Maux de cœur et mots d’esprit

Frank Pierobon & Christophe Van Staen

Un spectacle éblouissant où l'élégance de l'esprit devient feu d'artifice et de sens. La fine culture de Frank Pierobon s'est alliée à celle de Christophe Van Staen pour concevoir ce « récital de pensée ». Pièce de théâtre composée de deux tiers de textes découpés dans l'œuvre entier des philosophes, et un tiers qui semble aussi vrai que le vrai parce qu'il recompose les attitudes d'esprit, de cœur, de style et de recherche qui furent celles d'un certain XVIIIe où beaux esprits et salons littéraires semblaient avoir été créés les uns pour les autres. La musique originale de Pierobon se fond dans l'oreille du spectateur tant elle s'accorde à la mise en scène (conçue avec Bambina Liberatore) dont la souplesse permet à chaque séance de s'adapter à un public différent. Même à celui des écoles où les ados rencontrent dans ces textes leur propre questionnement !

Luc Norin, La Libre Belgique, 14 mars 2005

La pièce a été créée au Théâtre-Poème de Bruxelles1 (directrice Monique Dorsel), en mars 2005 et elle a été jouée une cinquantaine de fois. Le rôle de Denis Diderot a été tenu par Jean-François Politzer, celui de J.-J. Rousseau par Franck Dacquin et celui de Mme d'Epinay par Bambina Liberatore, qui a également conçu la mise en scène avec Frank Pierobon, lequel a également écrit une musique originale pour le clavecin, ainsi que les dialogues complémentaires enchâssant divers textes originaux dont l'origine est rappelée dans les notes en bas de page.

www.theatrepoeme.be

Scène I

Madame d’Épinay, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau

Mme d’Épinay Enfin, Monsieur Diderot, vous apparaissez. J’ai cru l’heure venue où votre excellent ami, Monsieur Rousseau, pouvait s’estimer dupé en venant ici sur la seule promesse de vous y voir.

Denis Diderot lui fait une sorte de courbette.

Jean-Jacques Rousseau (à Mme d’Épinay) Qu’il se fasse donc désirer, notre philosophe, si vous m’offrez de l’attendre avec vous.

Denis Diderot (à Jean-Jacques Rousseau, en l’embrassant) Je me ferai désormais un scrupule de n’être jamais exact, pour vous complaire, mon bon ami.

Mme d’Épinay Suffit-il que vous apparaissiez pour que l’on veuille par dessus tout être de votre société. Les Grands et les Puissants s’enivrent de vos pensées, s’arrachent vos livres, boivent vos paroles… les Rois vous veulent consulter…

Jean-Jacques Rousseau (en aparté) Le Très-Saint Père, lui-même, serait tenté, Dieu lui pardonne…

Denis Diderot J’ai l’amitié républicaine, une république où seuls mes amis sont rois.

Mme d’Épinay Qu’il est doux de vous idolâtrer, Monsieur, et que vous êtes donc cruel avec ceux que vous daignez couronner…

Denis Diderot C’est que je suis l’esclave de ce qui me vaut, à tort ou à raison, les faveurs du public : la philosophie, ses grands labeurs, ses grandes peines…

Jean-Jacques Rousseau Ses peines ! La gloire d’être publié, la plus grande gloire d’être lu.

Mme d’Épinay Et le plus grand mérite d’être fêté par ceux dont le jugement sain | .

Jean-Jacques Rousseau …leur épargne la tentation de faire à tout propos de la métaphysique. Restons simples… nous brûlions tout deux de vous voir. Le moindre retard nous est une blessure, la moindre inquiétude, une injustice. Votre impérieuse maîtresse…

Mme d’Épinay (en aparté pédagogique, mais vers le public) Cette tâche immense de l’Encyclopédie.

Jean-Jacques Rousseau …ne vous laisse aucun répit, et vous fera mourir. Nuit après nuit…

Mme d’Épinay Que j’ai donc hâte d’en voir le septième Livre… Quel ouvrage immense, quels mérites assurés… voilà donc la condition des gens de lettres, que leur labeur et la force de leur génie mettent au rang des grands de ce monde, auxquels ils survivront sans doute dans l’histoire éternelle. Mais à quel prix! …d’incessantes corrections, des visites à la Ville et à la Cour, des articles qu’il vous faut susciter et peut-être réécrire parfois, que sais-je, encore, ces amis qu’il vous faut mander de vos nouvelles et solliciter sans relâche…

Jean-Jacques Rousseau …éperonné d’un impérieux désir…

Mme d’Épinay De mettre tous d’accord pour soutenir une œuvre dont personne ne pourrait se flatter d’en être le seul auteur.

Jean-Jacques Rousseau Et faire d’un tel joug l’instrument commun de toutes ces voluptés que seule la gloire peut vous valoir… Que je vous plains, mon ami…

Mme d’Épinay Non, ce n’est pas de vous que je voudrais me plaindre, mais de ce que vous n’eussiez pas plusieurs vies dont une nous reviendrait, à nous, vos amis, qui tendrement, vous réclamons…

Denis Diderot Me voilà repayé au centuple de tous mes embarras dans la part que vous y prenez, mes bien chers amis. Oui, nous mourrons, s’il le faut, à finir cette Encyclopédie, oui, nous travaillerons à éclairer ce séjour des lumières éblouissantes de la saine raison, de la sagesse et de la philosophie. Si mon nom reste, comme vous avez la bonté de me le faire entrevoir, ce sera, j’en suis sûr, pour avoir été votre ami (se tournant vers Jean-Jacques Rousseau), l’ami de Jean-Jacques Rousseau, (amorçant une révérence moqueuse) l’immortel auteur du Discours sur l’inégalité, du Devin du Village et de …

Jean-Jacques Rousseau Et de ce qu’il me reste encore à écrire. Mais vous faites meilleur cas de moi que ce public parisien, voué aux modes et aux passions du jour. Car c’est bien vous qu’on appelle «le Philosophe» et dont le nom retentit jusqu’aux confins des empires barbaresques… Je suis, quant à moi, voué à l’oubli et c’est probablement le sort qui me convient le mieux.

Mme d’Épinay Vous ai-je donc jamais oublié?

Jean-Jacques Rousseau L’eussiez-vous pu ! Par vos bienfaits, je goûte bien malgré moi, à une forme singulière de bonheur qui devrait faire mon étude, si j’avais quelque sens commun. Il n’y a que vos soins et vos caresses qui puissent me faire supporter tous ces bienfaits. Oui, Madame… Depuis que vous m’avez recueilli en votre Hermitage, vous serez bien aise d’apprendre que mon séjour me charme de plus en plus. Vous ou moi nous changerons beaucoup, ou je n’en sortirai jamais. Vous goûtez conjointement, avec M. d’Epinay, le plaisir d’avoir fait un homme heureux1.

Denis Diderot Voilà la chose bien dite et une grande joie que de voir un homme reconnaissant de pouvoir avouer son bonheur à celle à qui il le doit, Madame d’Épinay, la plus charmante des femmes d’esprit de Paris…

Mme d’Épinay Ce doit donc être l’esprit qui me fit fuir Paris…

Jean-Jacques Rousseau Nous n’en serons jamais trop loin.

Denis Diderot Paris est désormais partout où l’on pense et où l’on ne parle que de vous.

Jean-Jacques Rousseau Voilà pourquoi il sied de se taire… la philosophie est à ce prix.

Denis Diderot L’on ne vit bien que parmi ses semblables.

Jean-Jacques Rousseau Quand on ne vit pas en soi, mais dans les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout, rien ne paraît bon ni désirable aux particuliers que ce que le public a jugé tel, et le seul bonheur que la plupart des hommes connaissent est d’être estimé heureux2.

