Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

Wang Xiaolingl

 

Le mot chinois « minyue » (littéralement: contrat du peuple) fut forgé pour traduire le concept de contrat social, titre du célèbre ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, dont la première traduction chinoise, intitulée Minyue tongyi (Principe général du Contrat du peuple), fut publiée au printemps de 1898 - peu de temps avant la Réforme des Cent Jours (11 juin-16 septembre), dirigée par Kang Youwei (1858-1927). Cette traduction ne contenant que le premier livre du Contrat social avait été faite par le Japonais Nakae Tokusuke (Chômin) en chinois classique sous le titre de Minyue yijie (en japonais: Minyaku Yaku kai, Traduction et commentaire du Contrat du peuple). Nakae Chômin (1847-1901) fut le traducteur le plus célèbre du Contrat social au Japon pendant l'ère Meiji2. La première traduction

 

Wang Xiaoling, Maître de conférences à l'Université Paris 7-Denis Diderot, UFR Asie Orientale, 2 place Jussieu, 75251 Paris Cedex 05, remercie vivement Michèle Mourot, Alain Roux et Rémi Mathieu, qui ont pris la peine de lire ce texte et de suggérer de précieuses modifications. Les italiques qui apparaissent dans les citations sont de nous.

2 Sur le le contenu de cette traduction ainsi que sur contexte dans lequel les premières traductions japonaises du Contrat social de 1.-J. Rousseau furent publiées au Japon, cf. Tanguy L'Aminot, « Jean-Jacques Rousseau chez les

 

Études chinoises, vol. XVII, n° 1-2, printemps-automne 1998


Wang Xiaoling

 

intégrale du Contrat social de Rousseau faite par un Chinois date de 1900 à 1902. Elle est due à Yang Tingdong à partir de la version japonaise de Harada Sen, publiée en livraisons dans la fameuse revue (mensuelle) Yishu huibian (Recueil de traductions) sous le titre de Minyue lun (Du Contrat du peuple)3. Le Zhongguo minyue jingyi (La quintessence du Contrat social chinois, désormais Quintessence) de Liu Shipei, que nous allons étudier, est inspiré de la traduction du Contrat social par Yang Tingdong.

Le mot « minyue » provient donc des versions japonaises du Contrat social de Rousseau. Il faudra attendre les années 1930 pour avoir une autre traduction chinoise, plus proche du titre original: « Sheyue lun » (Du Contrat social)4. Dès l'introduction de l'reuvre de Rousseau, Nakae semble avoir choisi le mot « min» (peuple), au lieu du terme « she» ou « shehui » (société, social) qui existait déjà, afin de rendre le titre de l'ouvrage plus significatif et plus lisible pour le lecteur japonais. Cependant cette traduction du mot français social par le « peuple» suggère l'opposition traditionnelle avec le « prince» (jun) ; même le premier traducteur chinois Yang Tingdong n'a pas vraiment appréhendé la notion de souveraineté du peuple de Rousseau. Contrairement au sens traditionnel qu'on lui donnait et qui se référait à un monarque, chez Rousseau, le mot « souverain» a un sens

 

Samouraïs: Nakae Chômin », dans Études Jean-Jacques Rousseau, Reims, Éditions À l'Écart, l, 1987, p. 37-69 ; Nakagawa Hisayasu, « Le clivage entre J.-J. Rousseau et Nakae Chômin - À propos de la traduction en chinois classique du Contrat social faite par Chômin : Minyaku- Yaku-kai », dans Études Jean-Jacques Rousseau, 2, 1988, p. 155-175, et son ouvrage, Des lumières et du comparatisme, un regard japonais sur le XVll~ siècle, Paris, PUF, 1992, p. 293-352.

3 Voir le Yishu huibian, 1, le 6/12/1900 ; 2, le 28/1/1901 ; 4, le 27/5/1901 et 9, le 15/12/1901 dans Zhongguo jindai qikan bianmu huitu (Tables des périodiques chinois modernes), Shanghai, 1965, tome 2, p. 41-42. Pour mieux connaître l'introduction de ]a pensée politique de Rousseau en Chine, voir Marianne Bastid, « L'influence de Jean-Jacques Rousseau sur]a pensée politique en Chine avant]a Révolution de ]911 », Études Jean-Jacques Rousseau, 4, ] 990, p. 125­140.

4 Ici, le mot « sheyue » est une abréviation de « shehui de qiyue » (le contrat social), voir: Sheyue lun (Du Contrat social), traduit par Xu Baiqi, Qiu Jinzhang, Shanghai shangwu yinshu guan, 1935, p. 1.

 

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particulier: en nommant le peuple il désigne une puissance législative constituée par les divers individus égaux et libres qui ont choisi et décidé de faire société. Autrement dit, le Souverain et le Peuple sont, chez Rousseau, une même personne: « Cette personne publique prend en général le nom de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif... »5 Alors que chez Yang, le terme « souverain » est pris pour « prince »6, même si le peuple est tenu pour le fondement originaire de la société. Ce faisant, la théorie du Contrat social rousseauiste est dénaturée, on retrouve l'ombre du rapport traditionnel chinois prince-peuple. À cet égard, il convient de noter que la pensée de Rousseau avait déjà subi de graves altérations dans la version japonaise faite par Harada Sen 7 à partir de laquelle Yang Tingdong a établi sa traduction, et que ce dernier a encore amplifié des erreurs de traduction en interprétant à sa guise la version japonaise: dans sa traduction chinoise, on trouve même des citations des Entretiens de Confucius, des phrases de Mencius et de Laozi8.

Dès lors, une question s'impose: comment Liu Shi pei va-t-il définir le concept de «peuple» chinois à la lumière de la traduction de Yang Tingdong, qui est déjà le fruit de 1'« adaptation» à la pensée chinoise? Quelles seront les caractéristiques principales du contrat social chinois que Liu Shipei s'efforcera d'établir par rapport au concept dit rousseauiste ?

 

5 Voir J.-J. Rousseau, (Euvres complètes, t. IV, Émile, Gallimard, 1969, p. 840. 6 Cette méprise de Yang provient du traducteur japonais Harada Sen (voir Minyaku

ron fukugi, Traduction complète du Contrat social, traduit par Harada Sen, 1883, p. 40-41). Sur les concepts de contrat social et de souveraineté du peuple, voir plus loin notre analyse détaillée.

7 Pour mieux connaître les caractéristiques principales des premières traductions nippones, voir Ida Shin'ya, «Examen comparatif des trois traductions du Contrat social au début du Japon modeme », communication au Ile Colloque intemational de Montmorency, J.-J. Rousseau, politique et nation, 27 septembre­4 octobre 1995, Ville de Montmorency-Musée Jean-Jacques Rousseau, 9 p.

8 Il serait trop long de citer des exemples concrets, ce qui nous éloignerait de l'objectif de ce texte. Pour connaître dans le détailla traduction du Contrat social faite par Yang Tingdong, voir le Yishu huibian.

 

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Son ouvrage, qui ne semble pas avoir été abordé de façon précise, nous paraît devoir être étudié non seulement pour comprendre plus aisément la signification du concept de contrat social chinois, mais encore pour mieux suivre le cheminement qui a conduit l'auteur à établir cette analogie. L'étude du texte nous permettra également de mieux connaître les aspirations politiques des jeunes patriotes chinois du début de ce siècle, leur réaction à l'égard des traditions nationales et à l'égard de la pensée occidentale. Elle comporte un certain intérêt pour comprendre l'actualité chinoise, car des questions semblables se posent à nouveau de nos jours.

Une fois introduit en Chine, le Contrat social devint une référence à la mode dans la presse chinoise et son auteur une idole pour beaucoup de jeunes patriotes. Liang Qichao (1873-1929), un des dirigeants de la Réforme de 1898, devenant maître à penser de cette période, s'exclame:

 

Oh ! Le Contrat du peuple, bienvenu dans ce continent oriental! C'est à toi qu'on devra la réalisation de la Grande Unité (Datong).9

 

Liang considère que, parmi les penseurs éminents de l'Europe moderne, la doctrine de J.-J. Rousseau est « le remède qui s'adapte le mieux à la situation actuelle de la Chine »10.

Après l'échec de la Réforme de 1898 et au lendemain de la répression tragique de la rébellion des Boxeurs en 1901, le salut de la nation préoccupait plus que jamais les patriotes chinois; la pensée de J.-J. Rousseau semble avoir suscité chez eux non seulement un enthousiasme révolutionnaire, mais également des réflexions plus profondes sur la culture de leur pays. La recherche d'idées communes au Contrat social de Rousseau et à la pensée chinoise, que Liu Shipei a effectuée avec son ami Lin Xie Il, porte clairement

 

9 Liang Qichao, « Pohuai zhuyi » (De la destruction), le 15/10/1899, in Li Huaxing, Wu Jiaxun (éds.), Liang Qichao xuanji (Recueil des écrits de Liang

             Qichao, désormais, le LQCXJ), Shanghai, Renmin chubanshe, 1984, p. 98-99.

