JULIEN BOUCHARD-MADRELLE





THEATRE


Rencontrer Rousseau



 




 

 A l'âme humaine ( immortelle ou non, peu importe )





























Liste des personnages









Jean-Jacques Rousseau

Pierre Rousseau-Sousaure

La comtesse de Girardin

Le comte de Girardin

Valentine

Thérèse Rousseau


 

 




























 

 Acte

I












ACTE I SCENE I,



Le petit matin. Un salon agréable avec un ameublement Louis XVI. Décor riche mais sans ostentation, sans excessives dorures. 

Un jeune homme observe à la fenêtre. Une jeune femme, tenant une chandelle.


Valentine

Chuchotant Alors ?

Pierre

Toujours rien !

Valentine

Eh bien reviens plus tard Pierre !

Pierre

Non, j’attendrai !

Valentine

Tu vois bien qu’il était inutile de venir si tôt ! Tu risques d’attendre longtemps !

Pierre

Peu importe ! Écoute Valentine, je veux le voir aujourd’hui, je veux lui faire ma demande aujourd’hui !

Valentine

Bon, je peux souffler cette chandelle, il fait suffisamment clair maintenant ! Elle éteint sa bougie Il est parti alors que la chouette hululait encore !

Pierre

J’ai dû le manquer de peu ! Que n’étais-je cette chouette ! Je lui parlerai aujourd’hui, c’est décidé ! 

Valentine

C’est bien la sixième fois que tu me le dis en un quart d’heure… sais-tu que je comprends les choses et qu’il est bien inutile de me les répéter ?

Pierre

J’ai trop attendu car…

Valentine

Car…oh, quel air sombre tu prends !

Pierre

Car je t’aime…

Valentine

Peut-on dire je t’aime avec autant de gravité ?

Pierre

L’amour est chose grave car il y a toi et moi et puis le reste du monde, en face; et parce que j’aimerais être un géant pour te protéger du monde et de la mort…le bonheur m’a toujours fait songer au malheur qui peut tout briser d’un coup…ma peur est immense.

Valentine

Tu ne devrais pas, Pierre, à ton âge ! Tu penses comme mon maître ! J’ai appris à bien le connaître, ce phénomène-là, depuis qu’il m’a recueillie…

Pierre

Ainsi, je suis grave car je sais que mon amour, aussi sublime soit-il ne peut rien face aux rigueurs du monde !


Valentine

Comme cela est bien tourné ! Tu t’entendras à merveille avec le poète qui loge ici !

Pierre

crois-tu ?

Valentine

J’en suis certaine ! Elle le prend dans ses bras Mais je t’en prie, songe au bonheur avant de songer à ce qui pourrait lui nuire ! Songe à ce frisson qui nous parcourt tous deux quand nous sommes enlacés comme en cet instant ! Ah, mon gentil Pierre ! Ne sens tu pas comme nous sommes vivants, là, maintenant ?

Pierre

La serrant davantage et l’embrassant Valentine, Valentine ! 

Valentine

Drôle de Pierre ! Ombre il y a peu et soleil, flamme tout à coup ! Doucement, doucement, pas ici ! La mort viendra et ce jour-là, ni toi ni moi n’y pourrons rien, mais nous nous serons aimés !

Pierre

C’est vrai !

Valentine

Comme c’est adorable, comme tout cela est…mais, voilà la comtesse de Girardin ! Que fait elle à cette heure chez mon maître ? Il est vrai qu’elle connaît ce pavillon et j’oubliais que c’est elle qui le loge ! Vite, sortons, il ne faut pas qu’elle te voit ! Ils sortent






























ACTE I SCENE II,


Une femme entre. D’une élégance sobre, elle regarde par la fenêtre en chantonnant.


Madame de Girardin

J'ai perdu mon Eurydice,
Rien n'égale mon malheur;
Sort cruel! quelle rigueur!
Rien n'égale mon malheur!
Je succombe à ma douleur!

Eurydice, Eurydice,
Réponds, quel supplice! Entrée de Monsieur de Girardin
Réponds-moi!
C'est ton époux fidèle;
Entends ma voix qui t'appelle.

J'ai perdu mon Eurydice,
Rien n'égale mon malheur…

Monsieur de Girardin

Déjà levée, Madame, vous aussi ? 

Madame de Girardin

Ah c’est vous ! Oui, déjà !

Monsieur de Girardin

Je vous ai cherchée partout et si je n’avais pas rencontré Basile qui vous a vu sortir, je ne me serais point douté que vous aviez poussé jusqu’à ce pavillon ! Mais, dites-moi s’il vous plait ce qui vous fait quitter le lit de si bon matin et pourquoi votre regard scrute-t-il ainsi le jardin et le bois ?

Madame de Girardin

Vous le savez-bien mon ami !

Monsieur de Girardin

Encore !

Madame de Girardin

Encore ! Notre penseur s’est levé à l’aurore et j’ai vu sa silhouette disparaître à travers la brume du matin ! J’ai voulu aller chez lui pour le gronder un peu quand il rentrera !

Monsieur de Girardin

Quel drôle d’homme c’est là ! 

Madame de Girardin

Il s’imprègne de la beauté de la vaste nature…

Monsieur de Girardin

Observant sa femme avec amour Ma foi, il a bien raison…lui faisant un baise main moi aussi je m’en imprègne !

Madame de Girardin

Elle rit Il herborise, il rêve, mais tout de même, se lever à cinq heures du matin et partir ainsi alors que l’air est encore frais…il se rendra malade !

Monsieur de Girardin

J’ai à me plaindre de vos paroles ma chère !

Madame de Girardin

Comment ?

Monsieur de Girardin

Vous vous inquiétez plus pour Monsieur Rousseau que pour moi ! Depuis le 20 mai dernier, vous prononcez davantage le nom du philosophe-musicien que le mien ! A longueur de journée la phrase «  Mais où est donc ce cher Rousseau » s’échappe de vos lèvres… Pour moi, je sens la jalousie et le dépit m’étouffer ! Je vais finir par me comporter comme Madame Thérèse, avec ironie sa noble épouse ! Un jour, si j’étais emmené comme esclave en Alger, vous ne vous en soucieriez pas le moins du monde !

Madame de Girardin

Mon ami, ne dites pas de sottises ! Je m’inquiète pour lui car, voyez-vous, il entre dans un âge…

Monsieur de Girardin

Je vous taquine !

Madame de Girardin

Il pourrait attendre huit heures pour sortir et encore, à huit heures l’air n’est pas encore suffisamment adouci pour un homme de soixante six ans…

Monsieur de Girardin

Et surtout de constitution délicate…

Madame de Girardin

Son  malaise d’hier, aussi léger fut-il,  m’a inquiétée, sans parler de ses fréquents maux de tête ; il devrait se ménager ! J’ai encore à l’esprit les paroles qu’il prononça quand on lui apprit la mort de Voltaire ! «  Mon existence était attachée à la sienne, je ne tarderai pas à le suivre ».

Monsieur de Girardin

Laissons le mener sa vie comme il l’entend, notre cher philosophe ! Voilà quelques mois à peine qu’il a retrouvé une certaine sérénité…

Madame de Girardin

Les attaques des uns et des autres l’ont vieilli précocement…mais il est vrai qu’il a meilleure mine depuis quelque temps. 

Monsieur de Girardin

Je le vois encore se jeter dans mes bras à son arrivée et me dire : «  Il y a longtemps que mon cœur me faisait désirer de venir ici et mes yeux me font désirer d’y rester toute ma vie ! »

Madame de Girardin

Il est calme, il sourit, il rit parfois…Il ne ressasse plus les mêmes souvenirs…

Monsieur de Girardin

Les mêmes souvenirs ?

Madame de Girardin

Oui, vous savez bien, les attaques de Monsieur de Voltaire, les habitants de Motiers lui jetant des pierres, le prétendu complot général organisé contre lui, la mort du prince de Conti, son dernier protecteur…il faut dire que sa femme n’a rien arrangé à toujours se plaindre…

Monsieur de Girardin

Quelle bécasse ! Elle fait litière de toutes les règles de la bienséance ! Que n’est-elle restée à Paris ! Est-il couple plus mal assorti que celui-ci ? Une femme qui ne sait pas mettre dans l’ordre les mois de l’année, qui lit très mal et qui ne sait pas compter…


Madame de Girardin

L’amour à ses raisons…

Monsieur de Girardin

L’amour ? Il n’y en à jamais eu !  Parlez d’amitié ou bien d’arrangement et n’utilisez ce mot qu’en parlant de nous ! Quand je pense qu’un jour elle a pris le ministre Klupfell, un des amis de notre Jean-Jacques, pour le Pape en personne ! Quelle honte ! Ce n’est pas pour rien qu’à une certaine époque il la nommait sa gouvernante…

Madame de Girardin

Il est vrai ! Il l’a même fait passer pour sa sœur !

Monsieur de Girardin

Parait-il, oui… Elle avait peut-être, autrefois, des charmes, des grâces qui n’appartenaient sans doute qu’à elle…elle était une de ces beautés qu’on nomme rudânières…mais aujourd’hui, il ne lui reste que ce caractère impossible ! Quelle mauvaise langue que cette femme-là ! Elle est l’arbitre du mauvais goût et de la vulgarité ! Elle a volé sa langue à la vipère !

Madame de Girardin

Vous voulez dire sans doute que les vipères essaient en vain de l’imiter ! Elle a entretenu le sentiment de persécution que ressentait notre brave homme ! Mais la voilà quelque peu  calmée elle aussi et nous, les derniers amis de Jean-Jacques Rousseau, nous ne médirons, ni ne l’abandonnerons jamais ! Vous rendez-vous compte : nous avons sous notre toit l’esprit le plus en avance sur son temps ! Un jour on dira : il voyait loin ! Un jour on dira que les idées de « volonté générale », de « démocratie participative » étaient des idées de visionnaire !

Monsieur de Girardin

Admiratif et narquois à la fois Déjà loquace à six heures du matin !

Madame de Girardin

Ah, si une sensibilité exacerbée ne l’étouffait pas, il aurait fermé la bouche de tous les médisants, mais, un jour, il triomphera quand ses idées seront appliquées et que nos Rois gouverneront sagement avec leur Peuple…

Monsieur de Girardin

Lyrique même ? Je doute que nos Rois puissent partager un jour le pouvoir avec le Peuple, chère rêveuse, chère idéaliste ! Ce sera soit le Roi, soit le Peuple et si une révolution éclate…

Madame de Girardin

Ne parlez pas d’horreur ! Si l’on écoutait Monsieur Rousseau, si on appliquait ses principes, je suis certaine qu’on pourrait réformer doucement mais sûrement…

Monsieur de Girardin

Croyez-vous vraiment ce que vous dites ?

Madame de Girardin

Non, mais que voulez-vous, je suis femme de foi !

Monsieur de Girardin

En tout cas, l’air d’Ermenonville réussit à notre ami commun…et surtout votre compagnie, Madame…je devrais décidément me montrer jaloux, ne vous semble-t-il pas ? Il vous écrit des poèmes, vous dédie des musiques….

Madame de Girardin

Voulez-vous bien vous taire ! Je vous rappelle que c’est vous, mon ami, qui m’avez appris à l’aimer ! C’est vous qui le premier êtes tombé en admiration devant la pensée de cet homme !

Monsieur de Girardin

Il est vrai…très jeune déjà, je me suis reconnu en lui, en sa sensibilité… douze ans déjà que j’ai fait sa rencontre et que cette rencontre à changé ma vie ! Un nommé Pierre a vu la sienne bouleversée en croisant un jour un certain Jésus…

Madame de Girardin

Heureusement que les dévots ne vous entendent pas !


Monsieur de Girardin

Il rit C’est un peu grâce à lui que j’ai abandonné mes courses à travers le monde, la carrière des armes, la vie de cour et tous ses faux semblants pour m’occuper de mon château, de mes gens, de ma famille… 

Madame de Girardin

Et de votre jardin !

Monsieur de Girardin

Oui, je cultive mon jardin…je tente de me rapprocher, de nous rapprocher de l’état de nature !

Madame de Girardin

Cultiver son jardin est pourtant une expression du pire ennemi qu’ait eu Rousseau…

Monsieur de Girardin

Voyez comme nos enfants sont beaux et heureux grâce aux principes de Monsieur Rousseau : la vie en plein air, l’exercice, les joies simples et campagnardes alliées à une solide instruction, tout cela en fera des hommes et non des pédants prêts à caqueter dans les salons de Versailles ! Rousseau nous a sauvés de Versailles avant que Versailles ne sombre ! Il est plus que le précurseur d’une courant de pensée, il est presque un prophète !

Madame de Girardin

Et nous en sommes les disciples ! 

Monsieur de Girardin

Oui ! Les disciples !

Madame de Girardin

Le lyrisme est contagieux à ce que je vois ! Regardant par la fenêtre Où a-t-il bien pu aller ? Dans sa cabane favorite pour herboriser ou sur son banc ? Un temps Oui, Monsieur Rousseau est changé ! Figurez-vous qu’hier, après avoir pris le thé, il est même arrivé à dire du bien de Monsieur de Voltaire ! Il n’en avait jamais dit le moindre mal, mais de là à en dire du bien…

Monsieur de Girardin

J’aurais voulu entendre cela !

Madame de Girardin

Devant moi, il a dit regretter la mort de ce philosophe qui, je cite, eut été le plus grand de tous les penseurs si la corruption n’était pas venue le chatouiller. Il a ajouté qu’il était plus calme et plus heureux que jamais, avec nous, ses vrais amis, ses courageux amis, dans notre château et que c’est ici, à Ermenonville, que ses soucis étaient morts !

Monsieur de Girardin

Comme en extase Noël ! Joie ! Ma foi, il aurait dû venir chez nous plus tôt, au lieu de s’exiler en Angleterre ! Que de temps perdu ! Peut-être qu’on aurait vu ici les deux grands hommes se réconcilier en pleurant… C’eut été bien beau et Fragonard en eut fait un superbe tableau !

Madame de Girardin

Jean-Jacques Rousseau sait pleurer…Voltaire, lui, ne savait que ricaner !

Monsieur de Girardin

Ne soyez pas méchante à votre tour et venez vous coucher ! Il n’est pas bon d’être levé si matin alors que nous pourrions encore…dormir. Il lui fait un baise main

Madame de Girardin

A l’inverse de votre épouse, vos manières n’ont pas pris une ride…

Monsieur de Girardin

Des rides, vous ? Vous voulez me fâcher ?

Madame de Girardin

Vos manières exquises me font oublier le souci que me cause le grand homme…


Monsieur de Girardin

Je puis aussi en manquer et vous l’allez voir tout à l’heure car il est un temps pour la galanterie et un autre pour la bagatelle…

Madame de Girardin

Monsieur mon mari, voulez-vous bien vous…mais vite, au lit, voici la bécasse qui vient avec Valentine ! Je ne veux pas qu’elle nous voit ici ! Elle en ferait une tragédie !

Monsieur de Girardin

Elle serait capable de dire que nous nous sommes introduits chez elle sans sa permission…

Madame de Girardin

…alors qu’elle est notre invitée et que nous sommes chez nous !