Mme d’Épinay Mais je suis moi tellement heureuse, de votre société, des lectures dont je me suis instruite, de tous ces livres qui font la gloire des lettres françaises jusqu’aux confins russes et dont ici l’on fait grand cas… (désignant toute une bibliothèque)

Jean-Jacques Rousseau Je vous remercie de vos livres ; mais je ne lis plus ceux que j’entends, et il est trop tard pour apprendre à lire ceux que je n’entends pas. Je suis pourtant moins ignorant que vous ne m’accusez de l’être. Le vrai livre de la nature est pour moi le cœur des hommes, et la preuve que j’y sais lire est dans mon amitié pour vous3.

Denis Diderot Si vous savez l’y lire, c’est de vous en être suffisamment rapproché. Nous sommes tous un peu myope quant à lire les cœurs des hommes… L’homme sans doute est fait pour la société. Sa faiblesse et ses besoins le démontrent4. Il n’y a que le méchant qui soit seul5.

(musique)

Scène II

Jean-Jacques Rousseau

seul en scène, face au public

Je leur propose un homme, et tout ce qu’ils veulent de moi, ce sont des idées, des arguties métaphysiques, des lettres. Des lettres ! Voilà la nourriture de mon siècle. Des spectacles dans les grandes villes, des romans pour le peuple. Des spectacles où il importe d’être vu, des romans qu’il importe d’avoir lus. Ceux qui ne vont pas aux spectacles, ceux qui ne lisent point, ceux qui vont à pied, ne sont pas du monde ; ce sont des hommes du peuple, des gens de l’autre monde, et l’on dirait qu’un spectacle, qu’un livre ou qu’un carrosse ne sont point tant nécessaires pour se divertir, ou se conduire, que pour exister6. La nature et la raison sont réduites au silence : seules les chimères, les caprices, et l’opinion comptent désormais dans le cœur des hommes.

Des hommes ? Des jouets qui défigurent le divin modèle qu’ils portent en eux, des pantins prêts à régler leurs actions et leurs goûts sur la dernière brochure de tel philosophe à la mode. Qu’on me dise seulement ce qu’est la philosophie. Que contiennent les écrits des philosophes les plus connus ? Quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse ? A les entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans, chacun criant de son côté sur une place publique : « Venez à moi ! C’est moi seul qui ne trompe point » ?7

Je vis entouré de philosophes modernes qui ne ressemblent guère aux anciens : car au lieu de lever les doutes des hommes et de fixer leurs irrésolutions, ils ébranlent toutes les certitudes que ceux-ci croient avoir sur les points qu’il leur importe le plus de connaître8. J’ai feuilleté leurs livres, examiné leurs diverses opinions. Je les ai trouvé fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu ; n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres, et ce point, commun à tous, me paraît bien le seul sur lequel ils ont tous raison9. Ils laissent leurs passions gouverner leurs doctrines, ne songent qu’à l’intérêt qu’ils ont à faire croire ceci ou cela.

Mais que croient-ils eux-mêmes?10 Voilà une question qui leur paraîtra futile : les philosophes veulent briller par l’esprit, et vident ainsi leur cœur de toute affection. Tout comme ceux dont ils trompent le jugement, ils veulent plaire, être admirés, et être admirés plus que les autres. Ils font tout pour obtenir les applaudissements du public, et font encore davantage pour en priver leurs concurrents11. Véritablement, je ne suis plus surpris de voir ces soi-disant philosophes en continuelle admiration d’eux-mêmes, achevant toujours quelque folie, et commençant toujours d’être sage : car il y a longtemps qu’ils passent leur vie à se reprocher les idées de la veille, et à s’applaudir pour celles du lendemain12.

J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe, quelques âmes privilégiées, capables de résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie, et aux autres passions qu’engendre le goût des lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités, est la lumière et l’honneur du genre humain ; c’est à eux seuls qu’il convient pour le bien de tous de s’exercer à l’étude, et cette exception même confirme la règle ; car si tous les hommes étaient des Socrate, la philosophie alors ne leur serait pas nuisible, mais ils n’auraient aucun besoin d’elle13.

On m’accuse d’être philosophe : mais ne cherchant à plaire à personne, ne m’adressant qu’à ceux qui puissent me comprendre, je ne m’en sens pas l’âme. Sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire, et je les écoutais parler ; puis, voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchai la raison de cette dissemblance, et je trouvai qu’être et paraître étant pour eux deux choses aussi différentes qu’agir et parler, cette deuxième différence était la cause de l’autre, et avait elle-même une cause qui me restait à chercher14. Il faut laisser là tous les livres, commencer par redevenir nous, par se concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, pour en retrancher tout ce qui lui fut imposé par la main de l’homme.

Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse, et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui. Comment se fait cette séparation ? Cet art n’est pas si difficile qu’on pourrait croire, ou du moins la difficulté n’est pas où on la croit, il dépend plus de la volonté que des lumières15. La conscience est timide et craintive, elle cherche la solitude, le monde et le bruit l’épouvantent, les préjugés dont on la dit être l’ouvrage sont ses plus mortels ennemis, elle fuit ou se tait devant eux, leur voix bruyante étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre. A force d’être éconduite elle se rebute à la fin, elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et après un si long mépris pour elle il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir16. Seuls la solitude, le silence des passions, et la contemplation des vestiges de ce que furent les premiers temps, permettent d’étouffer la vanité des objets qui posent un voile sur notre être, et le défigurent. Voilà pourquoi le vrai philosophe ne peut se résoudre à vivre dans le monde. Voilà pourquoi celui qui aime vraiment l’homme est aujourd’hui contraint de le fuir.

Scène III 17

Madame d’Épinay, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau

Madame d’Épinay Oui, parlons-nous sans détour, sincèrement; mais considérez bien que nous ne sommes plus au temps où l’on appelait un chat un chat, et il faut apprendre de bonne heure la langue de son temps et de son pays.

Denis Diderot Ce n’est pas celle de la nature, et il n’y a que celle-là de bonne.

Jean-Jacques Rousseau Oui, si vous ne l’aviez pas corrompue; car, malgré son langage, elle n’en a pas moins travaillé de longue main à cette chose qu’on appelle pudeur

Denis Diderot Non pas à celle qu’on appelle ainsi de nos jours… Il y a des nations de sauvages, par exemple, où les femmes restent nues jusqu’à l’âge de puberté; certainement, elles n’en rougissent pas.

Madame d’Épinay Tant qu’il vous plaira; mais je crois que les premiers germes de la pudeur existent dans l’homme.

Jean-Jacques Rousseau

Je le crois; le temps les développa. La pureté des mœurs, l’inquiétude de la jalousie, l’intérêt du plaisir, tout y concourut.

Denis Diderot Et l’éducation s’est fait ensuite une grande affaire de ces vertus sublimes qu’on nomme maintien.

Jean-Jacques Rousseau Mais il fut un temps où, non seulement les sauvages, mais tous les hommes allaient tout nus.

Denis Diderot Maudit soit le premier, qui s’avisa de mettre un autre habit sur celui-là. Ce fut quelque petit vilain nain, bossu, maigre et contrefait; car on ne songe guère à se cacher quand on est bien.

Jean-Jacques Rousseau Et qu’on soit bien ou mal, on n’a pas de pudeur quand on est seul.

Madame d’Épinay Cela est-il bien décidé, Monsieur? Il me semble cependant que j’ai de la pudeur également.

Jean-Jacques Rousseau C’est l’habitude que l’on a d’en avoir avec les autres, qui la fait retrouver quand on est seul, Madame. Mais convenez au moins que vous avez beau en remporter l’impression chez vous, peu à peu elle s’affaiblit et devient moins scrupuleuse.

Denis Diderot Cela est sûr! Je vous jure que, quand on ne me voit pas, je ne rougis guère.

Jean-Jacques Rousseau Et point du tout quand on vous regarde… La belle pièce de comparaison: la pudeur de Diderot

Denis Diderot Ma foi, elle en vaut bien une autre. Je gage qu’il n’y en a pas un de vous, quand il fait bien chaud, qui ne renvoie d’un coup de talon toutes ses couvertures au pied de son lit? Adieu donc la pudeur. Belle vertu qu’on attache le matin sur soi avec des épingles.