10 lbid., p. 99.

11 Lin Xie (1873-1926), originaire du Fujian, avait fait précédemment ses études

au Japon, puis il se joignit à la Société pour le Redressement de la Chine (Huaxinghui). De retour au pays, il a participé, comme Liu Shipei, à Shanghai

 

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témoignage. Nous pouvons le constater dans leur ouvrage la Quintessencel2.

Sans doute l'approche de Liu Shipei apparaît-elle plus traditionnelle qu'originale. Kang Youwei n' a-t-il pas publié en 1897 son fameux ouvrage Kongzi gaizhi kao (Étude sur le réformisme de Confucius) en combinant les enseignements du Commentaire de Gongyang sur les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu Gongyang zhuan)13 avec des termes politiques occidentaux? Néanmoins Liu Shipei semble être le seul, alors, qui ait opéré une comparaison précise en juxtaposant les textes chinois les plus connus de chaque époque avec de nombreux passages de la traduction du Contrat social et en les commentant point par point. D'ailleurs, son attitude semble bien différente de ceux qui s'inspiraient de la pensée occidentale pour mettre en cause des conceptions traditionnelles chinoises considérées comme inefficaces et arriérées et de ceux qui rejetèrent la pensée occidentale parce qu'ils la considéraient comme dangereuse et inadaptable à la situation chinoisel4.

Avant d'aborder le contenu de cet ouvrage, il nous semble nécessaire de présenter d'abord son auteur, ainsi que le contexte historique dans lequel il fut publié.

 

Liu Shipei, du révolutionnaire au réactionnaire

 

Né en 1884 dans le district de Yizheng (province du Jiangsu), son nom d'origine est Shipei. Il grandit dans une famille éminente de lettrés

 

à la rédaction du Jingzhong ribao (Journal du tocsin), et crée avec lui le Zhongguo baihua bao (Joumal chinois de la langue parlée).

12 Il faut noter que, bien que Liu Shipei l'ait rédigé avec la collaboration de Lin Xie, l'ouvrage semble être attribué essentiellement à la plume de Liu Shipei, aussi est-il intégré dans le Liu Shenshu xiansheng yishu (Les ffiuvres du maître Liu Shipei), 1934, vol. 16, p. 1.

13 Le Chunqiu est l'un des cinq Classiques canoniques; sa composition était

             attribuée à Confucius lui-même.

14 Cf. Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi xu (Préface de La quintessence du

             contrat social chinois).

 

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spécialisés dans l'étude des Classiques (jingxue), notamment du Chunqiu Zuoshi zhuan (Commentaire de Zuo Qiuming sur les Annales des Printemps et Automnes) depuis la génération de son arrière-grand-père Liu Wenqi. Après une éducation classique chinoise, Liu Shipei fut reçu xiucai (bachelier) en 1901 à l'âge de dix-sept ans etjuren (licencié) un an plus tard. Outre ces dix-huit premières années de formation à l'étude des Classiques chinois, les quinze ans qui lui restèrent à vivre furent consacrés à des activités politiques et culturelles. Cependant, au cours de ces années, Liu a changé à plusieurs reprises de position politique. On peut distinguer au moins trois périodes différentes:

- La première va de 1903 à 1907 : après avoir échoué à son examen métropolitain à Pékin pour le titre dejinshi (docteur) en 1903, il rencontre sur le chemin du retour les révolutionnaires Zhang Binglin (Zhang Taiyan, 1869-1936), Cai Yuanpei, ainsi que d'autres membres de l'École patriotique (Aiguo xueshe) à Shanghai. Il se joignit alors à eux dans leurs activités politiques et écrivit des articles contre le gouvernement mandchou.

- La deuxième période n'a duré qu'un an : de 1907 à 1908. Préala­blement révolutionnaire républicain et antimandchou, Liu devint un des chefs du mouvement anarchiste des Chinois à Tokyo. Au printemps 1907, Liu partit pour le Japon en répondant à Zhang Binglin qui l'avait invité à assurer les fonctions de rédacteur adjoint du Minbao (Journal du peuple), organe de la Ligue jurée (Tongmeng hui). Mais peu de temps après son arrivée, Liu se mit à fréquenter des anarchistes nippons tels Kotoku Shusui, Kita Ikki, Wada Saburo, etc. Il s'orienta alors vers l'anarchisme et créa en juin 1907, avec son épouse He Zhen, le bimensuel Tianyi bao (Journal du principe céleste), organe des anarchistes chinois au Japon. Presque en même temps il fonda avec Zhang Ji la Shehui zhuyi jiangxi hui (Société pour l'étude du socialisme) afin de propager des idées anarchistes et socialistes15. Liu chercha à élaborer une théorie anarchiste en reprenant les idées communistes primitives de la légendaire École de l'agriculture (Nongjia) et de son propagateur Xu Xing et en essayant de les mettre en rapport avec

 

15 Pour mieux connaître les activités anarchistes de Liu Shipei, cf. Onogawa

            Hidemi,« Liu Shih-p'ei and Anarchism », Acta Asiatica, 12, 1967, p. 70-99.

 

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le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes etle Contrat social de J .-J. Rousseau, ainsi qu'avec la pensée des anarchistes Bakounine (1814-1876) et Kropotkine (1842-1921)16. La« théorie de ne pas avoir de gouvernement» (wu zhengfu zhuyi) que soutint Liu Shipei consistait à subvertir l'ordre établi afin de faire une société égalitaire. Il s'agissait de détruire la famillel7, de supprimer les armées et les biens sur lesquels s'appuyait l'autorité étatiquel8 ainsi que toute forme de gouvernement, monarchique, démocratique, constitutionnel ou républicain, considéré sans discrimination comme source de tous les mauxl9.

S'éloignant de plus en plus de ses amis et de ses collègues de la Ligue jurée, après des querelles avec Zhang Binglin, Tao Chengzhang, etc., Liu Shipei changea brusquement d'attitude politique, il finit par trahir ses camarades révolutionnaires en devenant secrétaire particulier de Duanfang (1861-1911), gouverneur du Jiangnan et du Jiangxj2o.

 

16 Nous reviendrons plus loin sur ce point.

17 Voir Han yi, « Huijia lun » (De la destruction des familles), TIanyi bao, 4, le

25/7/1907, dans le Xinhai geming qian shinian jian shilun xuanji (Recueil d'essais choisis publiés durant la décennie qui précède la Révolution de 1911, désormais XHSL), compilé par Zhang Dan, Wang Renzhi, Pékin, Sanlian shudian, 1978, t. 3, p. 916-917.

18 Voir Shenshu (Liu Shi pei), « Feibing feicai lun » (De la suppression des armées

              et des biens), Tianyi bao, 2, le 25/6/1907, in XHSL, t. 3, p. 900-904.

19 Voir« Zhengfu zhe wan'e zhi yuan ye» (Le gouvernement, source de tous les

              maux), Tianyi bao, 3, le 10/7/1907, in XHSL, t. 3, p. 914.

20 Les véritables raisons du changement d'attitude politique de Liu Shi pei méritent une autre recherche approfondie, nous nous bornons à donner ici quelques références à ce sujet: Feng Ziyou, « Liu Guanghan bianjie shimo » (Les tenants et les aboutissants de la trahison de Liu Guanghan), dans Geming yishi (Histoire anecdotique de la Révolution), Taiwan shangwu yinshu guan, 1965, t. 2, p. 231­233, et « Liu Guanghan shilüe bushu » (Récit complémentaire sur l'affaire de Liu Guanghan), ibid, t. 3, p. 190-192.« Liu Guanghan» fut un des noms de Liu Shipei. De 1903 à 1908, Liu a utilisé le prénom de « Guanghan» pour signer la plupart de ses écrits. Mais à partir de 1907, il utilisa plus souvent son prénom « Shenshu » que « Guanghan » pour signer ses articles vantant l'anarchisme. Il cessa de signer « Guanghan» en 1908, année où il est retourné du Japon en Chine pour se mettre au service du gouvernement mandchou. Cf.

