « Lis quelques phrases de Montesquieu, de R. et de Pascal ; ce sont là les maîtres qui te conviennent ; lis-en ensuite trois ou quatre des tiennes ; tu en trouveras quelques unes qui ont quelque chose qui ressemble à quelqu’un de ces trois auteurs, et, au bout de trois phrases, tu verras que la ressemblance s’arrête ».Quand le nom de R. apparaît dans d’autres lettres, il est souvent accompagné de celui de Voltaire. Tocqueville s’en sert parfois comme d’un étalon de mesure de ses émotions à la vue de tel ou tel fait, par exemple, dans la lettre à Francisque de Corcelle du 17 septembre 1853 : « J’avoue qu’un pareil spectacle jette mon esprit dans un trouble plus profond et plus douloureux que n’ont jamais pu le faire la lecture des œuvres complètes de Voltaire et de R. et les cris que poussent depuis soixante ans tous les Mège et autres canailles philosophiques de la même espèce qui suivent ceux-là et s’en vont braire après eux ». Il peut se servir du même étalon pour mesurer un effet plus général, par exemple dans la lettre au même du  13 mai 1853 : « Est-il un spectacle plus démoralisateur ? Pour les esprits délicats et les âmes élevées, je vous déclare qu’il est plus dangereux à la religion que les plaisanteries de Voltaire, les tirades de R. et tout l’effort de l’esprit sceptique du siècle ». Il peut aussi interroger leur possibilité à produire encore de l’effet, ce qu’il fait dans la lettre à Pierre Freslon du 12 janvier 1858 où il soutient la thèse que ces écrits ne peuvent avoir au 19e siècle le même effet qu’au 18e : « Ne dites donc pas : Voltaire, R. etc ont renversé par leurs livres des pouvoirs bien plus solidement établis. Ces pouvoirs étaient plus solides, il est vrai ; mais la force qui devait les renverser était bien plus à la portée des faiseurs de livres et mieux dans les mains de ceux-ci ».

Pourtant, Tocqueville qui connaît R. l’ignore, comme on peut ignorer quelqu’un que l’on n’a pas ou que trop peu envie de saluer. Certes Tocqueville est un partisan de la démocratie, mais alors qu’il écrit sur le peuple, la démocratie, l’ancien régime et la révolution, la liberté et l’égalité, il fait comme si R. n’était jamais passé par là, n’évoquant aucun des problèmes théoriques soulevés par R. Il l’évite, comme on peut éviter quelqu’un que l’on n’a pas ou que trop peu envie de rencontrer.

Une première explication à cet oubli volontaire peut se trouver dans la perspective tocquevillienne elle-même. Si Tocqueville soutient la démocratie, c’est essentiellement parce qu’il voit dans son avènement le résultat d’une histoire en marche qu’il serait vain de vouloir arrêter. Or du point de vue de cette interprétation, R. peut paraître de fait dépassé : ses thèses sont celles d’un autre temps et d’un autre continent. Valables peut-être pour la vieille Europe de l’Ancien régime, elles ne le sont plus pour le Nouveau-Monde. L’Ancien régime n’est plus, et un nouveau peuple, le peuple américain, résout de fait, par son existence même, les problèmes théoriques soulevés par R.. Est-il question de l’égalité ? La mobilité sociale la définit. Est-il question de la liberté ? Une constitution sage, fondée sur le principe du suffrage universel, la garantie. Est-il question de la propriété ? En Amérique, elle est accessible à quiconque se met sérieusement au travail.