Madame d’Épinay Ah! Il y en a beaucoup de ces vertus-là dans le monde!

Jean-Jacques Rousseau Combien de vices et de vertus dont il ne fut jamais question dans le code de la nature, et dont le nom ne fut point écrit au traité de la morale universelle!

Denis Diderot Il y en a une multitude de pure convention suivant les pays, les mœurs, les climats même; et le mal qui est écrit au traité de la morale universelle est mal partout. Il était le mal il y a dix mille ans; il l’est encore aujourd’hui.

Jean-Jacques Rousseau La morale universelle est la seule inviolable et sacrée.

Denis Diderot C’est l’idée de l’ordre; c’est la raison même.

Jean-Jacques Rousseau C’est la volonté de l’espèce entière.

Denis Diderot En deux mots, mes amis: c’est l’édit permanent du plaisir, du besoin et de la douleur.

Madame d’Épinay Mais cela est fort beau, ce qu’il dit là! Il parle comme un oracle. Buvons à la santé de l’oracle.

Denis Diderot Si je me transportais au commencement…

Madame d’Épinay Au commencement?

Denis Diderot Je verrais l’espèce humaine éparse sur la surface de la terre, toute nue…

Madame d’Épinay Mais cette idée vous plaît, car vous y revenez souvent…

Denis Diderot Soit; mais je voulais dire que, si quelqu’un alors s’avisa de se couvrir d’une peau de bête, c’est qu’il avait froid.

Madame d’Épinay Et pourquoi pas par honte?

Denis Diderot Et de quoi? D’être ce qu’on est?

Jean-Jacques Rousseau Cependant il vient un temps où la nature honteuse semble d’elle-même former un voile…, répandre une ombre…

Madame d’Épinay Tout beau, Messieurs; ceci devient scientifique.

Jean-Jacques Rousseau Si c’était là le dessein de la nature, elle n’attendrait pas si tard; et puis, elle voile aussi où il n’y a rien à voiler.

Denis Diderot

Ah! Si l’on ne s’était pas voilé, on eût de beaux bras, une belle gorge, une tête échevelée…; sans compter le reste!

Madame d’Épinay Je crois que, quelque idée qu’on se fasse de la pudeur, on n’en peut séparer celle de la honte.

Jean-Jacques Rousseau Mais, Madame, qu’est-ce que la honte?

Madame d’Épinay Je ne puis vous rendre ce que j’entends par là, qu’en vous disant que je me déplais à moimême toutes les fois que je suis honteuse. J’éprouve, alors, pour ainsi dire, l’appétit de la solitude… le besoin de me cacher.

Denis Diderot Cela est très bien dit, Madame. Mais cette déplaisance n’existerait pas sans la conscience de quelque imperfection; cela est sûr. Si l’imperfection dont vous rougissez n’est connue que de vous, le sentiment de la honte est court, faible et passager. Au contraire, il est long et cruel, si le reproche des autres se joint à celui de votre conscience.

Madame d’Épinay Si cela est, pourquoi donc suis-je soulagée lorsque j’ai avoué le sujet de ma honte?

Jean-Jacques Rousseau C’est que vous avez le mérite de l’aveu. Cela est si vrai, que vous n’auriez peut-être pas le courage de regarder celui qui l’aurait deviné.

Denis Diderot Voilà pourquoi j’avoue tous mes défauts…

Madame d’Épinay …quand vous voyez que vous les cacheriez inutilement.

Jean-Jacques Rousseau Et puis, il y a défauts et défauts. Ceux qu’on avoue sont bien voisins d’une vertu. Il y a plus à gagner qu’à perdre alors.

Madame d’Épinay Si vous admettez dans l’homme la possibilité d’aller nu sans rougir, vous admettrez bien d’autres choses.

Denis Diderot Eh! Mais sans doute. Sans l’exemple, sans les leçons de votre mère, les remontrances de votre bonne, vous auriez osé… Et que diable! Si les mouvements involontaires qui accompagnent les besoins de la nature et qui les décèlent nous font craindre la présence des autres, encore une fois, ce n’est pas par honte.

Jean-Jacques Rousseau

Cela est certain. Mais il est plaisant, en effet, que les lieux habités par les hommes soient les seuls où l’on rougisse d’obéir à l’impulsion de la nature.

Denis Diderot Cependant elle n’est pas seulement respectable par son caractère de généralité. Aussitôt qu’elle commande, la nature devient la source d’une sympathie mutuelle, d’une amitié tendre, d’une bienveillance active dont l’influence se répand sur toutes les autres affections.

Madame d’Épinay Reste à savoir si tous les objets qui n’excitent en nous tant de belles et de vilaines choses que parce qu’on en dérobe la vue, ne nous auraient pas laissés froids et tranquilles par une contemplation perpétuelle; car il y a des exemples de ces choses-là.

Denis Diderot Croyez-vous que le tact eût également perdu ses prérogatives? Les caresses de l’amitié auraient peu différé de celles de la tendresse. On se serait pris les bras, les cuisses, etc., comme la main, et cela aurait fait une jouissance perpétuelle.

Jean-Jacques Rousseau Mais comment en est-on venu, en effet, à se cacher d’une action si naturelle, si nécessaire et si générale?

Denis Diderot …et si douce!

Jean-Jacques Rousseau C’est que le désir est une espèce de prise de possession. L’homme passionné détourne la femme, comme le chien qui s’est saisi d’un os le porte à sa gueule jusqu’à ce qu’il puisse le dévorer dans un coin, et tandis même qu’il le dévore, il tourne la tête, il gronde, de peur qu’on ne le lui arrache. Je l’ai déjà dit à qui sait entendre; la jalousie est le germe de la pudeur.

Denis Diderot Si la nature est bien éclairée, elle est quelque fois bien bête.

Madame d’Épinay Ah! Cela est bien vrai!

Jean-Jacques Rousseau18 Eh bien! Je voudrais bien qu’on m’expliquât quel peut être le genre de misère d’un être libre, dont le cœur est en paix et le corps en santé. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence; plusieurs même qui s’en privent. Je me demande si on a jamais ouï dire qu’un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort? Qu’on juge donc avec moins d’orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n’eût été si misérable que l’homme sauvage, ébloui par les lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien….

FONDU AU NOIR

Scène IV19

Denis Diderot

seul en scène, face au public

Tahiti, dans les années 1750… C’est un vieillard qui parle. Il était père d’une famille nombreuse. A l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l’abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane...

Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit: « pleurez, malheureux Tahitiens ! Pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux.

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : «Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! Toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est a nous.

Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres. « Ce pays est aux habitants de Tahiti », qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi.

Laissons nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger. Lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisses nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Malheur à cette île ! Malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités !

MUSIQUE FONDU AU NOIR

Scène V20

Madame d’Épinay, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau

Denis Diderot Lorsqu’on fait un conte, c’est à quelqu’un qui l’écoute; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur.

Jean-Jacques Rousseau Et vous concluez de là?

Madame d’Épinay Vous avez de l’humeur.

Denis Diderot A mon ordinaire. Et je crois qu’il est à propos que je réserve mon historiette pour un moment plus favorable.

Jean-Jacques Rousseau C’est-à-dire que vous attendrez que je n’y sois pas.

Denis Diderot Ce n’est pas cela.

Madame d’Épinay Ou que vous craignez que je n’aie moins d’indulgence pour vous, tête à tête, que je n’en aurais pour un indifférent en société.

Denis Diderot Ce n’est pas cela.

Madame d’Épinay Ayez donc pour agréable de me dire ce que c’est.

Denis Diderot C’est que mon historiette ne prouve pas plus que celles qui vous ont excédée.

Jean-Jacques Rousseau Eh! Dites toujours.

