Liu Shipei et son concept de contrat
social chinois
Wang Xiaolingl
Le
mot chinois « minyue »
(littéralement: contrat du peuple) fut forgé pour traduire le concept de contrat
social, titre du célèbre
ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, dont la première traduction chinoise,
intitulée Minyue tongyi (Principe
général du Contrat du peuple), fut publiée au printemps de 1898 - peu de temps avant la
Réforme des Cent Jours (11 juin-16 septembre), dirigée par Kang Youwei (1858-1927). Cette traduction ne
contenant que le premier livre du Contrat social avait été faite par le Japonais Nakae
Tokusuke (Chômin) en chinois classique sous le titre de Minyue yijie (en japonais: Minyaku Yaku kai, Traduction et commentaire du Contrat du
peuple). Nakae Chômin (1847-1901) fut le traducteur le plus célèbre du Contrat
social au Japon pendant
l'ère Meiji2. La première traduction
Wang Xiaoling, Maître de conférences à l'Université Paris
7-Denis Diderot, UFR Asie Orientale, 2 place Jussieu, 75251 Paris Cedex 05,
remercie vivement Michèle Mourot, Alain Roux et Rémi Mathieu, qui ont pris la
peine de lire ce texte et de suggérer de précieuses modifications. Les
italiques qui apparaissent dans les citations sont de nous.
2 Sur le le contenu de
cette traduction ainsi que sur contexte dans lequel les premières traductions
japonaises du Contrat social de 1.-J. Rousseau furent publiées au Japon, cf.
Tanguy L'Aminot, « Jean-Jacques Rousseau chez les
Études chinoises, vol. XVII, n° 1-2,
printemps-automne 1998
Wang
Xiaoling
intégrale
du Contrat social de
Rousseau faite par un Chinois date de 1900 à 1902. Elle est due à Yang Tingdong
à partir de la version japonaise de Harada Sen, publiée en livraisons dans la
fameuse revue (mensuelle) Yishu huibian (Recueil de traductions) sous le titre de Minyue lun (Du Contrat du peuple)3. Le Zhongguo
minyue jingyi (La
quintessence du Contrat social chinois, désormais Quintessence) de Liu Shipei, que nous allons étudier,
est inspiré de la traduction du Contrat social par Yang Tingdong.
Le
mot « minyue »
provient donc des versions japonaises du Contrat social de Rousseau. Il faudra attendre les
années 1930 pour avoir une autre traduction chinoise, plus proche du titre
original: « Sheyue lun »
(Du Contrat social)4. Dès l'introduction de l'reuvre de Rousseau, Nakae semble
avoir choisi le mot « min» (peuple),
au lieu du terme « she» ou
« shehui » (société,
social) qui existait déjà, afin de rendre le titre de l'ouvrage plus
significatif et plus lisible pour le lecteur japonais. Cependant cette
traduction du mot français social par
le « peuple» suggère l'opposition traditionnelle avec le « prince» (jun) ; même le premier traducteur chinois Yang
Tingdong n'a pas vraiment appréhendé la notion de souveraineté du peuple de Rousseau. Contrairement au sens
traditionnel qu'on lui donnait et qui se référait à un monarque, chez Rousseau,
le mot « souverain» a un sens
Samouraïs:
Nakae Chômin », dans Études Jean-Jacques Rousseau, Reims, Éditions À
l'Écart, l, 1987, p. 37-69 ; Nakagawa Hisayasu, « Le clivage entre J.-J.
Rousseau et Nakae Chômin -
À propos de
la traduction en chinois classique du Contrat social faite par Chômin : Minyaku-
Yaku-kai »,
dans Études Jean-Jacques Rousseau, 2, 1988, p. 155-175, et son ouvrage, Des
lumières et du
comparatisme, un regard japonais sur le XVll~ siècle, Paris, PUF, 1992, p. 293-352.
3 Voir le Yishu huibian, 1, le 6/12/1900 ; 2, le
28/1/1901 ; 4, le 27/5/1901 et 9, le 15/12/1901 dans Zhongguo jindai qikan
bianmu huitu (Tables
des périodiques chinois modernes), Shanghai, 1965, tome 2, p. 41-42. Pour mieux
connaître l'introduction de ]a pensée politique de Rousseau en Chine, voir
Marianne Bastid, « L'influence de Jean-Jacques Rousseau sur]a pensée politique
en Chine avant]a Révolution de ]911 », Études Jean-Jacques Rousseau, 4, ] 990, p. 125140.
4 Ici, le mot « sheyue » est une abréviation de
« shehui de qiyue »
(le contrat social), voir: Sheyue lun (Du Contrat social), traduit par Xu Baiqi,
Qiu Jinzhang, Shanghai shangwu yinshu guan, 1935, p. 1.
156
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
particulier:
en nommant le peuple il
désigne une puissance législative constituée
par les divers individus égaux et libres qui ont choisi et décidé de faire société. Autrement dit, le
Souverain et le Peuple
sont, chez Rousseau, une
même personne: « Cette
personne publique prend en général le nom de corps politique, lequel est appelé par ses membres État
quand il est passif, souverain
quand il est actif... »5
Alors que chez Yang, le terme « souverain » est pris pour « prince »6, même si
le peuple est tenu
pour le fondement originaire de la société. Ce faisant, la théorie du Contrat
social rousseauiste est
dénaturée, on retrouve l'ombre du rapport traditionnel chinois prince-peuple.
À cet égard, il convient
de noter que la pensée de Rousseau avait déjà subi de graves altérations dans
la version japonaise faite par Harada Sen 7 à partir de laquelle Yang Tingdong
a établi sa traduction, et que ce dernier a encore amplifié des erreurs de
traduction en interprétant à sa guise la version japonaise: dans sa traduction
chinoise, on trouve même des citations des Entretiens de Confucius, des phrases de Mencius et
de Laozi8.
Dès lors, une question s'impose: comment Liu Shi pei va-t-il
définir le concept de «peuple» chinois à la lumière de la traduction de Yang
Tingdong, qui est déjà le fruit de 1'« adaptation» à la pensée chinoise?
Quelles seront les caractéristiques principales du contrat social chinois que Liu Shipei s'efforcera d'établir par
rapport au concept dit rousseauiste ?
5 Voir J.-J. Rousseau, (Euvres complètes, t. IV, Émile, Gallimard, 1969, p. 840.
6 Cette méprise de Yang provient du traducteur japonais Harada Sen (voir Minyaku
ron
fukugi, Traduction
complète du Contrat social, traduit par Harada Sen, 1883, p. 40-41). Sur les
concepts de contrat social et de souveraineté du peuple, voir plus loin notre
analyse détaillée.
7 Pour mieux connaître les caractéristiques
principales des premières traductions nippones, voir Ida Shin'ya, «Examen
comparatif des trois traductions du Contrat social au début du Japon modeme
», communication au Ile Colloque intemational de Montmorency, J.-J. Rousseau, politique
et nation, 27 septembre4 octobre 1995, Ville de Montmorency-Musée Jean-Jacques
Rousseau, 9 p.
8 Il serait trop long de citer des exemples
concrets, ce qui nous éloignerait de l'objectif de ce texte. Pour connaître
dans le détailla traduction du Contrat social faite par Yang Tingdong,
voir le Yishu huibian.
157
Wang
Xiaoling
Son ouvrage, qui ne semble pas avoir été
abordé de façon précise, nous paraît devoir être étudié non seulement pour
comprendre plus aisément la signification du concept de contrat social
chinois, mais encore
pour mieux suivre le cheminement qui a conduit l'auteur à établir cette
analogie. L'étude du texte nous permettra également de mieux connaître les
aspirations politiques des jeunes patriotes chinois du début de ce siècle, leur
réaction à l'égard des traditions nationales et à l'égard de la pensée
occidentale. Elle comporte un certain intérêt pour comprendre l'actualité
chinoise, car des questions semblables se posent à nouveau de nos jours.
Une fois introduit en Chine, le Contrat
social devint une
référence à la mode dans la presse chinoise et son auteur une idole pour
beaucoup de jeunes patriotes. Liang Qichao (1873-1929), un des dirigeants de la
Réforme de 1898, devenant maître à penser de cette période, s'exclame:
Oh ! Le Contrat du peuple, bienvenu dans ce
continent oriental! C'est à toi qu'on devra la réalisation de la Grande Unité (Datong).9
Liang
considère que, parmi les penseurs éminents de l'Europe moderne, la doctrine de
J.-J. Rousseau est « le remède qui s'adapte le mieux à la situation actuelle de
la Chine »10.
