« Du foin dans la tête

ou quelques lumières sur le sexe…

                                                      des plantes »

d’après Jean-Jacques Rousseau

adaptation de Pauline Tanon

Dans un jardin anglais, en 1766. Jean-Jacques Rousseau rencontre la duchesse de Portland. L’action se déroule en quatre  tableaux :

I.        Printemps                    p. 2

II.       Été                               p. 7

III.     Automne                     p. 15

IV.     Hiver                           p. 21

Texte déposé à la SACD

Contact Pauline Tanon : 06 98 19 03 30

  1. Printemps

(Jean-Jacques est en train d’observer une fleur, couché dans l’herbe, quand la duchesse entre)

La duchesse – Monsieur ?… Jean-Jacques… Rousseau ?

Jean-Jacques – Madame ?

La duchesse – Lady Margaret Cavendish…

Jean-Jacques – (Se relevant :) La duchesse de Portland ! Que faites-vous là ?  Vous êtes-vous égarée ?

La duchesse – Je vous dérange ?

Jean-Jacques – Ah non ! C’est mon état naturel. Votre apparition va y remédier.

La duchesse – (L’ayant observé attentivement, en entomologiste :) Vous êtes beaucoup plus intéressant que sur la gravure que j’ai de vous dans mon cabinet de curiosités. Je vous y admire coiffé d’une sorte de bonnet à longs poils et vêtu d’un manteau doublé de la même grosse fourrure noire. Avant votre arrivée à Londres, vous suiviez la mode russe ? ou bien polonaise ?

Jean-Jacques – Arménienne, milady.

La duchesse – Ah tiens ! Depuis que le roi en a eu un exemplaire, cette gravure a fait la fortune de son auteur, vous savez.

Jean-Jacques – Et de son commanditaire !

La duchesse – David Hume !

Jean-Jacques –  J’y suis représenté comme un ours ! Ne me parlez plus de ce David Hume. Il ne mérite plus le nom d’ami ou de philosophe ! C’est un fourbe, un traître ! Son graveur a peint mon visage comme sa plume peint mon caractère. Non content de m’avoir injustement flétri, il essaye à présent de me couper de toute ressource et de toute communication avec le continent et de me laisser périr ici de douleur et de misère ! Mais citez-moi un seul Anglais qui ait eu personnellement à se plaindre de moi !

La duchesse – Ne vous échauffez pas tant, je vous prie !

Jean-Jacques – Je ne sais pas m’animer modérément. Il faut que je sois de feu ou de glace ; quand je suis tiède, je suis nul. Madame la duchesse, je serais consolé de l’injustice publique, si vous pouviez me voir sous mon jour véritable. Votre franche estime me dédommagerait, je le sens, du mépris de tous les autres.

La duchesse – Je ne vous vois pas autrement que comme le philosophe de Genève, dont je vous prie de croire que je suis la fidèle lectrice et bien souvent l’élève.

Jean-Jacques – Aujourd’hui, je désire être le vôtre.

La duchesse – Le mien ?

Jean-Jacques – Votre élève…

La duchesse – Et que voulez-vous que je vous enseigne ?

Jean-Jacques – La botanique, Madame la Duchesse.

La duchesse –  La botanique !

Jean-Jacques – Mais oui, cette précieuse science où vous passez pour si savante, et où moi, je m’évertue sans pouvoir dépasser les premiers balbutiements d’un vieil enfant. Ah ! Madame la Duchesse ! si je pouvais faire avec vous cinq ou six herborisations, je suis sûr de ne jamais oublier ce que j’aurai le bonheur d’apprendre par vous.

La duchesse – (Riant :) Ce serait délicieux, mais inconvenant. Non ? Comment dit-on ? Inadequate ? Inadéquat à votre science philosophique.

Jean-Jacques – Mais que dites-vous ? J’ai une passion pour la botanique, et je crois plus utile de découvrir une seule nouvelle plante, à votre suite, que de prêcher pendant cent ans tout le genre humain.

La duchesse – Vous n’êtes pas sérieux. Comment supporteriez-vous les leçons d’une « femme qui pense », vous qui expliquez dans L’Emile qu’une « fille lettrée restera fille toute sa vie, tant qu’il y aura des hommes sensés sur la terre » ?

Jean-Jacques – (Riant à son tour :) Ai-je écrit cela !

La duchesse – Mot pour mot. Je connais presque par cœur la plupart de vos livres !…

Jean-Jacques – Et moi, je n’ai plus la mémoire des livres, il ne m’en reste que pour les personne et pour les bontés qu’on a pour moi. Par cœur, dites-vous ?

La duchesse –  J’ai pris cette habitude de mémoire, petite fille, en lisant inlassablement le roman de la duchesse de Newcastle, ma grand-mère. Le connaissez-vous ?

Jean-Jacques – Je ne veux lire avec vous que ce grand Livre de la Nature dont je vous conjure, Madame la Duchesse, de m’apprendre à épeler quelques mots après vous…

La duchesse – Voyons, quel feuillet tenez-vous là ? Montrez-moi. Voyons, je compte une, deux, trois… cinq étamines assemblées autour du pistil : cinq maris pour une seule femme, c’est une pentadria mysogynia…

Jean-Jacques – Monogynia… Ah non ! Je ne suis pas misogyne ! Je considère que l’homme et la femme ne diffèrent en rien d’autre qu’en ce qui est du sexe. Et je crois l’avoir écrit.