Denis Diderot Non, non, vous en savez assez.

Jean-Jacques Rousseau

Savez-vous que de toutes les manières qu’ils ont de me faire enrager, la vôtre m’est la plus antipathique?

Denis Diderot Et quelle est la mienne?

Jean-Jacques Rousseau Celle d’être prié de la chose que vous mourez de faire. Eh bien! Mon ami, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien vous satisfaire.

Denis Diderot Me satisfaire!

Madame d’Épinay Commencez, pour Dieu, commencez.

Denis Diderot Je tâcherai d’être court.

Jean-Jacques Rousseau Cela n’en sera pas plus mal.

Diderot, par malice, se fait attendre. Il boit son café, se mouche, ouvre sa tabatière, prend une prise, etc.

Jean-Jacques Rousseau Si l’histoire est courte, les préliminaires sont longs.

Denis Diderot Voilà : Il faut avouer qu’il y a des hommes bien bons et des femmes bien méchantes.

Madame d’Épinay C’est ce qu’on voit tous les jours et quelquefois sans sortir de chez soi. Après?

Denis Diderot Et puis s’il y a des femmes très méchantes et des hommes très bons, il y a aussi des femmes très bonnes et des hommes très méchants;

Madame d’Épinay C’est tout ? En vérité, vous et les vôtres, vous êtes merveilleux pour faire quelque chose de rien. Vos têtes ressemblent à des bouteilles de savon; il n’y a qu’à souffler dedans pour les enfler et leur donner toutes sortes de couleurs.21

Denis Diderot Que voulez-vous que je fasse de neuf d’une chose si évidente. N’est-il pas une chose mieux connue de toute éternité, que l’homme et la femme sont deux bêtes très malfaisantes ?

Jean-Jacques Rousseau Quant à moi, cher ami, j’embrasse vos paroles ; on ne peut nier éternellement des vérités si évidentes. Nul besoin de paraboles ou de traité feuillu. D’ailleurs, pour ce qui touche nos hommes et nos femmes, j’ai en tête quelques vérités qui me vinrent lors d’une scène dont je fus témoin il y a deux jours à peine, rue Saint-Denis.

Denis Diderot Rue Saint-Denis ? Quel genre de vérité avez-vous bien pu trouver là ?

Jean-Jacques Rousseau « La femme fait plus de bruit, l’homme fait plus de mal ».

Madame d’Epinay Je suis curieuse de vous entendre, mais je crains l’anecdote.

Jean-Jacques Rousseau Je vous en laisse juge. J’ai donc vu cette femme, qui est bien la plus méchante bégueule de toute la rue Saint-Denis, et dont le mari passe pour le saint du quartier. Elle et son mari avaient ensemble quelque querelle, ce qui doit arriver fréquemment, si j’en juge à l’air sémillant et aux railleries que cette scène inspira aux quelques vieillards vineux qui faisaient toute leur société. La femme s’enivrait d’injures dont elle accablait son mari avec un tonnerre de cris effroyables, dont véritablement chacun ignorait le motif.

Madame d’Epinay Et moi aussi, je l’ai connue, elle s’appelait… comment s’appelait-elle déjà ? Je suis près de m’en bien souvenir, et puis non…

Jean-Jacques Rousseau Quand sa chère moitié trouva à propos de finir sa belle litanie, il prit froidement un bâton, la roua de coups, la laissa pour morte sur le carreau, et s’en alla tranquillement boire avec ses amis, accablé d’injures et de lassitude. Sans doute : la femme survécut, et quiconque déambule dans la rue Saint-Denis l’entendra de plus belle user de son éloquence pour tirer son doux époux dans la fange22.

Denis Diderot Pour moi, je ne vois dans cette bégueule que l’exemple d’une femme contrainte aux hurlements parce que son mari ne l’écoute pas. Dès le plus jeune âge, les femmes sont assujetties, tout comme nous, aux infirmités de l’enfance : mais elles sont plus contraintes et plus négligées dans leur éducation, abandonnées aux mêmes caprices du sort, avec une âme plus mobile, des organes plus délicats ; et rien de cette fermeté naturelle ou acquise qui nous y prépare. Elles sont réduites au silence dans l’âge adulte, elles sont sujettes à un malaise qui les dispose à devenir épouses et mères. Tristesse, inquiétude, mélancolie : tels sont leurs sentiments ; tel est le prix que nous leur faisons payer pour n’être pas homme. Il en est ainsi des femmes qui n’ont point votre fortune, Madame. Si j’avais un anneau magique capable de faire parler les animaux et que je l’utilisasse sur une jument, elle ne parlerait pas différemment que ces femmes-là.

Madame d’Épinay Vous fréquentez trop les juments pour être à portée de les distinguer des femmes et de nous comprendre…

Jean-Jacques Rousseau Personne ne l’est…

Madame d’Épinay Ce serait pourtant une bien noble entreprise, pour un philosophe, que de comprendre le sexe auquel il doit la vie, et, l’oserais-je dire, le moyen d’être heureux.

Jean-Jacques Rousseau C’est que vous ne l’êtes pas encore… (signe d’incompréhension). Philosophe ! La philosophie n’a rien à dire sur ces choses-là…

Denis Diderot Aussi s’emploie-t-elle à se taire.

Madame d’Épinay

Et moi qui ne suis point philosophe, je n’ai donc point à me taire sur mon état. Mais me direzvous enfin d’où viennent cette bizarrerie et cette différence entre les mœurs des hommes et des femmes? L’un des deux êtres, unis ensemble par des liens sacrés et indissolubles, peut-il donc avoir avec justice des permissions que l’autre n’a pas? Peut-il s’honorer, s’enorgueillir de ce qui fait la honte et l’humiliation de cette autre moitié de lui-même? Est-ce qu’il y a deux vertus, deux justice dans ce monde…? Je m’y perds… Oui, je m’y perds, et je trouve de l’imprudence même aux hommes de dire tout cela si franchement aux femmes23.

Denis Diderot La plupart des femmes ne cherchent qu’une condition supportable, s’il se peut, et ne souhaitent rien au-delà. Quant aux hommes, ils sont naturellement moins sensibles à leurs peines qu’à leurs charmes24.

Jean-Jacques Rousseau Tout cela sent le vrai… On ne saurait plus simplement de si hautes vérités !

Madame d’Epinay Vous ne me persuaderez pas, et vous allez ulcérer mon cœur en me donnant de vous une opinion que je serais fâchée d’avoir, mais qu’il faudra bien prendre cependant, si vous m’y forcez. Je vous l’avoue, je n’ai jamais vu autre chose, dans la qualification de préjugés qu’on donne aux principes les plus sacrés, que les sophismes d’un séducteur. J’espères que les miens sont trop bien gravés dans mon cour pour être jamais ébranlés.25

Jean-Jacques Rousseau Mais cette indifférence naît de leur différence. En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : ce sont les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés. La machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre. En tout ce qui tient au sexe, en revanche, la femme et l’homme ont partout des rapports et des différences. Dans l’union des deux sexes, chacun concourt également à l’objet commun, si j’ose dire, mais non pas de la même manière. L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible ; il faut nécessairement que l’un veuille…

Denis Diderot …et puisse !

Jean-Jacques Rousseau …oui. Et il suffit que l’autre résiste un peu. Il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme ; si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe26.

Denis Diderot Les femmes se contentent de peu, il est vrai, encore que la soumission à un maître qui leur déplaît soit pour elles un supplice subi en silence. J’ai vu une femme honnête frissonner d’horreur à l’approche de son époux ; je l’ai vue se plonger dans le bain, et ne se croire jamais assez lavée de la souillure du devoir. Cette sorte de répugnance nous est presque inconnue. Notre organe est plus… indulgent27

Madame d’Epinay

Ou moins délicat.