Après
l'échec de la Réforme de 1898 et au lendemain de la répression tragique de la
rébellion des Boxeurs en 1901, le salut de la nation préoccupait plus que
jamais les patriotes chinois; la pensée de J.-J. Rousseau semble avoir suscité
chez eux non seulement un enthousiasme révolutionnaire, mais également des
réflexions plus profondes sur la culture de leur pays. La recherche d'idées
communes au Contrat social de
Rousseau et à la pensée chinoise, que Liu Shipei a effectuée avec son ami Lin
Xie Il, porte clairement
9 Liang Qichao, « Pohuai zhuyi » (De la
destruction), le 15/10/1899, in Li Huaxing, Wu Jiaxun (éds.), Liang Qichao
xuanji (Recueil
des écrits de Liang
Qichao,
désormais, le LQCXJ), Shanghai, Renmin chubanshe, 1984, p. 98-99.
10
lbid., p.
99.
11 Lin Xie (1873-1926), originaire du Fujian,
avait fait précédemment ses études
au
Japon, puis il se joignit à la Société pour le Redressement de la Chine
(Huaxinghui). De retour au pays, il a participé, comme Liu Shipei, à Shanghai
158
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
témoignage.
Nous pouvons le constater dans leur ouvrage la Quintessencel2.
Sans doute l'approche de Liu Shipei apparaît-elle plus
traditionnelle qu'originale. Kang Youwei n' a-t-il pas publié en 1897 son
fameux ouvrage Kongzi gaizhi kao (Étude
sur le réformisme de Confucius) en combinant les enseignements du Commentaire
de Gongyang sur les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu Gongyang
zhuan)13 avec des termes
politiques occidentaux? Néanmoins Liu Shipei semble être le seul, alors, qui
ait opéré une comparaison précise en juxtaposant les textes chinois les plus
connus de chaque époque avec de nombreux passages de la traduction du Contrat
social et en les
commentant point par point. D'ailleurs, son attitude semble bien différente de
ceux qui s'inspiraient de la pensée occidentale pour mettre en cause des
conceptions traditionnelles chinoises considérées comme inefficaces et
arriérées et de ceux qui rejetèrent la pensée occidentale parce qu'ils la
considéraient comme dangereuse et inadaptable à la situation chinoisel4.
Avant d'aborder le contenu de cet ouvrage, il nous semble
nécessaire de présenter d'abord son auteur, ainsi que le contexte historique
dans lequel il fut publié.
Liu Shipei, du révolutionnaire au
réactionnaire
Né en
1884 dans le district de Yizheng (province du Jiangsu), son nom d'origine est
Shipei. Il grandit dans une famille éminente de lettrés
à la rédaction du Jingzhong ribao (Journal du tocsin), et
crée avec lui le Zhongguo baihua bao (Joumal chinois de la langue parlée).
12 Il faut noter que,
bien que Liu Shipei l'ait rédigé avec la collaboration de Lin Xie, l'ouvrage
semble être attribué essentiellement à la plume de Liu Shipei, aussi est-il
intégré dans le Liu Shenshu xiansheng yishu (Les ffiuvres du maître
Liu Shipei), 1934, vol. 16, p. 1.
13
Le Chunqiu est
l'un des cinq Classiques canoniques; sa composition était
attribuée
à Confucius lui-même.
14
Cf. Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi xu (Préface de La quintessence du
contrat
social chinois).
159
Wang
Xiaoling
spécialisés
dans l'étude des Classiques (jingxue), notamment du Chunqiu Zuoshi zhuan (Commentaire de Zuo Qiuming sur les
Annales des Printemps et Automnes) depuis la génération de son
arrière-grand-père Liu Wenqi. Après une éducation classique chinoise, Liu
Shipei fut reçu xiucai (bachelier)
en 1901 à l'âge de dix-sept ans etjuren (licencié) un an plus tard. Outre ces dix-huit premières
années de formation à l'étude des Classiques chinois, les quinze ans qui lui
restèrent à vivre furent consacrés à des activités politiques et culturelles.
Cependant, au cours de ces années, Liu a changé à plusieurs reprises de
position politique. On peut distinguer au moins trois périodes différentes:
- La première va de 1903 à 1907 : après
avoir échoué à son examen métropolitain à Pékin pour le titre dejinshi (docteur) en 1903, il rencontre sur le
chemin du retour les révolutionnaires Zhang Binglin (Zhang Taiyan, 1869-1936),
Cai Yuanpei, ainsi que d'autres membres de l'École patriotique (Aiguo xueshe) à
Shanghai. Il se joignit alors à eux dans leurs activités politiques et écrivit
des articles contre le gouvernement mandchou.
- La deuxième période n'a duré qu'un an :
de 1907 à 1908. Préalablement révolutionnaire républicain et antimandchou, Liu
devint un des chefs du mouvement anarchiste des Chinois à Tokyo. Au printemps
1907, Liu partit pour le Japon en répondant à Zhang Binglin qui l'avait invité
à assurer les fonctions de rédacteur adjoint du Minbao (Journal du peuple), organe de la Ligue
jurée (Tongmeng hui). Mais peu de temps après son arrivée, Liu se mit à
fréquenter des anarchistes nippons tels Kotoku Shusui, Kita Ikki, Wada Saburo,
etc. Il s'orienta alors vers l'anarchisme et créa en juin 1907, avec son épouse
He Zhen, le bimensuel Tianyi bao (Journal
du principe céleste), organe des anarchistes chinois au Japon. Presque en même
temps il fonda avec Zhang Ji la Shehui zhuyi jiangxi hui (Société pour l'étude
du socialisme) afin de propager des idées anarchistes et socialistes15. Liu
chercha à élaborer une théorie anarchiste en reprenant les idées communistes
primitives de la légendaire École de l'agriculture (Nongjia) et de son
propagateur Xu Xing et en essayant de les mettre en rapport avec
15 Pour mieux connaître
les activités anarchistes de Liu Shipei, cf. Onogawa
Hidemi,«
Liu Shih-p'ei and Anarchism », Acta Asiatica, 12, 1967, p. 70-99.
160
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
le
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes etle Contrat social de J .-J. Rousseau, ainsi qu'avec la
pensée des anarchistes Bakounine (1814-1876) et Kropotkine (1842-1921)16. La«
théorie de ne pas avoir de gouvernement» (wu zhengfu zhuyi) que soutint Liu Shipei consistait à
subvertir l'ordre établi afin de faire une société égalitaire. Il s'agissait de
détruire la famillel7, de supprimer les armées et les biens sur lesquels
s'appuyait l'autorité étatiquel8 ainsi que toute forme de gouvernement,
monarchique, démocratique, constitutionnel ou républicain, considéré sans
discrimination comme source de tous les mauxl9.
S'éloignant de plus en plus de ses amis et de ses collègues
de la Ligue jurée, après des querelles avec Zhang Binglin, Tao Chengzhang,
etc., Liu Shipei changea brusquement d'attitude politique, il finit par trahir
ses camarades révolutionnaires en devenant secrétaire particulier de Duanfang
(1861-1911), gouverneur du Jiangnan et du Jiangxj2o.
16 Nous
reviendrons plus loin sur ce point.
17
Voir Han yi, « Huijia lun » (De la destruction des familles), TIanyi bao, 4, le
25/7/1907,
dans le Xinhai geming qian shinian jian shilun xuanji (Recueil d'essais choisis
publiés durant la décennie qui précède la Révolution de 1911, désormais XHSL),
compilé
par Zhang Dan, Wang Renzhi, Pékin, Sanlian shudian, 1978, t. 3, p. 916-917.
18
Voir Shenshu (Liu Shi pei), « Feibing feicai lun » (De la suppression des
armées
et
des biens), Tianyi bao, 2, le 25/6/1907, in XHSL, t. 3, p. 900-904.
19
Voir« Zhengfu zhe wan'e zhi yuan ye» (Le gouvernement, source de tous les
maux),
Tianyi bao, 3,
le 10/7/1907, in XHSL, t. 3, p. 914.
20 Les véritables raisons du changement
d'attitude politique de Liu Shi pei méritent une autre recherche approfondie,
nous nous bornons à donner ici quelques références à ce sujet: Feng Ziyou, «
Liu Guanghan bianjie shimo » (Les tenants et les aboutissants de la trahison de Liu
Guanghan), dans Geming yishi (Histoire anecdotique de la
Révolution), Taiwan shangwu yinshu guan, 1965, t. 2, p. 231233, et « Liu
Guanghan shilüe bushu » (Récit complémentaire sur l'affaire de Liu Guanghan), ibid,
t. 3, p.
190-192.« Liu Guanghan» fut un des noms de Liu Shipei. De 1903 à 1908, Liu a
utilisé le prénom de « Guanghan» pour signer la plupart de ses écrits. Mais à
partir de 1907, il utilisa plus souvent son prénom « Shenshu » que « Guanghan »
pour signer ses articles vantant l'anarchisme. Il cessa de signer « Guanghan»
en 1908, année où il est retourné du Japon en Chine pour se mettre au service
du gouvernement mandchou. Cf.