 Ils sortent



































ACTE I SCENE III,




Thérèse

Oui Valentine, c’est comme je te le dis ! Un temps Tiens, sers-moi un Porto ! Un temps Pour sûr, ce n’est pas au portier que ça arriverait ! Valentine lui sert un Porto Voilà ce que cela lui coûte ! Elle boit son Porto

Valentine

Voyons, Madame, raisonnons : jamais l’excès de savoir n’a donné des maux de tête, ni d’étourdissements….

Thérèse

J’en ai bien, moi, quand Jean-Jacques essaie de me faire reconnaître des fleurs… Le corps est une complexe machine qui ne supporte aucun excès : l’excès de savoir est aussi néfaste que l’excès de nourriture ! Tu n’y connaîs rien ma fille ! Tendant son verre Un autre ! Valentine la sert et elle boit aussitôt Tu es trop jeune pour avoir éprouvé tous les maux que le ciel peut nous faire endurer… 

Valentine

Dans ce cas, je trouverai plus sage que nous allions quérir le médecin !

Thérèse

Quel besoin ! Sa médecine serait qu’il laissât un peu les livres de côté et qu’il ne se creuse pas la tête à chercher sans cesse le nom de tel ou tel liseron ! Et puis, tu sais comme il déteste les médecins et leurs médecines hasardeuses ! Moi je te dis que ces maux de crâne lui viennent d’avoir trop étudié ! Je connais mieux mon Jean- Jacques que le monde entier réuni !

Valentine

Madame…

Thérèse

J’en mettrais ma main au bûcher ! Elle tend son verre que Valentine remplit

Valentine

Votre main au…

Thérèse

Au bûcher, oui, aussi vrai que dix et dix font cent ! Thérèse boit Ah ! Ca fait du bien ! Voilà qui calme les nerfs !

Valentine

Une saignée peut-être…

Thérèse

Voilà que tu raisonnes comme ces diafoirus… Elle prend la bouteille de Porto des mains de Valentine et se sert elle-même il préfère quitter mon lit avant cinq heures du matin pour aller méditer, herboriser et contempler les biches et les petits oiseaux…

Valentine

Cela lui fait sûrement du bien…

Thérèse

Oui, mais assurément, cela me fait du mal à moi ! Il vit près de moi sans même me voir et je ne suis guère qu’une potiche… Cela me fait peine de le voir négliger le seul être qui ne l’ait jamais abandonné… Il est vrai que je n’ai pas les charmes ni la conversation de Madame de Girardin…

Valentine

Qu’allez-vous imaginer !

Thérèse

Ah, ça, Monsieur Jean-Jacques est de constitution délicate, mais jusqu’à un certain point et je sais certains exercices amoureux qu’il sait encore pratiquer…Elle boit

Valentine

Madame !

Thérèse

Qui me dit qu’il ne t’a pas fait des avances, à toi, qu’il n’a pas su te charmer en t’écrivant un sonnet, à toi, petite ignorante qui serait envoûtée par la première phrase bien tournée que t’écrirait un galant. Ah et puis ne me dis pas que je dis n’importe quoi ! Ton regard est déjà assez éloquent ! Je le connais mon Jean-Jacques, te dis-je, je le connais plus que le monde et les autres mondes réunis !

Valentine

Je veux bien vous croire mais…

Thérèse

Mais il faut me croire, ma fille ! J’en ai assez, mais assez, qu’on me prenne pour une sotte et cela parce que je vis sur l’ombre d’un génie !

Valentine

A elle même L’aigle a épousé une linotte…

Thérèse

Que dis-tu ?

Valentine

Que le maître ne tardera plus à rentrer.

Thérèse

Qu’il fasse comme il l’entend ! Moi je vais me recoucher…mais on ne m’y reprendra plus de m’inquiéter inutilement pour un homme qui préfère aller courir les fleurs et les oiseaux plutôt que de rester jusqu’à une heure décente dans le lit de son épouse ! Eh puis non, je n’arriverai pas à dormir ! Va donc me préparer le café au lait et les tartines : Jean-Jacques ne devrait tout de même plus tarder ! Ah, il doit se sentir flatté en songeant que tout ce petit monde d’Ermenonville tourne autour de lui et vit à l’heure Rousseau ! Va ma fille ! Valentine s’apprête à sortir Dis-moi, Valentine, n’est-ce pas ton amoureux, le petit Pierre, que je vois devant le perron du château ?

Valentine

C’est bien lui Madame…

Thérèse

Comment se nomme-t-il au juste ?

Valentine

Pierre Sousaure…

Thérèse

Sousaure…quel curieux nom… son visage m’est familier…j’ai déjà dû le croiser dans Ermenonville ou dans la campagne…

Valentine

Il loge près de l’église.

Thérèse

Et que fait-il ce grand garçon aux airs rêveurs ?

Valentine

Il est le secrétaire particulier d’une vieille bourgeoise qui a décidé d’écrire ses mémoires, une certaine Madame Dusson.

Thérèse

Ce nom là ne me dit rien…elle boit en tous cas, il a une mine agréable ton Pierre Sousaure. Je trouve qu’il a l’air honnête et le seul reproche que je puis lui faire quand je vous croise tous deux, bras dessus, bras dessous, c’est qu’il a l’air peu souriant et je dirai même mélancolique. Pour donner un perpétuel sourire à ce gaillard-là, je t’apprendrai certains secrets de femmes qui ensorcellent les hommes…. Ce sont des recettes infaillibles ! Écoute : il faut d‘abord…

Valentine

Madame !

Thérèse

Ben quoi ? La petite mijaurée !! Là voici rouge comme une avoine ! Quand tu auras préparé le café au lait, tu pourras le rejoindre.

Valentine

En fait, Pierre est venu ce matin pour voir votre mari…

Thérèse

Tiens donc, et pourquoi ?

Valentine

Sachant que je n’ai plus de parents, que je suis à votre service depuis un an et que pour ainsi dire vous remplacez quelque peu ce que j’ai perdu, il veut demander ma main à Monsieur Rousseau et à vous même.

Thérèse

Tu es libre d’épouser qui tu veux ma fille et point besoin de demande comme celle-ci… Il existerait peut-être une autre raison pour qu’il désirât rencontrer le maître ?

Valentine

Vous ne pouvez vous figurer à quel point ce jeune homme admire votre mari…

Thérèse

Et qui sait si ton Pierre n’est pas un espion à la solde de tous les méchants qui ont craché leur venin depuis toutes ces années; qui sait si, tel un nouveau Jacques Clément prêt à tuer Henri IV, il n’a pas un poignard caché dans sa manche.

Valentine

Je vous assure que non ! Si vous voyiez, Madame, à quel point son regard se remplit d’admiration lorsqu’il entend le nom de votre époux ou bien lorsqu’il vient à le prononcer ! Si vous voyiez ses larmes lorsqu’il évoque les écrits du maître !

Thérèse

Des larmes ? Voilà donc un autre sensible !

Valentine

C’est pour cette raison que je l’aime, Madame, parce que je sais qu’il a le cœur plus tendre que bien des femmes tout en étant homme.

Thérèse

Et à quel point est-il homme ?

Valentine

Que veut dire Madame ?

Thérèse

Ne fais pas l’ingénue ma petite…ne me dis pas que vous n’avez jamais…

Valentine

Mais…

Thérèse

Eh bien oui, quoi…Est-il fringuant, nerveux, sensuel, fougueux tel un cheval sauvage…Valentine se tait Mais je vois que oui, car tu rougis…allons, dis-moi un peu si c’est un gaillard ce jeune Pierre qui ne sourit jamais…tu peux bien me le dire… si tu crois que les hommes se gênent quand ils sont entre eux ! J’en ai entendu des vertes et des…


Valentine

Madame !

Thérèse

Bon…Va me préparer notre café au lait et tu demanderas ensuite à mon époux s’il consent à  recevoir ton mystérieux Pierre…car d’après ce que j’ai compris, la demande en mariage n’est qu’un prétexte pour rencontrer Rousseau…me voir ne l’intéresserait guère…

Valentine

Oh, Madame, croyez bien que…

Thérèse

Tu sais bien que j’ai l’habitude… cela ne me déplait pas et je profite de l’ombre du grand homme comme la bergère profite de celle d’un chêne énorme quand le soleil se fait tyrannique durant l’été… voilà ce que je dis aux visiteurs…je suis fière de cette formule que j’ai trouvée moi-même ! Qu’on aille dire ensuite que je n’ai pas une once de bon sens ! Va, ma fille ! Valentine salue et sort Ombre bienfaitrice ! Regard de poète, mais quel casse- pieds parfois ! Les trois quarts de la journée, je la cherche cette ombre ! Toujours en quête d’idées, de rêveries, de solutions à la misère humaine, comme s’il en existait vraiment ! Pourquoi aller rêver dehors à six heures du matin ? Ne suis-je pas une rêverie à moi toute seule ? Pourquoi me laisser ? A quoi sert-il de savoir les noms des plantes, des mousses, des oiseaux, des insectes, si on n’est même pas capable de prononcer plus d’une fois dans la journée le prénom de sa femme ? Ah seigneur, vous exagérez un peu d’avoir peuplé le monde de tant de fleurs…s’il y en avait moins, mon Jean-Jacques serait un peu plus présent pour sa Thérèse ! Va, je t’aime toujours, mon vieil ours ! Tu as beau te fâcher pour un rien, tu es un rêveur, un mélancolique, un bougon, mais je t’aime ! Je connais mon caractère, je le sais rude et farouche, grossier même - chacun son éducation - la main sur le cœur mais j’ai là un amour indéfectible… On peut se moquer de moi, me traiter de tous les noms, de ces noms que je serais la première a revendiquer si j’avais à me confesser devant Dieu… on peut même m’affubler de ces noms avilissants, injurieux que je ne mérite pas ; peu m’importe, j’ai mon amour pour lui ! Ni ma mère, ni Diderot, ni Grimm, ni mon frère, ni mes nièces, ni la calomnie ne l’ont ébranlé ! Rien ne me l’ôtera de l’âme, même les beaux yeux du garçon d’écurie ! Mais voilà qu’on vient ! Peut-être est-ce lui ! Entrent Jean-Jacques et le couple Girardin. Rousseau marche au bras de Madame de Girardin Ah ! Te voilà, gredin !




















ACTE I SCENE IV,





Rousseau

A Madame de Girardin Ainsi ce n’est qu’en 1749, à trente neuf ans que je suis devenu ce que je suis ! Le jour où j’ai lu l’énoncé de ce concours de l’académie de Dijon, mon esprit s’est métamorphosé et comme je l’ai écrit «  Je vis un autre univers et je devins un autre homme »

Thérèse

Mais il ne me voit pas ma parole !

Madame de Girardin

Pardonnez à votre époux, Madame, c’est un amoureux de la nature !

Thérèse

De la nature, oui !

Monsieur de Girardin

A sa femme On a bien raison de la surnommer « La gouvernante » ! A Thérèse Nous allions retourner nous coucher quand notre ami est enfin rentré…

Thérèse

Tu as encore fait l’école buissonnière ou devrais-je dire, la chambre buissonnière ! Vois : Monsieur et Madame de Girardin se sont inquiétés tout autant que moi… Ne fais-tu pas plus de cas de leur inquiétude que de la mienne ? Monsieur me laisse toujours seule !

Rousseau

Je t’ai proposé de venir ma mie… Tu ne me suis plus jamais dans mes courses boscaresques !

Thérèse

Ses courses boscaresques ! Il est vrai, mais moi, je ne suis pas du matin, comme toi ! J’ai besoin de sommeil, moi ! A ta place, j’aurais, pour une fois, cédé à la tentation de rester couché jusqu’à dix heures…cela t’aurait fait le plus grand bien !

Rousseau

Il est bien dommage que tu ne m’aies accompagné ! Chacun prend un siège Nous aurions, comme autrefois mangé les dernières cerises, assis sur l’herbe fraîche, nous aurions…

Thérèse

Tu sais bien que ma santé, ces derniers jours, ne me permet pas de…

Rousseau

Le plein air et la marche sont les meilleures médecines ! Je t’aurais montré l’honneur que m’a fait Monsieur de Girardin en faisant graver au burin, sur cet autel de l’amour que j’ai découvert dans la clairière,  ce que j’y avais écrit l’autre jour à la mine de plomb !

Monsieur de Girardin

Il fallait immortaliser cet illustre graffiti !

Rousseau

Fausse modestie Il n’était point nécessaire, mon ami, mon cher ami, vraiment !

Thérèse

Voyez la modestie du penseur ! Et qu’avais-tu écris au juste ?

Monsieur de Girardin

« A la rêverie »

Thérèse

Voilà le mot que tu auras le plus employé dans ta vie !

Madame de Girardin

Est-ce un mal ? 

Rousseau

Je ne puis méditer qu’en marchant….D’ailleurs, l’air frais du matin a chassé mes maux de tête !

Thérèse

C’est déjà ça Jean-Jacques ! Et où es-tu allé ?

Rousseau

Je suis allé nourrir les poissons du bassin, puis j’ai poussé jusqu’au verger de Clarens pour…

Thérèse

Pour t’asseoir sur ton banc de mousse !

Rousseau

Oui…pour rêver et herboriser ! Je suis allé dans la cabane trier mon foin ! J’ai trouvé deux variétés originales de trèfle et de linaire !

Madame de Girardin

Ce sont là de saines occupations ! Thérèse hausse les épaules Ah, Madame…

Rousseau

Je suis bien triste, Madame, que votre plus jeune fils ne m’ait pas accompagné comme les jours précédents… Mais un jeune homme comme lui a plus besoin de sommeil que moi et je ne veux contrarier sa nature… Néanmoins, je lui aurais montré un beau nid de grive caché sous du lierre ! J’ai rapporté du plantain et du mouron pour nourrir les serins… et je me suis dit en rentrant que si les Rois étaient comme je suis avec les oiseaux, s’ils donnaient le nécessaire à leurs Peuples, alors peut-être auraient-ils des chances de finir le siècle tranquillement.

Monsieur de Girardin

Mais ils ne le finiront pas en paix, n’est-ce pas, ce siècle ?

Rousseau

L’Empereur d’Autriche est tranquille pour quelque temps encore, la Tzarine aussi car ils ont maintenu leurs sujets dans l’ignorance, l’inculture et la servitude, mais notre malheureux Louis XVI court de gros risques, hélas, malgré ses desseins de réformer et de bien faire ! Il a déjà trop cédé avant de transformer. Je ne veux pas me faire prophète mais je sens venir quelque orage qui aura peut-être la violence des guerres de religion.

Madame de Girardin

Dieu préserve la France d’une nouvelle Saint-Barthélemy !!

Rousseau

S’échauffant rapidement J’ai bien peur qu’il n’y en ait plusieurs cette fois-ci ! C’est une chose d’avoir rappelé le Parlement, mais il eut fallu le réformer  bien avant, en faire une assemblée du Peuple ; non une assemblée toute puissante, mais une assemblée saine qui songe aux intérêts de la France, non aux siens et qui se fasse l’écho de la volonté générale !