La duchesse – Non.

Jean-Jacques – Non ?

La duchesse – Non, non.

Jean-Jacques – Bon ! Pour tout le reste, je considère que la femme est homme : elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés. La machine est construite de la même manière, les pièces sont identiques  –  enfin, presque toutes – , le jeu de l’une est celui de l’autre.

La duchesse – L’homme et la femme seraient-ils égaux par nature ?

Jean-Jacques – Oui, excepté en ce qui concerne le sexe. C’est d’ailleurs une des merveilles de la nature que d’avoir pu faire deux êtres si semblables en les constituant, de ce point de vue, si différemment.

La duchesse – Leur différence de positions dans la société ne tiendrait donc qu’à cette différence anatomique !?

Jean-Jacques – Mais oui ! L’une est la conséquence de l’autre. L’homme et la femme sont en cela assujettis à une loi naturelle, antérieure, il est vrai, à l’amour, qui veut que dans leur union l’un soit actif et fort et l’autre passif et faible.

La duchesse – Cet assujetissement pèse depuis si longtemps sur les femmes qu’elles ont fini par l’admettre. Mais je vous avoue ma surprise de vous entendre dire qu’il est naturel !

Jean-Jacques – Ah non ! Il ne s’agit pas ici de galanterie mais de philosophie. Vous conviendrez d’abord avec moi qu’une conséquence de ce principe naturel de l’union des sexes, c’est qu’il faut nécessairement que l’un veuille et puisse et qu’il suffit que l’autre résiste peu. Je vous concède que la nature a doté la femme de plus de facilité d’exciter les désirs que l’homme de les satisfaire. Or, c’est par sa résistance et la violence de ses charmes, et non par sa faiblesse, que la femme parvient à obliger l’homme à trouver sa force et à en user, car cette force est faite pour lui plaire. Vous admettrez donc que l’homme dépend, qu’il le veuille ou non, du bon plaisir de la femme. De là… (Il note sur un papier :) De là tout le jeu de leurs différences de positions morales.

La duchesse – (Lui subtilisant ce papier pour le plier dans sa bourse :) Vous n’êtes plus à Paris, Rousseau. Cette théorie décrit parfaitement les mœurs françaises, mais les Anglais, sans doute sous l’influence de leur campagne, ont plus de souplesse. Cela se voit dans leurs jardins comme dans leurs couples, où « l’usage de la force » n’est pas nécessaire, non plus que « la violence des charmes »… Cette influence du règne végétal se manifeste jusque dans la société où une égalité des droits entre individus voit peu à peu le jour.

Jean-Jacques – Ah non ! Dans quelle nouvelle dispute essayez-vous de m’entraîner ? Non, Duchesse ! Je refuse de me laisser détourner plus longtemps de ma leçon sur ma pervenche. Instruisez-moi, milady, je vous en supplie : dites-moi où elle se trouve, son nom anglais, les particularités de sa floraison… Je veux tout savoir !

La duchesse – It’s a Periwinkle, une petite fleur des bois qui pousse en liberté sur les terres cachées et mouillées.

Jean-Jacques – Vos yeux scintillent du même bleu, ni clair ni foncé, mais agité, lumineux, profond…

La duchesse – Je lui ressemble en bien d’autres points. Comme elle, j’aime traverser les fourrés, longer les fossés, j’aime suivre le bord des rivières. Je passe mes journées parmi les nids d’oiseaux, les papillons, les insectes, dans l’espoir d’enrichir chaque jour mes collections de quelque individu nouveau et si possible rare. Regardez : j’ai attrapé un joli papillon ziczac, juste avant de tomber sur vous.

Jean-Jacques – Oh ! Quel admirable spécimen ! Ah ! Madame, la Nature est pour vous sans mystère et je crois que tous les animaux, même les plus sauvages, aspirent à tomber dans votre filet. Oh ! j’en connais un qui vivrait avec grand plaisir apprivoisé dans votre ménagerie, en attendant l’honneur d’être un jour admis en momie dans votre cabinet.

La duchesse – Vous êtes bien aimable, Monsieur Rousseau. Mes collections deviendraient immortelles !

II. Été

La duchesse – Hello ! Je suis venue vous remercier pour vos envois d’herbes et de fleurs…

Jean-Jacques – (Montrant sa récolte du jour :) …que celles-ci viendront bientôt compléter. Je voulais vous donner mon herbier que j’ai apporté de Suisse, mais il s’est pourri en chemin. Je vais devoir d’abord trier les échantillons, les démoisir, retrouver les noms à moitié effacés. À propos de noms, comment ferons-nous pour nous entendre ? Je ne connais pas les noms anglais.

La duchesse – Et moi, je ne connais presque aucun nom français…

Jean-Jacques – C’est-à-dire qu’il y en a très peu ! Toutes les plantes ont un nom dans votre langue, parce qu’elles vous sont familières, mais les Français ne se donnent pas la peine de les nommer. Ils considèrent que la botanique est une étude d’apothicaire. Pour eux, les fleurs ne sont bonnes qu’à des lavements, qui n’ont malheureusement pas la vertu de les purger de leur ignorance crasse.