161
Wang
Xiaoling
- Au cours de la troisième période, qui
s'étend de 1908 à 1919, Liu passa les deux dernières années du régime impérial
au service des autorités mandchoues, puis auprès du gouvernement de Yuan
Shikai. Il fut l'un des six membres de la Société du projet de paix (Chou'an
hui), qui lança officiellement en 1915 la campagne pour couronner Yuan Shikai
empereur. Après la mort de ce dernier en 1916, Liu se retira à Tianjin. Sur
l'invitation de Cai Yuanpei, le doyen de l'Université de Pékin, Liu rejoignit
cette faculté en 1917 et y resta jusqu' à la fin de sa vie. Il mourut de
tuberculose en 1919 à l'âge de 35 ans21.
Durant la dernière décennie de sa vie
(1909-1919), il prend le contrepied de tout ce qu'il a défendu auparavant en
soutenant le régime monarchique et la restauration du passé.
Si le changement d'attitude politique de
Liu Shipei, du révolutionnaire au réactionnaire, nous paraît brutal et
incohérent, une chose chez lui ne semble pas avoir vraiment changé, c'est son
attachement profond à la culture chinoise: il n'a cessé de militer pour
préserver l'essence nationale (guocuij22. La Quintessence, que nous allons examiner de plus près, tout comme la plupart
de ses écrits, marque un tel souci.
Qian
Xuantong, « Zongmu » (Notices sur la Table des matières générales), Liu
Shenshu xiansheng yishu. vol. 1, p. 4.
21 Pour mieux connaître
la vie de Liu Shi pei, cf. Liu Shenshu xiansheng yishu, vol. 1 ; Howard L.
Boormans, Richard C. Howard (éds.), Biographical Dictionary of Republican
China, vol.
2, New York/Londres, Columbia University Press, 1968, p. 411-413 ; Li Xin, Sun
Sibai, Minguo renwu zhuan (Biographie des personnalités de la République
de Chine), vol. l, Pékin, Zhonghua shuju, p. 382-386.
22 Sur Liu Shipei et le
courant de l'essence nationale, cf. Bernai, Martin, « Liu Shih-p' ei and
National Essence», in Charlotte Furth (éd.), The Limits of Change, Cambridge, Harvard
University Press, 1976, p. 90-112.
162
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
Le contexte historique dans lequel fut publié l'ouvrage
de Liu Shipei
Cet
ouvrage fut achevé fin 1903, à l'époque où Liu Shipei, séjournant à Shanghai en
tant que rédacteur principal de plusieurs périodiques révolutionnaires, Zhonguo
baihua bao (Journal
chinois en langue parlée, 1903), Jingzhong ribao (Journal du tocsin, 1904), Guocuixuebao
(Journal d'étude de
l'essence nationale, 1905), apparaissait comme un révolutionnaire antimandchou
très radical. Ainsi se nomme-t-il « jiliepai diyi ren » (le numéro un des radicaux)23. Pour
témoigner de son enthousiasme révolutionnaire, il changea même son nom en «
Guanghan » (restaurer les Han)24. En effet, son séjour à Shanghai fut pour lui
l'occasion de rencontrer les jeunes révolutionnaires, de militer auprès d'eux,
et de s'enrichir intellectuellement par la lecture des écrits des novateurs,
plus répandus à Shanghai qu'ailleurs, notamment Kang Youwei, Yan Fu, Tan
Sitong, Liang Qichao, Zhang Taiyan, etc. Dans son ouvrage que nous allons
étudier, on constate non seulement que Liu Shipei était imprégné de leurs
idées, mais aussi qu'il était informé de divers courants de la pensée
occidentale: démocratique, anarchiste, socialiste, etc.25 À cette époque, il
semble que la pensée politique de J.-J. Rousseau ait suscité le plus vif
intérêt chez les jeunes révolutionnaires. Ainsi, dès son retour du Japon, Zou
Rong (1885-1905) se joignit lui aussi à l'École patriotique (presque en même
temps que Liu Shipei) et publia en mars 1903 son pamphlet intitulé Geming
jun (Armée
révolutionnaire), qui connut le plus grand retentissement26. Dans son livre, le
jeune révolu
23 Liu
Shipei, « Lun jilie de haochu » (De l'avantage d'être radical), in XHSL,
t. 2, p. 887-890. 24 Concemant ce prénom de Liu, voir plus
haut note 20. 25 Il est pourtant difficile d'évaluer à quel point Liu était
informé des courants de
la
pensée occidentale. Comme la plupart des écrivains à cette époque, Liu
indiquait rarement ses sources, il se contentait de se référer à des idées
occidentales pour étayer sa propre pensée.
26 Cf. Chen Xulu, Jindai shi sibian lu (Recueil d'essais sur la pensée
moderne
chinoise),
Canton, Renmin chubanshe, 1984, p. 319.
163
Wang
Xiaoling
tionnaire
de dix-neuf ans se félicita que ses compatriotes aient pu lire la traduction du
Contrat social:
Les
principes profonds de la philosophie de Rousseau sont, dit-il, un remède
efficace permettant la résurrection (oo.J C'est d'elleS' que sont nées les
civilisations française et américaine. Aujourd'hui, notre patrie est gravement
malade et même morte [...J. Si l'on veut qu'elle se rétablisse, il faut
déployer l'étendard de Rousseau sur la terre de Chine.27
À
la différence de Zou Rong qui utilisa la pensée occidentale pour dénoncer le
gouvernement mandchou et pour élaborer le programme du futur régime républicain
de la Chine, Liu Shipei s'en sert pour régénérer le « savoir national» en le
réadaptant à une fin révolutionnaire. En effet, le souci de Liu semble être
double à ce moment: d'un côté, il défend le système républicain démocratique
contre le régime monarchique, de l'autre, il s'efforce de trouver des recettes
de salut national dans la culture chinoise, remise en cause à l'époque. C'est
sans doute dans cette intention qu'il publia successivement en 1903 la Quintessence
et le Rang shu (De l'expulsion). Quelques mois après la
parution de l'Armée révolutionnaire de Zou Rong, interdit par le gouvernement mandchou, ces deux
ouvrages connurent l'un et l'autre un grand succès, comme Qian Xuantong
(1887-1939), un témoin contemporain, le dit:
Au Mingyi daifang lu (Plan pour le prince) de Huang (Zongxi)
succéda.le Zhongguo minyue jingyi de Liu Guanghan ; et au Huang shu (Livre jaune) de Wang
(Fuzhi) succéda son Rang shu.28
En les comparant à ceux des philosophes éminents de la fin
des Ming et du début des Qing, Qian Xuantong dénote là sa haute appréciation
des ouvrages de Liu à la fois du point de vue de leur contenu et de leur
influence à l'époque. Le Mingyi daifang lu (1662) de Huang Zongxi
(1610-1695)
27 Zou Rong, Geming jun (L'Armée
révolutionnaire), in XHSL, 2, p. 635. Sur les idées de Zou Rong, cf.
également John Lust (introduction et traduction de), Tsou Rong, The
Revolutionary Army. A Chinese Nationalist Tract of 1903, La Haye/Paris, 1968.
28 Qian Xuantong, « Xu » (Préface), in Liu Shenshu
xiansheng yishu. vol.
1. p. 3.
164
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
condamnant le despotisme et le Huang shu (1656) de Wang Fuzhi (16191692)
préconisant le nationalisme en insistant sur la distinction entre « huaxia » (les Chinois) et « yidi » (les barbares) avaient déjà connu un grand succès chez
les jeunes rénovateurs dans les années 1890, comme Zhang Binglin l'a évoqué29 :
Kang (Youwei) et ses disciples tiraient pour la plupart
leurs arguments du Mingyi daifang lu, alors que moi, je m'appuyais sur le Huang
shu de
Chuan shan (Wang Fuzhi) pour m'opposer à eux. Car je pensais que si l'on
n'éliminait pas les Mandchous, cela n'aurait aucun sens de changer le système
politique et de réformer les institutions.30
Il est intéressant de constater que les
lettrés de la fin du XIx" siècle, représentant des tendances politiques
différentes, accordaient leur préférence à l'un ou l'autre de ces deux
penseurs, voyant chez l'un le symbole de l'antiabsolutisme, chez l'autre celui
du nationalisme. Ils étaient pourtant proches l'un de l'autre par bien des
points. Tous deux avaient participé à la lutte contre les envahisseurs
mandchous, puis avaient décidé, comme tant d'autres à cette époque, de chercher
dans une retraite studieuse ce qui était sans doute tout à la fois une évasion
et une nouvelle forme d'action: critique de la philosophie intuitionniste et
subjectiviste de la fin des Ming, conceptions libérales et antiabsolutistes,
intérêt pour l'histoire de la résistance aux Mandchous leur sont communs3I.