Une autre explication peut être cherchée du côté de la vision qu’a Tocqueville des philosophes du XVIIIe siècle. Il l’expose dans L’Ancien Régime et la Révolution, au chapitre premier du livre III, intitulé « comment vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays et des effets qui en résultèrent ». La description qu’il donne de leur occupation range clairement R. parmi eux : « Ils s’occupaient sans cesse des matières qui ont trait au gouvernement ; c’était là-même, à vrai dire, leur occupation propre. On les entendait tous les jours discourir sur l’origine des sociétés et leurs formes primitives, sur les droits primordiaux des citoyens et sur ceux de l’autorité, sur les rapports naturels et artificiels des hommes entre eux, sur l’erreur ou la légitimité des coutumes et sur les principes-mêmes des lois ». A la suite de cette description, Tocqueville résume en une notion toute la philosophie politique du XVIIIe siècle : « substituer des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditions qui régissaient la société de leur temps », idée qui selon lui étaient vieille de plus de trois mille ans mais a pour une fois enflammé tous les esprits jusqu’à celui du peuple lui-même, pour produire le « spectacle effrayant » de la Révolution française, révolution qu’aucun de ces philosophes n’avaient voulue ni prévue comme telle. Loin de saluer les philosophes du 18e siècle, Tocqueville les condamne et attribue leurs théories à leur ignorance de la réalité politique et à leur absence d’expérience des affaires, par opposition aux philosophes anglais, plus modérés parce que plus impliqués dans la vie publique. Contre la philosophie politique spéculative – catégorie dans laquelle il range les théories socialistes de son temps – Tocqueville se pose en penseur empiriste et en un praticien de la politique.

Mais à lire attentivement Tocqueville, on s’aperçoit qu’il fait plus qu’oublier R. : il passe outre et donc en réalité le refuse. Dans De la démocratie en Amérique, nombreux sont les passages qui peuvent être lus comme autant d’avis de non recevoir aux arguments rousseauistes. A l’exergue de Du contrat social, « les hommes sont nés libres mais partout ils sont dans les fers », répond la fin du livre I, « heureux le peuple américain qui pour être libre et heureux n’a qu’à le vouloir ». A la nécessaire indivisibilité de la souveraineté selon R., Tocqueville répond dans le même chapitre que si c’est vrai des peuples européens, c’est faux du peuple américain.  Au problème radical soulevé par R. -« il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes »- répond la sagacité d’un Jefferson. A la critique de la représentation par R., Tocqueville répond qu’en Amérique, bien que la forme du gouvernement soit représentative, c’est bien le peuple qui gouverne. Cette dernière affirmation s’appuie sur un refus de la critique par R. de la majorité : « Aux Etats-Unis, comme dans tous les pays où le peuple règne, c’est la majorité qui gouverne au nom du Peuple » (livre II, chap. I). La stratégie de Tocqueville est identique dans tous ces passages : il oppose le fait à la théorie, découvrant dans le peuple américain un peuple providentiel que les théoriciens du contrat social n’auraient jamais osé inventer. Mais l’empirisme même le plus conséquent est nécessairement sous-tendu par la théorie, et c’est, outre une lecture providentielle de l’histoire, une théorie de la propriété qui vient fonder les affirmations de Tocqueville : ce n’est pas un hasard si c’est sur ce point que le rapport à R. se fait le plus tendu.

Pour Tocqueville, la propriété n’est pas un problème, elle est une solution, au prix d’une véritable torsion du rapport établi par R. entre travail et propriété. Quand Rousseau fait du travail la condition de la propriété, c’est pour critiquer le luxe et l’inégalité sociale. Pour Tocqueville il en va tout autrement. S’il y a un état social démocratique en Amérique, c’est parce qu’il y a libre accès à la propriété, chacun pouvant y parvenir s’il est près à travailler. Et si les Indiens ne sont pas propriétaires des terres qu’ils occupent, c’est précisément parce qu’ils ne les ont pas travaillées. Mais en un sens l’histoire fait que R., loin d’être dépassé,  rattrape Tocqueville : la montée de la classe ouvrière en Amérique comme en Europe remet en cause le constat de Tocqueville, forcé de reconnaître que le travail industriel condamne un grand nombre de travailleurs à renoncer à tout espoir de promotion sociale. Dans la seconde partie de De la démocratie en Amérique, il ne propose pas d’autre solution qu’un renforcement de l’exécutif. Par contre, dans un essai, Sur le paupérisme, il propose une autre solution qui tout en se servant de la lettre rousseauiste –vocabulaire et thèmes- en contredit totalement l’esprit. Pour analyser la misère qui frappe les classes populaires, Tocqueville commence par dresser un tableau de l’histoire de la propriété et de l’inégalité qui est une reprise quasi littérale du Discours sur l’origine de l’inégalité. Mais l’usage fait ensuite des concepts rousseauistes est un véritable détournement de sens. Le sauvage est pauvre et heureux car contrairement aux ouvriers et aux petits paysans il ne spécule pas sur des besoins factices et secondaires et donc n’en souffre guère. Quelle solution apporter au problème de la pauvreté ? La bienfaisance publique est à rejeter : si la bienfaisance privée est un « instinct sublime », il y dans la classe populaire une passion naturelle pour l’oisiveté que la bienfaisance publique ne ferait qu’encourager. La seule solution véritable serait de « donner à l’ouvrier industriel et au petit paysan l’esprit et les habitudes de la propriété », en lui donnant accès à l’épargne.