La duchesse – J’ai trouvé un Synopsis of Brittish Plants que je serais contente de vous faire parvenir.

Jean-Jacques – Je ne peux pas accepter ! C’est un cadeau bien trop coûteux.

La duchesse – Je vous en prie, c’est pour mieux nous comprendre…

Jean-Jacques – Oui, mais non… De toute façon, rien ne vaudra jamais vos instructions verbales. Aucun des livres de ces botanistes modernes ne répond à mes questions. Si  j’y trouve la classe et l’ordre des plantes, je n’ai aucun moyen de savoir si elles sont grandes ou petites, si leurs fleurs sont bleues ou rouges, quel est leur port ? Rien. Pas le moindre dessin. C’est désolant !

La duchesse – Eh oui ! mais comment faire autrement ?

Jean-Jacques – Alors, j’ai eu l’idée de petits herbiers, plus commodes en promenade que les ouvrages de Linné ou de Murray ! J’y travaille en ce moment. Pour qu’ils tiennent dans la poche, je n’y mets que des petites plantes pouvant y entrer de la racine à la fleur, toutes entières. Elles ne sont pas les moins curieuses et elles ont le charme des miniatures. Ces petits herbiers portatifs pourront être de précieux guides pour les débutants et des mémoratifs très utiles pour des botanistes comme vous, Madame la Duchesse.

La duchesse – Je vous commande tout de suite un moussier ! Avec les noms latins de Linné recopiés de votre belle main.

Jean-Jacques – Ah ! pour les mousses, il faudra que vous m’aidiez car si je distingue à peu près les genres, je n’arrive encore à reconnaître qu’un très petit nombre d’espèces, notamment dans les genres difficiles, comme les Hypnum ou les Lichen.

La duchesse – Et les Jungermannia. Vous n’aurez plus le temps d’écrire !

Jean-Jacques – Je le prendrai. En attendant, puisque plus personne n’achète mes livres, je pourrais commencer à distribuer mes premiers herbiers. Chaque herbier comporterait d’abord six cents plantes, et j’en fournirais ensuite chaque année un nouveau cahier de cent plantes à chacun de mes acquéreurs.

La duchesse – Mon cher Rousseau, voilà un projet proprement encyclopédique !

Jean-Jacques – Vous vous moquez un peu cruellement, Madame la duchesse…

La duchesse – Mais pas du tout ! Ah ! C’est ce terme d’« encyclopédique » que vous me reprochez, à cause de ce méchant Denis Diderot. Très bien, je le retire. Je voulais dire : de portée universelle ! Bon, vous voilà des racines plein les mains, des  feuilles plein les poches…

Jean-Jacques – … et du foin plein la tête ! Tant que j’herborise, je ne suis pas malheureux. Ne pouvant la laisser vide, j’empêche en m’empaillant la tête qu’il n’y reste place pour d’autres fatras.

La duchesse – Des fatras ?!

Jean-Jacques –  Madame la duchesse, la botanique est pour moi une affaire de raison : je ne veux pas laisser germer dans mon cœur les levains de la vengeance ou de la haine que mes ennemis y sèment chaque jour à poignées. Ces petits herbiers, par le soin et la concentration qu’ils demandent, me permettent de mettre à distance ces passions haineuses que vous ne connaissez pas, que je n’ai guère connues que chez les autres et que je ne veux pas laisser m’approcher. Milady, nos herborisations me redonnent le goût du bonheur et de la vie. Et je ris à l’idée des tourments incroyables que mes persécuteurs se donnent pendant que moi je jouis avec vous du plaisir d’étudier secrètement de nouvelles plantes.

La duchesse – Retournons donc à nos études, si elles garantissent votre bonheur. Ah ! qu’est-ce que c’est ? Tiens, par exemple ! Je n’arrive pas à  identifier ce spécimen !

Jean-Jacques – Je ne sais pas, moi non plus. Ses capsules séminales me font penser à une fougère, mais sa taille et sa substance sont celles d’une mousse… Une bien curieuse capillaire !

La duchesse – Et très jolie ! N’ayant ni pointe ni loupe sur moi, je vais l’emporter pour l’étudier au microscope. Oh, mais ses racines sont abîmées… J’aurais tellement voulu en faire pousser sur ma rocaille…

Jean-Jacques – J’irai en détacher d’autres échantillons et je viendrai les transplanter sur vos murs.

La duchesse – Épargnez-vous cette peine !

Jean-Jacques – Ce ne sera pas une peine, mais un plaisir sûrement très vif et facile à obtenir.

La duchesse – Don’t you dare, Rousseau ! Don’t be ridiculous !

Jean-Jacques – Je sais où les trouver : elles poussent dans les creux humides, entre les fentes des roches, à fleur de… (s’étendant de tout son long dans l’herbe, comme pris d’un vertige : ) Ah !

La duchesse – (Penchée sur lui, puis assise à ses côtés pour essayer de le ranimer :) Oh ! dear ! What happens ? Jean-Jacques !