29 En 1897, à
l'invitation de Liang Qichao, Zhang Binglin devint un des rédacteurs principaux
du Shiwu bao (Joumal
des Affaires contemporaines), créé à Shanghai par Liang en 1896, mais Zhang,
qui allait devenir un des dirigeants du groupe révolutionnaire au début du
xx" siècle, s'est aperçu dès cette époque que son point de vue politique
était très différent de celui du groupe réformiste représenté par Kang Youwei
et Liang Qichao.
30 Cité de Zhang Binglin, Ziding nianpu (Autobiographie), par
Chen Xulu, op.
cit.,
p. 315.
31 Il convient de noter
que Wang Fuzhi (Wang Chuanshan), de neuf ans plus jeune que Huang Zongxi, est peu
connu de son vivant -
ses reuvres
complètes ne seront
éditées pour la première fois que dans le courant de la première moitié du
XIx" siècle et les planches seront détruites pendant la guerre des Taiping
(1851-1864). Par rapport à Huang Zongxi, sa réflexion historique est poussée
plus loin: toute une philosophie implicite (naturaliste et« matérialiste »,
dirait
165
Wang
Xiaoling
À la différence de Zhang Binglin, Liu Shi
pei s'inspire aussi bien de Wang Fuzhi que de Huang Zongxi dans son combat à la
fois antimandchou et antiabsolutiste. Ainsi, dans son Rang shu, il reprend la distinction entre « hua»
et« yi» (les Chinois et les barbares). C'est dans
le sens de « rang yi »,
c'est-à-dire expulser les étrangers, qu'il utilise le terme« rang» pour intituler son ouvrage32. Afin de
mettre en cause la légitimité de la dynastie des Qing, Liu utilise dans son
pamphlet le nom de l'empereur Huang pour la désignation des années. Selon Liu,
« l'empereur Huang est l'empereur des Han, utiliser son nom pour la désignation
des années pourrait encourager l'esprit des Han, telle était l'intention des Annales
des Printemps et Automnes, Chunqiu »33.
À la différence de Kang Youwei et de Liang Qichao qui voulaient adopter un
calendrier datant de l'année de naissance de Confucius afin d'élever
l'enseignement de ce dernier au rang de la religion nationale (baojiao), Liu préconise le calendrier de l'empereur
Huang dans l'intention de « protéger l'ethnie des Han >) (baozhongj34.
Si dans son Rang shu Liu Shipei défend le nationalisme en ayant recours notamment
au Commentaire de Gongyang sur les Annales des Printemps
on)
se dégage de ses conceptions sur l'évolution historique. Dans son Livre
jaune (Huang shu), Wang
Fuzhi développe l'idée qu'il n'est guère de sociétés humaines qui soient plus
dissemblables dans leur genre de vie et leurs traditions que celles des Han et
des hommes de la steppe. Voilà qui condamne l'invasion mandchoue et justifie la
résistance au nouveau pouvoir. Wang Fuzhi, dont les écrits seront lus avec
passion par les hommes de la fin des Qing et du début de la « République» (y
compris Mao Zedong), apparaît comme le premier théoricien d'un « nationalisme»
chinois fondé sur la communauté de culture et de genre de vie. Selon Wang,
l'État n'a point de fonction plus importante que celle de préserver un type de
civilisation et de défendre ses sujets contre les attaques des étrangers. Nous
devons ces informations à Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin,
1972, p. 435-436. Cf. également le Huang shu (Livre jaune) de Wang
Fuzhi, Taipei, Shijie shuju, 1959.
32 Cf. Liu
Shi pei, « Préface» du Rang shu, in Liu Shenshu xiansheng yishu, vol.
18, p. 1. 33 Liu Shipei, Rang shu, p. 10.
34
Cf. Wuwei (Liu Shipei),« Huangdijinian lun » (Du calendrier de l'Empereur
Huang),
Guomin ri ribao huibian (Recueil du Journal quotidien de la nation),
1903
in XHSL, t.
2, p. 721-722.
166
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
et
Automnes ainsi qu'au Livre
jaune de Wang Fuzhj35,
il s'inspire essentiellement dans la Quintessence de la traduction du Contrat social de J.-J. Rousseau faite par Yang Tingdong
pour montrer que la notion de contrat social ainsi que les idées démocratiques
révolutionnaires qu'on trouve chez le Citoyen de Genève ne sont pas étrangères
à la pensée chinoise: c'est qu'il veut justifier le « savoir national» tout en
s'opposant aux « conservateurs obstinés» qui condamnent le Contrat social « comme une hérésie », parce que, selon
eux, «les sages antiques chinois n'ont jamais prôné de tels principes »36.
Analyse du concept de contrat social chinois dans la Quintessence
La
Quintessence contient
trois parties: la pensée chinoise de l'Antiquité (shanggu), du Moyen Âge (zhonggu) et des temps modernes (jinshi). L'auteur y réunit plus de cent
quatre-vingts passages extraits de soixantedeux ouvrages: commençant par le Yijing (Livre des mutations) - un des Classiques canoniques -, l'ouvrage
s'achève sur un extrait des idées modernes, celles de Gong Zizhen (1792-1841),
Wei Yuan (1794-1857), etc. Les penseurs les plus longuement cités sont Mengzi
(Mencius), Xu Xing, Mozi, Wang Fuzhi, Huang Zongxi. Après chaque citation des
ouvrages chinois, l'auteur commente le texte en se reportant à la traduction du
Contrat social faite
par Yang Tingdong.
Il nous semble que les idées rousseauistes lui servent de
critères pour justifier les textes chinois. Liu approuve les idées chinoises
lorsque cellesci sont, à ses yeux, proches de celles de J.-J. Rousseau, et il
proteste contre celles qui ne le sont pas. Dans la plupart des cas, Liu
s'efforce de montrer la similitude entre les premières et les secondes. Mais en
quoi consiste cette analogie? C'est ce que nous allons analyser au travers des
exemples suivants.
35 Cf. Liu
Shipei, Rang shu, p.
3-4.
36
«Préface» du Zhongguo minyue jingyi, p. 1.
167
Wang
Xiaoling
La similitude des
concepts rousseauistes et chinois
En
effet, Liu essaie de rapprocher la pensée chinoise de la doctrine rousseauiste
sur deux points essentiels:
A. La notion de contrat social
Pour Liu, cette notion rousseauiste a
aussi existé en Chine. C'est ainsi qu'il cite le Yijing, considéré comme le premier livre depuis
la création des caractères chinois, pour prouver qu'il existe des antécédents
chinois à la théorie du Contrat social:
Le haut et le bas se croisent et les aspirations sont
communes. (Shang xiajiao qi zhi tong ye. Hexagramme« Tai », essor)3?
Liu
interprète ici le haut (shang) comme
prince (jun) et le bas
(xia) comme peuple
(min). Selon Liu, «
l'idée principale du Livre des Mutations est de montrer que prince et peuple forment un corps unifié (junmin
yiti), il s'agissait
donc là d'une situation conforme à l'esprit du contrat social »38. Ce n'était
pas, affirme-t-il,« un état avant l'établissement du contrat »39. Il insiste
sur le sens du mot « yi »
(mutation) : le changement de la place des traits Yin et des traits Yang
composant les hexagrammes implique « la mutation de place du prince (junwei)
par rapport à celle des
sujets (chenwei) ».
Liu s'oppose ainsi aux « lettrés médiocres» (louru) qui « tirent du Livre des Mutations des arguments pour soutenir l'idée que
supériorité du prince et infériorité des sujets viennent de la nature, ce qui
conduit à voir
dans ce livre la justification de l'absolutisme ». [00'] C'est qu'ils ignorent la véritable intention des sages qui ont
écrit le Livre des mutations »40.
37 Le Tai
est le Il e
hexagramme
dans le Livre des Mutations, il signifie prospérité,
développement harmonieux, moment où les contraires
communiquent.
38 Liu
Shipei, Zhongguo minyue jingyi, p. 2.
39
Ibid.
40
Ibid, p.
3.
168
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
«
Lorsque le haut et le bas communiquent, dit Liu, le peuple approuvera le gouvernement, comme il est
dit dans le Contrat social: c'est la multitude qui décide de l'avis du
Souverain» (1 : 7~2)41.
Mais si le souverain transgresse le principe du Contrat social, dit encore Liu, il sera nécessaire de
changer le pouvoir par une révolution, renvoyant alors au Livre des
Mutations:
Les
révoltes de Tang (fondateur de la dynastie des Shang) et Wu (le roi des Zhou)
se conformaient aux décrets du Ciel et répondaient à la volonté des gens» (Tang
Wu geming shunhu tian er yinghu ren, Hexagramme «Ge», rupture).