Thérèse

Ah, Jean-Jacques !! Avec les expressions « Etat de nature », « L’homme naît naturellement bon » et « Rêverie », l’expression de « Volonté générale » est celle qui se sera le plus échappée des lèvres de mon époux…

Monsieur de Girardin

Courtois Madame, « rêverie » est un mot… plus sec…et non une expression… Poursuivez Monsieur Rousseau…

Rousseau

De plus en plus exalté Les parlementaires songent à leurs propres intérêts en disant représenter le Peuple mais ils ne servent que ceux de la noblesse et de la grande bourgeoisie, pas ceux du pays tout entier ! Le Peuple est aveugle et se réjouit que le Roi ait restauré le Parlement dans ses droits. Mais un jour, les Français comprendront ce qu’est ce Parlement et alors il instaureront une assemblée qui sera impitoyable. Et puis la hausse du prix du blé a prouvé que le Peuple pouvait faire plus que gronder…il est allé jusqu’aux portes du château de Versailles et un jour, il reviendra, plus déterminé encore…

Madame de Girardin

Vous me faites peur Monsieur Rousseau !

Rousseau

Hors de lui Les passions se déchaîneront… certains individus se feront loups…tenez, j’ai connu un certain Marat, médecin de son état, qui avait la haine à la bouche et qui, le moment venu, sera l’un des plus féroces et des plus…rire bête de Thérèse Eh bien quoi ?

Thérèse

Mon Jean-Jacques dit toujours que l’Homme naît naturellement bon…

Rousseau

Parfaitement ! Yvan le Terrible est né naturellement bon et c’est ensuite son environnement qui l’a rendu féroce…

Madame de Girardin

A son époux Elle le connaît depuis plus de trente ans et ignore toujours le premier principe de la pensée de son époux !

Monsieur de Girardin

Des perles pour les cochons !

Thérèse

Sèchement Vous dites ? 

Rousseau

Navré C’est la société qui a rendu l’homme mauvais, cruel, brutal, jaloux des biens d’autrui… Les hommes ne sont pas faits pour vivre entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’il leur faut travailler ! Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent ! Ainsi, les passions se déchaîneront et ceux qui crieront continuerons à parler pour eux et pas au nom de la France, pas en celui de la volonté générale…

Monsieur de Girardin

Mais qu’est-ce que la volonté générale, maître ? Thérèse soupire

Madame de Girardin

Dites-nous de grâce !

Rousseau

Se dressant. En orateur La volonté générale ? Ce n’est pas l’assemblage des volontés individuelles — c'est-à-dire la volonté de tous -, mais c’est ce qui procède de l'intérêt commun. J’ai écrit tantôt en parlant des volontés particulières « ôtez les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ».

Madame de Girardin

Bravo Monsieur Rousseau ! Bravo ! Tout cela est limpide.

Rousseau

Mais c’est assez philosophé pour aujourd’hui ! Savez-vous combien vos présences, votre jardin, votre demeure apaisent mon âme ? Chaque jour je suis de plus en plus satisfait de cette paisible retraite ! Je sens l’inspiration me chatouiller l’esprit du bout de ses ailes et la calomnie s‘évanouir ! 

Madame de Girardin

Bravo ! Lui donnant un petit coup d’éventail Mais j’y pense, vous pourriez écrire une tragédie à propos de cet Empereur romain dont j’ignorais jusqu’au nom ! L’historien Gibon a écrit de belles pages à propos de Gallien, victime de la calomnie et pourtant plein de bon vouloir…Thérèse regarde madame de Girardin avec mépris


Rousseau

J’y songerai… mais déjà, je vais écrire la suite de l’Emile !

Monsieur de Girardin

Bravo Monsieur ! Dans notre maison, la suite de l’Emile ? Quel honneur !

Rousseau

L’honneur est pour moi ! Et puis, je vais bientôt recevoir, du docteur Le Begue de Presle, notre ami, du papier pour étoffer mon herbier et des couleurs pour former l’encadrement !

Madame de Girardin

Le Muséum d’histoire naturelle sera bientôt jaloux de la collection de plantes d’Ermenonville !! 

Rousseau

Je projette aussi de reprendre mon opéra !

Madame de Girardin

Parlez-vous de Daphnis ?

Rousseau

Oui, de celui-là… J’ai brûlé l’autre avant-hier !

Madame de Girardin

Je devrais vous gronder Monsieur Rousseau !!! Achevez-le, de grâce, votre Daphnis ! Puisse-t-il avoir autant de succès que le « Devin de village  »

Thérèse

Ne me parlez pas de cet opéra ! 

Monsieur de Girardin

Et pourquoi, je vous prie ? Ne fut-ce pas là un immense succès et Louis XV lui-même, n’a-t-il pas déclaré…

Thérèse

Louis XV fut enchanté certes, la Pompadour aussi, mais moi, je me souviens que Jean-Jacques, au lieu de profiter de l’émotion d’un souverain, de la cour, de Paris tout entier, non seulement refusa de voir le Roi mais aussi, n’accepta pas que celui-ci lui verse une pension ! Monsieur voulait rester libre !

Rousseau 

Comme s’il n’avait pas entendu Il me semble retrouver la quiétude des Charmettes, du temps où la jeunesse brûlait dans mes veines, du temps où Madame de Warens me faisait découvrir la musique et de grands penseurs comme Locke, Malebranche, Montaigne et Descartes…

Thérèse

Et bien d’autres choses encore… D’ailleurs, quelle idée as-tu eue de la nommer «  Maman » ? Ah, cette Madame de Warens ! Elle cultivait l’art de penser, mais aussi l’art d’aimer, si vous voyez ce que je veux dire ! Sous ses airs de pas y toucher, elle était…

Madame de Girardin

Soupirant Oui, oui…Grâce à vous Monsieur, Madame de Warens vit toujours un peu !

Rousseau

C’est aux Charmettes que j’ai construit ma pensée ! J’ai lu celles des autres avant d’oser m’en créer une…

Monsieur de Girardin

Mes fils font de même ! Ils se font, comme vous vous êtes plu à le dire, un « magasin d’idées »

Rousseau

Avant d’aller aux Charmettes j’avais fait provision de livres chez un libraire de Chambéry…ah oui, Jean-Baptiste Bouchard ! Les Charmettes ! Ce nom seul semble résumer quel fut mon bonheur ! Je me levais avec le soleil et j’étais heureux ; j’entendais le rouge gorge familier près de la fenêtre de ma chambre et j’étais heureux ; je me promenais et j’étais heureux, je voyais Maman et…


Thérèse

Et tu étais heureux, oui !

Rousseau

J’y ai pensé tout à l’heure, à ces chères Charmettes, car j’ai vu au pied d’une haie des fleurs de pervenche !

Thérèse

A elle-même Ah, lui, avec ses pervenches !

Rousseau

Votre fils aurait été là, je les lui aurais montrées ! Ces pervenches m’ont rappelé le premier jour où nous allâmes, Madame de Warens et moi dormir aux Charmettes ! Elle était descendue de sa chaise à porteur pour que ceux qui la tenaient à bout de bras pussent emprunter sans trop de fatigue un chemin en pente…

Thérèse

Il est vrai que cette femme pesait son poids ! Tous la regardent, navrés

Rousseau

Elle avait marché avec moi et je lui avais pris le bras - je crois encore ressentir au bout de mes doigts le contact de sa robe en soie bleue, bleue comme la pervenche dont elle me fit remarquer la présence au bord du sentier ! J’entends encore sa voix fraîche : « Jean-Jacques ! Voilà de la pervenche encore en fleurs ! » Avec ma vue basse, je n’y fis guère attention, mais depuis, depuis notre séparation, depuis sa mort surtout, chaque fois que je vois cette fleur, je songe à ma protectrice, à ma bonne, à ma si bonne Maman ! En 1764, j’étais avec mon ami Monsieur du Peyrou, à Cressier et je me souviens, alors que j’herborisais déjà, qu’une pervenche, une simple pervenche réveilla en moi mille souvenirs délicieux, mille émotions endormies !  Une fleur sans parfum, sans grand éclat, venait de me rappeler la plus douce femme que cette terre ait portée ! Ah, qui nous dira un jour le prix qu’un objet en apparence anodin peut tout à coup revêtir ?

Monsieur de Girardin

Vous venez de le dire, maître !

Rousseau

Chaque jour que Dieu fait, chaque jour que Dieu m’accorde en plus de ceux qu’il m’a déjà offerts, je m’adresse à elle par la pensée, la remerciant de m’avoir tant appris et d’avoir été pour ainsi dire, la mère qui a tant manqué à ma vie !

Monsieur de Girardin

J’aurais aimé la connaître !

Madame de Girardin

Et moi donc !

Rousseau

Et pourtant, c’est au milieu de ce bonheur que la maladie ne m’a pas épargné et que la tombe, plus d’une fois a semblé sur le point de s’ouvrir pour moi… C’est ma maladie qui gâcha notre félicité ! A croire que lorsque l’esprit se porte mieux, il faut que ce soit le corps qui nous trahisse ! Ah, si cette maladie ne m’avait pas forcé à quitter les Charmettes pour aller consulter ! Mais, voilà que je ratiocine comme un vieillard ! Je ne veux point ici évoquer les heures sombres de ma vie…

Monsieur de Girardin

Nous ne nous lasserons jamais de vous écouter, mon cher, mon très cher Rousseau !

Rousseau

Et moi je ne me lasserai jamais assez de vous remercier profondément pour ce jardin de Clarens que vous avez aménagé selon mes plans !  Je le vois, je le sens jusqu’au fond de mon âme, je trouve ici les jardins de ma Julie, du temps où j’étais jeune et heureux !

Madame de Girardin

Si vous voyez ici revivre le souvenir du bonheur, c’est que le bonheur n’est pas loin !

Rousseau

Votre parc me rappelle aussi celui de l’Ermitage !

Thérèse

Levant les bras au ciel. Ironique Ah, l’Ermitage, parlons-en !

Rousseau

Un havre de paix au cœur duquel ma pensée à pu germer en toute sérénité !

Thérèse

A Rousseau Oui, c’est dans ce havre de paix que l’inspiration t’est revenue mais aussi ces étranges secousses que ne peuvent s’empêcher de ressentir les hommes devant le beau sexe… Monsieur de Girardin qui est encore jeune homme doit voir ce que je veux dire…

Madame de Girardin

Oh !

Rousseau

Ne peux-tu te dispenser d‘évoquer ce pénible souvenir ?

Thérèse

C’est à l’Ermitage que Monsieur Rousseau est tombé amoureux une nouvelle fois ! 

Rousseau

Veux-tu bien te…

Thérèse

Je parle d’une inclination pour une certaine comtesse d’Houdelot, belle sœur de Madame d’Epinay…d’où ta brouille avec cette amie si…chère…

Rousseau

Thérèse ! Ton verbiage me donne mal au crâne !

Thérèse

Eh bien quoi ! On est entre amis ou pas ? Je disais, d’où ta brouille avec Diderot, avec Grimm, cet arrogant, ce perfide, avec tous tes amis, ou presque, d’où leurs trahisons multiples, le fiel qu’ils ont répandu à notre sujet et d’où le commencement de nos persécutions, de nos exils et de nos malheurs !

Rousseau

Quel besoin as-tu de t’épancher à ce sujet ?

Thérèse

Parce que justement, tout allait bien à l’Ermitage comme tout va bien aujourd’hui, à Ermenonville et parce que je ne voudrais surtout pas que cela recommence…. Madame de Girardin est cent fois plus avenante que Madame d’Houdelot et je crains….

Rousseau

Tu crains ??

Madame de Girardin

Est-il possible d’entendre pareille…Soupir. Rire mais vous extravaguez, Madame ! Je l’irai dire à Rome !

Thérèse

Plaît-il ? Elle avale un verre de Porto

Rousseau

Ce que tu peux être vulgaire par moments Thérèse ! Elle boit Ah et puis ne bois pas autant !

Thérèse

Je fais ce qui me plait et si tu n’es pas…

Rousseau

Sais-tu quel âge a ton Jean-Jacques ? Les secousses que m’inspire le beau sexe, comme tu le dis, sont passées comme passe le printemps ! Plus bas à Thérèse Il était bien utile que tu t’offrisses en spectacle devant nos hôtes ! Veux-tu gâter ma bonne humeur ?

Thérèse

Je ne veux rien gâter du tout, mais je me méfie… Je lis mieux dans le cœur de mon Jean-Jacques que dans un livre ouvert….

Madame de Girardin

Avec ironie Ah oui ?

Thérèse

Parfaitement !

Madame de Girardin

C’est heureux car j’ai cru voir que vous aviez quelques difficultés à déchiffrer les gros titres de la gazette…

Thérèse

Celui qui ne sait lire que dans les âmes est plus heureux que celui qui ne sait lire que dans les livres !

Madame de Girardin

Qu’il est malheureux celui qui ne sait lire, ni dans les âmes, ni dans les livres et qui croyant faire de l’esprit ne sait faire que le mal !

Thérèse

Madame…Madame je…je…Mais, Valentine tarde bien à me préparer mon café au lait…je vais aller la retrouver aux cuisines.

Madame de Girardin

Moqueuse Aux cuisines ? Là n’est pas votre place, voyons…

Thérèse

Ma place est là où je l’entends, Madame ! Elle sort






















ACTE I SCENE V,





Monsieur de Girardin

Vous ne devriez pas la provoquer de la façon, ma chère !

Madame de Girardin

Cette femme est la vulgarité personnifiée et cela me soulève le cœur de l’entendre parler avec hauteur, elle qui n’a de grand que le manque de savoir !

Rousseau

Elle est à un âge où l’on ne peut plus se corriger !!

Madame de Girardin

Ne parlons pas de ses insinuations qui nous montrent bien que la fréquentation des beaux esprits n’a eu que peu influence sur ses manières… Monsieur Rousseau, vous savez ma pensée : jamais je n’ai compris comment vous pouviez supporter une telle…ah les mots me manquent !! Vous qui êtes un penseur, qui êtes le fils de l’intelligence, comment pouvez-vous avoir supporté cette babillarde, cette mégère, cette écervelée durant toutes ces années ?

Rousseau

Madame, je reconnais que sa sortie était bien cruelle…je suis le premier à en soupirer, mais il lui faut pardonner…

Madame de Girardin

Avoir fréquenté la duchesse de Luxembourg, Monsieur Diderot, Madame de Warens et ignorer encore qu’il y a des choses qu’on ne dit pas en public à son époux ! 

Rousseau

Pardonnez, de grâce, elle ne sait pas ce qu’elle dit ! 

Madame de Girardin

Mais elle sait ce qu’elle fait ! Etes-vous dupe des machinations de cette femme ? C’est une jalouse qui veut écarter tout être humain de vous… Elle est cause de votre brouille avec Madame d’Epinay, j’en mettrais ma main au feu !

Rousseau

Vous ne m’apprenez rien, chère Madame. Il y a longtemps que je lui ai pardonné : ce n’est qu’une preuve supplémentaire de son amour…elle m’aime mal, mais elle m’aime !

Madame de Girardin

Mais, tolérer que cette femme…

Rousseau

Soyez donc indulgente comme je le suis avec l’ignorance. Sous ses manières rudes, sous ses airs de poissonnière se cache un réel bon sens et une bonté hors du commun…moi qui la connais bien, je sais cela ! J’ai bien tenté de lui inculquer quelques règles de savoir-vivre, mais tout ce qu’elle en a retenu c’est «  se tenir droite, avoir l’air d’une dame » J’ai perdu ma peine à vouloir former son esprit, j’ai subi ses colères, ses incongruités mais elle, cette femme qui indigne, qui révolte, qui s’attire les moqueries, elle seule ne m’a jamais abandonné, elle seule s’est vouée toute entière à mon bonheur…

Madame de Girardin

A votre bonheur ? 