Jean-Jacques – (Reprenant peu à peu ses esprits :) Duchesse ! Mes émois vous étonnent ? Ce que je fais couché dans l’herbe ? Voulez-vous que je vous confie un secret ? J’ai la vue si basse que c’est la seule façon pour moi d’étudier une fleur sur pied. En me mettant à son niveau. Dans ce quelque chose de bleu aperçu dans l’herbe, je découvre, en étant tout près, de la pervenche encore en fleur !

La duchesse – Et laissez-moi deviner : cette petite fleur vous en évoque une autre.

Jean-Jacques – En effet, Madame la duchesse. Vous avez je ne sais quoi aussi qui me rappelle Madame de Warens : le même œil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaieté, jusqu’à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse… Serions-nous ici aux Charmettes ?

La duchesse – Les Charmettes ? Les lieux du charme ?

Jean-Jacques – Oui, et d’une charmante qui comme vous herborisait parmi les haies et dans les broussailles. Elle savait me faire remarquer dans la structure des fleurs mille choses curieuses qui m’amusaient beaucoup. Ah ! comment dire ce qui n’est ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti ? Le bonheur n’est dans aucun objet en particulier. Le bonheur est permanent, il est partout. Comment dire ? On ne peut décrire la véritable jouissance… (Silence)

La duchesse – Dois-je vous…

Jean-Jacques – Shhh !

La duchesse – …vous laisser à votre rêverie ?

Jean-Jacques – Je me tais, je vous contemple et je suis le plus heureux des hommes.

La duchesse – « Réunis et ensemble, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens ! »

Jean-Jacques – Le bruit et le tumulte resserrent et étouffent mes sentiments, le calme et la paix les raniment et les exaltent… (Un petit silence) Mais comment faites-vous pour si bien deviner les ressorts de mon cœur ?

La duchesse – « O ces moments consacrés au silence et recueillis par l’amitié ! On veut être pour ainsi dire recueillis l’un dans l’autre. Je n’ai vu personne en France avoir la moindre idée de cet état de contemplation qui fait un des grands charmes des hommes sensibles. La langue, il est vrai, fournit un babil facile aux attachements médiocres ; mais jamais ce qu’on dit à son amie peut-il valoir ce que l’on sent à ses côtés ? Mon Dieu ! Qu’une main serrée, qu’un regard aimé, qu’une étreinte et que le soupir qui la suit disent de choses et que le premier mot qu’on prononce est froid après tout cela ! » Je vous avais prévenu : je vous connais par cœur…

Jean-Jacques – Mais où ai-je écrit cela ?

La duchesse – C’est votre description d’une « matinée à l’anglaise » dans La Nouvelle Héloïse

Jean-Jacques – Je suis toujours d’accord avec moi-même sur ce point : j’ai besoin de silence pour aimer.

La duchesse – J’adore cette caractéristique des chercheurs, hommes de lettres ou de sciences. C’est cette qualité de silence qui m’a tout de suite séduite chez le docteur Linné… puis chez son disciple, le docteur Solander.

Jean-Jacques – Solander ?

La duchesse – Il faut que vous le rencontriez. C’est lui qui a fait venir Linné, il y a six ans, en Angleterre. Linné est rentré en Suède, où le roi l’a accueilli avec tous les honneurs, tandis que Solander est resté chez nous, ou plus précisément chez moi, où il classe mes collections, aidé de sir Banks, qui quitte le British Museum pour nous rejoindre. Deux jeunes gens remarquables à tous points de vue.

Jean-Jacques – Ah ! Taisez-vous ! Vous ravivez de si douloureux souvenirs… Si j’ai longtemps résisté à l’appel de la botanique, c’est qu’un botaniste m’avait précédé chez Madame de Warens, jusque dans son lit…

La duchesse – Cessez là votre comparaison ! Vous en devenez indiscret.

Jean-Jacques – Indiscret ?

La duchesse – Oui.

Jean-Jacques – Vous trouvez indiscret que je montre mon âme ?

La duchesse – Oui.

Jean-Jacques – En ces jours de pluie fréquents, quand je n’herborise pas avec vous, j’ai entrepris d’écrire ma vie. Pas ma vie extérieure comme les autres, mais ma vie réelle, celle de mon âme, l’histoire de mes sentiments les plus secrets. Je dis tout, le bien, le mal, tout ; ce que nul homme n’a fait avant moi, et ce que sans doute nul autre ne fera après moi. Je n’en suis pas encore à cette époque où je découvrais la douleur d’être trompé, mais j’y arriverai bientôt. Personne ne saurait m’empêcher de me transporter chaque jour, sur les ailes de l’imagination, dans cet asile béni des Charmettes où je recommence en idée mes promenades, qui furent pour moi les jours les plus purs de ma vie. Je ne demande aucune autre éternité.

La duchesse – I must confess… It’s so romantick. Vous le dites avec tellement de passion.

Jean-Jacques – Romantic ? Oh, it sounds indeed better than our « romanesque »… How do you spell it ?

La duchesse – R-O-M-A-N-T-I-C-K.

Jean-Jacques – En rêvant que je suis aux Charmettes, j’y prends un plaisir plus vif qu’autrefois, car à présent – ne bougez pas, de grâce ! – une image charmante vivifie ces objets qui trop souvent autrefois échappaient à mes sens dans mes extases… (Un tout petit silence.) À mesure que l’imagination s’attiédit, cela vient malheureusement plus difficilement et ne dure pas si longtemps. Hélas, c’est quand on commence à quitter sa dépouille qu’on  est le plus offusqué !