Jean-Jacques Rousseau

Précisément parce que le mérite de l’homme se trouve tout entier dans sa puissance : il plaît par cela seul qu’il est fort. Certes, ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens, mais c’est celle de la nature. Et la nature est antérieure à tout, même à l’amour. La femme doit plaire à l’homme, et cet art ne s’apprend pas : il naît avec elles ; elles l’ont toutes, et jamais les hommes ne l’ont au même degré28.

Madame d’Epinay (en aparté à Diderot) Sa jument lui aura-t-elle donc appris tout ce qu’elle sait ?

Denis Diderot (agacé, et faisant mine de ne rien entendre) Pour ma part, c’est surtout dans la passion de l’amour, les accès de jalousie, les transports de la tendresse maternelle, les instants de superstition, la manière dont elles partagent les émotions épidermiques et populaires que les femme m’étonnent. J’ai vu l’amour, la jalousie, la superstition, la colère, portés dans les femmes à un point que l’homme n’éprouva jamais. Le contraste de ces mouvements violents avec la douceur de leurs traits les rend hideuses ; elles en sont plus défigurées29. Masquer ses sentiments et séduire : voilà le vrai instinct d’une femme. Et voilà comment, cruelles dans la vengeance, constantes dans leurs projets, sans scrupules sur les moyens de réussir, les femmes nous demeurent impénétrables. Elles simuleront l’ivresse de la passion, si elles ont un grand intérêt à vous tromper ; elles l’éprouveront, sans jamais s’oublier. Certaines, pour atteindre leur but, changent de visage dix fois par jour. Mais remarquez ceci : quel que soit le visage qu’elles prennent, il plaît30.

Jean-Jacques Rousseau Mais la jeunesse d’un visage n’a guère besoin de fards pour plaire : la nature lui suffit.

Denis Diderot Allons, Rousseau ! Qu’une femme soit femme, et femme un peu coquette, ce n’est là rien que sa nature, et nous aurions bien tort de lui en tenir rigueur31.

Jean-Jacques Rousseau Mais cet artifice n’est qu’un mensonge.

Denis Diderot Pensez-vous qu’un visage sans fard ne puisse point se dissimuler, lui aussi ? La dissimulation et le mensonge sont les seules armes que nous ayons laissées aux femmes pour combattre secrètement le despotisme de l’homme32.

Madame d’Epinay (debout, face au public, comme pour le prendre à témoin) Tout beau, Messieurs ! C’est que nous sommes éduquées pour ne songer qu’à plaire et pour ainsi faire notre malheur. On nous fait un crime de donner notre cœur, et l’on n’est occupé qu’à nous inspirer l’art de plaisir. Allons-nous dans le monde? Trois heures entières sont employées à notre toilette. Un ruban, une fleur, s’attachent alors avec le même soin et la même attention qu’on en mettrait à l’affaire la plus importante. Un sermon de Mesdames nos mères sur les points qui doivent nous occuper pour plaire aux gens que l’on va voir précède la visite. Un jeune homme dans l’assemblée nous marque-t-il des préférences et nous tient-il des propos galants? Aussitôt le visage de nos mères s’épanouit de joie, et, de l’air le plus satisfait, elles nous disent à l’oreille de ne le croire ni de l’écouter.

Le lendemain si l’on reste au logis, lorsqu’on n’attend personne, un vêtement négligé nous repose des parures de la veille et semble être un habit d’étiquette pour recevoir les conseils, les leçons et toute la sévérité et la sécheresse des sermons que nous ne manquons pas d’essuyer de nos mères à la suite d’une fête. S’il arrive quelques visites dans ce jour de négligé, si ce sont des hommes surtout, on renvoie la jeune personne, on dit qu’elle n’est pas montrable, et l’on oublie qu’une heure avant on vient de lui bien recommander de ne faire nul cas de la parure.

Il me semble, mes chers amis, qu’il ne faut que le sens commun pour sentir les inconvénients de toutes ces bizarreries. Ne pourrait-on pas y remédier? Oh! C’est ce que j’ignore. Il faudrait savoir, d’abord, si c’est un si grand mal de chercher à plaisir et de donner son cœur. Je ne sais… Je ne le crois pas. Mais si c’en est un, il ne faut donc pas nous exposer sans cesse à un danger qu’on veut nous faire éviter. Car alors il y a de l’injustice à s’en prendre à nous des fautes que l’on nous fait faire.33

Jean-Jacques Rousseau ((debout, face au public, comme pour le prendre à témoin) Aussi bien, nous ne songeons pas à nous en prendre à vous, Madame, car injustice il y a, et Diderot a bien raison sur ce point comme sur tant d’autres. Et cela ne s’arrête pas à la parure, aux plaisirs ou à la sévérité des mœurs que nous exigeons de vous, Mesdames, en même temps que de prêter une oreille complaisante à toutes nos galanteries. N’avez-vous jamais trouvé admirable cet air de confiance avec lequel nous faisons la brillante énumération de tous les grands hommes que l’histoire a célébrés pour les mettre en parallèle avec le petit nombre d’héroïnes dont elle a daigné se souvenir ? Nous, les hommes, croyons bien trouver notre compte dans cette comparaison. Or est-elle bien équitable ? Considérez d’abord les femmes privées de leur liberté par la tyrannie des hommes, et ceux-ci maîtres de toutes choses, car les couronnes, les charges, les emplois, le commandement des armées, tout est entre leurs mains : ils s’en sont emparés dès les premiers temps par je ne sais quel droit naturel que je n’ai jamais bien pu comprendre et qui pourrait bien n’avoir d’autre fondement que la force majeure.

Considérez aussi le caractère de l’esprit humain, qui ne veut que du brillant, qui n’admire la vertu qu’au milieu des grandeurs et de la majesté, qui méprise tout ce que peuvent faire de plus grand et de plus admirable dans leur état des personnes soumises et dépendantes. Oui, Madame, si les femmes avaient eu autant de part que nous au maniement des affaires, et aux gouvernements des empires, peut-être auraient-elles poussé plus loin l’héroïsme et le courage, et s’y seraient-elles signalées en plus grand nombre. Toutes proportions gardées, les femmes auraient pu donner de plus grands exemples de grandeur d’âme et d’amour de la vertu que les hommes si notre injustice ne leur eût ravi avec leur liberté toutes les occasions de la manifester aux yeux du monde.

Pendant toute cette tirade, Diderot aura tenté sans cesse d’interrompre Rousseau mais sans y parvenir.

Denis Diderot Ah Rousseau ! Quand on écrit des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon34. À vous entendre parler d’elles, l’on conçoit aisément le plaisir que leurs grâces vous ont pu valoir. Ai-je raison de vous dire que le plus grand motif de tristesse pour une femme est de savoir dès sa jeunesse qu’elle mourra probablement sans avoir éprouvé l’extrême volupté, en sachant que cent fois, ses attentes seront trompées35. Vous avez le rare pouvoir de les rendre heureuses.

Jean-Jacques Rousseau Cher ami, venant d’un homme de votre goût que rien ne saurait lasser, cela m’est un compliment de prix.

Denis Diderot

Le prix que vous lui trouvez n’est que la menue monnaie du plaisir constant que votre amitié me procure et que vous me marquez avec tant de force.

Jean-Jacques Rousseau, C’est que j’ai le cœur gros de cette amitié et l’esprit empêché, tout me résiste et me rend maussade et soudain, les mots me viennent avec des flots de pleurs ; tout cède enfin et me remplit d’une joie sublime.

Denis Diderot (lui prenant les mains d’un air grave, tandis que Mme d’Epinay se demande ce qui se passe)

Je deviens meilleur rien qu’en me voyant à travers vos yeux.

Jean-Jacques Rousseau, Les miens se remplissent de larmes en considérant tout le bien que vous me faites, dont l’excès même me fait mal.

Denis Diderot « Sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage… » .