 

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- Au cours de la troisième période, qui s'étend de 1908 à 1919, Liu passa les deux dernières années du régime impérial au service des autorités mandchoues, puis auprès du gouvernement de Yuan Shikai. Il fut l'un des six membres de la Société du projet de paix (Chou'an hui), qui lança officiellement en 1915 la campagne pour couronner Yuan Shikai empereur. Après la mort de ce dernier en 1916, Liu se retira à Tianjin. Sur l'invitation de Cai Yuanpei, le doyen de l'Université de Pékin, Liu rejoignit cette faculté en 1917 et y resta jusqu' à la fin de sa vie. Il mourut de tuberculose en 1919 à l'âge de 35 ans21.

Durant la dernière décennie de sa vie (1909-1919), il prend le contre­pied de tout ce qu'il a défendu auparavant en soutenant le régime monar­chique et la restauration du passé.

Si le changement d'attitude politique de Liu Shipei, du révolutionnaire au réactionnaire, nous paraît brutal et incohérent, une chose chez lui ne semble pas avoir vraiment changé, c'est son attachement profond à la culture chinoise: il n'a cessé de militer pour préserver l'essence nationale (guocuij22. La Quintessence, que nous allons examiner de plus près, tout comme la plupart de ses écrits, marque un tel souci.

 

Qian Xuantong, « Zongmu » (Notices sur la Table des matières générales), Liu Shenshu xiansheng yishu. vol. 1, p. 4.

21 Pour mieux connaître la vie de Liu Shi pei, cf. Liu Shenshu xiansheng yishu, vol. 1 ; Howard L. Boormans, Richard C. Howard (éds.), Biographical Dictionary of Republican China, vol. 2, New York/Londres, Columbia University Press, 1968, p. 411-413 ; Li Xin, Sun Sibai, Minguo renwu zhuan (Biographie des personnalités de la République de Chine), vol. l, Pékin, Zhonghua shuju, p. 382-386.

22 Sur Liu Shipei et le courant de l'essence nationale, cf. Bernai, Martin, « Liu Shih-p' ei and National Essence», in Charlotte Furth (éd.), The Limits of Change, Cambridge, Harvard University Press, 1976, p. 90-112.

 

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Le contexte historique dans lequel fut publié l'ouvrage de Liu Shipei

 

Cet ouvrage fut achevé fin 1903, à l'époque où Liu Shipei, séjournant à Shanghai en tant que rédacteur principal de plusieurs périodiques révolu­tionnaires, Zhonguo baihua bao (Journal chinois en langue parlée, 1903), Jingzhong ribao (Journal du tocsin, 1904), Guocuixuebao (Journal d'étude de l'essence nationale, 1905), apparaissait comme un révolutionnaire anti­mandchou très radical. Ainsi se nomme-t-il « jiliepai diyi ren » (le numéro un des radicaux)23. Pour témoigner de son enthousiasme révolutionnaire, il changea même son nom en « Guanghan » (restaurer les Han)24. En effet, son séjour à Shanghai fut pour lui l'occasion de rencontrer les jeunes révolutionnaires, de militer auprès d'eux, et de s'enrichir intellectuellement par la lecture des écrits des novateurs, plus répandus à Shanghai qu'ailleurs, notamment Kang Youwei, Yan Fu, Tan Sitong, Liang Qichao, Zhang Taiyan, etc. Dans son ouvrage que nous allons étudier, on constate non seulement que Liu Shipei était imprégné de leurs idées, mais aussi qu'il était informé de divers courants de la pensée occidentale: démocratique, anarchiste, socialiste, etc.25 À cette époque, il semble que la pensée politique de J.-J. Rousseau ait suscité le plus vif intérêt chez les jeunes révolutionnaires. Ainsi, dès son retour du Japon, Zou Rong (1885-1905) se joignit lui aussi à l'École patriotique (presque en même temps que Liu Shipei) et publia en mars 1903 son pamphlet intitulé Geming jun (Armée révolutionnaire), qui connut le plus grand retentissement26. Dans son livre, le jeune révolu­

 

23 Liu Shipei, « Lun jilie de haochu » (De l'avantage d'être radical), in XHSL,

t. 2, p. 887-890. 24 Concemant ce prénom de Liu, voir plus haut note 20. 25 Il est pourtant difficile d'évaluer à quel point Liu était informé des courants de

la pensée occidentale. Comme la plupart des écrivains à cette époque, Liu indiquait rarement ses sources, il se contentait de se référer à des idées occidentales pour étayer sa propre pensée.

26 Cf. Chen Xulu, Jindai shi sibian lu (Recueil d'essais sur la pensée moderne

              chinoise), Canton, Renmin chubanshe, 1984, p. 319.

 

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tionnaire de dix-neuf ans se félicita que ses compatriotes aient pu lire la traduction du Contrat social:

 

Les principes profonds de la philosophie de Rousseau sont, dit-il, un remède efficace permettant la résurrection (oo.J C'est d'elleS' que sont nées les civilisations française et américaine. Aujourd'hui, notre patrie est gravement malade et même morte [...J. Si l'on veut qu'elle se rétablisse, il faut déployer l'étendard de Rousseau sur la terre de Chine.27

 

À la différence de Zou Rong qui utilisa la pensée occidentale pour dénoncer le gouvernement mandchou et pour élaborer le programme du futur régime républicain de la Chine, Liu Shipei s'en sert pour régénérer le « savoir national» en le réadaptant à une fin révolutionnaire. En effet, le souci de Liu semble être double à ce moment: d'un côté, il défend le système républicain démocratique contre le régime monarchique, de l'autre, il s'efforce de trouver des recettes de salut national dans la culture chinoise, remise en cause à l'époque. C'est sans doute dans cette intention qu'il publia successivement en 1903 la Quintessence et le Rang shu (De l'expulsion). Quelques mois après la parution de l'Armée révolutionnaire de Zou Rong, interdit par le gouvernement mandchou, ces deux ouvrages connurent l'un et l'autre un grand succès, comme Qian Xuantong (1887-1939), un témoin contemporain, le dit:

 

Au Mingyi daifang lu (Plan pour le prince) de Huang (Zongxi) succéda.le Zhongguo minyue jingyi de Liu Guanghan ; et au Huang shu (Livre jaune) de Wang (Fuzhi) succéda son Rang shu.28

 

En les comparant à ceux des philosophes éminents de la fin des Ming et du début des Qing, Qian Xuantong dénote là sa haute appréciation des ouvrages de Liu à la fois du point de vue de leur contenu et de leur influence à l'époque. Le Mingyi daifang lu (1662) de Huang Zongxi (1610-1695)

 

27 Zou Rong, Geming jun (L'Armée révolutionnaire), in XHSL, 2, p. 635. Sur les idées de Zou Rong, cf. également John Lust (introduction et traduction de), Tsou Rong, The Revolutionary Army. A Chinese Nationalist Tract of 1903, La Haye/Paris, 1968.

28 Qian Xuantong, « Xu » (Préface), in Liu Shenshu xiansheng yishu. vol. 1. p. 3.

 

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condamnant le despotisme et le Huang shu (1656) de Wang Fuzhi (1619­1692) préconisant le nationalisme en insistant sur la distinction entre « huaxia » (les Chinois) et « yidi » (les barbares) avaient déjà connu un grand succès chez les jeunes rénovateurs dans les années 1890, comme Zhang Binglin l'a évoqué29 :

 

Kang (Youwei) et ses disciples tiraient pour la plupart leurs arguments du Mingyi daifang lu, alors que moi, je m'appuyais sur le Huang shu de Chuan shan (Wang Fuzhi) pour m'opposer à eux. Car je pensais que si l'on n'éliminait pas les Mandchous, cela n'aurait aucun sens de changer le système politique et de réformer les institutions.30

 

Il est intéressant de constater que les lettrés de la fin du XIx" siècle, représentant des tendances politiques différentes, accordaient leur préférence à l'un ou l'autre de ces deux penseurs, voyant chez l'un le symbole de l'antiabsolutisme, chez l'autre celui du nationalisme. Ils étaient pourtant proches l'un de l'autre par bien des points. Tous deux avaient participé à la lutte contre les envahisseurs mandchous, puis avaient décidé, comme tant d'autres à cette époque, de chercher dans une retraite studieuse ce qui était sans doute tout à la fois une évasion et une nouvelle forme d'action: critique de la philosophie intuitionniste et subjectiviste de la fin des Ming, conceptions libérales et antiabsolutistes, intérêt pour l'histoire de la résistance aux Mandchous leur sont communs3I.

 

29 En 1897, à l'invitation de Liang Qichao, Zhang Binglin devint un des rédacteurs principaux du Shiwu bao (Joumal des Affaires contemporaines), créé à Shanghai par Liang en 1896, mais Zhang, qui allait devenir un des dirigeants du groupe révolutionnaire au début du xx" siècle, s'est aperçu dès cette époque que son point de vue politique était très différent de celui du groupe réformiste représenté par Kang Youwei et Liang Qichao.