C’est sans doute la déconcertante facilité avec laquelle Tocqueville passe outre les problèmes théoriques qui explique que sa place en philosophie, à la différence de R., soit problématique, mais c’est aussi ce qui lui permet, contrairement à R. et contre lui, de fonder les évidences de la démocratie libérale et explique donc son succès comme « penseur de la modernité ».

Bibliographie. Michel Bressolette, « Tocqueville et le paupérisme. L’influence de R. », Littératures, Toulouse, 16, 1969, p. 67-78 - Koritansky J.C., “Civil religion in Tocqueville’s Democracy in America”, Interpretation, 17, 1990, p. 389-400 - Revedin, Anton Marino, Tocqueville e R.: malinconia e utopia, Trieste, Proxima Scientific Press,1992, 121 p. - Richter, Malvin, “R. and Tocqueville on democratic legitimacy and illegtimacy” dans R. and liberty éd. par Robert Wokler, Manchester, Manchester University Press, 1995, p. 70-95 - Strong, Tracy B., “Seeing further and seeing differently: Tocqueville and R. on equality” dans P. Bathory et N. Schwartz éd., Friends and Citizens. Festschrift for Wilson Carey Mc Williams, Rowman, 2000.

[Magali Rigaill]

TURGOT Anne Robert Jacques, baron de l’Aulne

 (Paris, 1727–1781)

Cadet d'une famille modestement fortunée Turgot était destiné à l'état ecclésiastique, après des études chez les jésuites il entre à la maison de Sorbonne en 1749 et en devient prieur. En décembre 1750 dans son second discours en Sorbonne intitulé Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain, il esquisse l'histoire de l'humanité, des peuples chasseurs au siècle de Louis XIV ; mais au début de 1751 il renonce à l'état ecclésiastique. Nommé maître des  requêtes en 1753, il accompagne en 1755 et 1756 l'intendant du commerce, Vincent de Gournay, dans ses tournées d'inspection à travers la France. À cette époque se situe sa collaboration à l'Encyclopédie pour laquelle il rédige cinq articles, dont « Étymologie » et « Foire ». De 1761 à juillet 1774 il est intendant de la généralité de Limoges ; de cette période datent les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766) dans lesquelles subvertissant de l'intérieur la doctrine physiocratique, il propose la première analyse explicite de l'économie capitaliste, s'affirmant ainsi comme l'un des économistes les plus importants du XVIIIe siècle. Le 20 juillet 1774 il accède au ministère où il s'efforcera de mettre en oeuvre ses conceptions économiques libérales, de réformer  certaines structures de l'Ancien Régime (suppressions des corvées, des jurandes et maîtrises…). La conjonction du mécontentement populaire suscité par de mauvaises récoltes et de la vive hostilité des privilégiés provoquée par la mise en cause de l'ordre établi conduit à son renvoi le 12 mai 1776.