Rousseau

Avec une impressionnante gaucherie, certes.

Madame de Girardin

Furieuse Impressionnante est une expression qui manque de force dans le cas présent…

Rousseau

Je préfère être vraiment aimé, quoiqu’aimé gauchement, par cette femme que de me complaire dans ces fausses amours auxquelles il m’a été donné de goûter par le passé…

Madame de Girardin

Vous êtes bien ingrat avec Madame de Warens !

Rousseau

Il est vrai…deux femmes m’auront donc aimé ici bas !

Monsieur de Girardin

Vous parlez comme si vous étiez déjà mort !

Rousseau

Je le suis quasiment…

Monsieur de Girardin

Mon ami !

Rousseau

Ce n’est pas moi que l’on applaudirait dans un théâtre le jour de mon anniversaire…

Madame de Girardin

A son époux Voilà qu’il songe à Voltaire…mauvais signe !

Monsieur de Girardin

Détrompez-vous ! Quand ce jour viendra, je vous prouverai le contraire et cela, au Théâtre Français !

Rousseau

Je préfère l’intimité de votre demeure, vos sourires aux « hourras » d’une salle de théâtre !

Madame de Girardin

Nous verrons cela, Monsieur Rousseau, nous verrons !

Rousseau

Ce n’est pas moi qui risque de connaître la Révolution à venir, encore moins le XIXe siècle ! Le XIXe siècle ! On guérira les gens de ces maux qu’on a été incapable de guérir au cours de ce siècle-ci… Le XIX e siècle, plein de promesses, de révolutions, de progrès, de guerres… Vous les connaîtrez, vous ; puisse le ciel vous préserver des chaos, des bouleversements, des catastrophes que je pressens…

Madame de Girardin

Vous êtes bien cruel ce matin, Monsieur Rousseau !

Rousseau

Et pourquoi ?

Monsieur de Girardin

C’est la seconde fois que vous évoquez cette révolution qui sortira bientôt de l’œuf…

Madame de Girardin

Songez que nous avons des enfants, nous et que…S’apercevant qu’elle a fait une bévue Enfin, je voulais dire que vos propos…

Rousseau

Ce n’est rien Madame, ce n’est rien….

Madame de Girardin

Il est bien tôt Monsieur Rousseau : vous devriez aller vous reposer un peu !

Rousseau

C’est juste…les jérémiades de ma femme ont réveillé mon mal de tête.

Madame de Girardin

Une petite saignée serait peut-être nécessaire.


Rousseau

Ne me parlez pas de saignée ! Voilà la pire des médecines ! Savez-vous, Madame, que le futur Louis XV ne dût son salut qu’à ses gouvernantes qui le préservèrent de la saignée des docteurs ? Sa mère, son père et son frère aîné, atteints de la rougeole en moururent, eux, non de la maladie, mais des saignées !

Madame de Girardin

Il est pourtant prouvé…

Rousseau

Pardonnez-moi mais, je n’en veux point entendre parler !

Madame de Girardin

Le frère de Louis XIV est mort d’avoir refusé une saignée, le sang lui étant monté à la tête en trop forte abondance !

Rousseau

Monsieur était un goinfre et ce n’est pas mon cas, Dieu merci !

Monsieur de Girardin

Laissez Monsieur Rousseau tranquille, ma bonne !

Madame de Girardin

Asseyez-vous Monsieur Rousseau et buvons un café au lait ! Valentine a dû le préparer comme a son habitude ! Voyez cela mon ami !

Monsieur de Girardin, se dirigeant vers la sortie 

Monsieur de Girardin

Holà chère Valentine ! Servez-nous le café au lait je vous prie !

Voix de Valentine

Tout de suite Monsieur !

Madame de Girardin

Parlez-nous encore de Madame de Warens, Monsieur Rousseau, de grâce, je ne me lasse pas d’ouïr vos récits et grâce à eux, il me semble être un peu l’amie de cette femme.

Rousseau

Vous l’aurez voulu ! Dépliant un papier qu’il a sorti d’un portefeuille C’est vous, Madame de Girardin qui m’avez incité, à force de me presser de questions au sujet de mon bel amour, à écrire ces lignes et à honorer par écrit la mémoire d’une femme que mon cœur ne voulait honorer qu’en secret et dans mes prières. Vous souvenez vous qu’en avril vous m’aviez dit «  Vous devriez écrire cela ! » ? eh bien ce texte date d’avril dernier !

Madame de Girardin

Monsieur, vous me faites trop d’honneur !

Rousseau

Voici donc un extrait du brouillon de la dixième rêverie qui constituera le recueil dont je vous ai parlé mille fois déjà. J’y parle de ma bienfaitrice et de mon séjour à ses côtés aux Charmettes. Arrêtez-moi si je suis trop long.  Il tousse et lit Quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble ! Nous en avons passé de tels, mais qu'ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n'y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu. Valentine entre et sert le café au lait Merci Valentine ! Il boit et tousse Reprenons…Valentine écoute Je puis dire à peu près comme ce préfet du prétoire qui disgracié sous Vespasien s'en alla finir paisiblement ses jours à la campagne : "J'ai passé soixante et dix ans sur la terre, et j'en ai vécu sept." Sans ce court mais précieux espace je serais resté peut-être incertain sur moi, car tout le reste de ma vie, faible et sans résistance, j'ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d'autrui, que presque passif dans une vie aussi orageuse j'aurais peine à démêler ce qu'il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n'a cessé de s'appesantir sur moi. Mais durant ce petit nombre d'années, aimé d'une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être, et par l'emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve la forme qui lui convenait davantage et qu'elle a gardée toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon coeur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent, le calme et la paix les raniment et les exaltent. J'ai besoin de me recueillir pour aimer. J'engageai Maman à vivre à la campagne. Une maison isolée au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est là que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent a d'affreux. J'avais besoin d'une amie selon mon coeur, je la possédais. J'avais désiré la campagne, je l'avais obtenue, je ne pouvais souffrir l'assujettissement, j'étais parfaitement libre, et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire. Tout mon temps était rempli par des soins affectueux ou par des occupations champêtres. Je ne désirais rien que la continuation d'un état si doux. Ma seule peine était la crainte qu'il ne durât pas longtemps, et cette crainte née de la gêne de notre situation n'était pas sans fondement. Dès lors je songeai à me donner en même temps des diversions sur cette inquiétude et des ressources pour en prévenir l'effet. Je pensai qu'une provision de talents était la plus sûre ressource contre la misère, et je résolus d'employer mes loisirs à me mettre en état, s'il était possible, de rendre un jour à la meilleure des femmes l'assistance que j'en avais reçue. Se tournant vers Valentine Tu sembles attendre pour me dire quelque chose mon enfant…

Valentine

Monsieur, c’est que je n’ose pas…

Rousseau

Mais parle Valentine, nous n’avons ici que des amis…

Valentine

Je voudrais que vous acceptiez d’accueillir un jeune homme qui me veut prendre pour femme…

Madame de Girardin

Ébahie Voilà du neuf, ma fille !

Monsieur de Girardin

Bravo Valentine !

Rousseau

Ah, c’est ce gaillard dont me parle de temps en temps ma femme et que je n’ai encore jamais vu ? 

Valentine

Oui Monsieur…

Madame de Girardin

Regardez-là rougir ! C’est charmant !

Rousseau

Il veut donc…

Valentine

Vous demander ma main et…

Monsieur de Girardin et Rousseau

Et ?

Valentine

Vous voir…

Madame de Girardin

Un admirateur !

Valentine

…et vous parler au moins une fois dans sa vie !


Monsieur de Girardin

Se levant Quel bonheur ! Nous vous laissons…

Madame de Girardin

Se levant Vous nous lirez la suite de cette dixième rêverie cet après-midi, voulez-vous Monsieur Rousseau ? Elle lui tend une main qu’il baise.

Rousseau

Avec plaisir, mais restez, restez et voyons ensemble ce jeune homme !

Madame de Girardin

Vous serez pour ainsi dire son beau père puisqu’elle est un peu votre fille…mouvement de confusion de Madame de Girardin

Rousseau

Un peu, oui…

Monsieur de Girardin

Regard complice avec Rousseau Pardonnez-nous cher ami, mais nous avons…du courrier à terminer…

Rousseau

Bas, à Monsieur de Girardin Heureux homme ! Laissez la nature vous commander ! Les époux Girardin vont pour sortir

Madame de Girardin

Au fait, Monsieur Rousseau ! Le chalet Suisse que nous faisons bâtir pour vous près du jardin de Clarens sera terminé d’ici un mois…

Monsieur de Girardin

Si bien que vous serez plus à votre aise d’ici peu ! 

Rousseau

Merci, mes amis ! Merci ! Ils sortent






















ACTE I SCENE VI,




Rousseau

Va me chercher ce garçon, Valentine ! Je tiens à le voir cet heureux jeune homme ! Comment se prénomme-t-il ?

Valentine

Pierre.

Rousseau

Je tiens à connaître ce Pierre, à me rendre compte, de mes yeux s’il est digne de toi, s’il te rendra parfaitement heureuse, si dans son regard il ne se cache pas quelque chose de fourbe ou de malin. Va ! « Je fais ce que tu veux; je consens qu'il me voie. Je lui veux bien encore accorder cette joie ».

Valentine

Etonnée Pardon Monsieur ?

Rousseau

Laisse, je ne faisais que citer deux vers d’Andromaque de Racine !

Valentine

Riant Ah oui ! J’oubliais que Monsieur aime les citations ! Je cours le chercher !

Rousseau

« Va ! Cours ! Vole et nous venge ! »

Valentine

Racine encore ?

Rousseau

Non, un ennemi !

Valentine

Voltaire ?

Rousseau

Ah non, pas l’un des miens, un ennemi de Racine, du moins un concurrent…

Valentine

Ah ! Monsieur Corneille !

Rousseau

Bravo ! Tu es instruite ! 

Valentine

Révérence Merci Monsieur !

Rousseau

Mais, va me chercher ton fiancé et fais le attendre ici. Je vais aller mettre ma perruque et me vêtir plus noblement ! Il serait dommage qu’il vit un homme qu’il admire dans une tenue aussi négligée. Elle sort vivement. Cette brave Valentine me fait penser à la cuisinière que j’ai laissée accuser de vol à ma place et qui fut renvoyée du temps où j’étais laquais… je m’en repens encore…Tout cela pour un ruban de Madame de Vercellis ! Soupir Tout cela est si loin ! Rousseau s’observe dans un miroir Ah, vieillard ! Tu n’aurais plus aucune chance d’attendrir Madame de Warens… Cinquante ans ont passé depuis notre première rencontre et quatorze depuis son décès… Tout sera bientôt fini et je dormirai dans ce paisible jardin d’Ermenonville et au sein de cette terre où elle repose déjà ! Ma chère, ma très chère Louise ! Il sort. Sept heures sonnent. 



ACTE I SCENE VII,




Valentine entre en tenant la main de Pierre

Valentine

Tout à l’heure tu étais déterminé à le voir et maintenant tu hésites ?! Quel drôle de jeune homme tu fais ! Et après on dit que les femmes sont changeantes !

Pierre

Tu ne pourrais pas comprendre…

Valentine

Ah merci !

Pierre

Je vais voir un géant et je ne suis qu’un nain !

Valentine

Est-ce qu’il m’a dévorée, moi ?

Pierre

Non…

Valentine

Eh bien !

Pierre

J’ai le cœur qui bondit ! Il me semble qu’il va sortir tout fumant de ma poitrine tel un boulet de canon !

Valentine

Eh bien que ce cœur bondisse pour une vraie raison ! Elle l’embrasse

Pierre

Ce baiser m’encourage, ma charmante ! Si nous n’étions pas où nous sommes, si je n’allais pas rencontrer bientôt le grand homme, je t’étreindrais avec tant de passion que tu jurerais que je suis l’inventeur de l’amour !

Valentine

Tantôt modeste, voire manquant d’amour propre , tantôt orgueilleux voire, vaniteux, tantôt fRoid, voire glacial, tantôt brûlant, voire en fusion, tantôt calme, voire absent, tantôt vif, voire violent, voilà le portrait de mon gentil Pierre ! Tu es décidément un drôle d’oiseau et c’est pour cela que je t’aime !

Pierre

Je tiens cela de mon Père paraît-il…

Valentine

Monsieur Rousseau est un homme simple : il n’est donc pas nécessaire d’être intimidé ! Il aime la franchise et déteste la flatterie !

Pierre

Je n’avais pas l’intention d’être flagorneur !

Valentine

D’être quoi ?

Pierre

Flatteur si tu préfères, flatteur à l’excès !

Valentine

Ah d’accord ! J’aurai appris un mot aujourd’hui ! Tu es savant ! Tiens, sais-tu qui a dit « ! « Je fais ce que tu veux; je consens qu'il me voie. Je lui veux bien encore….

Pierre

…accorder cette joie » Naturellement, c’est Racine.

Valentine

Tournée vers le public Il m’agace ! Qui sait, un jour tu écriras tout comme Monsieur Rousseau ! Mais de grâce, écris des choses gaies comme Molière !!

Pierre

J’essaierai !

Valentine

N’essaie pas, fais-le ! 

Voix de Thérèse

Valentine, veux-tu bien venir ! Mais où est-elle ?

Valentine

Je viens Madame, je viens ! A Pierre Elle m’agace ! On devrait parfois lui apprendre le bel air des choses…mais autant parler à une pierre ! Quelle femme ! Dommage, j’aurais bien aimé assister à l’émouvante rencontre….

Pierre

Emouvante est le mot…

Valentine

Tu ne vas pas pleurer au moins ?

Pierre

Je contraindrai mes larmes à ne point fuir de mes yeux !

Voix de Thérèse

Eh bien Valentine ! Peut-on être aussi mal servie de nos jours ! 

Valentine

Oui Madame, je suis là ! A Pierre Courage mon Pierre ! Sois naturel ! Elle l’embrasse et sort

Voix de Thérèse

Viens rajuster mes cheveux !

Valentine

Avec les cheveux qu’elle a, cela va encore prendre une heure et je manquerai toute la demande en mariage ! 

Voix de Thérèse

Valentine ! C’est pour demain ou pour aujourd’hui ?

Valentine

Elle m’agace ! Jouant les aristocrates D’abord, je suis de plus haute naissance qu’elle : elle est pour moi ce que je suis pour Madame de Girardin. Et je puis me vanter d’avoir de l’instruction ! A-t-on jamais vu une ancienne blanchisseuse se prendre pour une duchesse ? A ce propos on pourrait…

Thérèse

Valentine !

Valentine

On y va ! On y va ! Elle sort








ACTE I SCENE VIII,





Pierre

Brave jeune fille ! Aimable visage ! Ame pure et fraîche, comme j’aimerais te ressembler, moi qui ai le même âge et qui pourtant suis…sombre, triste, perclus de douleurs morales… Belle enfant ! Je t’aime bien, j’ai de l’amitié pour toi et un vif désir, oh oui, un désir fou ; mais n’est ce pas là qu’un désir de jeune homme ? Ce désir est éloigné de plus de mille lieues du mot Amour…Est-ce que je t’aime ? J’aime te plaire, j’aime t’enlacer, t’embrasser, te ravir, jouir de tes appâts charmants, respirer tes cheveux et sentir la femme que tu es céder à mes envies… Comme tu es belle ! Cette peau de pêche ! Mais, est-ce que je t’aime ? Je me suis servi de toi pour le voir, pour l’approcher, pour enfin lui parler ! T’aurais-je fréquentée si tu n’avais pas été la servante de Jean-Jacques Rousseau ? Pauvre de moi ! Cœur sec ! Est-ce de ma faute à moi ? Est-ce que j’ai voulu avoir cet âme ? Je suis né naturellement bon, mais la vie, la société et surtout la trahison m’ont rendu sec comme je le suis ! L’instant est donc venu…la rencontre…la confrontation attendue et redoutée, rêvée et terrifiante pourtant…le grand homme…le génie…je vais le voir…lui parler…lui dire…Silence. Il ouvre un livre et reste rêveur. Rousseau entre et l‘observe un instant.. 