30 Cité de Zhang Binglin, Ziding nianpu (Autobiographie), par Chen Xulu, op.

              cit., p. 315.

31 Il convient de noter que Wang Fuzhi (Wang Chuanshan), de neuf ans plus jeune que Huang Zongxi, est peu connu de son vivant - ses reuvres complètes ne seront éditées pour la première fois que dans le courant de la première moitié du XIx" siècle et les planches seront détruites pendant la guerre des Taiping (1851-1864). Par rapport à Huang Zongxi, sa réflexion historique est poussée plus loin: toute une philosophie implicite (naturaliste et« matérialiste », dirait­

 

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À la différence de Zhang Binglin, Liu Shi pei s'inspire aussi bien de Wang Fuzhi que de Huang Zongxi dans son combat à la fois antimandchou et antiabsolutiste. Ainsi, dans son Rang shu, il reprend la distinction entre « hua» et« yi» (les Chinois et les barbares). C'est dans le sens de « rang yi », c'est-à-dire expulser les étrangers, qu'il utilise le terme« rang» pour intituler son ouvrage32. Afin de mettre en cause la légitimité de la dynastie des Qing, Liu utilise dans son pamphlet le nom de l'empereur Huang pour la désignation des années. Selon Liu, « l'empereur Huang est l'empereur des Han, utiliser son nom pour la désignation des années pourrait encourager l'esprit des Han, telle était l'intention des Annales des Printemps et Automnes, Chunqiu »33. À la différence de Kang Youwei et de Liang Qichao qui voulaient adopter un calendrier datant de l'année de naissance de Confucius afin d'élever l'enseignement de ce dernier au rang de la religion nationale (baojiao), Liu préconise le calendrier de l'empereur Huang dans l'intention de « protéger l'ethnie des Han >) (baozhongj34.

Si dans son Rang shu Liu Shipei défend le nationalisme en ayant recours notamment au Commentaire de Gongyang sur les Annales des Printemps

 

on) se dégage de ses conceptions sur l'évolution historique. Dans son Livre jaune (Huang shu), Wang Fuzhi développe l'idée qu'il n'est guère de sociétés humaines qui soient plus dissemblables dans leur genre de vie et leurs traditions que celles des Han et des hommes de la steppe. Voilà qui condamne l'invasion mandchoue et justifie la résistance au nouveau pouvoir. Wang Fuzhi, dont les écrits seront lus avec passion par les hommes de la fin des Qing et du début de la « République» (y compris Mao Zedong), apparaît comme le premier théoricien d'un « nationalisme» chinois fondé sur la communauté de culture et de genre de vie. Selon Wang, l'État n'a point de fonction plus importante que celle de préserver un type de civilisation et de défendre ses sujets contre les attaques des étrangers. Nous devons ces informations à Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1972, p. 435-436. Cf. également le Huang shu (Livre jaune) de Wang Fuzhi, Taipei, Shijie shuju, 1959.

32 Cf. Liu Shi pei, « Préface» du Rang shu, in Liu Shenshu xiansheng yishu, vol.

18, p. 1. 33 Liu Shipei, Rang shu, p. 10.

                                                         34 Cf. Wuwei (Liu Shipei),« Huangdijinian lun » (Du calendrier de l'Empereur

             Huang), Guomin ri ribao huibian (Recueil du Journal quotidien de la nation),

             1903 in XHSL, t. 2, p. 721-722.

 

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et Automnes ainsi qu'au Livre jaune de Wang Fuzhj35, il s'inspire essentiellement dans la Quintessence de la traduction du Contrat social de J.-J. Rousseau faite par Yang Tingdong pour montrer que la notion de contrat social ainsi que les idées démocratiques révolutionnaires qu'on trouve chez le Citoyen de Genève ne sont pas étrangères à la pensée chinoise: c'est qu'il veut justifier le « savoir national» tout en s'opposant aux « conservateurs obstinés» qui condamnent le Contrat social « comme une hérésie », parce que, selon eux, «les sages antiques chinois n'ont jamais prôné de tels principes »36.

 

Analyse du concept de contrat social chinois dans la Quintessence

 

La Quintessence contient trois parties: la pensée chinoise de l'Antiquité (shanggu), du Moyen Âge (zhonggu) et des temps modernes (jinshi). L'auteur y réunit plus de cent quatre-vingts passages extraits de soixante­deux ouvrages: commençant par le Yijing (Livre des mutations) - un des Classiques canoniques -, l'ouvrage s'achève sur un extrait des idées modernes, celles de Gong Zizhen (1792-1841), Wei Yuan (1794-1857), etc. Les penseurs les plus longuement cités sont Mengzi (Mencius), Xu Xing, Mozi, Wang Fuzhi, Huang Zongxi. Après chaque citation des ouvrages chinois, l'auteur commente le texte en se reportant à la traduction du Contrat social faite par Yang Tingdong.

Il nous semble que les idées rousseauistes lui servent de critères pour justifier les textes chinois. Liu approuve les idées chinoises lorsque celles­ci sont, à ses yeux, proches de celles de J.-J. Rousseau, et il proteste contre celles qui ne le sont pas. Dans la plupart des cas, Liu s'efforce de montrer la similitude entre les premières et les secondes. Mais en quoi consiste cette analogie? C'est ce que nous allons analyser au travers des exemples suivants.

 

35 Cf. Liu Shipei, Rang shu, p. 3-4.

36 «Préface» du Zhongguo minyue jingyi, p. 1.

 

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La similitude des concepts rousseauistes et chinois

 

En effet, Liu essaie de rapprocher la pensée chinoise de la doctrine rousseauiste sur deux points essentiels:

 

A. La notion de contrat social

 

Pour Liu, cette notion rousseauiste a aussi existé en Chine. C'est ainsi qu'il cite le Yijing, considéré comme le premier livre depuis la création des caractères chinois, pour prouver qu'il existe des antécédents chinois à la théorie du Contrat social:

 

Le haut et le bas se croisent et les aspirations sont communes. (Shang xiajiao qi zhi tong ye. Hexagramme« Tai », essor)3?

 

Liu interprète ici le haut (shang) comme prince (jun) et le bas (xia) comme peuple (min). Selon Liu, « l'idée principale du Livre des Mutations est de montrer que prince et peuple forment un corps unifié (junmin yiti), il s'agissait donc là d'une situation conforme à l'esprit du contrat social »38. Ce n'était pas, affirme-t-il,« un état avant l'établissement du contrat »39. Il insiste sur le sens du mot « yi » (mutation) : le changement de la place des traits Yin et des traits Yang composant les hexagrammes implique « la mutation de place du prince (junwei) par rapport à celle des sujets (chenwei) ». Liu s'oppose ainsi aux « lettrés médiocres» (louru) qui « tirent du Livre des Mutations des arguments pour soutenir l'idée que supériorité du prince et infériorité des sujets viennent de la nature, ce qui conduit à voir dans ce livre la justification de l'absolutisme ». [00'] C'est qu'ils ignorent la véritable intention des sages qui ont écrit le Livre des mutations »40.

 

37 Le Tai est le Il e hexagramme dans le Livre des Mutations, il signifie prospérité,

développement harmonieux, moment où les contraires communiquent.

38 Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi, p. 2.

39 Ibid.

40 Ibid, p. 3.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

« Lorsque le haut et le bas communiquent, dit Liu, le peuple approuvera le gouvernement, comme il est dit dans le Contrat social: c'est la multitude qui décide de l'avis du Souverain» (1 : 7~2)41. Mais si le souverain transgresse le principe du Contrat social, dit encore Liu, il sera nécessaire de changer le pouvoir par une révolution, renvoyant alors au Livre des Mutations:

 

Les révoltes de Tang (fondateur de la dynastie des Shang) et Wu (le roi des Zhou) se conformaient aux décrets du Ciel et répondaient à la volonté des gens» (Tang Wu geming shunhu tian er yinghu ren, Hexagramme «Ge», rupture).