Il
affirme, de plus, que ce texte a le même sens que ce qui est dit dans le Contrat
social: « Si le
souverain empêche le peuple d'exercer ses droits, il faut que tous s'unissent
pour l'éliminer» (1 : 6~2)42. Dans sa note, Liu indique que la source de sa
citation n'est autre qu'un passage de la traduction de Yang Tingdong. Pour
savoir précisément si cette traduction est fidèle au texte original de
Rousseau, il suffit de les comparer. Voici, retraduit en français, le passage
de la traduction de Yang Tingdong que Liu a cité:
Chacun
des membres du peuple doit assumer une double responsabilité: l'une envers les
décisions prises par tout le corps social, l'autre envers-Ia volonté du
Souverain. Tout ce qui a été décidé après délibération de tout le corps social
ne peut être rejeté par l'un ou l'autre arbitrairement au nom d'une opinion
personnelle. Il est certain que le Souverain doit aussi assumer ses
responsabilités et il est impossible de changer cela. En effet, c'est la
multitude qui décide de l'avis du Souverain. Celui-ci est également un des
membres du corps social. Si quelqu'un le conteste arbitrairement, il s'opposera
par là à sa propre intention initiale en vue de fonder la société, n'est-ce pas
absurde? (1 : 7~2)
Et
voici le texte original de Rousseau:
41 Ibid.« 1 : 7~2» signifie: Livre l, chapitre 7,
paragraphe 2, du Contrat social de J.-J. Rousseau traduit par Yang Tingdong,
dans le Yishu huibian, n° 1 et n° 2 (1900-1901).
42 Ibid.
169
Wang
Xiaoling
Il
faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les
sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun
d'eux est
envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers
lui-même, et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique
que le souverain s'impose une loi qu'il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se
considérer que sous un seul et même rapport il est alors dans le cas d'un
particulier contractant avec soi-même: par où l'on voit qu'il n'y a ni ne peut
y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple,
pas même le contrat social.43
Nous constatons que la
traduction de Yang est assez confuse: d'un côté, « c'est la multitude qui
décide de ['avis du Souverain », de l'autre, le souverain « est
également un des membres du corps social. Si quelqu'un le conteste arbitrairement, il s'opposera
par là à sa propre intention initiale en vue de fonder la société ». En effet, Yang Tingdong s'est mépris
sur le sens du mot « souverain» en l'interprétant comme prince par rapport au peuple, alors que chez Rousseau il désigne le peuple
en tant que corps politique. Aussi, dans sa traduction, le peuple
constitue-t-il une des deux parties du corps social et le prince une autre.
Autrement dit, chez Rousseau, les deux parties contractantes sont les mêmes hommes: d'un côté, le souverain en tant que corps politique et, de l'autre, les particuliers en tant que sujets de l'État, alors que dans la traduction de Yang
Tingdong, le contrat social est établi d'un côté par le prince et de l'autre par le peuple. Ce faisant, sa traduction ne rend que partiellement
les idées de l'auteur, non sans obscurité et contresens: lorsque Rousseau parle
en terme de peuple, la
traduction de Yang suit à peu près l'idée de l'auteur, mais lorsqu'il emploie
le terme souverain, la
traduction de Yang dévie complètement du propos de l'auteur en revenant sur la
notion traditionnelle chinoise de prince-sujet. Quant à la deuxième phrase du Contrat
du peuple que Liu Shipei
a citée pour justifier la cause révolutionnaire: « Si le souverain empêche le
peuple
43 Il convient de noter
que J.-J. Rousseau a précédemment clairement défini avec clarté ces « deux
différents rapports sous lesquels chacun d'eux est envisagé» : « [00'] chaque individu,
contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double
rapport: savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme
membre de l'État envers le souverain » (1 : 7 ~ 1). Voir J. -J. Rousseau,
(Euvres complètes (III),
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1964, p. 362.
170
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
d'exercer
ces droits, il faut que tous s'unissent pour l'éliminer », ce n'est pas la
phrase de Rousseau, mais un ajout de Yang Tingdong, même si cet ajout ne
contredit pas la pensée de l'auteur.
On comprend dès lors pourquoi Liu Shipei a pu trouver dans
la traduction de Yang Tingdong des idées analogues à la pensée chinoise et
pourquoi il dévie lui aussi du raisonnement de Rousseau en interprétant le
pacte social comme un contrat conclu entre le prince (le haut) et le peuple (le bas).
Cependant, souvent, pour justifier ses propres fins
politiques, Liu Shipei n'hésite pas à forcer à son tour le sens des textes.
Nous avons déjà pu le constater lorsqu'il rapprochait la phrase du Livre des
Mutations -« le haut et
le bas communiquent» - de celle du Contrat social - « c'est la multitude qui décide de
l'avis du Souverain ». Cette similitude ne paraît pas évidente. La phrase du Livre
des Mutations: «Le haut
et le bas se croisent et les aspirations sont communes» explicite en fait un
cas de figure de l'Hexagramme « Tai» (essor). Les trois traits Yang sont en
dessous et les trois traits Yin au-dessus. Il s'agit, selon Wang Fuzhi, d'un
échange de position des énergies du
Ciel et de la Terre: « Celle du Ciel tend à monter (donc à partir du bas),
tandis que celle de la Terre tend à descendre (donc à partir du haut). Il y a
passage à partir de l'un et l'autre pôle et de ce croisement naît l'esspr. »44 « Le haut et le bas» représentent en
fait une généralité de ce qui constitue la réalité. « Qu'il s'agisse de la
nature ou de la société, la logique de leur fonctionnement est semblable, elle
se fonde sur leur capacité d'échange et de communication à l'intérieur d'ellesmêmes: le réel
n'existe qu'en tant que flux. »45
Même si nous suivions l'interprétation de Liu, la phrase du Livre
des Mutations implique
seulement que le souverain (le haut) et le peuple (le bas) doivent communiquer, mais elle n'implique pas, comme l'a
prétendu Liu, que « c'est la multitude qui décide de l'avis du Souverain »,
encore moins qu'il s'agit d'une situation issue du contrat social.
L'intention de Liu nous paraît claire: en rapprochant le
texte canonique chinois du
Contrat social, il
tend à justifier l'idée révolutionnaire du pouvoir
44 Cf. Le commentaire de François Jullien dans Figures
de l'immanence pour une lecture phitosophique du Yiking, Paris, Bernard Grasset,
1993, p. 90.
45
Ibid.
171
Wang
Xiaoling
du
peuple non seulement par
la pensée moderne occidentale, mais de plus par la pensée classique chinoise.
On verra que, par la suite, Liu cite de multiples passages des Classiques pour
montrer que la souveraineté du peuple n'était pas non plus une notion inconnue en Chine.
B. L'idée de la souveraineté du peuple
Selon Liu, cette idée existe depuis toujours dans la pensée
chinoise. Pour le montrer, il cite de nombreux textes des Classiques canoniques
(jing), historiques (shi),
ainsi que des penseurs
de l'Antiquité jusqu'aux temps moderne (zi). De ces penseurs, Mencius (372-289) et
Huang Zongxi (16101695) nous paraissent les plus représentatifs.
Mencius a développé, dit Liu, de façon très précise le
rapport entre prince, gouvernement et peuple. Lorsque Xuan, prince de Qi,
questionna Mencius sur la façon de découvrir si un homme a ou non du talent,
afin de lui confier un emploi ou de l'écarter de son poste, et sur les actes
qui pourraient justifier une condamnation à mort, Mencius lui répondit:
Que
la probité et l'habileté d'un homme soient attestées par tous ceux qui vous
entourent, ce n'est pas suffisant. Qu'elles soient attestées par tous les hauts
fonctionnaires, ce n'est pas suffisant. Si elles sont attestées par tout le
peuple, faites une enquête; et si vous reconnaissez que cet homme est vertueux
et capable, donnez-lui un emploi. Quand l'incapacité d'un homme est attestée
par tous ceux qui vous entourent, ne les écoutez pas (ne les croyez pas). Quand
elle est attestée par tous les hauts fonctionnaires, ne les écoutez pas. Quand
elle est attestée par tout le peuple, examinez sérieusement; et si vous
reconnaissez que cet homme est incapable, écartezle des charges.
Si
tous ceux qui vous entourent disent que tel homme a mérité la mort, ne les
écoutez pas. Si tous les hauts fonctionnaires le disent, ne les écoutez pas. Si
tous les habitants du royaume le disent, faites une enquête, et si vous
reconnaissez que cet homme a mérité la mort, faites-le mourir. Alors, on dira
que c'est le peuple (et non le prince) qui l'a condamné à mort. Si vous agissez
ainsi, vous mériterez le titre de père du peuple.46
46 Cité par Liu Shi pei, in Zhongguo minyue
jingyi, p.
20.