La duchesse – L’héroïne du roman de ma grand-mère, en essayant de sortir de son corps par ce genre de délire de l’imagination, est passée dans un autre monde.

Jean-Jacques – Un autre monde ? Un autre corps ? Ah non ! non ! C’est dans ce monde-ci que j’arrive à m’oublier moi-même, que j’arrive à…

La duchesse – Oui, mais dans vos extases vous quittez le monde réel !

Jean-Jacques – Peut-être, car, en effet, il semble que mon âme, soudain délivrée du tumulte de la vie sociale, part s’entretenir, pour ainsi dire, avec les intelligences célestes…

La duchesse – Méfiez-vous, Jean-Jacques ! Ces créatures sont bien plus dangereuses que celles des salons que vous fuyez ! Ma grand-mère s’était, elle aussi, créé un monde imaginaire, dans lequel elle prétendait « jouir de tout à la fois, globalement et en particulier, sans limite ni opposition, à sa convenance », sur les ailes de l’esprit… Savez-vous quelles intelligences célestes elle y a rencontrées ? Des hommes-renards, des hommes-poux, des hommes-oiseaux, des hommes-singes, des hommes-araignées et, tenez !,  des hommes-ours… Attention ! Pour tous, elle était folle à lier.

Jean-Jacques – Oui ! Quoique j’aime trop à parler de moi, je n’aime pas à en parler avec tout le monde : c’est ce qui m’a fait abuser de l’occasion que vous m’offriez et qui me plaisait. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré.

La duchesse – Que faites-vous ? Vous vous refermez comme un homme-huître, alors que je n’ai pas mis une goutte de citron dans notre conversation.

Jean-Jacques – Pardonnez-moi… Pardonnez-moi si, plein d’un sentiment qui déborde, je me laisse aller à vouloir partager avec vous l’impression du moment sans retenue et même sans scrupule. J’ai besoin d’une amie selon mon cœur !  Sondez-moi sur l’existence de Dieu, sur la nature de l’âme, sur la moralité de la vie humaine – mais attendez ! – sur le vrai bonheur, sur ce que je pense des doctrines à la mode et de leurs auteurs, enfin sur tout ce qui pourra vous faire connaître mes vrais sentiments sur l’usage de la vie et sur sa destination, sur mes vrais principes de vie…

La duchesse – Ne bougez plus.

Jean-Jacques – Je suis sûr de n’aimer que ce qui est bien… (Assis en bord de scène, au public :)

Quand je suis libre, je ne fais que du bien. Mais, sitôt que je suis sous la contrainte, je deviens rebelle, rétif et alors, je suis nul.

(Il distribue des papiers au public sur lesquels est écrit : « Si la nature

a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. »)

  1. Automne

La duchesse – Attention ! Vous allez écraser une… viola lutea.

Jean-Jacques – Ah ! non, ce n’est pas de la pensée sauvage.

La duchesse – Mais si ! J’en ai transplanté plusieurs plants dans mon jardin. On l’appelle aussi Star of Bethlehem…

Jean-Jacques – Pardonnez-moi, Milady, mais je ne vois pas de rapport entre cette plante et le viola lutea… Voyons : six pétales, six étamines en plumaceau… Ah ! c’est peut-être une ornithogale, de la famille des liliacées ? Mais non, sa racine n’est pas bulbeuse !  Ou alors… si c’était un Pseudo-Asphodelus anglicus ?

La duchesse – Si vous voulez…

Jean-Jacques – Il faut que je sache son nom, car je ne peux être indifférent sur rien de ce qui me vient de vous. Vous avez le teint d’une Anglaise et rosissez, Milady, dans de belles nuances d’incarnat…

La duchesse – Et vous, vous avez le ton d’un Français et pâlissez, monsieur le philosophe, dans un style étonnamment vert ! (Se penchant pour ramasser une nouvelle fleur :) Oh ! regardez plutôt : voilà un individu qui pousse naturellement en Angleterre ! (Elle tend la fleur à Jean-Jacques, qui s’en saisit.)

Jean-Jacques – (Observant la fleur :) Et dans les Alpes ! Une ombellifère, à fleur blanche, garnie d’étamines et de pistils en même temps…

La duchesse – Encore une hermaphrodite !

Jean-Jacques – Oui, c’est le sort de la plupart des fleurs, pauvres êtres immobiles, incapables de s’aller chercher l’un l’autre pour se perpétuer…

La duchesse – Et c’est pourquoi je doute que la méthode sexuelle du règne végétal décrite par Linné corresponde, comme il me l’a laissé entendre, aux lois générales de la Nature…

Jean-Jacques – Comment cela ?

La duchesse – Les caractères sexuels des plantes sont si divers qu’il n’a pas pu les ranger en moins de vingt-quatre classes…

Jean-Jacques – …selon le nombre, la proportion et la situation des étamines. Des caractères plus précis et faciles à distinguer que ceux  donnés par Tournefort.

La duchesse – Si vous voulez.

Jean-Jacques – Mais si ! Je suis bien plus sûr d’identifier une fleur au nombre et à la place de ses organes sexuels qu’à ses feuilles ou au nombre et à l’enroulement de ses pétales en rose, œillet ou entonnoir.