 

Il affirme, de plus, que ce texte a le même sens que ce qui est dit dans le Contrat social: « Si le souverain empêche le peuple d'exercer ses droits, il faut que tous s'unissent pour l'éliminer» (1 : 6~2)42. Dans sa note, Liu indique que la source de sa citation n'est autre qu'un passage de la traduction de Yang Tingdong. Pour savoir précisément si cette traduction est fidèle au texte original de Rousseau, il suffit de les comparer. Voici, retraduit en français, le passage de la traduction de Yang Tingdong que Liu a cité:

 

Chacun des membres du peuple doit assumer une double responsabilité: l'une envers les décisions prises par tout le corps social, l'autre envers-Ia volonté du Souverain. Tout ce qui a été décidé après délibération de tout le corps social ne peut être rejeté par l'un ou l'autre arbitrairement au nom d'une opinion personnelle. Il est certain que le Souverain doit aussi assumer ses responsabilités et il est impossible de changer cela. En effet, c'est la multitude qui décide de l'avis du Souverain. Celui-ci est également un des membres du corps social. Si quelqu'un le conteste arbitrairement, il s'opposera par là à sa propre intention initiale en vue de fonder la société, n'est-ce pas absurde? (1 : 7~2)

 

Et voici le texte original de Rousseau:

 

41 Ibid.« 1 : 7~2» signifie: Livre l, chapitre 7, paragraphe 2, du Contrat social de J.-J. Rousseau traduit par Yang Tingdong, dans le Yishu huibian, n° 1 et n° 2 (1900-1901).

42 Ibid.

 

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Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même, et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s'impose une loi qu'il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport il est alors dans le cas d'un particulier contractant avec soi-même: par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social.43

 

Nous constatons que la traduction de Yang est assez confuse: d'un côté, « c'est la multitude qui décide de ['avis du Souverain », de l'autre, le souverain « est également un des membres du corps social. Si quelqu'un le conteste arbitrairement, il s'opposera par là à sa propre intention initiale en vue de fonder la société ». En effet, Yang Tingdong s'est mépris sur le sens du mot « souverain» en l'interprétant comme prince par rapport au peuple, alors que chez Rousseau il désigne le peuple en tant que corps politique. Aussi, dans sa traduction, le peuple constitue-t-il une des deux parties du corps social et le prince une autre. Autrement dit, chez Rousseau, les deux parties contractantes sont les mêmes hommes: d'un côté, le souverain en tant que corps politique et, de l'autre, les particuliers en tant que sujets de l'État, alors que dans la traduction de Yang Tingdong, le contrat social est établi d'un côté par le prince et de l'autre par le peuple. Ce faisant, sa traduction ne rend que partiellement les idées de l'auteur, non sans obscurité et contresens: lorsque Rousseau parle en terme de peuple, la traduction de Yang suit à peu près l'idée de l'auteur, mais lorsqu'il emploie le terme souverain, la traduction de Yang dévie complètement du propos de l'auteur en revenant sur la notion traditionnelle chinoise de prince-sujet. Quant à la deuxième phrase du Contrat du peuple que Liu Shipei a citée pour justifier la cause révolutionnaire: « Si le souverain empêche le peuple

 

43 Il convient de noter que J.-J. Rousseau a précédemment clairement défini avec clarté ces « deux différents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé» : « [00'] chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport: savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l'État envers le souverain » (1 : 7 ~ 1). Voir J. -J. Rousseau, (Euvres complètes (III), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 362.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

d'exercer ces droits, il faut que tous s'unissent pour l'éliminer », ce n'est pas la phrase de Rousseau, mais un ajout de Yang Tingdong, même si cet ajout ne contredit pas la pensée de l'auteur.

On comprend dès lors pourquoi Liu Shipei a pu trouver dans la traduction de Yang Tingdong des idées analogues à la pensée chinoise et pourquoi il dévie lui aussi du raisonnement de Rousseau en interprétant le pacte social comme un contrat conclu entre le prince (le haut) et le peuple (le bas).

Cependant, souvent, pour justifier ses propres fins politiques, Liu Shipei n'hésite pas à forcer à son tour le sens des textes. Nous avons déjà pu le constater lorsqu'il rapprochait la phrase du Livre des Mutations -« le haut et le bas communiquent» - de celle du Contrat social - « c'est la multitude qui décide de l'avis du Souverain ». Cette similitude ne paraît pas évidente. La phrase du Livre des Mutations: «Le haut et le bas se croisent et les aspirations sont communes» explicite en fait un cas de figure de l'Hexagramme « Tai» (essor). Les trois traits Yang sont en dessous et les trois traits Yin au-dessus. Il s'agit, selon Wang Fuzhi, d'un échange de position des énergies du Ciel et de la Terre: « Celle du Ciel tend à monter (donc à partir du bas), tandis que celle de la Terre tend à descendre (donc à partir du haut). Il y a passage à partir de l'un et l'autre pôle et de ce croisement naît l'esspr. »44 « Le haut et le bas» représentent en fait une généralité de ce qui constitue la réalité. « Qu'il s'agisse de la nature ou de la société, la logique de leur fonctionnement est semblable, elle se fonde sur leur capacité d'échange et de communication à l'intérieur d'elles­mêmes: le réel n'existe qu'en tant que flux. »45

Même si nous suivions l'interprétation de Liu, la phrase du Livre des Mutations implique seulement que le souverain (le haut) et le peuple (le bas) doivent communiquer, mais elle n'implique pas, comme l'a prétendu Liu, que « c'est la multitude qui décide de l'avis du Souverain », encore moins qu'il s'agit d'une situation issue du contrat social.

L'intention de Liu nous paraît claire: en rapprochant le texte canonique chinois du Contrat social, il tend à justifier l'idée révolutionnaire du pouvoir

 

44 Cf. Le commentaire de François Jullien dans Figures de l'immanence pour une lecture phitosophique du Yiking, Paris, Bernard Grasset, 1993, p. 90.

45 Ibid.

 

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du peuple non seulement par la pensée moderne occidentale, mais de plus par la pensée classique chinoise. On verra que, par la suite, Liu cite de multiples passages des Classiques pour montrer que la souveraineté du peuple n'était pas non plus une notion inconnue en Chine.

 

B. L'idée de la souveraineté du peuple

 

Selon Liu, cette idée existe depuis toujours dans la pensée chinoise. Pour le montrer, il cite de nombreux textes des Classiques canoniques (jing), historiques (shi), ainsi que des penseurs de l'Antiquité jusqu'aux temps moderne (zi). De ces penseurs, Mencius (372-289) et Huang Zongxi (1610­1695) nous paraissent les plus représentatifs.

Mencius a développé, dit Liu, de façon très précise le rapport entre prince, gouvernement et peuple. Lorsque Xuan, prince de Qi, questionna Mencius sur la façon de découvrir si un homme a ou non du talent, afin de lui confier un emploi ou de l'écarter de son poste, et sur les actes qui pourraient justifier une condamnation à mort, Mencius lui répondit:

 

Que la probité et l'habileté d'un homme soient attestées par tous ceux qui vous entourent, ce n'est pas suffisant. Qu'elles soient attestées par tous les hauts fonctionnaires, ce n'est pas suffisant. Si elles sont attestées par tout le peuple, faites une enquête; et si vous reconnaissez que cet homme est vertueux et capable, donnez-lui un emploi. Quand l'incapacité d'un homme est attestée par tous ceux qui vous entourent, ne les écoutez pas (ne les croyez pas). Quand elle est attestée par tous les hauts fonctionnaires, ne les écoutez pas. Quand elle est attestée par tout le peuple, examinez sérieusement; et si vous reconnaissez que cet homme est incapable, écartez­le des charges.

Si tous ceux qui vous entourent disent que tel homme a mérité la mort, ne les écoutez pas. Si tous les hauts fonctionnaires le disent, ne les écoutez pas. Si tous les habitants du royaume le disent, faites une enquête, et si vous reconnaissez que cet homme a mérité la mort, faites-le mourir. Alors, on dira que c'est le peuple (et non le prince) qui l'a condamné à mort. Si vous agissez ainsi, vous mériterez le titre de père du peuple.46

 

46 Cité par Liu Shi pei, in Zhongguo minyue jingyi, p. 20.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

Selon Liu Shipei, quand Mencius propose au prince d'écouter l'avis du peuple pour charger quelqu'un du service d'État ou pour le démettre, il ne fait rien d'autre qu'accorder au peuple le droit d'élire les membres du gouvernement. C'est dans la même idée que Rousseau affirme que les gouvernants sont, tous, les représentants du peuple et que le peuple a le droit de les destituer s'il le veut47.

Si c'est au peuple d'élire les hommes d'État et de déterminer une condamnation à mort, dit Liu, c'est que le pouvoir de distinguer le bon du mauvais appartient au peuple, dans ces conditions, le pouvoir du prince pourra être restreint.

Certes, Mencius accorde une importance plus grande à l'avis du peuple qu'à ceux de l'entourage du prince et des ministres. Mais il nous semble abusif de dire, comme l'affirme Liu, que Mencius accorde par là au peuple le droit d'élire ses représentants dans le gouvernement et remet le pouvoir de décision au peuple. D'abord on ne voit pas les termes de droit ni d'élection chez Mencius, qui n'a pas traité ces problèmes du point de vue juridique, mais du point de vue moral.