Rousseau

Jeune homme !

Pierre sursaute puis le salue respectueusement. Rousseau s’arrête et salue à son tour.

Pierre

Pardonnez-moi, Monsieur, j’étais perdu dans mes pensées !

Rousseau

Un rêveur ! L’auteur des rêveries en est touché ! Vous êtes donc Pierre ? Votre nom, jeune homme ?

Pierre

Sousaure, Monsieur…

Rousseau

Sousaure ? Bien, bien…Valentine me dit que vous brûliez de voir ce que l‘on nomme « un philosophe » : me voici ! Vous me trouvez courbé sous le poids des années…

Pierre

Je ne vois pas d’homme courbé, Monsieur.

Rousseau

Mais moi, je vois un jeune gaillard qui fera merveille aux côtés de la douce Valentine ! Quel âge avez-vous, jeune homme ?

Pierre

Vingt-deux ans Monsieur.

Rousseau

L’âge divin ! L’âge des émois, des découvertes, des conquêtes ! Profitez de cet âge, mon jeune ami, sans trop vous torturer l’âme en questions auxquelles il existe peu de réponses.

Pierre

Des questions comme celles que vous vous êtes posées ?

Rousseau

En effet ! Ne soyez jamais philosophe ! Plus vous vous questionnez, plus une sorte de vertige vous prend… J’avais un ami, dans ma jeunesse, qui ne se souciait que de ses amourettes et de deux ou tRois autres choses d’importance et j’avoue que je l’enviais grandement… il ne songeait pas à tout ce qu’il y a de sombre et de laid…il se grisait de sa jeunesse !

Pierre

Oui, mais je préfèrerais m’être attaché à réfléchir au bonheur des Peuples, à l’amélioration du genre humain, à la bonne éducation des enfants plutôt que de n’avoir songé qu’à séduire Margot, Manon, Suzon ou Marton.

Rousseau

Vous séduisez bien Valentine ! Il ne faut pas sombrer dans l’excès, mon jeune ami ! Il faut se questionner, songer au genre humain, aider autrui, mais aussi penser à soi ! De la mesure en toute chose !

Pierre

Ne pas tourner le dos aux plaisirs temporels ?

Rousseau

C’est exactement cela !

Pierre

Cela me rappelle une de vos réflexions, Monsieur…

Rousseau

Mais asseyez-vous je vous prie…

Pierre

Je n’oserai…

Rousseau

Faut-il que je vous supplie ? Pierre s’assoie Vous me parliez d’une de mes réflexions…

Pierre

Vous avez écrit : « Qui de vous n’a pas regretté cet âge où le rire est toujours sur les lèvres ? »

Rousseau

Vous m’étonnez jeune homme ! Vous me rappelez une phrase de « L’Emile » que j’avais oubliée moi-même !

Pierre

Nous devons écouter avec mesure la raison d’une part, qui nous fait méditer, qui nous empêche de commettre des folies et d’autre part les passions qui nous poussent à aimer, à nous jeter vers l’inconnu, le risqué…

Rousseau

Jeune homme, seriez-vous philosophe ?

Pierre

Car la raison que vous nommez la conscience est la voix de l’âme et les passions la voix du corps. Et comme nous sommes à la fois corps et âme…

Rousseau

Connaissez-vous l’Emile par cœur ?

Pierre

C’est mon livre de chevet, Monsieur. Vous y énoncez des principes, qui, s’ils étaient appliqués à la lettre rendraient le monde…sublime, du moins, meilleur ! Hélas, si les mauvais pères et les mauvaises mères lisaient vos pensées à propos de l’éducation, peut-être rougiraient-ils et sentiraient-ils au fond de leur âme la conscience les chatouiller ou, les griffer ! Vous parlez admirablement d’une chose que je cherche comme vous…

Rousseau

Et quoi donc ?

Pierre

Le bonheur !

Rousseau

Vous l’avez trouvé il me semble…

Pierre

Où cela ?

Rousseau

Dans les bras de la charmante Valentine, grâce à ses baisers, à sa compagnie toute entière, à son esprit charmant, à ses airs d’enfant.

Pierre

Un morceau de bonheur, oui, un morceau seulement ! Mais moi, je suis de ceux qu’un croissant de lune dans un ciel étoilé n’émeut pas et qui n’admirent cet astre blanc que lorsqu’il apparaît tout entier dans les cieux, bien rond, splendide ! Je veux un bonheur bien rond !

Rousseau

Vous avez tort ! Un peu de café au lait ? Il est encore chaud et c’est Valentine qui vient de le préparer.

Pierre

Non merci, Monsieur.

Rousseau

Un doigt de Porto ?

Pierre

Ce n’est pas de refus.

Rousseau

Ne soyez pas gêné avec moi ! Il lui sert à boire Vous avez tort, car un croissant de lune est beau ! 

Pierre

Le bonheur…Tout homme veut-être heureux ; mais pour parvenir à l’être, il faudrait….

Rousseau

…il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur ! Vivement Mais dites-moi, vous connaissez « l’Emile » par cœur ! En parlant de bonheur, saurez vous faire celui de Valentine ? Je ne vous connais pas après tout… Savez-vous qu’elle est pour moi…

Pierre

…un peu comme votre propre fille ?

Rousseau

Etonnement Pour ainsi dire, oui…

Pierre

Si je sais un jour ce qu’est le bonheur, alors mon bonheur sera de la rendre heureuse !

Rousseau

Voilà qui est bien répondu et digne de tous les Roméo du monde et de l’Histoire ! Mais, mon jeune ami, il me semble lire sur votre visage, depuis tout à l’heure une grande tristesse, une vive mélancolie et cela m’intrigue, venant d’un jeune homme qui va épouser la plus belle, la plus fraîche enfant du monde ! Vous devriez rire aux éclats et vous comporter en jeune chien fou !

Pierre

Je ne suis pas d’un naturel très expansif, veuillez me pardonner, Monsieur.

Rousseau

Je vous fais une remarque et non un reproche, jeune homme ! Il faut croire que Valentine aime votre mine sérieuse…

Pierre

Il faut le croire, oui… Pour moi, comme pour vous, un homme gai n’est souvent qu’un infortuné qui cherche à donner le change aux autres et à s’étourdir lui-même !

Rousseau

Vous citez l’Emile, comme d’autres citent l’évangile, avec une émotion qui me trouble et me gène Monsieur…


Pierre

Cet essai sur l’éducation est ma bible à moi ! Si tous pouvaient le lire, si tous pouvaient comprendre ce qu’il y a de sacré dans ce livre ! Vous tenez une grande place dans ma vie, Monsieur Rousseau.

Rousseau

Vous poussez trop avant dans le doux de votre flatterie ! Levant sa tasse A la vôtre jeune homme !

Pierre

Sans boire Ce livre, Monsieur, ce livre plein de sagesse, d’auguste raison, ce livre m’a servi de mère…

Rousseau

De mère ?

Pierre

Ce livre m’a tenu lieu de père, aussi, et j’ai suivi à la lettre les principes qu’il énonçait ! J’ai perdu mes parents fort tôt et c’est à cause de cette perte, à cause de ce manque funeste que, depuis toujours, j’ai ce visage et ce cœur empreints de gravité.

Rousseau

Jeune homme…

Pierre

Dès que j’ai su lire, doué d’une curiosité au dessus de mon âge, je me suis plongé dans la lecture de votre ouvrage, le seul que m’avaient laissé mes parents. Oui, j’ai appris à lire puis à songer avec ce livre ! Sortant un livre de sa poche Le voici ! C’est le seul qu’il m’ait été donné de lire durant quinze années. Je le lisais comme un livre saint, caressant mille fois cette couverture que mes parents avaient caressés, pleurant mille fois sur ces pages jaunies et si pleines d’une littérature sublime. Je me suis dit : voilà un homme qui sait raisonné, dont le cœur est empli d’une humanité sans borne ! Voilà un cœur !

Rousseau

Oh ! Je suis heureux que ma littérature puisse servir de baume. Je me souviens d’une amie qui m’a avoué que sa sœur était morte d’une longue maladie, mais morte heureuse, après avoir lu le dernier chapitre de mes confessions sur sa dernière couche !

Pierre

Je vous ai aimé, moi qui était élevé par un vieil oncle acariâtre et brutal ! Je vous ai aimé de toute mon âme ! Vous me consolâtes souvent de ma situation, des vexations que m’infligeait mon oncle. Montesquieu dirait « L'étude a été pour moi …

Rousseau

L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté ». Oui jeune homme, je connais aussi bien mon Montesquieu que vous, votre Rousseau ! Votre oncle était donc un ours ?

Pierre

Pire, Monsieur ! Il voulait que je devinsse ouvrier dans une fabrique. Il passait son temps à boire et il disait «  Tu n’es pas un homme toi ! A ton âge, j’allais déjà au bordel tous les soirs et je faisais le bonheur de toutes les Marie-Madeleine de Paris ! »

Rousseau

Je comprend mieux votre gravité !

Pierre

Ah, que n’ai-je eu une naissance plus illustre ? J’étais obligé de lire en cachette et je me souviens qu’un jour, après m’avoir surpris en train de dévorer « Le jeu de l’amour et du hasard » il me battit rudement et déchira la pièce de Marivaux avec une sorte de jubilation diabolique. «  Ca ne fera pas de toi un homme » avait-il hurlé.

Rousseau

Heureux sont les bons sauvages des Amériques !

Pierre

Très tôt, sa sœur, une femme bonne mais faible m’apprit a écrire sans qu’il n’en sache jamais rien et, quand elle mourut – Dieu ait son âme - je m’appliquai chaque jour a écrire pour améliorer la forme de mes lettres. Oui, votre livre me sauva !  Je me disais : est il possible d’être aussi humain et le monde entier ne devrait-il pas prendre modèle sur ce géni ? Tout est si plein de bon sens dans cette œuvre rigoureusement bâtie, dans cette oeuvre de sensibilité ! Peut-être n’ai-je pas tout compris, mais….Tenez, voici la phrase qui a le plus résonné dans mon esprit il ouvre le livre : «  Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilière mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine » Mille fois j’ai compris que vous aviez raison, moi qui ai grandi dans un quartier misérable. Pour oublier ma peine, pour oublier mon oncle débauché, crasseux, vulgaire, pour oublier le souvenir de cet homme que j’ai vu se faire poignarder devant moi dans la rue, alors que j’avais douze ans, je me suis enfermé dans votre livre, je me suis dit : si j’ai des enfants, voilà comment je les élèverai ! Mon oncle, lui, a grandi dans un milieu hostile ! S’il avait été élevé selon vos principes, jamais il ne se serait avili lui-même, jamais il n’aurait avili autrui !

Rousseau

Vous parlez avec une passion qui m’étonne et…

Pierre

Enfin, j’ai si bien suivi ce qui était écrit dans votre livre que j’ai fui la ville pour me réfugier à la campagne, loin de mon oncle qui me battait, loin de la corruption de la fourmilière humaine qu’est Paris et puis j’ai décidé de chercher une femme, comme votre Emile. Ma Sophie à moi se nomma d’abord Delphine…durant un an nous vécûmes heureux et je découvris ce que c’était que de passer de l’adolescence à l’âge adulte… Je lui parlais de vous, de vos écrits et j’allais en faire l’une de vos disciples lorsqu’un événement funeste nous sépara à tout jamais. C’était l’année dernière. Je commençais à sourire, à sentir les effets d’une vie simple, à la campagne -  j’étais le secrétaire du recteur de  Roscoff en Bretagne et je touchais cent livres par mois – quand la méchanceté de mon oncle vint me frapper de nouveau à travers une lettre qu’il m’envoya. C’était en juillet de l’année dernière….

Rousseau

Eh bien ?

Pierre

Il me fit parvenir un paquet provenant d’un nommé Crampon, de l’Assistance publique…

Rousseau

Tressaillant De l’Assistance publique ?

Pierre

Il y avait dedans un petit cheval de bois, sculpté par une main d’artiste et une lettre…

Rousseau

Interloqué Un petit cheval ?

Pierre

Ce cheval, le voici ! Il sort un petit cheval de sa poche et une lettre La lettre, la voici !

Rousseau

Impossible ! Se tenant la tête Impossible ! Impossible !

Pierre

Changeant de ton Cette lettre dit que je suis le fils de Monsieur Jean-Jacques Rousseau, cette lettre décrit comment le philosophe me déposa, à peine âgé d’un an à l’assistance, avec ce joli cheval dans mon berceau, ce cheval désormais poli par le temps…et je ne fus pas le seul ! Souvenez-vous ! Souvenez-vous bien !

Rousseau

Abasourdi Mais cela ne se peut pas, jeune homme…

Pierre

Père ! Regardez mieux votre fils et voyez combien nous nous ressemblons ! Parlons net maintenant !

Rousseau

Ecoutez, jeune homme, vous faites erreur et vraiment…

Pierre

Hors de lui Père, regardez votre fils, regardez ce cheval ! Imaginez à quel point, moi qui vous avais tant aimé combien d’un coup j’ai pu vous détester ! Le hasard est curieux, n’est-ce pas ? L’être qui a fait avec un livre ce que je suis, me détruisait en même temps ! Frappé au cœur, je devins plus sombre que jamais et en quelques jours, le bonheur d’une année entière s’écroulait : ma bonne amie m’abandonna, ne supportant plus mes humeurs et le vieux curé dont j’étais secrétaire mourut de saisissement lorsque je lui appris qui était mon père. Je me retrouvai seul comme autrefois et la rage envahit mon cœur ! Je vous ai maudit toutes les nuits ! J’ai crié que Voltaire avait raison de vous haïr !

Rousseau

Mon fils ! Mon fils ? Toi ?

Pierre

Oui, moi qui ai quatre frères et sœurs, abandonnés eux aussi et que je n’ai jamais connus ! Qu’ils doivent vous maudire eux aussi !

Rousseau

Ecoute mon enfant ! Il faut…

Pierre

Très sèchement Non je n’écoute rien ! J’attendais cet instant depuis longtemps ! Je vous ai admiré mais je ne voulais pas vous voir pour vous complimenter, pour m’épancher en civilités et en flatteries ! Vous un sage ? Vous un philosophe ? Vous prodiguez des conseils et êtes le premier à ne pas les suivre ! Voltaire avait raison ! 

Rousseau

Se redressant Je t’interdis ! Ne mêle pas Voltaire à….

Pierre

Où est ma mère, que je la maudisse et puis m’en aille ensuite ? Ou est ma mère ? Car, d’après ce que j’ai compris, elle est plus coupable que vous encore et vous, par faiblesse, vous avez obéi à toutes ses volontés ! Vous, le raisonneur, vous l’intelligence, obéir à une caqueteuse, à une harpie écervelée ! Ou est ma mère Monsieur, que je lui parle enfin !