172
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
Selon Liu Shipei, quand Mencius propose
au prince d'écouter l'avis du peuple pour charger quelqu'un du service d'État
ou pour le démettre, il ne fait rien d'autre qu'accorder au peuple le droit d'élire
les membres du
gouvernement. C'est dans la même idée que Rousseau affirme que les gouvernants
sont, tous, les représentants du peuple et que le peuple a le droit de les destituer s'il le veut47.
Si c'est au peuple d'élire les hommes d'État et de
déterminer une condamnation à mort, dit Liu, c'est que le pouvoir de
distinguer le bon du
mauvais appartient au peuple, dans ces conditions, le pouvoir du prince
pourra être restreint.
Certes, Mencius accorde une importance
plus grande à l'avis du peuple qu'à ceux de l'entourage du prince et des
ministres. Mais il nous semble abusif de dire, comme l'affirme Liu, que Mencius
accorde par là au peuple le droit d'élire ses représentants dans le gouvernement et remet le
pouvoir de décision au
peuple. D'abord on ne voit pas les termes de droit ni d'élection chez Mencius, qui n'a pas traité ces
problèmes du point de vue juridique, mais du point de vue moral.
Ensuite, dans chaque « proposition» de
Mencius, on trouve une formule de réserve: « Si elles sont attestées par tout
le peuple,jaites une enquête; et si vous reconnaissez que [...] ». Cela signifie bien que l'avis du
peuple doit être écouté, mais qu'il ne suffit pas pour prendre une décision, il
faut encore que le prince « fasse une enquête» de lui-même avant de prendre la décision.
Il est donc clair que, chez Mencius, il appartient au prince (non pas au
peuple) de trancher en dernier ressort. Mais malgré cette interprétation
inexacte, le commentaire de Liu montre pourtant qu'il a appréhendé certaines
idées « rousseauistes » lorsqu'il souligne qu'il appartient au peuple d'élire
les hommes d'État et de prendre les décisions.
En effet, c'est l'ouvrage de Huang Zongxi Mingyi daifang
lu que Liu cite le plus
longuement pour montrer que l'idée de la « souveraineté du peuple » a été développée
encore plus amplement chez le penseur moderne. Il nous faut donc examiner
brièvement ce que comporte cet ouvrage.
47 Cf. ibid. Notons que l'idée
rousseauiste selon laquelle les membres du gouvemement ne sont que les
représentants du peuple est rendue chez Yang sans trop de difficultés.
173
Wang
Xiaoling
Huang Zongxi a voulu montrer quelles étaient les origines du
prince (yuanjun), des
ministres et des fonctionnaires (yuanchen), ainsi que des lois (yuanfa). La citation de Liu renferme notamment le
contenu de ces trois chapitres que nous pouvons résumer de la manière suivante:
selon Huang, à l'origine, c'était pour développer l'intérêt général (gong
Ii) et éliminer le mal
qui nuisait à tous (gong hai) qu'il
y eut un prince ;
comme le monde d'ici-bas était tellement grand qu'il était impossible à une
seule personne de le gouverner, il fut nécessaire de répartir les charges
publiques, c'est pourquoi furent nommés des ministres et des fonctionnaires de l'État. Le prince, les ministres,
ainsi que les fonctionnaires, étaient donc établis pour se mettre au service
des milliers d'habitants du pays et
non d'une seule famille (wei wanmin fei wei yixing).
Dans
l'Antiquité, dit Huang, le peuple était considéré comme primordial, le prince
subsidiaire, la fonction du prince n'était rien d'autre que de servir le
peuple. Tandis que, de nos jours, le prince est considéré comme primordial, le
peuple comme subsidiaire, c'est à cause du prince que le peuple ne peut jouir
nulle part de la paix.48
Huang fait l'éloge des lois des « Trois dynasties antiques» (Xia,
Shang, Zhou) que les souverains sages avaient établies pour promouvoir
l'agriculture, l'éducation, ainsi que de bonnes mreurs dans l'intérêt du
peuple. Pour Huang, ce sont là de véritables lois, parce qu'elles sont générales (gong). Mais à partir de la dynastie des Qin (221
av. J.-c.), les empereurs, soucieux de leur propre intérêt, ont établi des lois
dans l'intérêt d'une seule famille49. Ce ne sont pas de véritables lois, parce
qu'elles sont particulières (si). Ainsi
nous dit Huang:« À l'époque des Trois dynasties, il y avait des lois, après les
Trois dynasties, il n'yen a plus. »50
Il est vrai que Huang Zongxi a développé
plus profondément l'idée traditionnelle de la «primauté du peuple» (minben
sixiang) en soulevant le
problème de l'origine du
prince, des ministres, ainsi
que des lois. Contrairement
à la conception féodale orthodoxe selon laquelle « le prince
48 Cité
par Liu Shipei, dans Zhongguo minyue
jingyi (L.III) p. 7. 49 Ibid, p. 8.
50
Ibid.
174
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
est
celui qui donne les ordres, les ministres sont ceux qui les mettent en
application en les communiquant au peuple, ce dernier pourvoit aux besoins de
ses supérieurs en produisant des céréales, du chanvre et de la soie, en
fabriquant des ustensiles et des instruments et en échangeant des marchandises
et des biens »51, Huang montre que le prince, les ministres et les lois, tous à l'origine avaient pour fin l'intérêt du peuple. Ce n'est qu'à partir de l'époque des Qin
que cette initiative a été détournée. C'est ainsi que Huang a mis en cause les
gouvernements absolutistes depuis la dynastie des Qin. Cette critique générale
des institutions absolutistes s'avérait certainement dangereuse pour le
gouvernement des Qing, si bien que cet ouvrage fut interdit à l'époque de
Qianlong (1736-1795) et qu'il faudra attendre jusqu'aux années 1890 pour le
voir à nouveau circuler, mais en cachette, chez les réformistes: le Minyi
daifang lu de Huang
Zongxi devint alors « le plus fort stimulant chez les jeunes »52.
Liu considère la pensée de Huang comme l' équi valent de la
doctrine de Rousseau. Il souligne que chez Huang, tout comme chez Rousseau, le
peuple est vu comme primordial (zhu), tandis que le prince reste subsidiaire (ke), et qu'il n'est qu'un serviteur du
peuple53. Liu n'est pas le premier à souligner cette analogie entre Huang
Zongxi et Rousseau. On l'a trouvée déjà chez Liang Qichao en 1902 :
Si l'on demande qui a formé l'Europe du XIx" siècle, on
répondra sûrement: Rousseau, même ceux qui le détestent ne peuvent le nier. Or,
en Chine, il y avait aussi un Rousseau, il s'appelait Huang Zongxi,54
51 Han Yu (768-824), Yuandao (L'origine de la voie),
cité par Yan Fu, voir Yan Fu ji (Recueil des écrits de Yan Fu), t. 1, Pékin,
Zhonghua shuju, 1986, p. 33.
52 L'expression de Liang
Qichao citée dans Zhongguo lidai zhexue wenxuan, Qingdai jindai bian (Textes choisis de la
philosophie chinoise de toutes les époques: recueil de l'époque moderne de la
dynastie des Qing), Pékin, Renmin
chubanshe,
1961,p. 22.
53 Cf. Liu
Shipei, Zhongguo minyue jingyi (L.III), p. 9.
54 VoirYou
huan yu shengsheng (l'auteur« anonyme» signe d'un nom de plume),
«Huang
Lizhou », dans le Xinmin congbao (Journal du nouveau peuple), 14, le 18/08/1902,
p. 53-55.
175
Wang
Xiaoling
Cette comparaison entre Rousseau et Huang
est encore reprise par d'autres commentateurs de Rousseau, tel que Je jeune
révolutionnaire Chen Tianhua55.
La similitude entre Huang Zongxi et Rousseau n'est donc pas
une découverte de Liu Shipei, mais ce dernier la montre de façon plus précise
en comparant les textes de ces deux penseurs, ce que ses prédécesseurs n'ont
pas fait. Cependant, si l'on analyse de plus près l'analogie que Liu Shipei
repère entre Huang Zongxi et Rousseau - considérer
le peuple comme primordial, le prince comme subsidiaire -, on peut dire que
cette phrase ne peut résumer qu'une apparence commune de ces deux pensées. Elle
cache en fait une différence fondamentale entre elles.
En effet, Rousseau aborde le problème politique dans un
autre esprit que Huang Zongxi. La théorie du Citoyen de Genève repose sur le
principe des droits naturels de l'homme: l'homme est né libre. Tous les hommes
jouissent d'une égale liberté: il s'agit, pour Rousseau, de trouver une forme de
société qui protège ses membres sans les assujettir à personne et qui en leur donnant leur seule
volonté pour règle les
laisse aussi libres que
dans l'état d'indépendance naturelle. C'est donc dans l'esprit de la sauvegarde
de la liberté de l'homme que Rousseau affirme qu'il appartient au peuple de
faire les lois. C'est en ce sens que le peuple est souverain et que son système politique va à
l'encontre du système despotique, tandis que le point de vue de Huang Zongxi
est profondément marqué par une vision morale extrême-orientale: le détachement
de tout intérêt personnel (dagong wusi), le souci du maintien de la liberté individuelle au sein de
la société lui sont totalement étrangers.