Ensuite, dans chaque « proposition» de Mencius, on trouve une formule de réserve: « Si elles sont attestées par tout le peuple,jaites une enquête; et si vous reconnaissez que [...] ». Cela signifie bien que l'avis du peuple doit être écouté, mais qu'il ne suffit pas pour prendre une décision, il faut encore que le prince « fasse une enquête» de lui-même avant de prendre la décision. Il est donc clair que, chez Mencius, il appartient au prince (non pas au peuple) de trancher en dernier ressort. Mais malgré cette interprétation inexacte, le commentaire de Liu montre pourtant qu'il a appréhendé certaines idées « rousseauistes » lorsqu'il souligne qu'il appartient au peuple d'élire les hommes d'État et de prendre les décisions.

En effet, c'est l'ouvrage de Huang Zongxi Mingyi daifang lu que Liu cite le plus longuement pour montrer que l'idée de la « souveraineté du peuple » a été développée encore plus amplement chez le penseur moderne. Il nous faut donc examiner brièvement ce que comporte cet ouvrage.

 

47 Cf. ibid. Notons que l'idée rousseauiste selon laquelle les membres du gouvemement ne sont que les représentants du peuple est rendue chez Yang sans trop de difficultés.

 

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Huang Zongxi a voulu montrer quelles étaient les origines du prince (yuanjun), des ministres et des fonctionnaires (yuanchen), ainsi que des lois (yuanfa). La citation de Liu renferme notamment le contenu de ces trois chapitres que nous pouvons résumer de la manière suivante: selon Huang, à l'origine, c'était pour développer l'intérêt général (gong Ii) et éliminer le mal qui nuisait à tous (gong hai) qu'il y eut un prince ; comme le monde d'ici-bas était tellement grand qu'il était impossible à une seule personne de le gouverner, il fut nécessaire de répartir les charges publiques, c'est pourquoi furent nommés des ministres et des fonctionnaires de l'État. Le prince, les ministres, ainsi que les fonctionnaires, étaient donc établis pour se mettre au service des milliers d'habitants du pays et non d'une seule famille (wei wanmin fei wei yixing).

 

Dans l'Antiquité, dit Huang, le peuple était considéré comme primordial, le prince subsidiaire, la fonction du prince n'était rien d'autre que de servir le peuple. Tandis que, de nos jours, le prince est considéré comme primordial, le peuple comme subsidiaire, c'est à cause du prince que le peuple ne peut jouir nulle part de la paix.48

 

Huang fait l'éloge des lois des « Trois dynasties antiques» (Xia, Shang, Zhou) que les souverains sages avaient établies pour promouvoir l'agriculture, l'éducation, ainsi que de bonnes mreurs dans l'intérêt du peuple. Pour Huang, ce sont là de véritables lois, parce qu'elles sont générales (gong). Mais à partir de la dynastie des Qin (221 av. J.-c.), les empereurs, soucieux de leur propre intérêt, ont établi des lois dans l'intérêt d'une seule famille49. Ce ne sont pas de véritables lois, parce qu'elles sont particulières (si). Ainsi nous dit Huang:« À l'époque des Trois dynasties, il y avait des lois, après les Trois dynasties, il n'yen a plus. »50

Il est vrai que Huang Zongxi a développé plus profondément l'idée traditionnelle de la «primauté du peuple» (minben sixiang) en soulevant le problème de l'origine du prince, des ministres, ainsi que des lois. Contrairement à la conception féodale orthodoxe selon laquelle « le prince

 

48 Cité par Liu Shipei, dans Zhongguo minyue jingyi (L.III) p. 7. 49 Ibid, p. 8.

50 Ibid.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

est celui qui donne les ordres, les ministres sont ceux qui les mettent en application en les communiquant au peuple, ce dernier pourvoit aux besoins de ses supérieurs en produisant des céréales, du chanvre et de la soie, en fabriquant des ustensiles et des instruments et en échangeant des marchandises et des biens »51, Huang montre que le prince, les ministres et les lois, tous à l'origine avaient pour fin l'intérêt du peuple. Ce n'est qu'à partir de l'époque des Qin que cette initiative a été détournée. C'est ainsi que Huang a mis en cause les gouvernements absolutistes depuis la dynastie des Qin. Cette critique générale des institutions absolutistes s'avérait certainement dangereuse pour le gouvernement des Qing, si bien que cet ouvrage fut interdit à l'époque de Qianlong (1736-1795) et qu'il faudra attendre jusqu'aux années 1890 pour le voir à nouveau circuler, mais en cachette, chez les réformistes: le Minyi daifang lu de Huang Zongxi devint alors « le plus fort stimulant chez les jeunes »52.

Liu considère la pensée de Huang comme l' équi valent de la doctrine de Rousseau. Il souligne que chez Huang, tout comme chez Rousseau, le peuple est vu comme primordial (zhu), tandis que le prince reste subsidiaire (ke), et qu'il n'est qu'un serviteur du peuple53. Liu n'est pas le premier à souligner cette analogie entre Huang Zongxi et Rousseau. On l'a trouvée déjà chez Liang Qichao en 1902 :

 

Si l'on demande qui a formé l'Europe du XIx" siècle, on répondra sûrement: Rousseau, même ceux qui le détestent ne peuvent le nier. Or, en Chine, il y avait aussi un Rousseau, il s'appelait Huang Zongxi,54

 

51 Han Yu (768-824), Yuandao (L'origine de la voie), cité par Yan Fu, voir Yan Fu ji (Recueil des écrits de Yan Fu), t. 1, Pékin, Zhonghua shuju, 1986, p. 33.

52 L'expression de Liang Qichao citée dans Zhongguo lidai zhexue wenxuan, Qingdai jindai bian (Textes choisis de la philosophie chinoise de toutes les époques: recueil de l'époque moderne de la dynastie des Qing), Pékin, Renmin

              chubanshe, 1961,p. 22.

53 Cf. Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi (L.III), p. 9.

54 VoirYou huan yu shengsheng (l'auteur« anonyme» signe d'un nom de plume),

«Huang Lizhou », dans le Xinmin congbao (Journal du nouveau peuple), 14, le 18/08/1902, p. 53-55.

 

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Cette comparaison entre Rousseau et Huang est encore reprise par d'autres commentateurs de Rousseau, tel que Je jeune révolutionnaire Chen Tianhua55.

La similitude entre Huang Zongxi et Rousseau n'est donc pas une découverte de Liu Shipei, mais ce dernier la montre de façon plus précise en comparant les textes de ces deux penseurs, ce que ses prédécesseurs n'ont pas fait. Cependant, si l'on analyse de plus près l'analogie que Liu Shipei repère entre Huang Zongxi et Rousseau - considérer le peuple comme primordial, le prince comme subsidiaire -, on peut dire que cette phrase ne peut résumer qu'une apparence commune de ces deux pensées. Elle cache en fait une différence fondamentale entre elles.

En effet, Rousseau aborde le problème politique dans un autre esprit que Huang Zongxi. La théorie du Citoyen de Genève repose sur le principe des droits naturels de l'homme: l'homme est né libre. Tous les hommes jouissent d'une égale liberté: il s'agit, pour Rousseau, de trouver une forme de société qui protège ses membres sans les assujettir à personne et qui en leur donnant leur seule volonté pour règle les laisse aussi libres que dans l'état d'indépendance naturelle. C'est donc dans l'esprit de la sauvegarde de la liberté de l'homme que Rousseau affirme qu'il appartient au peuple de faire les lois. C'est en ce sens que le peuple est souverain et que son système politique va à l'encontre du système despotique, tandis que le point de vue de Huang Zongxi est profondément marqué par une vision morale extrême-orientale: le détachement de tout intérêt personnel (dagong wusi), le souci du maintien de la liberté individuelle au sein de la société lui sont totalement étrangers.

 

55 Dans son célèbre roman intitulé « Shizi hou» (Le rugissement du lion, paru dans le Minbao (Joumal du peuple), 7, 5/9/1906, p. 87-90), Chen Tianhua indique qu'en Chine il y avait également un Rousseau: il se nommait Huang Zongxi, né en 1610, soit cent ans plus tôt que Rousseau. Mais ce qui sépare la France de la Chine, c'est qu'à la suite du Contrat social de Rousseau, se produisit la Révolution française et que l'ouvrage de Huang Zongxi n'a pas connu une telle influence; c'est aussi que le citoyen de Genève fut suivi par des milliers de partisans, alors que le « Rousseau chinois» fut seul.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

Malgré la profondeur de sa critique à l'égard des gouvernements postérieurs à la dynastie des Zhou, Huang n'a pas dit comment on pouvait changer cet état de chose. Ce qu'il attend n'est rien d'autre qu'un prince, ainsi que des ministres, dignes respectivement de leurs noms: désintéressés, ils ont pour fonction le service de tous.