La duchesse – Mais vous m’éloignez de la question que je voulais vous poser…

Jean-Jacques – Pardon, milady, je suis confus… C’est par un mouvement involontaire, car vous savez très bien que je suis votre humble serviteur.

La duchesse – On prétend que la botanique est une science délicate, propre à troubler les femmes…

Jean-Jacques – Je ne le pense pas.

La duchesse – Eh bien, je veux profiter de vos lumières : malgré mes six enfants, je ne crois pas avoir eu la chance de pratiquer l’hermaphrodisme ni la polygamie, que l’on admire dans le règne végétal ; et c’est pourquoi je vous demande franchement : pourquoi Linné a-t-il voulu voir d’aussi grandes similitudes entre la reproduction humaine et la reproduction végétale ?

Jean-Jacques – Je vous confirme tout nettement, darling, qu’en effet, comme l’indique notre cher Linné dans son Systema Naturae, l’acte de la fructification est exactement celui de la copulation.

La duchesse – Je n’arrive pas à le croire !

Jean-Jacques – Eh bien, vous serez donc étonnée d’apprendre que la symétrie est parfaite. Alors, pour la partie mâle, les filets des étamines fonctionnent tout à fait comme les vaisseaux spermatiques, portant sur les anthères, comparables aux testicules, une poussière qui est la liqueur séminale. Pour la partie femelle, le stigmate de la fleur en est la vulve, le style la trompe ou le vagin, selon les espèces, et le germe joue le rôle d’utérus ou de matrice, si vous préférez. Quant au réceptacle, par où les semences tiennent au péricarpe, il constitue le placenta.

La duchesse –  La poussière des anthères est donc la liqueur séminale… Jusque-là, je suis d’accord. Mais enfin, comment se déroule exactement la fructification ?

Jean-Jacques – Cela se voit à l’œil nu chez des espèces non hermaphrodites comme l’ortie, for example. J’ai pu observer personnellement comment l’ortie mâle parvient à projeter sa semence sur une ortie femelle parfois distante de plusieurs pieds.

 La duchesse –  I can’t believe it !

Jean-Jacques – Mais si, mais si ! Par un mouvement subit de détente de ses filaments, qui lancent avec force, en un nuage blanc, leur poussière prolifique sur l’ortie femelle. Ah ! Et les capsules du buis, qui par grande chaleur explosent avec un bruit impétueux ! Ou encore mieux : le concombre sauvage qui, sans prévenir, mouille et inonde, et pique les yeux de son observatrice !

La duchesse – Ah ! mais ce mouvement m’évoque celui par lequel les fleurs se ferment à la nuit tombée pour dormir ! Pensez-vous que ce soit le signe que, comme les animaux, elles sont douées de volonté ?

Jean-Jacques – C’est complètement absurde ! Nonsense !

La duchesse – C’est pourtant ce que me dit Erasmus Darwin…

Jean-Jacques – Qui est ce gentleman ?

La duchesse – Un voisin, un ami, un très grand savant qui, au contraire de Linné, a su refuser le poste de docteur auprès de Sa Très Gracieuse Majesté, afin de préserver sa liberté.

Jean-Jacques – Ah ! voilà ! Vous finissez vous aussi par me faire reproche d’avoir accepté une pension de votre roi !

La duchesse – Mais pas du tout ! Il n’y a pas de comparaison possible : étant citoyen de Genève, vous savez très bien que cette pension ne vous contraint en rien. D’ailleurs, l’agacement que cause votre présence ici aux Français suffit aux plaisirs de Notre Majesté.

Jean-Jacques – Votre roi est bien le seul à trouver du plaisir à ma présence sur son sol !

La duchesse – Calmez-vous ! Vous savez bien qu’il n’en est rien. Sur la liste de vos admirateurs, il vous faut aussi compter sur ce cher docteur Darwin. Il a traduit vos principes d’éducation en un ouvrage à l’intention de ses deux filles, que je n’aurais pas osé, je vous l’avoue, utiliser pour les miennes… Il se passionne pour l’électricité, la vapeur, les machines et me tient parfois de curieux propos sur la création du monde. Aujourd’hui, ses idées, si elles étaient exposées au public, feraient scandale, mais je rêve qu’un jour elles connaissent, par l’intermédiaire de l’un de ses petit-fils peut-être, la postérité que je souhaite aux écrits de ma grand-mère… (Un ange passe.) Très bien. Dites-moi, Rousseau, vous avez parfaitement décrit la copulation de l’ortie, mais avez-vous fini d’identifier celle-ci ? (Regardant l’ombellifère :) Son feuillage est maintenant flétri par vos manipulations. Comment nous y reconnaître ?

Jean-Jacques – Une plante n’est pas plus sûrement reconnaissable à son feuillage qu’un homme à son habit !

La duchesse – Comment désignez-vous cette partie sous l’ombelle ?

Jean-Jacques – L’involucre, ou l’enveloppe si vous préférez.

La duchesse – C’est bien. Chez la petite ciguë, elle porte trois pointes extérieures, tandis que celle du cerfeuil l’enveloppe tout autour.