Rousseau

Ecoute, Pierre, écoute ! Je ne suis pas un monstre, un homme sans cœur et sans entrailles.

Pierre

Vous nous avez abandonnés !

Rousseau

D’une voix lamentable Je ne suis pas un père dénaturé ! J’avais cru faire un acte de citoyen et de père ! Ce fut une erreur, je le confesse, je le reconnais ! Devant Dieu !

Pierre

Un blasphème, Monsieur, un blasphème et pour ce blasphème je ne vous nommerai plus jamais « mon père » !

Rousseau

Se reprenant Jeune volcan, écoute ! Je te dirai que mon erreur devait en principe vous livrer à l’éducation publique, faute de pouvoir vous élever décemment…

Pierre

Eclatant d’un rire sardonique Décemment ? Mais voyez où vous vivez ! Avez-vous manqué de protecteurs ? On m’a dit que vous aviez quatorze cent livres de rente constituée viagère ! Qu’avez-vous à répondre ?

Rousseau

Que je jouis de cette fortune depuis peu de temps !


Pierre

Quand vous vous êtes installé en mai, tout Ermenonville vous a vu arriver en carrosse ! Qu’avez-vous à répondre ?

Rousseau

Qu’on ne t’a pas menti mais…

Pierre

Mais ?

Rousseau

Mais que ce carrosse était celui de Monsieur de Girardin, l’homme qui me loge, l’homme qui m’abrite, l’homme à qui je dois tant ! Silence

Pierre

Celui qui m’a adopté, un riche bourgeois, est mort un mois après m’avoir recueilli et sa méchante veuve m’a laissé à son cousin, celui que je nomme mon oncle hideux !!! Je n’ai nullement bénéficié de l’éducation publique !

Rousseau

Les regrets m’ont souvent harcelé, mais je ne voulais pas que vous ayez mon enfance.

Pierre

Il me semble que la destinée ne vous a pas si mal traité, Monsieur…peut-être serais-je un autre Rousseau si j’avais eu votre enfance car la mienne, croyez-moi, fut plus laide que la vôtre ! Mon oncle m’a cassé le bras trois fois et une fois la jambe ! Un jour il manqua me tuer en m’étranglant, un autre jour, ivre comme Bacchus…

Rousseau

Furieux Mais je ne voulais pas qu’on vous retire de l’assistance publique ! Je voulais que l’Etat vous nourrisse, vous…

Pierre

Nous cajole, n’est-ce pas ? Mais une triste institution aux murs gris ne remplace pas l’amour d’un père, l’amour d’une mère ! Voltaire avait raison !

Rousseau

Je t’ai déjà dit de ne pas mêler cet homme, qui s’est prostitué à l’aristocratie, à notre…

Pierre

Vous qui avez déploré la froideur d’un père, vous qui n’avez pas eu de mère, vous qui en avez pleuré souvent, qui sans cesse ressentîtes un manque terrible, comment avez-vous pu abandonner votre fils ?  

Rousseau

Abattu Comment pourrais-je aimer, moi qui ne m’aime pas moi-même ? Silence Tu ne dis plus rien ?

Pierre

Cette idée est effroyable…Que faites-vous de votre sensibilité, évoquée dans chacun de vos ouvrages ? Est-ce un mensonge ? N’êtes-vous en vérité qu’un fruit sec, un cuivre qui résonne ? Ne faites-vous de belles phrases, n’invoquez-vous de beaux principes que pour masquer le désert de votre cœur ?

Rousseau

Interloqué puis se rassérénant Le désert de mon cœur ? Oui ! Ce désert est né pour de multiples raisons; peut-être d’abord à cause de l’austérité qui régnait dans notre famille, dans la religion de notre famille depuis des générations. Ecoute : malgré ma raison, malgré ma sensibilité, je me suis dit que j’étais faible et maladroit, que jamais je ne pourrai faire le bonheur de quiconque. Depuis que je suis venu au monde, que ma mère est morte pour me donner la vie, depuis que j’ai senti que mon père, bon de nature, pourtant, ne m’aimerait jamais tout à fait, mon âme ne fut plus qu’une horloge aux rouages faussés. Contraint de fuir Genève, mon père me plaça en pension à l’âge de douze ans, chez le ministre Lambercier, mais là-bas, on ne s’occupa guère de mon éducation : je fus négligé ! J’allai ensuite chez mon oncle qui s’occupait aussi mal de ses enfants que mon père des siens…

Pierre

Méprisant Sinistre, sinistre famille !

Rousseau

Cet oncle, que je respectais malgré son libertinage,  m’envoya copier des actes chez un greffier de Genève, mais on me considéra inapte ! C’est de cette époque que je perdis le peu de confiance en moi qu’il me restait… Placé dans l’atelier d’un graveur qui avait un caractère aussi sauvage et grossier que celui qui t’a élevé, je manquai sombrer tout à fait : je crus devenir fou car mon travail était abrutissant et mon employeur détestable ! Pour survivre, je fis comme mes compagnons d’infortune : je volai ! 

Pierre

Vous ?

Rousseau

Exalté puis attendri Oui, moi ! Alors, j’ai fui cet enfer car déjà, je voulais me soustraire à la tyrannie des hommes ! C’est alors que, réfugié chez l’abbé de Pontverre qui rêvait de me convertir au catholicisme, je rencontrai l’aimable dame de Warens ! Je sentis ma jeunesse flamboyer, mais si le corps était jeune et répondait à certains appels, il en allait autrement de l’âme…Mon cœur de seize ans était déjà flétri tel celui d’un vieillard… Il y manquait quelque chose !

Pierre

Ironique L’estime de soi, n’est-ce pas ? Je crois que, bien au contraire vous…

Rousseau

Je changeai de religion pour gagner mon pain puis… puis je devins avec mépris laquais, oui, laquais de la comtesse de Vercelis puis du comte de Gouvon ! Je me sentais comme en esclavage ! On fit de moi un secrétaire : je ne me sentais toujours pas libre ! 

Pierre

Orgueilleux !

Rousseau

Je m’enfuis de nouveau chez Madame de Warens où je goûtai un éphémère bonheur : celui de rêver au pieds des montagnes, d’être instruit et aimé d’une femme dans tout l’éclat de sa maturité ! Hélas, c’est ici que mon cœur se brisa encore ! Elle me fut infidèle alors que j’allais consulter les médecins pour tenter de remédier au mal qui ne m’a pas quitté. Mon cœur devint sec, plus sec que jamais ! Je ne voulus appartenir à personne ! Je me fis précepteur chez Monsieur de Mably, grand prévôt de Lyon, mais je dus constater que j’étais incapable d’éduquer des enfants !

Pierre

Toujours la même tare !

Rousseau

J’avais trop le goût de la liberté pour dépendre de quiconque et pour imposer quoi que ce fut à personne ! L’instruction doit se faire en toute liberté et non être une contrainte. On doit donner le goût, le provoquer, non pas imposer ! J’ai détesté contraindre ses enfants à apprendre ! J’avais le goût de la liberté, l’horreur de la servitude ! Je suis pour autant passé d’une dépendance à une autre, malgré mes succès tardifs, malgré la gloire ! La gloire était pour moi un assujettissement de plus, je l’ai fuie, j’ai même fui le Roi et sa Pompadour ! 

Pierre

Narquois Vous vous êtes délecté sans doute de cette audace !

Rousseau

Furieux J’ai fait tout le contraire de Voltaire ! Il se croyait libre mais passa son existence à manger dans la main des puissants : on me crut dépendant, mais je préférai fuir les honneurs et vivre de peu, mais me savoir libre, du moins, libre d’esprit ! J’ai passé ma vie à me souvenir du laquais que je fus, de l’apprenti maltraité, à me souvenir du mépris de certains… J’ai passé ma vie a essayer de fuir les contingences mais j’ai toujours dû tendre la main ou accepter l’aide de ceux qui m’estimaient… Je n’ai pas complètement réussi mon affranchissement et je voulais l’obtenir à travers ma descendance, en plaçant mes enfants à l’assistance, loin de Thérèse, de sa mère, de tous ces gens qui auraient fait d’eux leurs esclaves ! Ah, si la vie ne m’avait pas donné cette âme aux rouages faussés, je crois bien… 

Pierre

Insistant sur ce point crucial La belle raison ! Et ce manque d’amour, cette sécheresse d’âme seraient un héritage ? On devrait se venger sur sa descendance ou sur ceux qu’on aime du mal qu‘on nous a fait ? Votre âme, une horloge aux rouages faussés ? N’avez-vous pas su aimer Madame de Warens ? Laisser le soin à d’autres d’élever ses enfants, c’est renier son propre sang, c’est insulter votre mère morte en couche ! Silence Monsieur, défendez vous, soyez éloquent comme vous l’êtes dans vos écrits, mais expliquez-moi ! Silence Vous vous tairez donc ?

Rousseau

Je vous aurais rendus trop malheureux car nous aurions été misérables. Sais-tu quelle fut notre géhenne à Thérèse et à moi quand nous quittâmes Madame d’Epinay ? Nous vivions dans un taudis, nous grelottions, nous étions sur le point de…

Pierre

Bien vite, la maréchale de Luxembourg est venue ! L’excuse ne tient pas !

Rousseau

Accablé Epargne ton père !

Pierre

M’avez-vous épargné ? Non, c’est pire encore : vous avez eu pour moi une indifférence détestable et je n’existais plus à vos yeux !

Rousseau

Tu me maudis donc, mon fils ? 

Pierre

Ironique Quel bonheur de me voir l’heureux fils d'un tel père ! Un temps Être abandonné à la naissance, c’est faire naufrage au port !

Rousseau

Pensif Sais-tu que je vis peut-être mes derniers jours ?

Pierre

Je n’illuminerai pas vos derniers jours ou vos dernières années comme le font tous les bons fils et cela parce que vous avez plongé ma vie entière dans l’abîme, dans la nuit, dès ma naissance ! Je suis mort voyez-vous, mort et s’il faut vous croire, je me sens incapable d’aimer puisque je ne m’aime point !

Rousseau

Le sang cogne dans mes tempes ! Tu veux donc me faire mourir petit ?

Pierre

Sursautant avec violence Ne m’appelez pas ainsi, Monsieur, car seul un bon père peut nommer ainsi son fils ! 

Rousseau

Accablé puis s’échauffant Ne vois-tu donc pas toute la faiblesse de l’homme sous le masque du philosophe ? Ecoute : je n’ai presque pas eu de famille quant à ta mère, elle n’était entourée que de rapaces qui lui ont pris tout son argent, qui on profité de sa naïveté et de sa générosité. Thérèse s’est toujours laissée gouverner, même par ses propres nièces qui lui ont extorqué le peu d’économies qu’elle possédait. Ah ! Ses nièces ! Je ne te parlerai pas de son frère qui était un débauché, un misérable ! Sa mère me détestait et bien des fois elle tenta de détacher Thérèse de moi, mais en vain, car malgré son caractère, Thérèse m’aime plus que je ne l’aime. Elle est pour moi d’une inébranlable droiture ! Mais sa mère !  C’était une maligne, pouvant tirer d’un sac dix stratagèmes, pouvant se parer du plus beau sourire tout en méditant avec la pire bassesse ! Je t’épargnerai les détails de tous les maux que cette mère jalouse me fit subir, de toutes les méchancetés qu’elle osa répandre sur mon compte. Qui plus est, cette mère indigne couvrit sa fille de dettes ! Les sœurs et le frère de Thérèse agirent de même. Je ne voulais pas que mes enfants fussent livrés à la rapacité de cette famille mesquine, je ne voulais pas qu’ils héritassent des tares qui la rendait monstrueuse. Les risques de l’éducation des Enfants-Trouvés étaient bien moindres. Pierre va parler Ne m’interromps pas ! Tu dis vouloir comprendre or tu n’écoutes pas même ma défense, je le vois bien ! Quelle enfance je vous aurais donnée ? Vous m’auriez suivi d’exil en exil et moi qui ne sais guère me gouverner, j’aurais été le plus mauvais des pères…

Pierre

Méprisant Un mauvais père vaut mieux qu’un père absent ! Cela n’a pas de sens ! Aurais-je été élevé par ma grand-mère, par mon oncle et n’auriez vous pas su, vous et Thérèse, me protéger de leur rapacité ? Non, Monsieur, rien ne me satisfait dans cette plaidoirie et je sens poindre le mensonge derrière tout ce discours !

Rousseau

Le mensonge ?

Pierre

Vous êtes un mauvais avocat pour vous même !

Rousseau

Que veux-tu, je n’ai pas d’amour propre…

Pierre

Vous en avez peut-être trop ! Vous vous aimez trop vous-même pour pouvoir aimer autrui ! Vous vous aimez trop pour avoir besoin de vous encombrer d’une progéniture braillarde, encombrante, ruineuse… 

Rousseau

Très brutalement Jamais nous n’avons été vraiment libres puisque nous vivions chichement de la générosité des autres….tu aurais eu honte de ton père !

Pierre

Sûrement moins qu’en cet instant, Monsieur !

Rousseau

Même jeu J’étais misérable ! J’étais pauvre ! J’étais pauvre ! Sais-tu que je n’ai pas touché un liard de mon premier écrit de philosophe ?  Ignores-tu que je fus copiste de musique pour survivre ?

Pierre

Eh bien ?

Rousseau

Et que ce travail fastidieux nuisit longtemps à mes activités littéraires ? Il étouffait mon génie et tuait mon talent ! 

Pierre

Il siffle Le modeste penseur !

Rousseau

Comment voulais-tu que de surcroît je puisse m’occuper de cinq enfants et même d’un seul ? Je voulais vivre de mon métier d’auteur et des enfants eussent mis fin à ma carrière !

Pierre

Outré Vous l’osez dire en face ! Comme cela est laid ! Je crois que vous avez écrit quelque part que vous étiez un ennemi de la dépendance… Des enfants vous eussent encombré ! Cela eut été pour vous un assujettissement de trop ! Une femme est déjà suffisante…Dieu merci, elle est sotte et ainsi, elle ne trouble pas l’auguste penseur, elle ne risque pas de lui faire ombrage !! La progéniture sacrifiée au génie ! Ah, si le monde vous entendait ! Je voudrais que Voltaire sortît de son tombeau pour vous fustiger mieux que je ne le fais ! Ah, voilà donc comme vous êtes ? Avoir, malgré-vous, des attaches avec des êtres humains est pour vous une sorte d’assujettissement ! Sans cœur ! Vous êtes un sans cœur ! Déjà, lorsque vous vîtes Madame de Warens pour la dernière fois, alors qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, vous la laissâtes s’en aller sans la suivre ! Vous avez abandonné au seuil de son tombeau la femme qui vous avait fait entrer dans le monde !


Rousseau

Comment le sais-tu ? C’est vrai, mais elle m’avait fait tant souffrir ! Je lui dois cent bonheurs mais tant de peines aussi ! 

Pierre

Mais c’est donc une chaîne sans fin que celle de la souffrance, on l’inflige à qui nous l’a infligée puis à d’autres qui ne vous ont rien fait, mais seulement parce qu’on a souffert ? Vous, le philosophe, vous acceptez cela ?