Administrateur, ministre réformateur, économiste et philosophe, à travers l'ensemble de son existence Turgot est pleinement un homme des Lumières. Tant en raison de sa saisie de l'histoire humaine que de ses conceptions économiques  il ne pouvait apparaître à R. que comme un membre de la « tourbe philosophesque », entre  l'un et l'autre l'opposition semble radicale. Turgot est l'un des premiers à proposer une théorie du progrès –une philosophie de l'histoire–où les progrès de l'esprit humain s'accompagnent de l'adoucissement des moeurs, du perfectionnement  des arts, des lois, quand R. dénonce dans l'histoire de l'humanité son éloignement de la nature, son aliénation. S'agissant de l'économie, l'antagonisme est si possible encore plus radical, tandis que le premier conceptualise le développement du capitalisme et se propose de favoriser l'essor de la bourgeoisie le second condamne le luxe et imagine une société de petits producteurs paysans. Et pourtant Turgot va reconnaître le caractère décisif de l'une des thèses cardinales de la pensée politique de R..

Mais avant d'en venir à ce point il n'est pas déplacé de prendre note de certains rapprochements possibles par ailleurs. À l'encontre du rationalisme dogmatique des physiocrates, Turgot s'appuie sur un empirisme sensualiste inspiré de Locke et Condillac. Toutefois il se sépare de ces derniers en considérant que l'idée d'existence est la seule qui ne nous vienne point des sens mais se fonde sur une donnée spécifique : le sentiment du moi (art. « Existence », Œuvres, t.I, p.521 sq.). À partir de cette conscience du moi se déploie notre rapport aux objets ; on ne peut ici qu'évoquer R. pour qui l'être intime, le sentiment constituent l'homme réel avec sa subjectivité, fondent son rapport au monde. Une semblable proximité entre Turgot et R. s'affirme également au sujet de la fonction politique de la religion (Lettres sur la tolérance, t.I, p.388 sq.), mais à la différence de la religion civile du Contrat social cette religion officielle n'emporte pas avec elle  la contrainte.

À l'instar de R., « les brigues et les associations partielles », Turgot dénonce l'action néfaste des corps intermédiaires « qui compliquent la constitution et qui la rendent incertaine  et flottante, en introduisant dans la société des intérêts qui ne sont ni l'intérêt des particuliers, ni l'intérêt du corps entier de la société » (Lettre à Condorcet, 1771, t.IV, p.520). La division du pouvoir, le système des contreforces (Montesquieu) étant exclus en raison de leur inefficacité d'une part, le pouvoir absolu (Hobbes) étant évidemment incompatible avec la sauvegarde de la liberté individuelle d'autre part, il ne reste que la solution adoptée par R. Tel semble être le point de vue de Turgot :

« À la vérité, ce livre [le Contrat social] se réduit à la distinction précise du souverain et du gouvernement ; mais cette distinction présente une vérité bien lumineuse, et qui me paraît fixer à jamais les idées sur l'inaliénabilité de la souveraineté du peuple dans quelque  gouvernement que ce soit. » (Lettre à Hume, 1767, t.II, p.660)

Cette approbation de R. ne présente nulle équivoque, mais concernant la pensée politique de Turgot nous ne disposons que d'indications fragmentaires, il n'a pas jugé bon d'exposer « le vrai système » (Lettre à du Pont de Nemours, 1774, t.III, p.663). Sans doute parce que l'écart entre les vrais principes et la pratique possible lui paraissait trop important : « les idées politiques sont encore trop éloignées, compliquées, et les intérêts trop séparés et trop difficiles à démêler pour qu'une république bien constituée ne soit encore longtemps une chose impossible. » (Lettre à la duchesse d'Enville, 1769).

Bibliographie : Turgot, Oeuvres, (éd. par G. Schelle), Paris, Alcan, 5 vol. de 1913 à 1923. – Lotterie F., « Penser le spécifique ? L’exemple des Lumières françaises : Turgot et Rousseau » dans Les Lumières européennes dans leurs relations avec les autres grandes cultures et religions, Paris, Champion, 2002, p.19 à 37. – Morilhat C., La prise de conscience du capitalisme .Économie et philosophie chez Turgot, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, chap.II, passim.