Jean-Jacques – Oui, et le persil n’a que quelques courtes folioles, fines comme des cheveux et distribuées en tous sens, dans la grande ombelle comme dans les petites.

La duchesse – Cet échantillon n’est décidément plus en état de nous renseigner…

Jean-Jacques – Mais ne le jetez pas, enfin ! Ne savez-vous utiliser que vos yeux ? Et vos doigts ? votre nez ? votre bouche ?… Madame la Duchesse, permettez-moi de vous apprendre à vous servir du toucher, de l’odorat et du goût. Tenez, froissez légèrement cette tige et flairez-la. Le cerfeuil musqué et le persil ont une odeur agréable, alors que la ciguë est puante et vireuse. (Comme elle refuse de se livrer à ce petit jeu, il prélève un morceau qu’il mâche.) Son goût aussi va nous renseigner. Ah oui ! celui de la ciguë est désagréable et cuivreux…

La duchesse – Mais que faites-vous ?! (Silence) C’est du persil ?

Jean-Jacques – Ah ! Je sens une amertume…

La duchesse – Arrêtez de faire l’enfant !

Jean-Jacques – (Chantant-parlant, la voix étranglée par l’émotion :)

Quel tourment ! ah, quel martyre !

Qu’il est affreux à souffrir !

Gémir dans l’âme et n’oser dire :

Hélas ! je me sens mourir.

Heureux dans sa douleur amère

Qui peut au moins verser des pleurs.

Mais toujours souffrir et se taire !

Ah ! c’est la pire des douleurs.

J’ai essayé de composer hier soir cette petite chanson sur mon épinette…

La duchesse – Vous exprimez vos douleurs, mais pour moi, leur cause reste mystérieuse…

Jean-Jacques – Je ne supporte plus tous ces Darwin, Solander et autres Banks… Ne comprenez-vous pas que je voudrais être votre herboriste exclusif ?

La duchesse – Mon herboriste exclusif ?! Et quel sera le sujet de notre étude ? Les formes, les couleurs, les parfums et les goûts de la flore locale ?

Jean-Jacques – Mais oui ! Je vous offre tout cela.

La duchesse – Le système de reproduction des fleurs ne vous aura donc rien appris, mon fol ami. Ne comprenez-vous pas que, comme plusieurs étamines fécondent un pistil, plusieurs hypothèses fécondent une pensée et plusieurs pensées, une existence ? Mon veuvage m’a ouvert les yeux et je refuse de limiter mes conceptions aux théories d’un seul homme, fût-il le plus savant.

IV. Hiver

Jean-Jacques – (Rédigeant les « Confessions », il se relit :) Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon. Je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions : le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre… (Complétant son texte, il le dit en même temps qu’il l’écrit :) …un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu’en dedans.

La duchesse – (L’interrompant, par une intervention « théâtrale » :)

« Lorsque, du haut de la voûte céleste, l’ardent Syrius lance sur l’Angleterre ses flèches embrasées, lorsque les pluies cessent de rafraîchir les campagnes, que meurent les cours d’eau et que la pulpe de la terre craque, se fend et s’entrouvre, Pervinca se retire au fond des vals obscurs. Elle implore, languissante, les Nayades : "Venez à moi, jeunes rosées ! À moi ! » soupire-t-elle. Hélas ! Est-il trop tard ? Mais non cinq jeunes sylvains, attentifs à ses soupirs, volent à son secours : ils lui présentent à boire. Heureuse et reconnaissante, elle mouille ses lèvres avec grâce dans leur liqueur bienfaisante, qui ranime sa force et ses attraits. »

Voilà la petite traduction, que j’ai faite hier soir, d’un brouillon du docteur Darwin. Il a l’audacieux projet d’écrire un poème scientifique, où les fleurs, comme vous le voyez, s’expliqueraient par elles-mêmes… (Annonçant un second « numéro » :)  « La Capucine » !

Jean-Jacques – Ah non ! vous n’allez pas vous improviser actrice !

La duchesse – Vous vous improvisez bien chanteur ! L’hiver est long, comme vous le verrez, en Angleterre, et la botanique peut être assaisonnée de fantaisies, par mauvais temps, à l’abri des vérandas… Je n’improvise pas, je joue. C’est un de mes plaisirs favoris. Voudras-tu le partager avec moi ?

Jean-Jacques – Moi ?… jouer ? …mais quel rôle ?

La duchesse – Celui d’un jardinier ardent, inventif et jaloux, qui tutoierait ses fleurs.

Jean-Jacques – (Perdant ses mots :) Que… quelle étrange pastorale… On verrait des légumes exprimer des sentiments… Et ensuite vous donnerez aussi la parole aux pierres et aux objets ?

La duchesse – Pourquoi pas ?

Jean-Jacques – Pardonne-moi, mais je ne pourrai jamais exprimer des idées qui ne sont pas les miennes. J’ai cru souvent déceler des sentiments exquis chez mon chien Sultan, dont je suis volontiers l’esclave, mais je ne pourrais pas faire semblant d’en apercevoir dans un chou !

La duchesse – Sultan ? Voilà, certes, un partenaire de choix, et tu peux garder ton costume de berger du Caucase avec lequel tu as déjà eu un joli succès ! « L’Ours et le Chien », fable naturelle, de Monsieur Jean-Jacques Rousseau ; si toi et Sultan venez jouer à Londres, je me charge des invitations.