Rousseau

Toute ma vie j’ai tremblé pour mon avenir, mais, cela te semblera paradoxal, j’ai tremblé encore plus pour celui de ma descendance et la seule solution que j’ai trouvée, ce fut de les éloigner de ma femme, de sa mère, de tout ce ramassis de charognards, justement, pour que nos souffrances ne déteignent pas sur elle, pour que la chaîne se brise !

Pierre

Vous étiez là, vous ! Et puis, vous vous répétez !

Rousseau

Désespéré Mon âme était faussée ! J’étais faible !

Pierre

Vous étiez là, vous ! Comment le plus noble esprit de ce siècle, le plus grand penseur aurait pu ne pas savoir défendre sa progéniture, l’élever en dépit d’une famille hideuse ? Vous êtes…il se retient pour ne pas lâcher un mot terrible

Rousseau

S’asseyant, fourbu Je n’ai plus rien à dire puisque tu me déteste si fort, moi qui n’ai pas voulu faire le mal, moi qui ne suis pas mauvais mais qui suis à court d’argument !

Pierre

Méprisant Le philosophe à court d’arguments ! Oh, comme j’eus aimé que vous en trouviez, de ces beaux, de ces nobles arguments qui éclairent tout, qui expliquent tout, qui mettent fin à la polémique et qui font naître le pardon sur les lèvres ! 

Rousseau

C’est que tout cela n’est plus affaire de raison, mais de sentiments.

Pierre

Avec une exaltation grandissante Des sentiments, vous ? Non, c’est une raison froide et faussée qui vous a conduit à abandonner votre descendance ! Et pourtant, n’auriez-vous pas été fier que des héritiers répandissent votre philosophie à travers le monde ? Ils auraient parlé avec sagesse comme vous parlez - quand il s’agit de politique ou de bonheur universel – ils auraient été vos premiers apôtres et dans les révolutions, ils auraient tenu les fous en respect et calmé les enragés ! On aurait dit en les voyant « Ce sont les continuateurs du grand Jean-Jacques et c’est lui que nous revoyons en eux ! »

Rousseau

Tu me déchires ! J’aurais donc tout manqué ! Ils se regardent J’ai négligé mon devoir, mais le désir de nuire n’est pas entré dans mon cœur ! 

Pierre

Moi, le premier, j’aurais porté haut, j’aurai porté loin votre parole, votre pensée, je vous aurais défendu contre les héritiers de Voltaire, me déclarant fièrement l’héritier de l’inventeur du Contrat Social, du grand Rousseau, j’aurais… mais tout est brisé, mais tout est souillé… voilà, Monsieur, je ne sais pas parler aussi bien que vous, mais j’ai un cœur et c’est ce cœur, non la raison qui a parlé, pour une fois, ce cœur presque aussi sec que le vôtre, sec par votre faute, ce cœur a su dire le vrai, il a su être franc ! 

Rousseau

La fatalité est cause de ton malheur, moi, je croyais en l’Assistance. L’Assistance fait de grandes choses pour les orphelins et si le noble qui t’avait adopté n’était point mort, tu aurais pu devenir…

Pierre

Assez ! Je suis un malheureux ! Je gagne ma vie, je puis me marier, avoir une descendance mais voilà, j’ai là un cœur qui ressemble au vôtre ! 

Rousseau

La fatalité est cause de…

Pierre

Ah, pour une fois vous ne dites pas que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possible ? Vous acceptez qu’il y ait de l’injustice ici bas ? 

Rousseau

Ignorerais-tu à quel point j’étais malade à l’époque où ma chère Thérèse enfanta ? Quelle longue maladie ce fut ! Les médecins ne me donnaient que fort peu de temps à vivre et je ne voulais pas que mes enfants soient élevés par la famille de ma femme : tous auraient fort mal tourné. Que tous ressemblassent au frère de Thérèse était mon pire cauchemar.

Pierre

Vous êtes pourtant toujours de ce monde et le temps a bien passé !

Rousseau

Les docteurs m’ont rendu plus malade que je ne l’étais. Je me trouvais généralement plus mal, après qu’ils m’aient administré leurs médecines…Ni le docteur Morand, ni Daran, ni Malouin, ni Thierry n’ont jamais pu…

Pierre

Votre maladie ne vous a pas empêché de faire des enfants !

Rousseau

Tu me ressembles, il est vrai et te voilà plus sec du cœur que moi ! Certes, j’aurais pu vous faire élever par Madame d’Epinay ou bien Madame de Luxembourg ; vous n’auriez manqué de rien car elles vous auraient cajolés en souvenir de mon amitié. Mais voilà, vous auriez dépendu d’elle et jamais n’auriez pu vivre en hommes libres. Et puis, un jour ou l’autre, vous auriez su la vérité : quelques-uns de mes anciens amis, qui m’ont trahi depuis en révélant tout, vous auraient appris à me haïr ! Ils ne fallait pas que vous sachiez vos origines.

Pierre

N’auriez-vous pas pu me mettre en apprentissage du moins, comme l’a fait votre propre père au lieu de m’abandonner tout bonnement ? Il pleure

Rousseau

Pierre ! Ne pleure pas ! Ces larmes sont autant de poignards qui…

Pierre

Sousaure ! Je m’appelle Sousaure ! Mais ne devinez-vous pas que ce nom-là est l’anagramme de vôtre nom ?

Rousseau

Mon Dieu !

Pierre

Vous aviez renié votre progéniture mais moi, je ne vous ai pas assez détesté pour renier totalement votre nom : j’en ai gardé les lettres et les ai mélangées !

Rousseau

Ciel !

Pierre

Ne mêlez pas le ciel à des évènements qui ne sont que votre fait ! Dans vos diverses solitudes, dans vos divers exils, avez-vous seulement pensé de temps en temps à ces enfants que vous aviez abandonnés ? 

Rousseau

Souvent mon petit, souvent…

Pierre

Je vous ai dit de ne pas me nommer ainsi…bondissant à l’autre bout du salon Oh et puis, adieu Monsieur, adieu ! Vous m’aurez vu deux fois dans votre vie et ces deux fois-là, j’aurai pleuré : la première, en naissant, comme tout jeune être extrait brusquement d’un ventre maternel, la seconde, aujourd’hui, parce que mon père, le grand philosophe ne parvient pas à trouver les bons arguments, ces arguments que j’attendais pour que le mot « je vous pardonne » s’échappe de mes lèvres ! Adieu ! Il va pour sortir 

Rousseau

Suffoquant, s’exprimant péniblement; pathétique et gagné par une faiblesse. Mon fils ! Mon fils ! Encore un coup, écoute-moi ! Je vais payer, crois moi : tout vient en sa saison… Thérèse et Valentine entrent à cet instant sans que Rousseau et Pierre les voient Faut-il que je m’ouvre les entrailles pour que tu comprennes que je ne suis pas mauvais ? Long silence 

Pierre

Papa ! Il se jette dans ses bras Papa ! Papa ! Papa ! Que de jours perdus, que d’heures évanouies ! Oh, Papa, regardez…regarde : nos cœurs ne sont pas si secs car nous pleurons l‘un et l‘autre. Et pourtant, j’ai l’âme semblable à un désert ! Il me semble qu’un rien briserait les fils qui me retiennent à cette vie ! Je me sens l’esclave de cette vie… Des fils mystérieux m’unissent à toi, à ma mère, à la tendresse que j’avais pour vous, malgré tout, un fils me rattache à Valentine, d’autres, à quelques amis et sans eux, je crois bien qu’il y a longtemps que j’aurais pris un fusil et que je me serais tiré une balle dans la tête ! 

Rousseau

Ne dis pas cela ! Ne dis pas cela !

Pierre

Ma vie ne tient qu’à quelques fils !

Rousseau

Ayant quelques difficultés à parler La vie, une si grande chose qui tient à si peu ! Ces fils, mon enfant, ne les brise jamais ! Noue ta vie à d’autres fils ! Ne fais pas comme moi, je t’en conjure ! Ne sois pas pire car je sens bien que toi, tu pourrais attenter à tes jours ! Moi, je fus trop lâche ! Ne brise jamais les fils et noues-en d’autres ! Noues-en d’autres ! 

Pierre

Je peux bien te l’avouer, à toi, puisque nous nous ressemblons : moi aussi, je refuse toute sorte d’assujettissement, je veux être libre et malgré ma sensibilité, je me sens incapable d’aimer vraiment quiconque… Moi aussi, j’ai une âme semblable à une horloge aux rouages faussés. 

Rousseau

Une âme aux rouages faussés !

Pierre

Il faut le dire : te demander la main de Valentine n’était qu’un prétexte et je n’ai fait en vérité que me servir de ce prétexte et donc me servir d’elle pour t’approcher. Je ne l’aime pas assez, sans doute.

Rousseau

Et moi, crois-tu que j’aime Thérèse ?

Pierre

Je la trouve jolie, j’aime ses baisers, j’aime l’étreindre, je suis esclave d’une fougue toute physique… Silence Mais, je ne lui ai fait la cour que pour avoir mes entrées chez Monsieur Rousseau. Maintenant que j’ai vu mon père, maintenant que je suis arrivé à mes fins – ah c’est affreux à dire - je ne sais pas si je serais aussi prévenant avec elle, je ne sais pas si…

Rousseau

Apercevant Valentine qui s’évanouit Pierre, tais-toi !

ACTE I SCENE IX,





Valentine

Revenant lentement à elle et d’un ton lamentable C’est ainsi que tu m’aimes ?

Thérèse

S’animant de plus en plus Cet air chafouin ne m’avait pas échappé ! Valentine veut s’enfuir après avoir regardé Pierre avec désespoir mais Thérèse la retient Valentine ! Reste ! Il faut affronter les hommes en face ! 

Valentine

Est-ce toi Pierre ? Est-ce toi devant moi ? Est-ce toi qui as parlé ?

Thérèse

C’est lui ! Se tournant vers Pierre Voilà donc l’un de nos fils ? Regarde-le, Valentine, regarde-le bien en face ; il est comme tous les Rousseau, comme tous les hommes : il se sert de nous, pauvres, faibles, fragiles créatures… A Rousseau Qu’es-tu allé lui dire ? Que c’est moi la seule responsable, que je t’ai poussé à les abandonner ? J’ai eu plus de scrupules, plus de peine que ma mère et toi réunis quand il s’est agi de les abandonner et il m’est arrivé de pleurer !

Rousseau

Eclatant d’un rire nerveux Toi, plus de peine ? Toi, pleurer ?

Thérèse

Avec rage Parfaitement ! Et puisque j’apprends que tu ne m’as jamais aimée, apprends à ton tour qu’il y a encore un garçon d’écurie qui sais contenter ta Thérèse bien mieux que tu ne m’as jamais contentée ! Pour sûr, il a moins d’esprit, mais il est plus gaillard ! Apprends que lorsque nous nous sommes séparés tantôt, j’aurais mieux fait de ne jamais revenir car tu ne le méritais pas ! J’en ai assez, moi, d’avoir le mauvais rôle !

Pierre

Outré C’est donc là ma mère ? 

Thérèse

Tu me rencontres avec déjà une opinion sur mon compte !

Pierre

Votre réaction de sauvage a confirmé toutes mes craintes Madame ! Elle est méchante, querelleuse, bavarde, mais elle a sur cet homme l’empire d’une nourrice sur son enfant.

Thérèse

Je vois que l’opinion de Monsieur Hume à mon propos a traversé la Manche, aussi large soit cet océan ! Oui Rousseau est un enfant dès qu’il ne s’agit plus de littérature, de botanique ou de musique et il faut bien parfois décider pour lui ! Vois d’ailleurs, il se tait car il sait que j’ai raison ! Il a besoin qu’on le tienne en lisière comme un petit enfant ! Il est faible, il est gauche, il ne sait ce qu’il veut ; il n’a jamais su ! Avide de gloire, il la fuit quand elle vient ! Rêvant de rendre sage les Peuples en les éduquant bien, il abandonne ses propres enfants ! Il a un cœur indécis, un cœur maladroit : sait-il seulement ce qu’il aime vraiment à part les hautes idées ? Elles accaparent son esprit et de telle sorte qu’il faut presque lui couper sa viande, le soir, quand il dîne, tant il est incapable de faire autre chose que penser !

Pierre

Parler ainsi du plus grand…


Thérèse

Du plus grand  cul-de-jatte que je connaisse oui ! Il aime le genre humain mais quand il s’agit d’aimer une femme ou un fils….

Valentine et Pierre

Madame ! Les deux jeunes gens se regardent, surpris de cette réaction commune 

Thérèse

Il est plus facile de prêcher contre le démantèlement de la Pologne que de nourrir chaque jour ses enfants !

Pierre

Parler ainsi de mon Père Madame ! Cela ne me donne pas l’envie de vous nommer ma Mère ! Une furie pareille !

Thérèse

Il semble pourtant que tu as hérité de mes colères !

Pierre

Plutôt mourir !

Valentine

Pierre !

Thérèse

Vois, Jean-Jacques, nous ne pouvions donner le jour qu’à des monstres, à des êtres eux mêmes amputés de l’âme ! Il a ta sècheresse d’âme et mes emportements ! 

Pierre

Quel charme avez-vous pu trouver dans la compagnie de cette mégère, mon père ? Si sa propre mère était pareille à elle, voire pire, si son frère et ses nièces lui ressemblaient, vous étiez, il est vrai, bien mal entouré et je vais finir par croire….

Thérèse

Mais c’est qu’il le défendra tout à l’heure ! Ce n’est pas moi qui ai écrit en parlant de l’abandon de nos enfants « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule, dit-il, et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, qui n’obéit qu’en pleurant »

Pierre

Si toute votre famille vous ressemblait et que mon père se croyait condamné à mourir avant que ses enfants n’aient atteint l’âge de raison, alors je comprends le geste de mon père !

Thérèse

Tu le nommes ton père et tu refuses de me nommer ta mère ? 

Pierre

Oui, Madame, oui !

Thérèse

Tu dis « votre famille » mais cette famille est la tienne et même si tu as été élevé par d’autres, tu as hérité de toutes ses tares ! Je vois déjà dans ton regard le regard sec de ma mère ; et dans ta façon de te tenir, tel un étalon nerveux prêt à bondir, je vois mon frère, cette crapule !

Rousseau

C’est faux Thérèse ! Il ressemble à ma mère, aux portraits charmants que j’ai vus d’elle !

Thérèse

Il ressemble à mon frère ! Il doit être sanguin, mauvais, prêt à forcer une femme pour obtenir un baiser, prêt à frapper un homme pour obtenir une pièce, j’en mettrais ma main au bûcher !

Rousseau

Ne dis pas de bêtise Thérèse !

Thérèse

Cet homme te rendra malheureux Valentine, j’en mettrais ma main au…

Rousseau

Ne dis pas de bêtise, je t’en conjure !

Pierre

Il me semble que c’est sa nature mon père ! A Thérèse Votre réputation n’est plus à faire Madame et la postérité se souviendra de vous comme de la plus grande…

Thérèse

Je suis ta mère ! Ta mère, petit insolent !

Pierre

Très doucement Je vais partir, sans pardonner à aucun de vous deux mais en disant à mon père que je songerai souvent à lui, que pas un jour il ne sera absent de ma pensée, qu’une tendresse nouvelle pour lui est née dans mon cœur, aujourd’hui, mais en disant à celle qui m’a rejeté, que j’aurais toujours une honte infinie d’avoir son sang dans mes veines !