55 Dans son célèbre roman
intitulé « Shizi hou» (Le rugissement du lion,
paru dans le
Minbao (Joumal
du peuple), 7, 5/9/1906, p. 87-90), Chen Tianhua indique qu'en Chine il y avait
également un Rousseau: il se nommait Huang Zongxi, né en 1610, soit cent ans
plus tôt que Rousseau. Mais ce qui sépare la France de la Chine, c'est qu'à la
suite du Contrat social de Rousseau, se produisit la Révolution française et que
l'ouvrage de Huang Zongxi n'a pas connu une telle influence; c'est aussi que le
citoyen de Genève fut suivi par des milliers de partisans, alors que le «
Rousseau chinois» fut seul.
176
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
Malgré
la profondeur de sa critique à l'égard des gouvernements postérieurs à la
dynastie des Zhou, Huang n'a pas dit comment on pouvait changer cet état de
chose. Ce qu'il attend n'est rien d'autre qu'un prince, ainsi que des
ministres, dignes respectivement de leurs noms: désintéressés, ils ont pour
fonction le service de tous.
Certes,
son point de vue apparaissait à l'époque audacieux et original lorsqu'il disait
que le peuple devait être considéré comme primordial, le prince comme subsidiaire; par là même, Huang avait déjà porté
atteinte, avant les réformistes des années 1890, à l'un des « Trois principes
fondamentaux» , celui de la « subordination des sujets au Prince ». Mais chez
lui, le peuple n'est primordial que
comme objet de considération
et non pas comme maître
de décision, autrement
dit, il faut que le peuple soit considéré comme primordial dans l'État. Cependant cette considération du peuple n'a qu'une valeur morale, et
non effective, si le pouvoir de décision des affaires d'État ne lui revient
pas. Contrairement au système politique de Rousseau selon lequel « la puissance
législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui »56, chez
Huang, il appartient toujours au prince et aux ministres de gouverner et
d'établir de bonnes lois. C'est en cela, nous paraît-il, que réside la
différence essentielle entre le propos du Citoyen de Genève et celui du «
Rousseau de la Chine ».
Jusqu'ici,
nous avons constaté de quelle manière l'auteur de la Quintessence avait essayé d'opérer des analogies entre
la pensée de Rousseau et celle des penseurs chinois, mais il lui est arrivé
aussi d'examiner leur divergence. La comparaison entre l'idée rousseauiste et
le point de vue de Xu Xing est à cet égard un exemple saillant.
56 J.-J. Rousseau, (Euvres
complètes (III),
p. 395.
177
Wang
Xiaoling
Différence
entre la notion d'égalité chez Rousseau et chez Xu Xing
Liu cite un passage de Xu Xing, un contemporain
de Mencius (372-289 av. J.-C), évoqué précédemment57 :
Un
prince sage ne doit manger qu'après avoir cultivé les champs avec le peuple; il
doit non seulement gouvemer ses sujets, mais aussi préparer lui-même ses repas.
Si le prince de Teng (un des Royaumes combattants) possède des greniers, des
magasins, des trésors, c'est qu'il opprime le peuple pour se nourrir lui-même.
Mérite-t-il d'être appelé sage ?58
Liu fait remarquer que le propos de Xu Xing a seulement une
similitude apparente avec le principe de l'égalité de Rousseau, et qu'il s'y
oppose en fait: il va à l'encontre de toute forme de division de travail; en
outre, Xu propose par là l'abolition du Trésor d'État, cela revient à détruire
le fondement de l'État, ce qui est loin d'être l'idée de Rousseau et est
inadmissible pour Liu. Enfin, l'égalité que soutenait Xu n'a aucun point commun
avec ce que défend Rousseau: chez ce dernier, la notion d'égalité ne signifie
pas que tous les hommes sont également riches. Selon Liu, la pensée de Xu Xing
est plutôt proche de celles de l'anarchiste Bakounine et du socialiste
Proudhon: ils envisagent tous de fonder une société où les différences entre
riches et pauvres et entre gouvernants et gouvernés sont abolies et où tous les
hommes sont égaux politiquement et socialement. La seule différence qui les
sépare, c'est que pour les penseurs anarchistes, il n'est pas question qu'une
personne exerce les cent métiers pour éviter tout lien de dépendance. Et Liu de
conclure, « après avoir appris le sens du Contrat social de Rousseau, on peut dire que le
propos de Xu Xing est véritablement superficiel »59.
57 Nous n'avons que peu d'informations sur Xu
Xing, il semble qu'il soit notamment cité dans le Mencius (Livre III, chapitre 1).
Liu Shipei se référait
également
au Mencius, lorsqu'il
l'évoquait.
58 Liu Shipei, Zhongguo minyue jingyi, p. 24. 59 lbid.
178
Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
La distinction que Liu a soulignée entre
la notion d'égalité chez Rousseau et l'idée égalitaire chez Xu Xing semble
pertinente. Mais il nous paraît encore plus intéressant de constater ici
l'attitude de Liu Shipei à l'égard de la pensée de Xu Xing et du courant
anarchiste. À cette époque, bien que Liu Shipei ait pris connaissance du
courant anarchiste, il n'admet pas l'idée d'exclure toute forme de division du
travail ni celle d'abolir État, gouvernement, ainsi que la différence entre
riches et pauvres en faveur d'une société égalitaire. Il approuve plutôt la
notion de la liberté selon Rousseau et la rapproche de la pensée de Mencius: «
Le propos de Xu Xing va non seulement à l'encontre de la pensée de Mencius,
mais aussi de la doctrine de Rousseau [...]. Chez Xu Xing, il s'agit d'une
liberté sans borne, tandis
que chez Mencius, il s'agit d'une liberté limitée. Le propos de Xu Xing n'est applicable
qu'à l'époque sauvage et
inapplicable de nos jours, où la société a accédé à la civilisation et au
progrès. Son propos semble être juste, mais en réalité il ne l'est point. »60
Cependant, trois ans plus tard quand Liu
Shipei se rend au Japon, bien qu'il adhère à la Ligue jurée, le groupe
révolutionnaire républicain de Tokyo, il tient un propos totalement différent
de ce qu'il a avancé dans cet ouvrage: il se convertit alors à l'anarchisme
sous l'influence des anarchistes japonais que nous avons mentionnés
précédemment. Il reprend les idées communistes primitives de Xu Xing. Cette
fois, au lieu de considérer le propos de Xu comme inadaptable à l'époque
moderne et superficiel, Liu
souligne qu'il est « extrêmement profond» et l'interprète de nouvelle façon: «
Que le prince ne doive manger qu'après avoir cultivé les champs avec le
peuple revient à dire
que tous les hommes doivent travailler. »61 Liu modifie également son attitude
initialement favorable à Mencius: il souligne que Mencius, qui défendait la
division du travail entre intellectuels et manuels, ainsi que la différence
innée entre gouvernants et gouvernés, allait à
60 Il est intéressant de voir ici que Liu Shi
pei commente les idées de Mencius et de son adversaire Xu Xing en termes
rousseauistes : « liberté sans home », « liberté limitée », «époque sauvage »,
etc., sont des expressions qu'il a empruntées à la traduction de Yang Tingdong
(cf. 1 : 8~ 1-2).
61 Shenshu (Liu Shipei), «Renlei junli shuo » (De l'égalisation des
forces
humaines),
Tianyi bao, le
10 juillet 1907, in XHSL, vol. 4, p. 913.
179
Wang
Xiaoling
l'encontre
du principe de l'égalité, « son propos, nous dit Liu, est donc encore moins
valable que celui de Xu
Xing »62. Pour Liu, Xu Xing fut le premier à élaborer en Chine des concepts
anarcho-communistes, mais son propos était encore imparfait, parce qu'il
valorisait uniquement le travail agricole et dévalorisait les autres corps de
métiers. À sa différence, Liu esquisse une société idéale dans laquelle les
hommes se regroupent en villages; afin de demeurer égaux, ils changent tous les
ans d'activité, faisant alterner aussi bien les travaux manuels et
intellectuels que les travaux agricoles et industriels63.