Jean-Jacques Rousseau, La peste soit de ce La Fontaine ou de ce puits sans fond où vous jetez mon cœur et l’amour que j’ai de vous… Qu’est-ce que donc votre amitié si elle vous porte à rire de moi ? Et faut-il que vous passiez continument des sentiments les plus sublimes aux rires les plus gras… Ah, vous riez, vous riez…

Denis Diderot Mais je ne ris pas de vous, Jean-Jacques, mais de moi et de ma tête qui chauffe de ces transports où je me laisse jeter… Non, non, ne vous attristez-moi de la gaité que vous me donnez, même si elle me fait déraisonner… Voyez notre amitié, qui me rend presque bête et vous donne de l’humeur…

Ils se réconcilient.

Musique Menuet

Ils dansent ensemble un menuet grotesque et cocasse devant Mme d'Epinay, ravie et quelque peu inquiète.

Scène V36

Jean-Jacques Rousseau

s’éloignant peu à peu du trio à pour se retrouver seul en scène, face au public

J’ai envie …de vous faire ma déclaration sur ce que j’exige de l’amitié, et sur ce que j’y veux mettre à mon tour. Reprenez librement ce que vous trouverez à blâmer dans mon code, mais attendez-vous à ne m’en pas voir départir aisément, car il est tiré de mon caractère, que je ne puis changer.

Premièrement : je veux que mes amis soient mes amis, et non pas mes maîtres ; qu’ils me conseillent sans prétendre me gouverner ; qu’ils aient toutes sortes de droit sur mon cœur, aucun sur ma liberté. Je trouve très singulier les gens qui sous ce nom prétendent toujours se mêler de mes affaires, sans rien me dire des leurs.

Qu’ils me parlent toujours librement et franchement ; ils peuvent me tout dire ; hors le mépris, je leur permets tout. Le mépris d’un indifférent m’est indifférent ; mais si je le souffrais d’un ami, j’en serais digne. S’il a le malheur de me mépriser, qu’il ne me le dise pas ; qu’il me quitte ; c’est son devoir envers lui-même.

S’il survient une querelle, je dirais bien que c’est à celui qui a tort de revenir le premier : mais c’est ne rien dire, car chacun croit toujours avoir raison. Tort ou raison, c’est à celui qui a commencé la querelle à la finir. Si je reçois mal sa censure, si je m’aigris sans sujet, si je me mets en colère mal à propos, il ne doit pas s’y mettre à mon exemple, ou bien il ne m’aime pas. Au contraire, je veux qu’il me caresse bien, qu’il me baise bien… Entendezvous? En un mot, qu’il commence par m’apaiser, ce qui sûrement ne sera pas long ; car il n’y eut jamais d’incendie au fond de mon cœur, qu’une larme ne pût éteindre. Alors, quand je serai attendri, honteux, confus, qu’il me gourmande bien, qu’il me dise bien mon fait, et il sera sûrement content de moi. S’il est question d’une minutie qui ne vaille pas l’éclaircissement, qu’on la laisse tomber ; que l’agresseur se taise le premier et ne se fasse pas un sot point d’honneur d’avoir toujours l’avantage. Voilà ce que je veux que mon ami fasse envers moi, et que je suis toujours prêt à faire pour lui dans le même cas.

Scène VI Reprise de la Scène IV

Madame d’Epinay Si vous voulez mon avis, Messieurs, laissons-là la philosophie, car vous parlez des femmes sans les vraiment connaître. Le secret de nos conversations, s’il était percé, vous ferait bientôt oublier vos beaux arguments.

Denis Diderot Vraiment ? Peut-être l’idée de mon anneau magique n’est-elle donc pas à rejeter. Ce serait un bien joli tableau qu’un homme glissé dans l’esprit d’une femme. Du reste, je me demande ce qu’il y trouverait.

Jean-Jacques Rousseau De la dissimulation.

Madame d’Epinay De la tendresse.

Jean-Jacques Rousseau Des mensonges, des mensonges élaborés sans vergogne.

Madame d’Epinay De la grandeur d’âme.

Jean-Jacques Rousseau Peut-être, mais une grandeur d’âme mêlée d’indécision, d’incessantes modifications.

Madame d’Epinay Du courage.

Jean-Jacques Rousseau Des complots !

Denis Diderot Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes; l’une prétendant qu’elles sont bonnes, l’autre méchantes: et tous deux ont raison; l’un sottes, l’autre pleines d’esprit: et tous deux ont raison; l’un fausses, l’autre vraies: et tous deux ont raison ; l’un avares, l’autre libérales: et tous deux ont raison; l’une belles, l’autre laides: et tous deux ont raison ; l’un bavardes, l’autre discrètes; l’une franches, l’autre dissimulées; l’un ignorantes, l’autre éclairées; l’une sages, l’autre libertines; l’une folles, l’autre sensées; l’un grandes, l’autre petites: et tous deux… ont raison37.

Scène VII

Madame d’Epinay Il me vient une idée bien folle.

Jean-Jacques Rousseau Laquelle ?

Madame d’Epinay L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme.

Denis Diderot Cette idée vous serait venue bien plus vite encore, si vous eussiez su que la femme a toutes les parties de l’homme, et que la seule différence qu’il y ait, est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans ; qu’un fœtus femelle ressemble à s’y tromper à un fœtus mâle…

Jean-Jacques Rousseau Je crois que vous dites des ordures à Madame d’Epinay.

Denis Diderot Quand on parle science, il faut se servir des mots techniques.

Jean-Jacques Rousseau Vous avez raison ; alors ils perdent le cortège d’idées accessoires qui les rendraient malhonnêtes. Continuez…

Madame d’Epinay Oui, oui, taisez-vous et ne vous mêlez pas de nos affaires38. Allons, Monsieur le Philosophe, buvez un verre de malaga et vous me répondrez ensuite à une question qui m’a passé cent fois par la tête et que je n’oserais faire qu’à vous

Jean-Jacques Rousseau Il est excellent ce malaga…

Denis Diderot Et votre question ?

Madame d’Epinay Que pensez-vous du mélange des espèces ?

Jean-Jacques Rousseau Ma foi, la question est bonne aussi. Je pense que les hommes ont mis beaucoup d’importance à l’acte de la génération et qu’ils ont eu raison ; mais je suis mécontent de leurs lois tant civiles que religieuses

Madame d’Epinay Et qu’y trouvez-vous à redire ?

Jean-Jacques Rousseau Qu’on les a faites sans équité, sans but, et sans aucun égard à la nature des choses et à l’utilité publique.

Madame d’Epinay Tâchez de vous expliquer

Jean-Jacques Rousseau C’est mon dessin. Mais… (consultant sa montre de gousset) J’irai vite et cela nous suffira. Nous sommes seuls. Vous n’êtes pas une bégueule. Vous n’imaginerez pas que je veuille manquer au respect que je vous dois, et quel que soit le jugement que vous portiez de mes idées, j’espère de mon côté que nous n’en conclurez rien contre l’honnêteté de mes mœurs.

Madame d’Epinay Très assurément ; mais votre début me chiffonne

Jean-Jacques Rousseau En ce cas changeons de propos.

Madame d’Epinay Non, non, allez votre train. Mais, cependant… (geste de prudence, hésitation et très rapidement) je m’en remets à vous…

Denis Diderot Votre question est de physique, de morale et de poétique…

Madame d’Epinay De poétique

Jean-Jacques Rousseau Sans doute. L’art de créer des êtres qui ne sont pas, à l’imitation de ceux qui sont est de la varie poésie. Cette fois-ci, vous me permettrez de citer Horace… Omne tulit punctum qui miscuit…

Denis Diderot

Utile dulci

Madame d’Epinay

Utile dulci ?

Jean-Jacques Rousseau Le mérite suprême est d’avoir réuni l’agréable à l’utile.

Denis Diderot La perfection consiste à concilier ces deux points. L’action agréable et utile doit occuper la première place dans l’ordre esthétique ; nous ne pouvons refuser la seconde à l’utile. La troisième sera pour l’agréable… et nous reléguerons au rang infime celle qui ne rend i plaisir ni profit.