                                                                                             [Claude Morilhat]

VEUILLOT Louis François


(Boynes, France, 1813 – Paris, 1883)
Fils d’un ouvrier tonnelier, Louis Veuillot reçoit une faible instruction durant son enfance et se voit obligé d’interrompre ses études primaires pour gagner sa vie. Il obtient un emploi de clerc de notaire chez le frère d’une célèbre poète de l’époque Casimir Delavigne. A dix-sept ans, il devient attaché à la rédaction d’un journal ministériel de Rouen, première étape dans sa vie de publiciste. C’est en 1838, après un retour d’un voyage à Rome où il rencontre le pape qu’il prend fait et cause pour la religion catholique et l’ultramontanisme. En 1843, il rentre à L’Univers religieux puis devient rédacteur de L’Univers après la révolution de 1848. Il soutient le coup d’Etat de Napoléon III avant de prendre des distances avec le régime dix ans plus tard lorsque l’empereur soutint la révolution italienne. Ses attaques sont tournées principalement contre Voltaire, sa cible principale mais il s’en prend également à R. dans les Libres penseurs, son ouvrage publié en 1848. Il traite le philosophe de « coquin enflé ». (p. 75.) Dans une critique qu’il fait d’un roman de Georges Sand, Isidora, il rappelle l’influence de R. sur la romancière. Il trace le portrait d’une courtisane qui a lu « tous les philosophes, qui sait R., Diderot, Helvétius [...] . Elle exprime, elle peint tout sur son piano : la pluie, le beau temps, l’orage, la mélancolie, le délire ; elle y commente le Contrat social. » (p. 114.)
Dans le tome IV des Mélanges rédigés de 1849 à 1851 et publiés par son fils François Veuillot, il dénigre violemment R. et le décrit comme « un déclamateur malade vivant dans un galetas [...] doublement étranger à la France par son origine et par sa religion. » Sa haine de R. se lit à chaque ligne. Il dénonce son ingratitude, sa vanité, qualifie Thérèse de « concubine idiote », rappelle l’abandon de ses enfants. Mais le plus grand crime de R. pour Veuillot reste ce « livre arrogant, passionné, absurde, [...], l’Evangile de la destruction », le Contrat social, « le manuel de Robespierre ». Pour autant, R. ne lui semble pas le plus criminel des philosophes des Lumières. La palme de l’infamie revient à Voltaire : « Sans Voltaire, R. n’aurait rien pu faire et probablement n’eût rien écrit. Pour que le socialiste genevois portât aux institutions des coups si victorieux, il fallait d’abord que le bel esprit parisien ruinât les croyances ». (p. 95.) Et plus loin, il rajoute : « R.suit Voltaire comme la punition suit le crime. » (p. 98.)
D’une manière générale, Veuillot dénonce les Lumières, la « Raison émancipée, c’est-à-dire incrédule » et « l’influence du principe protestant ». Dans le tome VI de ses Mélanges, (1854-1856.), il qualifie le XVIIIe siècle du « plus déplorable des siècles chrétiens. Oui, certes ! nous nous révoltons, et nous en faisons gloire, contre les renommées de ce siècle imbécile et impur. Il a tout faussé, tout gâté, la politique, la littérature, les arts, et plus que tout, la conscience publique. [...] On prétend nous faire admirer cette longue fermentation du sophisme, de l’impiété, de la sottise, terminée par une irruption de cannibales surgissant à la fois de tous les égouts et communiquant à la France et au monde la peste la plus meurtrière qui ait désolé et châtié la civilisation chrétienne ! On propose à notre vénération ces hommes dont la biographie souillée traîne comme appendice des noms sur lesquels l’humanité entière ne peut accumuler assez d’exécrations ! Voltaire, R., Diderot, d’Alembert, Mme Duchâtelet, Mlle Volland, Mlle Levasseur, beaux modèles, excellents ménages, crème d’honnêtes gens ! Mais trente ans plus tard, Voltaire, d’Alembert, Diderot, R., se nomment Mirabeau, Barrère, Danton, Marat, Robespierre, et la suite. Comptez bien les encyclopédistes : chacun d’eux reparaît sous les traits d’un révolutionnaire, et la plume du sophisme devient l’ignoble sabre du septembriseur. » (p. 248.)
Ces attaques ne sont pas nouvelles. Elles mélangent des considérations d’ordre politique à des jugements moraux sur la vie privée des philosophes qui, corrompus dans leurs moeurs n’ont pu que corrompre l’ensemble de la société à tous les niveaux.
Dans le livre I de son ouvrage Ça et là paru en 1860, Veuillot se remémore un séjour à Genève et redouble de hargne contre R. le genevois dont il découvre la statue : « Les gens du dix-huitième siècle me font mal au coeur. J’ai toujours haï leur philosophie, leur raillerie, leur polissonnerie. R. surtout m’est insupportable.
C’est ma bête noire. Tous mes instincts se piètent contre lui. Il me répugne, dans ses raisonnements, dan ses amours, dans sa personne, dans son talent.
Ce R. est l’effronterie incarnée ; l’ingratitude incarnée, l’emphase incarnée. il est sale. Il est de cette nature de domestiques qui souillent les maisons.
Je n’admire rien de ce qu’il a dit, j’ai dégoût de tout ce qu’il a fait. Quand il est dans le vrai, j’attends avec impatience qu’il en sorte.  » Veuillot n’a aucune pitié des malheurs et des disgrâces de R. qui sont toutes « de légitimes punitions ou de sa bassesse ou de son orgueil. » Il n’a que profond dégoût et répulsion pour « le vilain être, avec son habit arménien, sa sonde, sa Julie, sa Thérèse, ses pleurs, [...] sa noire et méchante folie. » Il dénonce ensuite la descendance intellectuelle et politique du genevois à travers les figures de Georges Sand et de Robespierre : « Tous les professeurs, tous les révolutionnaires, toutes les femmes de lettres émancipées raffolent de R.
Il est l’homme de Robespierre, de Monsieur Jules Simon, de madame Sand ; l’homme de l’Ecole normale et l’homme de Genève.
Culte d’ailleurs bien naturel puisque R. a passé sa vie à renier trois choses : son Dieu, sa patrie et ses enfants. »
La cible privilégiée de Veuillot reste Voltaire mais il ne dissimule pas la haine qu’il éprouve à l’égard du protestant R., une figure diabolique du XVIIIe siècle. Il réconcilie ainsi de façon posthume les deux frères ennemis des Lumières.
Louis Veuillot fut un homme de profonde conviction et son intransigeance lui valut des démêlés avec l’Empire qui alla jusqu’à supprimer la publication de son journal, L’Univers. Il est certainement l’un des plus grands pamphlétaires du XIXe siècle.
Bibliogaphie : L. Veuillot, Oeuvres complètes, 39 volumes, Avertissement de François Veuillot, P, Lethielleux, 1924 – 1938. – Bontou, chanoine G, « R. » dans Louis Veuillot et les mauvais maîtres du XVI, XVII et XVIIIe siècles, P, Perrin, 1919, p. 210-247.