Si Liu oppose le propos de Mencius à
celui de Xu Xing, il ne contredit pas pour autantJ.-J. Rousseau. Au contraire,
il continue à s'appuyer sur les principes de la liberté et de l'égalité
rousseauistes pour étayer sa nouvelle conviction politique: « Nos anarchistes,
dit Liu, ont pour objectif final de faire régner le principe d'égalité dans
l'espèce humaine tout entière. »64 Pour montrer que tous les hommes sont égaux
à l'origine, il a recours au Citoyen de Genève:
Selon
Rousseau, dit-il, les hommes primitifs étaient égaux et indépendants, c'est un
principe immuable et prouvé par la science. Il s'ensuit donc que l'inégalité
parmi les hommes n'est arrivée que postérieurement: elle ne relève pas de la
nature humaine.65
Cependant, selon Rousseau, l'homme ne
doit renoncer en aucun cas à sa liberté, et l'inégalité est condamnable
seulement quand elle est contraire au droit naturel, alors que pour Liu Shipei,
la liberté personnelle pourrait être sacrifiée si certains en abusent en
portant atteinte à celle d'autrui et par là transgressent le principe de
l'égalité. Aussi, dit Liu Shipei, « des trois droits fondamentaux de {'homme
(renlei san da quan) :
égalité,
62
Ibid.
63 Cf. ibid,
p. 909.
64 Shen
Shu (Liu Shipei), «Wuzhengfu zhuyi zhi pingdeng guan» (Du concept
de
l'égalité anarchiste), 1ïanyi bao. n° 4, 25/7/1907, n° 5, 10/8/1907, et n° 7,
15/9/1907, in XHSL, vol. 4, p. 918.
65
Ibid, p.
919.
180
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
indépendance
et liberté, bien qu'ils soient tous conférés par le Ciel (tianfu), c'est l'égalité qui est la plus
importante »66. Par là, on observe encore une différence fondamentale qui
sépare le Citoyen de Genève de son admirateur d'Extrême-Orient: c'est que pour
le premier la sauvegarde de la liberté individuelle est son souci primordial,
tandis que pour le second la préoccupation majeure est la réalisation d'une
société égalitaire.
Conclusion
Bien
que Liu Shipei tâche d'établir la « quintessence du contrat social chinois»
dans son ouvrage, ce à quoi il aboutit n'est plus un concept purement chinois:
à l'expression elle-même ainsi qu'à son contenu sont attachées des idées
nouvelles qui dépassent la limite de la notion traditionnelle de primauté du
peuple. Désormais le peuple ne se borne pas à être considéré
comme « fondement de l'État» (min wei bang ben), c'est à
lui de prendre les décisions dans les affaires d'État et d'élire les hommes du
gouvernement qui nc sont que ses représentants; le peuple a le droit de les
révoquer. si ces derniers l'empêchent d'exercer ses droits.
En réalité, cet ouvrage a été conçu plus
à des fins politiques que scientifiques, nous comprendrons donc plus aisément
son caractère polémique. Liu Shipei chercha à établir des analogies entre la
pensée occidentale et extrême-orientale, tout en montrant que la Chine ne se
trahissait pas elle-même en se transformant en un État démocratique. Selon lui,
l'idée démocratique s'était déjà trouvée dès l'origine dans la culture
chinoise. Il différait ainsi des « conservateurs obstinés» qui prirent pour
fondement le savoir chinois (zhongxue wei ti) et rejetèrent la pensée politique
occidentale.
Ainsi que Zhang Binglin, autre lettré de formation
classique, il s'attache profondément à la culture chinoise. Tous deux ont
ressenti, comme beaucoup d'autres de leurs compatriotes, non seulement la
gravité de la crise nationale, mais aussi celle de la crise culturelle qui l'accompagnait.
À leurs yeux,
66 Ibid. p. 918.
181
Wang
Xiaoling
celle-ci
était encore plus grave et plus profonde que celle-là. Aussi le problème de la
sauvegarde du « savoir national» (guoxue) s'est-il posé comme condition primordiale pour le salut
national. Néanmoins, pour eux, il n'est pas question de préserver le savoir
national en se repliant
sur soi, encore moins de l'abandonner pour adopter une « occidentalisation
complète» ; au contraire, il faut faire renaître la culture nationale en « accommodant la pensée occidentale à
celle de la Chine» (huitong zhongxi)67. En ce sens, la Quintessence du contrat social chinois de Liu Shipei a contribué à promouvoir le
courant de l'essence nationale. C'est justement dans cet esprit que Liu Shipei
et Deng Shi allaient créer à Shanghai en 1905 une revue intitulée Guocui
xuebao (Journal d'études
de l'essence nationale) qui devait marquer l'essor de ce courant68.
67
Zheng Shiqu, Wanqing guocui pai (L'école de l'essence nationale à la fin des
Qing),
Pékin, Beijing Shifan daxue chubanshe, 1993, p. 52.
68 Cf. ibid, p. 8.
182
Liu Shipei et son concept de contrat social chinois
Caractères chinois
(dans
l'ordre d'apparition dans le texte)
Liu Shipei
(Liu Shih-p'ei), et autres surnoms: Guanghan, Shenshu ZhonggIIJMinyue
Minyue
tongyi
Kang y
ouwei
Nakae
Tokusuke (Chômin)
Minyue
yi jie (en
japonais, Minyaku- Yaku-kai) Yang Tingdong
Harada Sen
Yishu
huibian
Minyue
lun
Zhongguo
jindai qikan bianmu huilu ZhongguoMinyue jingyi
Sheyue
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Qiu
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Shipei et son concept de contrat
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186 |
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Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
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Texte de
Yang Tingdong (I:7~2):
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~~=~~~Z.. -~¥Z*~~tl.~R~.
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j:~Jî.
B~*:f:.~RYf~~~. m~~~Hçt;J6Jî. t;JffiflFJF. ffij;gj:~ ~Z.. m-~-}È/GPJ~~. ~;gj:Z~)t.
ap*~~~Z~)tt!!.. ;gj: tE. ~!J),aPtl.~Rz-*. tE.1ij~A. tE.~~flFJF.
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JL' ~ffiJliU~:>f-.
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~ 1~ C~, Fftf, )!J)
Qin
* Nous avons respecté la ponctuation du texte original. Voir
le Yishu huibian (Recueil
des traductions), N°2, p. 21.
187
Wang
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188
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Liu
Shipei et son concept de contrat
social chinois
Résumé
WANG Xiaoling : Liu Shi pei et son concept de contrat
social chinois
Liu
Shipei (1884-1919), lettré de la fin des Qing et du début de la République
chinoise, fut considéré comme un des penseurs éminents de son temps, en dépit
du changement de sa position politique, de révolutionnaire républicain à
réactionnaire. Cette étude vise, d'une part, à rappeler le contexte historique
dans lequel fut publié l'ouvrage de Liu Shi pei, La quintessence du contrat
social chinois (fin
1903), inspiré de la traduction du Contrat social de J.-J. Rousseau faite
par Yang Tingdong, et, d'autre part, à serrer au plus près le texte pour mettre
en lumière la manière dont Liu Shi pei s'efforça de rapprocher la pensée de
J.-J. Rousseau de celle des penseurs chinois malgré leur différence
fondamentale due aux deux systèmes que formait l'ensemble des conceptions
sociopolitiques de l'Europe et de la Chine à cette époque. Comme beaucoup de
ces compatriotes, Liu Shipei se soucia de sauvegarder le « savoir national ».
Mais différent de ceux qui prirent pour fondement le savoir chinois et
rejetèrent la pensée politique occidentale, Liu Shi pei chercha à faire
renaître la culture nationale « en accommodant la pensée occidentale à celle de
la Chine ». Il essaya d'établir des analogies entre la pensée occidentale et
extrême-orientale, tout en montrant que la Chine ne se trahissait pas elle-même
en se transformant en un État démocratique, car l'idée démocratique se trouvait
dès l'origine dans la culture chinoise.
Abstract
WANG Xiaoling: Liu Shipei and his Concept of Social
Contract for China
Liu Shipei (1884-1919), scholar of the end of the Qing and
beginning of the Chinese Republic, has been considered as an eminent thinker of
his time, despite the fact that he changed from revolutionary to reactionnary.
From one side, this study is to recall the historical context in which Liu
Shipei published The Essence ofChinese Social Contract (end of 1903's), inspired
by the translation of Contrat social of J.-J. Rousseau from Yang Tingdong, and from
another, to weil analyze Liu's texts in order to highlight the way in which he
tried to bring together the thinkings of J.-J. Rousseau and those of Chinese
thinkers, in des pite
189
Wang
Xiaoling
of the fondamental differences resulting from this two
different systems that represented the social-political concepts in Europe and
China at that time. Like man y of his compatriots, Liu was concerned by the
safegard of "national inheritance" and differed from those who took
the Chinese inheritance as a foundation for rejecting the Western political
thinking. He wanted to revitalize the Chinese culture by "accommodating it
with Western thinking." He tried to establish some similarities between
both thinkings and to demonstrate that China will not betray herself in becoming a democratic
country since democratic thinking existed from ever in the Chinese culture.
190