Certes, son point de vue apparaissait à l'époque audacieux et original lorsqu'il disait que le peuple devait être considéré comme primordial, le prince comme subsidiaire; par là même, Huang avait déjà porté atteinte, avant les réformistes des années 1890, à l'un des « Trois principes fondamentaux» , celui de la « subordination des sujets au Prince ». Mais chez lui, le peuple n'est primordial que comme objet de considération et non pas comme maître de décision, autrement dit, il faut que le peuple soit considéré comme primordial dans l'État. Cependant cette considération du peuple n'a qu'une valeur morale, et non effective, si le pouvoir de décision des affaires d'État ne lui revient pas. Contrairement au système politique de Rousseau selon lequel « la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui »56, chez Huang, il appartient toujours au prince et aux ministres de gouverner et d'établir de bonnes lois. C'est en cela, nous paraît-il, que réside la différence essentielle entre le propos du Citoyen de Genève et celui du « Rousseau de la Chine ».

Jusqu'ici, nous avons constaté de quelle manière l'auteur de la Quintes­sence avait essayé d'opérer des analogies entre la pensée de Rousseau et celle des penseurs chinois, mais il lui est arrivé aussi d'examiner leur divergence. La comparaison entre l'idée rousseauiste et le point de vue de Xu Xing est à cet égard un exemple saillant.

 

56 J.-J. Rousseau, (Euvres complètes (III), p. 395.

 

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Différence entre la notion d'égalité chez Rousseau et chez Xu Xing

 

Liu cite un passage de Xu Xing, un contemporain de Mencius (372-289 av. J.-C), évoqué précédemment57 :

 

Un prince sage ne doit manger qu'après avoir cultivé les champs avec le peuple; il doit non seulement gouvemer ses sujets, mais aussi préparer lui-même ses repas. Si le prince de Teng (un des Royaumes combattants) possède des greniers, des magasins, des trésors, c'est qu'il opprime le peuple pour se nourrir lui-même. Mérite-t-il d'être appelé sage ?58

 

Liu fait remarquer que le propos de Xu Xing a seulement une similitude apparente avec le principe de l'égalité de Rousseau, et qu'il s'y oppose en fait: il va à l'encontre de toute forme de division de travail; en outre, Xu propose par là l'abolition du Trésor d'État, cela revient à détruire le fondement de l'État, ce qui est loin d'être l'idée de Rousseau et est inadmissible pour Liu. Enfin, l'égalité que soutenait Xu n'a aucun point commun avec ce que défend Rousseau: chez ce dernier, la notion d'égalité ne signifie pas que tous les hommes sont également riches. Selon Liu, la pensée de Xu Xing est plutôt proche de celles de l'anarchiste Bakounine et du socialiste Proudhon: ils envisagent tous de fonder une société où les différences entre riches et pauvres et entre gouvernants et gouvernés sont abolies et où tous les hommes sont égaux politiquement et socialement. La seule différence qui les sépare, c'est que pour les penseurs anarchistes, il n'est pas question qu'une personne exerce les cent métiers pour éviter tout lien de dépendance. Et Liu de conclure, « après avoir appris le sens du Contrat social de Rousseau, on peut dire que le propos de Xu Xing est véritablement superficiel »59.

 

57 Nous n'avons que peu d'informations sur Xu Xing, il semble qu'il soit notamment cité dans le Mencius (Livre III, chapitre 1). Liu Shipei se référait

              également au Mencius, lorsqu'il l'évoquait.

58 Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi, p. 24. 59 lbid.

 

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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

La distinction que Liu a soulignée entre la notion d'égalité chez Rousseau et l'idée égalitaire chez Xu Xing semble pertinente. Mais il nous paraît encore plus intéressant de constater ici l'attitude de Liu Shipei à l'égard de la pensée de Xu Xing et du courant anarchiste. À cette époque, bien que Liu Shipei ait pris connaissance du courant anarchiste, il n'admet pas l'idée d'exclure toute forme de division du travail ni celle d'abolir État, gouvernement, ainsi que la différence entre riches et pauvres en faveur d'une société égalitaire. Il approuve plutôt la notion de la liberté selon Rousseau et la rapproche de la pensée de Mencius: « Le propos de Xu Xing va non seulement à l'encontre de la pensée de Mencius, mais aussi de la doctrine de Rousseau [...]. Chez Xu Xing, il s'agit d'une liberté sans borne, tandis que chez Mencius, il s'agit d'une liberté limitée. Le propos de Xu Xing n'est applicable qu'à l'époque sauvage et inapplicable de nos jours, où la société a accédé à la civilisation et au progrès. Son propos semble être juste, mais en réalité il ne l'est point. »60

Cependant, trois ans plus tard quand Liu Shipei se rend au Japon, bien qu'il adhère à la Ligue jurée, le groupe révolutionnaire républicain de Tokyo, il tient un propos totalement différent de ce qu'il a avancé dans cet ouvrage: il se convertit alors à l'anarchisme sous l'influence des anarchistes japonais que nous avons mentionnés précédemment. Il reprend les idées communistes primitives de Xu Xing. Cette fois, au lieu de considérer le propos de Xu comme inadaptable à l'époque moderne et superficiel, Liu souligne qu'il est « extrêmement profond» et l'interprète de nouvelle façon: « Que le prince ne doive manger qu'après avoir cultivé les champs avec le peuple revient à dire que tous les hommes doivent travailler. »61 Liu modifie également son attitude initialement favorable à Mencius: il souligne que Mencius, qui défendait la division du travail entre intellectuels et manuels, ainsi que la différence innée entre gouvernants et gouvernés, allait à

 

60 Il est intéressant de voir ici que Liu Shi pei commente les idées de Mencius et de son adversaire Xu Xing en termes rousseauistes : « liberté sans home », « liberté limitée », «époque sauvage », etc., sont des expressions qu'il a empruntées à la traduction de Yang Tingdong (cf. 1 : 8~ 1-2).

61 Shenshu (Liu Shipei), «Renlei junli shuo » (De l'égalisation des forces

              humaines), Tianyi bao, le 10 juillet 1907, in XHSL, vol. 4, p. 913.

 

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l'encontre du principe de l'égalité, « son propos, nous dit Liu, est donc encore moins valable que celui de Xu Xing »62. Pour Liu, Xu Xing fut le premier à élaborer en Chine des concepts anarcho-communistes, mais son propos était encore imparfait, parce qu'il valorisait uniquement le travail agricole et dévalorisait les autres corps de métiers. À sa différence, Liu esquisse une société idéale dans laquelle les hommes se regroupent en villages; afin de demeurer égaux, ils changent tous les ans d'activité, faisant alterner aussi bien les travaux manuels et intellectuels que les travaux agricoles et industriels63.

Si Liu oppose le propos de Mencius à celui de Xu Xing, il ne contredit pas pour autantJ.-J. Rousseau. Au contraire, il continue à s'appuyer sur les principes de la liberté et de l'égalité rousseauistes pour étayer sa nouvelle conviction politique: « Nos anarchistes, dit Liu, ont pour objectif final de faire régner le principe d'égalité dans l'espèce humaine tout entière. »64 Pour montrer que tous les hommes sont égaux à l'origine, il a recours au Citoyen de Genève:

 

Selon Rousseau, dit-il, les hommes primitifs étaient égaux et indépendants, c'est un principe immuable et prouvé par la science. Il s'ensuit donc que l'inégalité parmi les hommes n'est arrivée que postérieurement: elle ne relève pas de la nature humaine.65

 

Cependant, selon Rousseau, l'homme ne doit renoncer en aucun cas à sa liberté, et l'inégalité est condamnable seulement quand elle est contraire au droit naturel, alors que pour Liu Shipei, la liberté personnelle pourrait être sacrifiée si certains en abusent en portant atteinte à celle d'autrui et par là transgressent le principe de l'égalité. Aussi, dit Liu Shipei, « des trois droits fondamentaux de {'homme (renlei san da quan) : égalité,

 

62 Ibid.

63 Cf. ibid, p. 909.

64 Shen Shu (Liu Shipei), «Wuzhengfu zhuyi zhi pingdeng guan» (Du concept

de l'égalité anarchiste), 1ïanyi bao. n° 4, 25/7/1907, n° 5, 10/8/1907, et n° 7, 15/9/1907, in XHSL, vol. 4, p. 918.