[Pascale Pellerin]


[1] H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la Réception, Gallimard, 1998

[2] G. GUSDORF, Les Principes de la pensée européenne au siècle des Lumières, les sciences humaines et la pensée occidentale : VI, Payot, 1971, p. 282

[3] Ibid., p. 31

[4]G. GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, les sciences humaines et la pensée occidentale : IV, Payot, 1976, p. 349

[5] J.J. ROUSSEAU, Émile ou de l'Education, in : Oeuvres Complètes IV, Gallimard, 1990, Bibliothèque de La Pléiade, p. 600

[6] J.J. ROUSSEAU, Les Confessions, in : Œuvres complètes  I, Gallimard, 1996, Bibliothèque de La Pléiade, p.5

[7]Ibid., III, p. 6

[8] L'Écriture de soi, Vuibert, 1996, p.44

[9] Ebauche des Confessions, in : Œuvres complètes I, Gallimard, 1996, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1149

[10] Id.

[11] Ibid, p. 41

[12] Confessions, IV, p. 175

[13] Ebauche de Confessions, Op. cit.,  p. 1150

[14] Ibid., p. 1149

[15] Confessions, I, p. 8

[16] Confessions, III, p. 130

[17] "Ébauche des Confessions", in Œuvres complètes : I, Gallimard, 1996, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1153