Madame d’Epinay Jusque-là je puis être de vos avis, sans rougir ; où cela nous mènera-t-il (effet d’éventail)

Jean-Jacques Rousseau Vous l’allez voir. Madame, pourriez-vous m’apprendre quel profit ou quel plaisir la chasteté et la continence rigoureuse rendent soit à l’individu qui les pratique, soit à la société…

Madame d’Epinay (totalement interdite, interroge du regard Denis Diderot)

Denis Diderot Aucun

Madame d’Epinay Aucun, ma foi….

Jean-Jacques Rousseau Donc en dépit des magnifiques éloges que le fanatisme leur a prodigués, en épit des lois civiles qui les protègent, nous les rayerons du catalogue des vertu. Et nous conviendrons qu’il n’y a rien de si puéril, de si absurde, de si nuisible, de si méprisable, rien de pire, que ces deux rares qualités.

Madame d’Epinay On peut accorder cela (coup d’œil inquiet du côté de Diderot qui sourit)

Denis Diderot Prenez-y garde ; je vous en préviens. Tout à l’heure vous reculerez.

Madame d’Epinay (avalant sa salive) Nous ne reculons jamais.

Denis Diderot Et les actions solitaires…

Madame d’Epinay Eh bien ?

Jean-Jacques Rousseau Eh bien ! Elles rendent du moins du plaisir à l’individu, et notre principe est faux, ou…

Madame d’Epinay Quoi donc encore ?

Jean-Jacques Rousseau Oui, Madame, oui… et par la raison qu’elles sont aussi indifférentes et qu’elles ne sont pas aussi stériles. C’est un besoin ; et quand on n’y serait pas sollicité par le besoin, c’et toujours une chose douce. Je veux qu’on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous ? Je blâme tout excès ; mais dans un état de société tel que le nôtre, il y a cent considérations raisonnables pour une à charge, sans compter le tempérament et les suites funestes d’une continence rigoureuse, surtout pour les jeunes personnes, le peu de fortune, la crainte parmi les hommes d’un repentir cuisant,

Denis Diderot (en aparté à Mme d’Epinay) Le mal de Naples…

Jean-Jacques Rousseau Chez les femmes celle du déshonneur, qui réduisent une malheureuse créature qui périt de langueur et d’ennui, un pauvre diable qui ne sait à qui s’adresser, à s’expédier à la façon du cynique.

Denis Diderot Caton, qui disait à un jeune homme, sur le point d’entrer chez une courtisane, courage, mon fils…, lui tiendrait-il le même propos aujourd’hui ?

Madame d’Epinay Oui, euh… non. Que lui dirait-il au fait ? Il s’en faudrait que les pères accompagnassent leurs fils dans les petites maisons…

Jean-Jacques Rousseau Que lui dirait-il alors s’il le surprenait au contraire, seul, en flagrant délit ? « Cela est mieux que de corrompre la femme d’autrui ou que d’exposer ton honneur et ta santé». Eh quoi, parce que les circonstances me privent du plus grand bonheur qu’on puisse imaginer, celui de confondre mes sens avec les sens, mon ivresse avec l’ivresse, mon âme avec l’âme d’une compagne que mon cœur se choisirait et de me reproduire en elle et avec elle ; parce que je puis consacrer mon action par le sceau de l’utilité, je m’interdirai un instant nécessaire et délicieux ?

Denis Diderot On s’impose la saignée à toute occasion ; mais qu’importe donc la nature de l’humeur surabondante, et sa couleur, et la manière de s’en délivrer ? Elle est tout aussi superflue dans une de ces indispositions que dans l’autre….

Madame d’Epinay Voilà une doctrine qui n’est pas bonne à prêcher aux enfants.

Denis Diderot

Ni aux autres. Mais nous causons sans témoins et sans conséquence, et je vos dirai de ma philosophie ce que Diogène tout nu disait au jeune et pudique Athénien contre lequel il se proposait de lutter. Mon fils, ne crains rien ; je ne suis pas si méchant que celui-là (il désigne Jean-Jacques Rousseau en riant, lequel rit aussi tout en lui tirant la langue en se cachant de Madame d’Epinay)

Madame d’Epinay (en se couvrant les yeux) Ah grands dieux, je vous voir arriver et je gage…

Denis Diderot Je ne gage pas, vous gagneriez. Oui, Madame, c’est mon avis

Madame d’Epinay Comment ! Soit qu’on se renferme dans l’enceinte de son espèce, soit qu’on en sorte

Denis Diderot Il est vrai…

Madame d’Epinay Vous êtes monstrueux.

Jean-Jacques Rousseau Ce n’est pas lui… ce n’est pas moi non plus du reste. C’est ou la nature ou la société.

Denis Diderot Oui, Madame, c’est ou la nature ou la société. Et peut-être les deux. Ecoutez, Madame, je ne m’en laisse point imposer par des mots, et je m’explique d’autant plus librement que je suis net que la pureté connue de mes mœurs ne laisse prise d’aucun côté. (parlant de plus en plus lentement, comme pénétré de l’importance de ses paroles) Je vous demanderai donc, de deux actions également restreintes à la volupté, qui ne peuvent rendre que du plaisir, sans utilité, mais dont l’une n’en rend qu’à celui qui la fait et l’autre le partage avec un être semblable, mâle ou femelle, car le sexe ici, ni même l’emploi du sexe n’y fait rien, en faveur de laquelle le sens commun prononcera-t-il ?

Madame d’Epinay Ces questions-là sont trop sublimes pour moi

Jean-Jacques Rousseau Ah. Après avoir été un homme pendant quatre minutes, voilà que vous reprenez votre cornette et vos cotillons et que vous redevenez femme. A la bonne heure. Eh bien, il faut vous traiter comme telle… Voilà qui est fait, on ne dit plus mot de Mme du Barry… Vous voyez tout s’arrange. On croyait que la cour allait être bouleversée. Le maître a fait en homme sensé. Omne tulit punctum.

Denis Diderot

…qui miscuit…

Madame d’Epinay (totalement perdue) Ah oui… Utile dulci, l’utile et l’agréable…

Jean-Jacques Rousseau

Oui, le Roi a gardé la femme qui lui fait plaisir, et le ministre qui lui est utile… Mais vous ne m’écoutez pas… Où en êtes-vous ?

Madame d’Epinay J’en suis à ces combinaisons qui me semblent toutes contre nature.

Jean-Jacques Rousseau Tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors de nature. J’en n’en excepte pas même la chasteté et la continence volontaires qui seraient les premiers des crimes contre nature, si ‘on pouvait pécher contre nature, et les premiers des crimes contre les lois sociales d’un pays où l’on pèserait les actions dans une autre balance que celle du fanatisme et du préjugé.

Madame d’Epinay Je reviens sur vos maudits syllogismes, et e n’y vois point de milieu ; il faut ou tout nier ou tout accorder… Mais tenez, Messieurs les Philosophes, le plus honnête et le plus court est de sauter par-dessus le bourbier et d’en revenir à ma première question : que pensez-vous du mélange des espèces ?

Denis Diderot Il n’y a point à sauter pour cela. Nous y étions. Votre question est-elle de physique ou de morale…

Madame d’Epinay De physique, de physique.

Denis Diderot Tant mieux. La question de morale marchait la première, et vous la décidez. Ainsi donc…

Madame d’Epinay D’accord… sans doute, c’est un préliminaire… Mais je voudrais… que vous séparassiez la cause de l’effet. Laissons la vilaine cause de côté.