65 Ibid, p. 919.

 

180


Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

indépendance et liberté, bien qu'ils soient tous conférés par le Ciel (tianfu), c'est l'égalité qui est la plus importante »66. Par là, on observe encore une différence fondamentale qui sépare le Citoyen de Genève de son admirateur d'Extrême-Orient: c'est que pour le premier la sauvegarde de la liberté individuelle est son souci primordial, tandis que pour le second la préoccupation majeure est la réalisation d'une société égalitaire.

 

Conclusion

 

Bien que Liu Shipei tâche d'établir la « quintessence du contrat social chinois» dans son ouvrage, ce à quoi il aboutit n'est plus un concept purement chinois: à l'expression elle-même ainsi qu'à son contenu sont attachées des idées nouvelles qui dépassent la limite de la notion traditionnelle de primauté du peuple. Désormais le peuple ne se borne pas à être considéré comme « fondement de l'État» (min wei bang ben), c'est à lui de prendre les décisions dans les affaires d'État et d'élire les hommes du gouvernement qui nc sont que ses représentants; le peuple a le droit de les révoquer. si ces derniers l'empêchent d'exercer ses droits.

En réalité, cet ouvrage a été conçu plus à des fins politiques que scientifiques, nous comprendrons donc plus aisément son caractère polémique. Liu Shipei chercha à établir des analogies entre la pensée occidentale et extrême-orientale, tout en montrant que la Chine ne se trahissait pas elle-même en se transformant en un État démocratique. Selon lui, l'idée démocratique s'était déjà trouvée dès l'origine dans la culture chinoise. Il différait ainsi des « conservateurs obstinés» qui prirent pour fondement le savoir chinois (zhongxue wei ti) et rejetèrent la pensée politique occidentale.

Ainsi que Zhang Binglin, autre lettré de formation classique, il s'attache profondément à la culture chinoise. Tous deux ont ressenti, comme beaucoup d'autres de leurs compatriotes, non seulement la gravité de la crise nationale, mais aussi celle de la crise culturelle qui l'accompagnait. À leurs yeux,

 

66 Ibid. p. 918.

 

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Wang Xiaoling

 

celle-ci était encore plus grave et plus profonde que celle-là. Aussi le problème de la sauvegarde du « savoir national» (guoxue) s'est-il posé comme condition primordiale pour le salut national. Néanmoins, pour eux, il n'est pas question de préserver le savoir national en se repliant sur soi, encore moins de l'abandonner pour adopter une « occidentalisation complète» ; au contraire, il faut faire renaître la culture nationale en « accommodant la pensée occidentale à celle de la Chine» (huitong zhongxi)67. En ce sens, la Quintessence du contrat social chinois de Liu Shipei a contribué à promouvoir le courant de l'essence nationale. C'est justement dans cet esprit que Liu Shipei et Deng Shi allaient créer à Shanghai en 1905 une revue intitulée Guocui xuebao (Journal d'études de l'essence nationale) qui devait marquer l'essor de ce courant68.

 

67 Zheng Shiqu, Wanqing guocui pai (L'école de l'essence nationale à la fin des

             Qing), Pékin, Beijing Shifan daxue chubanshe, 1993, p. 52.

68 Cf. ibid, p. 8.

 

182


Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

Caractères chinois

(dans l'ordre d'apparition dans le texte)


 

Liu Shipei (Liu Shih-p'ei), et autres surnoms: Guanghan, Shenshu ZhonggIIJMinyue

Minyue tongyi

Kang y ouwei

Nakae Tokusuke (Chômin)

Minyue yi jie (en japonais, Minyaku- Yaku-kai) Yang Tingdong

Harada Sen

Yishu huibian

Minyue lun

Zhongguo jindai qikan bianmu huilu ZhongguoMinyue jingyi

Sheyue lun

Shehui de qiyue

Xu Baiqi

Qiu Jinzhang

 

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Min 'yaku-ron-jùkugi Laozi

Liang Qichao Datong

Pohuai zhuyi Liang Qichao xuanji Lin Xie Huaxinghui

 

183


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ChuR qiu Gong yang zhuan Yizheng

Jiangsu

 

Jingxue

Chunqiu zuoshi zhuan

Zuo Qiuming Liu Wenqi Xiucai

Juren Jin shi

Zhang Singlin (Zhang Taiyan) Cai Yuanpei

Aiguo xueshe

Minbao

Tongmenghui

Kotôku Shusui

Kita Ikki Wada Saburo

He Zhen Tianyi bao

Zhang Ji

Shehui zhuyi jiangxi hui

 

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Xu Xing wuzhengfu zhuyi


Wang Xiaoling

 

184


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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois


 

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Qian Xuantong

 

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Tao Chengzhang Duanfang

Feng Ziyou

Liu Guanghan bianjie shimo Geming yishi

Liu Guanghan shilüe bushu Yuan Shikai

Chouan hui Li Xin

Sun Sibai

Minguo renwu zhuan

guocui Guocui xuebao

Jiliepai diyiren

Lun jiliepai de haochu Yan Fu

Tan Sitong Zou Rong Gemingjun

Chen Xulu

Jindai shi sibian lu

Rang shu

 

185


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Wang Xiaoling

 

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186

 


Liu Shipei et son concept de contrat social chinois


 

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Texte de Yang Tingdong (I:7~2):

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* Nous avons respecté la ponctuation du texte original. Voir le Yishu huibian (Recueil des traductions), N°2, p. 21.


 

187


Wang Xiaoling

 

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Minben sixiang Han Yu

Yuandao Yan Fuji

Qing

Qianlong

Zhongguo lidai zhexue wenxuan

Qingdai jindai bian zhu

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You huan yu shengsheng Xinmin congbao

Chen Tianhua Shizi hou

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Wuzhengfù zhuyi zhi pingdeng guan Minwei bangben

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188


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Liu Shipei et son concept de contrat social chinois

 

Résumé

 

WANG Xiaoling : Liu Shi pei et son concept de contrat social chinois

 

Liu Shipei (1884-1919), lettré de la fin des Qing et du début de la République chinoise, fut considéré comme un des penseurs éminents de son temps, en dépit du changement de sa position politique, de révolutionnaire républicain à réactionnaire. Cette étude vise, d'une part, à rappeler le contexte historique dans lequel fut publié l'ouvrage de Liu Shi pei, La quintessence du contrat social chinois (fin 1903), inspiré de la traduction du Contrat social de J.-J. Rousseau faite par Yang Tingdong, et, d'autre part, à serrer au plus près le texte pour mettre en lumière la manière dont Liu Shi pei s'efforça de rapprocher la pensée de J.-J. Rousseau de celle des penseurs chinois malgré leur différence fondamentale due aux deux systèmes que formait l'ensemble des conceptions sociopolitiques de l'Europe et de la Chine à cette époque. Comme beaucoup de ces compatriotes, Liu Shipei se soucia de sauvegarder le « savoir national ». Mais différent de ceux qui prirent pour fondement le savoir chinois et rejetèrent la pensée politique occidentale, Liu Shi pei chercha à faire renaître la culture nationale « en accommodant la pensée occidentale à celle de la Chine ». Il essaya d'établir des analogies entre la pensée occidentale et extrême-orientale, tout en montrant que la Chine ne se trahissait pas elle-même en se transformant en un État démocratique, car l'idée démocratique se trouvait dès l'origine dans la culture chinoise.

 

Abstract

 

WANG Xiaoling: Liu Shipei and his Concept of Social Contract for China

 

Liu Shipei (1884-1919), scholar of the end of the Qing and beginning of the Chinese Republic, has been considered as an eminent thinker of his time, despite the fact that he changed from revolutionary to reactionnary. From one side, this study is to recall the historical context in which Liu Shipei published The Essence ofChinese Social Contract (end of 1903's), inspired by the translation of Contrat social of J.-J. Rousseau from Yang Tingdong, and from another, to weil analyze Liu's texts in order to highlight the way in which he tried to bring together the thinkings of J.-J. Rousseau and those of Chinese thinkers, in des pite

 

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Wang Xiaoling

 

of the fondamental differences resulting from this two different systems that represented the social-political concepts in Europe and China at that time. Like man y of his compatriots, Liu was concerned by the safegard of "national inheritance" and differed from those who took the Chinese inheritance as a foundation for rejecting the Western political thinking. He wanted to revitalize the Chinese culture by "accommodating it with Western thinking." He tried to establish some similarities between both thinkings and to demonstrate that China will not betray herself in becoming a democratic country since democratic thinking existed from ever in the Chinese culture.

 

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