Jean-Jacques – Pourquoi toujours se moquer ? La tendresse des animaux m’a plus d’une fois sauvé, quand je désespérais de gagner celle des femmes. J’ai découvert le plaisir de les apprivoiser en les attirant patiemment, par des mots, des gestes, des regards, jusqu’à ce que les plus timides – les oiseaux, les poissons – s’aventurent à accepter d’abord une miette, puis mes caresses.

La duchesse – Ah ! tu les caresses ? Et moi je les empaille, chacun à sa place, dans des postures qui imitent la vie : les oiseaux sur leurs œufs ou battant des ailes, les papillons à quelques centimètres des branches, les coquillages délicatement posés sur le sable. Perdue dans la contemplation de ces univers miniatures, j’accompagne en rêve les voyageurs qui me les remirent entre les mains. Et je parcours à leurs côtés les Amériques, les Brésils, la Guinée…

Jean-Jacques – Je préfère me perdre comme un insecte parmi les herbes de ce pré que d’escalader, même en imagination, les palmiers d’Afrique ou les cèdres du Liban.

La duchesse – Tu n’accompagneras donc pas Solander et Banks dans leur expédition au Pacifique ?

Jean-Jacques – Pourquoi faire ? Sous prétexte d’explorer la Nature, ils ne font que s’en s’éloigner, sans voir autour d’eux ses richesses ! Quel tribut aux charmes d’une femme que tous ces cadavres d’animaux, ces graines aux formes étranges, que… que tu t’efforces vainement de naturaliser dans ton jardin !

La duchesse – J’y parviens bien souvent !

Jean-Jacques – Laisse tout cela ! Tu fais des monstres ! Tu crois y admirer la Nature, ce n’est que son travesti ! Elle y a peut-être plus d’éclat mais elle ne sera jamais aussi touchante qu’au fond de ces bosquets sauvages que nous connaissons… Ne sens-tu pas comme ton jardin, en singeant la Nature, la défigure ?

La duchesse – Cher Hamlet ! Tu m’évoques à l’instant ce triste seigneur, aussi sauvage que toi dans ses attaques. Souviens-toi que ses folies lui ont valu d’être exilé en Angleterre, pour y être assassiné ! Oui, assassiné ! Sur l’ordre de la reine, sa mère, qui voulait jouir en toute liberté de son jardin dénaturé, aux fleurs exotiques, vénéneuses et carnivores.

Jean-Jacques – Maman… Pardon ! (Se jetant à ses genoux :) En parlant des jardins, j’ai peut-être médit du tien, mais si j’y étais, je jure que je lui ferais bientôt réparation.

La duchesse – Réparation ? Crois-tu que cela soit en ton pouvoir ? (Le faisant se relever :) Allons, Jean-Jacques, relevez-vous. Il n’est plus temps : je pars demain pour Londres… où je vais passer la saison d’hiver. C’est pourquoi je suis venue ce soir. Nous voilà donc au moment de nous séparer… jusqu’au printemps.

Jean-Jacques – C’est quand je sens que je vous perds que je vous gagne enfin tout à fait.

La duchesse – Réponse de Saint-Preux à Julie à l’annonce de son mariage, La Nouvelle Héloïse, troisième partie. Oubliez-vous que je suis votre meilleure lectrice ? Non, Rousseau, inventez-moi une autre fin à notre histoire, plus adaptée, plus… romantick !

Jean-Jacques – (Après un tout petit silence, sur un ton détaché :) L’hiver ne plaît qu’à la raison. Quand il n’y aura plus rien sur cette terre… Oh ! j’herboriserai dans ma tête, pleine des souvenirs de nos rencontres.

La duchesse – Please, just a few words… et je m’en vais.

Jean-Jacques – (Bredouillant :) Ma… Madame… Il faut pour cela que vous soyez partie. Et même, comprenez-moi, j’attends cela avec impatience, car en votre présence je ne sais rien… je ne sais rien voir de ce que je vois. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme, mais, au lieu de m’éclairer, il m’éblouit, m’aveugle. Je sens tout et je sens que je ne vois rien, je suis hors de moi, je ne pénètre rien. Quand vous serez partie, tout ce que nous avons dit et fait me reviendra et je me rappellerai chaque détail de nos rencontres : les regards, le ton des voix, les gestes, les silences, vos attitudes, chaque circonstance ; les fleurs de votre robe, celles que vous avez coupées, celles que vous avez placées dans vos cheveux ou foulées de vos jolis pieds ; le creux blanc de votre bras sous votre manchette, et celui, plus blanc encore, de votre gorge ; sous vos cheveux relevés, ces petits cheveux dans votre cou, fins, si fins, comme les feuilles de persil que je mâchais pour tenter de vous émouvoir ; et vos yeux de pervenche qui riaient toujours. Loin de vous, plus rien ne m’échappera et je trouverai alors ce que j’ai pensé : en promenade dans les bois et sur les rochers, m’agitant dans mon lit les nuits d’insomnie, je sentirai enfin le long tumulte s’apaiser et s’organiser dans mon cerveau pour être en état d’être mis sur le papier.

(FIN)