Denis Diderot C’est m’ordonner de commencer par la fin ; mais puisque vous le voulez, je vous dirais que grâce à notre pusillanimité, à nos répugnances, à nos lois, à nos préjugés, il y a très peu d’expériences faites ; qu’on ignore quelles seraient les copulations tout à fait infructueuses ; les cas où l’utile se réunirait à l’agréable ; quelles sortes d’espèces on se pourrait promettre de tentatives variées et suivies ; si les faunes sont réels ou fabuleux ; si l’on ne multiplierait pas en cent façons diverses les races de mulets, si celles que nous connaissons sont vraiment stériles…

Jean-Jacques Rousseau Mais un fait singulier, qu’une infinité de gens instruits vous attesteront comme vrai, et qui est faux, c’est qu’ils ont vu dans la basse-cour de l’archiduc un infâme lapin qui servait de coq à une vingtaine de poules infâmes qui s’en accommodaient. Ils ajouteront qu’on leur a montré des poulets couverts de poils et provenus de cette bestialité. Croyez qu’on s’est moqué d’eux

Madame d’Epinay (haussant les épaules et se tournant vers Denis Diderot) Mais qu’entendiez-vous par des «tentatives suivies» ?

Denis Diderot

J’entends que la circulation des êtres est graduelle ; que les assimilations des êtres veulent être préparées, et que, pour réussir dans ces sortes d’expériences, il faudrait s’y prendre de loin et travailler d’abord à rapprocher les animaux par un régime analogue.

Jean-Jacques Rousseau On réduira difficilement un homme à brouter… quoi qu’il soit facile de le faire ramper…

Denis Diderot Mais non à prendre souvent du lait de chèvre et l’on amènera facilement la chèvre à se nourrir de pain. J’ai choisi la chèvre par des considérations qui me sont particulières

Madame d’Epinay Et ces considérations ?

Denis Diderot Vous êtes bien hardie… C’est que… c’est que nous en tirerions une race vigoureuse, intelligente, infatigable et véloce dont nous ferions d’excellents domestiques.

Madame d’Epinay Fort bien, monsieur le savant. Il me semble déjà que je vois derrière la voiture de nos duchesses cinq à six grands insolents chèvre-pieds, et cela me réjouit…

Jean-Jacques Rousseau N’êtes-vous pas déjà accoutumé à y voir Voltaire ?

Denis Diderot Ne voyez-vous pas qu’avec de tels auxiliaires, nous ne dégraderions plus nos frères à des fonctions indignes d’eux et de nous ?

Madame d’Epinay Cela se conçoit…

Denis Diderot C’est que nous ne réduirions plus l’homme dans nos colonies à la condition de bête de somme

Madame d’Epinay Vite, vite, mettez-vous à la besogne, et faites-nous des chèvre-pieds…

Denis Diderot Et vous le permettriez sans scrupule.

Madame d’Epinay Mais arrêtez, il m’en vient un. Vos chèvre-pieds seraient d’effrénés dissolus.

Denis Diderot Je ne vous les garantis pas bien moraux.

Jean-Jacques Rousseau Voilà un moindre mal.

Madame d’Epinay

Il n’y aura plus de sûreté pour les femmes honnêtes. Ils multiplieront sans fin. A la longue il faudra les assommer ou leur obéir. Je n’en veux plus. Je n’en veux plus. Tenez-vous en repos….

Denis Diderot C’est qu’il nous faut prendre congé de vous. Mais le peut-on sans régler la question la plus importante de toutes : et leur baptême ?

Jean-Jacques Rousseau

Agnus dei…

Madame d’Epinay Cela ferait un beau charivari en Sorbonne

Jean-Jacques Rousseau Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une cage de verre, cet orang-outang qui a l’air d’un saint Jean qui prêche au désert ?

Madame d’Epinay Oui, je l’ai vu.

Jean-Jacques Rousseau Le cardinal de Polignac lui disait un jour, parle et je te baptise.

Madame d’Epinay Adieu donc mes amis. Ne nous délaissez pas des siècles, comme vous faites. Et pensez quelques fois que je vous aime tout deux à la folie. Si l’on savait tout ce que vous m’avez conté d’horreurs…

Denis Diderot Je suis bien sûr que vous tairez les pires…

Jean-Jacques Rousseau (hausse les sourcils et fait la moue pour marquer son scepticisme)

Madame d’Epinay Ne vous y fiez pas, je n’écoute que pour le plaisir de redire. Mais encore un mot, et je n’y reviens de ma vie…

Denis Diderot Qu’est-ce ?

Madame d’Epinay Ces goûts abominables, d’où viennent-ils ?

Denis Diderot Partout d’une pauvreté d’organisation dans les jeunes gens, et de la corruption de la tête dans les vieillards. De l’attrait de la beauté dans Athènes ; de la disette des femmes dans Rome ; de la crainte de la vérole à Paris… Adieu, adieu.

Jean-Jacques Rousseau

Doutez-en bien: la nature les a fait exister, et la société, en les persécutant, ne leur laisse d’autre poursuite que celle de la vérité.

Madame d’Epinay Voilà si j’en doutais, une vraie philosophie. Jean-Jacques Rousseau Oui, Madame, car c’est elle que je viens de définir.

Ils saluent et se retirent.

Musique

1 Montage d’extraits d’une lettre de J.-J. Rousseau à Mme d'Epinay, datant de 1757. 2 Œuvres complètes, V, 62. 3 Œuvres complètes, II, 657.

4 Fragments épars (F91D). 5 Le Fils naturel, + commentaire 6 La Nouvelle Héloïse, Œuvres, II, 252. 7 Œuvres, III, 27.

8 Troisième promenade du rêveur solitaire. 9 Profession de foi du vicaire savoyard.

10 Œuvres, I, 1015-1016. 11 Narcisse, Œuvres, II, 967-968. 12 Nouvelle Héloïse, Œuvres, II, 619. 13 Œuvres, II,970-971. 14 Lettre à C. de Beaumont, Œuvres, IV, 936. 15 Lettres morales, Œuvres, IV, 1112-1113. 16 Ibid, IV,1112. 17 Cette scène (à partir de «…nous ne sommes plus au temps ») est une adaptation d’une conversation brillante, rapportée par Madame de Montbrillant dans son journal intime intercalé entre les lettres. Contreconfessions, T.2, pp.122-128. Les personnages originaux en étaient Mlle Quinault (fille du compositeur), Duclos, le marquis de Saint-Lambert et un Prince non nommé, portant sur la nature et la pudeur. 18 Cette réplique est tout entière constituée par un passage du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, de Rousseau (1755). 19 Ce texte est extrait du Supplément au voyage de Bougainville, Chapitre II «Les adieux du vieillard», de Denis Diderot. 20 Cette scène est l’adaptation de Ceci n’est pas un conte, de Denis Diderot. 21 Madame d’Epinay, Les contre-confessions, T.1, p.283. 22 Jean-Jacques Rousseau, Un ménage de la rue Saint-Denis (1742). 23 Madame d’Epinay, Les contre-confessions, T.1, p.485. 24 Diderot, La religieuse. 25 Madame d’Epinay, Ibid., T.1, p.676. 26 Jean-Jacques Rousseau, L’Emile, Livre V « Sophie ou la femme ». 27 Diderot, Sur les femmes (1772) 28 J.-J. Rousseau, Emile, Ibid. 29 Diderot, ibid.. 30 Diderot, Les bijoux indiscrets. 31 Diderot, La Religieuse. 32 Diderot, Sur les femmes. 33 Ibid. T.1, p.232-234. 34 Diderot, Sur les femmes. 35 Diderot, Sur les femmes.

36 Ce texte provient d’une lettre authentique de Jean-Jacques Rousseau à Madame d’Épinay; elle se trouve dans la Correspondance générale (œuvres complètes de J.-J. Rousseau) ainsi que dans les Contre-Confessions de cette dernière. Elle date de 1757. 37 Diderot, Jacques le Fataliste. 38 Diderot, Le rêve de d’Alembert, pp.119-123 et pour la suite de la scène, pp.167 & seq. « Suite de l’entretien précédent ». Toute cette scène en est extraite verbatim (moyennant quelques coupures) sauf les deux dernières répliques.