Thérèse

Oh ! Je ne suis pas plus coupable que lui ! Petite crapule ! Tu auras beau dire, mais mon frère, ma mère, mes nièces te ressemblaient !

Pierre

Raison de plus pour m’éloigner de l’empire d’une famille hideuse ! 

Thérèse

Mon frère se comportait avec cette virulence…

Pierre

Que je vois chez vous !

Thérèse

Que je vois chez toi ! Il avait ces emportements irréfléchis et ces raisonnements irraisonnés !

Pierre

Ces raisonnements irraisonnés ? Il rit 

Thérèse

Pourquoi ris-tu ? Tu n’as jamais vu ta mère et tu l’insultes !?

Pierre

Je pars, mais avant…

Thérèse

Je suis sûre qu’il va demander de l’argent ! Il ressemble trop à mon frère !

Rousseau

Avec violence Tais-toi ! Tais-toi ! Le sang bouillonne dans mon pauvre crâne !

Pierre

Avant, je veux vous embrasser, mon père et sécher sur vos traits ces larmes que j’ai fait couler…

Rousseau

Mon fils, mon brave petit !

Thérèse

Je t’interdis ! Moi seule l’ai vraiment aimé ! Moi seule ! Je lui ai servi de bouclier, de défouloir aussi, je lui ai servi de mère, de muse, d’amante et même de courtisane ! J’ai essuyé ses larmes, lavé son linge, épongé son front fiévreux quand il était malade, combattu ses détresses, j’ai encouragé ses espérances, aboyé parfois telle une chienne contre ses ennemis, j’ai…mais il n’écoute pas ! Comme mon frère, comme lui ! Je l’ai peut-être mal aimé, mais je l’ai aimé, n’est-ce pas là ce qui compte ? Tu nous dis sans cœur, mais, d’abord pourquoi as-tu attendu vingt ans pour le rencontrer ?

Pierre

Votre bêtise m’éblouit ! J’ai appris les origines de ma naissance il y a seulement un an !


Thérèse

Pierre s’avance vers Rousseau mais Thérèse lui barre le passage Tu ne l’embrasseras pas ! Pars tout de suite ! Laisse cet homme qui a besoin de repos ! Regarde ! Regarde comme il est abattu tout à coup, lui qui relevait le front depuis deux mois, qui retrouvait le sourire, qui échafaudait déjà un nouveau « Contrat social », une nouvelle « Nouvelle Héloïse » ou un…

Pierre

Narquois Ou un nouvel « Émile »

Rousseau

Mon petit, épargne-moi !

Pierre

Pardon !

Rousseau

C’est moi qui te demande pardon ! Je suis né pour penser, non pour agir ! Il se tient la tête Ce mal de crâne !

Thérèse

Regarde-le ! C’est ta faute ! Je lui ai vu cette mine quand tous ses amis lui ont tournés le dos, juste avant que nous ne fuyions tels des parias ! A cause de toi nous devrons peut-être nous exiler car je pressens que tu ne vas pas en rester là et que tu vas crier sur les toits de qui tu es le fils ! Combien veux-tu ? Combien ? …

Pierre

Juste embrasser mon père avant de lui dire adieu !

Thérèse

Jamais !  Tu me renies pour ta mère, je t’interdis cette tendre embrassade ! Pourquoi serais-je plus coupable, moi ? Nous les avons commis à deux ces crimes, ces abandons, que dis-je, à trois ! Ma mère était la plus décidée de nous trois et elle nous a menés comme des pantins ! Pour sûr, elle savait quelle serait notre misère si nous avions a élever ces morveux ! Elle savait surtout qu’elle aurait été de trop ! A Rousseau Que ne l’as-tu chassée bien avant notre départ de l’Ermitage ? C’était dix ans plus tôt qu’il aurait fallu la chasser, briser l’empire qu’elle avait sur moi, qu’elle avait sur toi ! Je ne suis qu’une pâle copie de cette harpie ! A Pierre Je suis ce que tu seras, mon fils, quand tu auras mon âge et quand la vie, les hommes mauvais auront balayé tes espérances, auront endurci ton âme ! Je ne suis pas ce qu’on dit, Pierre ! J’ai un cœur, j’ai… mais il suffit ! J’aurai assez à me justifier devant Dieu ! Va-t-en ! Laisse le penseur méditer dans sa retraite ! Tu es beau, fort, tu as un emploi, tu es aimé, du moins, tu l’étais tout à l’heure… Jean-Jacques Rousseau ne te peut plus servir de rien ! Tu es libre comme l’espérait ton père !

Pierre

Non, j’ai là une plaie qui reste, toujours béante et qui me ferait gémir même au milieu des plus grandes joies ! Cette plaie m’a fait ce visage, cette plaie m’a fait cette âme, cette âme qui ne sait pas aimer, ce visage qui sait si peu sourire, ces yeux qui savent si peu pleurer ! Valentine, si tu ne m’aimes plus, si tu me hais, adresse tes reproches à cette plaie affreuse, pas à moi ! Il va pour sortir, Valentine le suit mais Thérèse la retient

Thérèse

Reste ici ! Il ne saura pas t’aimer ! Il l’a dit !

Valentine

Mais je saurai, moi et c’est ce qui importe…Même s’il me déçoit, je n’agirai pas cruellement comme vous venez de le faire avec Monsieur Rousseau !

Thérèse

Se précipitant aux pieds de Rousseau Moi je l’aime ! Moi je l’aime ! Petite sotte ! Tu sors à peine des langes ! Tu ignores ce qu’est l’amour ! Moi je l’aime ! Ah, j’ai été bien courageuse, moi, pour sûr ! Je lui ai crié maintes fois « Je t‘aime ! Je t‘aime ! Je t‘aime ! », je suis restée toujours à ses côtés - sauf une fois - obéissante, compatissante, prévenante, mais lui, m’a-t-il jamais entendue, m’a-t-il jamais vue ? J’étais un meuble, un tableau, une potiche ! Lui, il était toujours dans ses pensées, dans ses projets et il ne couchait avec moi que par habitude, par besoin, pour libérer le corps et se concentrer ensuite sur ses hautes idées ! Moi j’étais soumise quoique râleuse, mais lui, il se fâchait avec tous, il prenait la mouche pour un rien, il était orgueilleux et même vaniteux sous des dehors timides et humbles ! J’étais pourtant peu exigeante, moi, peu encombrante et j‘aurais mérité…

Rousseau

Thérèse !!

Thérèse

Vous ne voulez pas me nommer votre mère ? Eh bien moi je ne veux pas te nommer mon fils ! Regardez dans quel état vous me laissez mon Jean-Jacques ! C’est de votre faute, petit insolent, c’est entièrement de ta…

Rousseau

Non, c’est de la tienne…ah, ce mal de crâne ! Va-t-il pas s’arrêter ?

Thérèse

Je ne suis pas plus coupable ! Pas plus coupable !

Rousseau

C’est de la nôtre ! Thérèse se tait

Valentine

Je saurai t’aimer moi et petit à petit, je fermerai ta blessure, ta plaie ! Mes baisers ont su t’émouvoir, je le sais bien : ils sauront combattre cette plaie ; mes lèvres sauront extraire le poison qu’elle contient et qui l’empêche de se fermer ! S’il le faut, je boirai ce poison ! Je supporterai tout, jusqu’à tes humeurs, pourvu que de temps en temps tu me prennes dans tes bras !

Thérèse

Tu veux donc être un meuble toi aussi ?

Valentine

Je veux le suivre, je veux le consoler, je veux…

Thérèse

Sécher ses larmes, laver ses draps, aboyer après ses ennemis ?

Valentine

S’il le faut, oui !

Thérèse

Partez ! Partez tous les deux et laissez nous seuls ! Soyez heureux ! Parvenez à l’être ! Nous, nous avons échoué ! Nous vieillissons pourtant ensemble, par habitude…nous restons unis…moi, parce que, guère pourvue d’esprit, je vis à l’ombre de son génie, sans guère le comprendre, mais en l’admirant, lui parce qu’il trouve en moi une compagne qui ne disputera jamais avec lui, avec ses principes philosophiques, étant donné que son intelligence à elle est pâle et la sienne éclatante ! Les seules disputes que nous aurons eues auront concerné l’argent, le linge, la vaisselle et la famille ! Ce n’est pas de l’amour mais de la compassion ! Nous sommes trop coupables pour être pardonnés et tu es trop âgé, mon fils, pour que je puisse réparer ma faute !

Pierre

A Rousseau Ma mère refuse que j’embrasse mon père, soit ! Monsieur, recevez mille baisers en pensée ! Je sais que la pensée, l’esprit vous intéressent plus que le corps, ainsi, ces baisers, vous ne les apprécierez que davantage !

Thérèse

Va ! Tu peux embrasser ton père, mais va-t-en ensuite ! Pierre embrasse Rousseau avec effusion. Regard de sa mère. Pierre se lève et marche vers Valentine. Thérèse tend vers Pierre une main tremblante sans qu’il voit cela !


Valentine

Pierre ! Guéris-toi toi-même en embrassant ta mère !

Pierre

Se retournant et voyant le geste tendre de sa mère. Grand silence. Pourquoi ?

Thérèse

Je ne puis disputer comme ton père et toutes les raisons que je te donnerais sonneraient peut-être trop faux ! Sache pourtant que la carogne que je suis a souvent pleuré ! Pierre court embrasser sa mère 

Pierre

Hélas ! Ma mère !

Thérèse

Mon fils ! Sentir son fils, sentir ses bras autour de soi ! Pour la seconde fois, pour la dernière fois !

Valentine

Et pourquoi la dernière, Madame ?

Thérèse

Quand les fils sont rompus et qu’il manque une pièce entière dans un vêtement, on ne peut plus raccommoder !

Pierre

Pourtant, il reste des fils qui me lient à vous ! On ne peut plus raccommoder ? Nous verrons cela ! Nous verrons ! D’abord, je compte bien vous écrire !

Rousseau

Oh oui, oui ! Écris-nous ! Correspondons ensemble ! Je te répondrai par écrit avec plus de bon sens que je n’ai répondu de vive voix ! Sais-tu que c’est pour cette raison-là que j’écris, parce que Jean-Jacques Rousseau est un vrai timide, un si grand timide qu’il a passé pour un arrogant aux yeux du beau monde quand il s’enfuit plutôt que d’être présenté au Roi Louis XV ! Écris-nous et tu verras que ton père n’est pas un homme sans entrailles !

Thérèse

Et moi qui ne sais presque pas lire et qui écris si mal !

Rousseau

Je te lirai les lettres !

Thérèse

Ah, si nous savions ce que sont devenus nos autres enfants ! Je me sens tout à coup le cœur prêt à tenter le rachat de mes fautes ! Pierre, écoute : ton père avait raison ! Ne romps jamais les fils qui te rattachent à la vie ! Jamais ! Ce serait un blasphème envers Dieu, envers nous et envers cette gracieuse jeune fille qui t’aime d’un amour pur, d’un amour ardent, d’un amour vrai ! 

Rousseau

Prenant la main de Pierre et celle de Valentine Mon fils, devant ta mère, devant Dieu, je te donne la main de Valentine !

Thérèse

Ne pars pas Valentine et reste avec nous jusqu’à ton mariage ! A Valentine Je t’apprendrai entre-temps toutes les ressources qu’il faut à une femme pour conserver celui qu’elle aime !

Valentine

J’hésite, mais j’y consens !

Rousseau

Gardons tout cela secret pour l’heure ! Sousaure, Sousaure ! Les lettres de ton nom retrouveront bientôt leur place ! L’anagramme était beau ! A lui-même Ah, cette tête !

Thérèse

Comme tu es pâle !


Rousseau

 A Pierre Va mon fils ! Les Girardins ont beau être mes amis, je me méfie pourtant assez des rumeurs que les amis peuvent répandre ! Madame d’Epinay l’a assez prouvé ! Je ne veux pas que le secret transpire pour l’instant et je veux proclamer, dans quelques jours, la vérité à la face du monde ! Je crierai « J’ai retrouvé mon fils » ou plutôt « Mon fils m’a retrouvé ! » Plut au ciel que Monsieur de Voltaire fut encore en vie : je me serais bien vengé ! Pierre tombe à ses genoux Relève-toi, c’est trop d’émotion !

Pierre

Mon père ! Je porterai haut, je porterai loin votre parole, votre pensée, je vous défendrai contre les héritiers de Voltaire, me déclarant fièrement l’héritier de l’inventeur du Contrat Social, du grand Rousseau et si vous ne connaissez pas le siècle qui vient, je parlerai pour vous devant les hommes du XIXe siècle ! Il lui baise la main

Rousseau

Le XIX e siècle…Allons, relève-toi mon petit !

Pierre

Mon père ! Encore un coup, appelez-moi votre petit !

Rousseau

Mon petit ! Allons, lève-toi et sois heureux ! Pierre se lève Tu es bon, tu es brave, tu es sensible ! Tu me ressembles !

Thérèse

Il est vrai ! Comme je regrette !

Rousseau

Va ! Les Girardin pourraient entrer et ce charmant tableau leur dirait toute la vérité en un instant ! Je vais d’ailleurs aller les voir quand ces maux de tête auront… Retourne chez toi et écris moi vite ! J’ai hâte de correspondre, de te parler de tout, de rien, de mon cœur, de mes projets d’écriture ! Je vous bénis mes enfants ! Ils sont presque sortis Cela va mieux ! Je vais les aller voir ! Il est presque levé mais il retombe sur le fauteuil en poussant un grand cri

Thérèse

Jean-Jacques !

Rousseau

Thérèse ! Je souffre ! Je souffre ! J’ai mal ! Ces picotements, ce grand froid dans le dos… Mon crâne est pris dans un…qui me broie !! Me broie ! Mon fils ! Valentine ! Je…

Pierre

Mon père !

Valentine

Je cours chercher…

Rousseau

Il n’est plus nécessaire ! Pas de médecin ! Pas de médecin ! Vous seuls ! Le malheur qui vient au moment du plus grand bonheur ! Encore une fois ! Le malheur qui me vole !

Thérèse

Des sels, des sels !

Rousseau

Mon Dieu !

Thérèse

Allons, pourquoi parler de mort ?

Rousseau

Est-ce déjà l’instant ? Ce que j’ai là va-t-il devenir néant ? Néant ! Néant ! Frayeur !

 

Pierre

Que dites-vous mon père, ce n’est qu’un simple…

Rousseau

Je crois en l’immortalité de l’âme ! Je n’ai pas peur, non, je n’ai pas peur et c’est en paix, près de Thérèse, près de mon fils, de ma bru que je… ah ! Ah ! Comme j’ai mal ! Si cette douleur n’était pas si…ah…je mourrais vraiment heureux, je…mais pourquoi parler de mort ! C’est mon âme qui prend peur devant les douleurs du corps ! Levons-nous, cela passera ! Il se lève Ah ! Ah ! Retombant, inerte sur son fauteuil.

Voix de Monsieur de Girardin

C’est chez Monsieur Rousseau ! Montons voir ! 

Thérèse

Après un silence Jean-Jacques ! Jean-Jacques ! Mon Dieu ! Se peut-il…

Pierre

Mon père ! Rousseau reprend ses esprits

Valentine

Buvez cette eau des Carmes ! Sur un sucre !

Rousseau

Je vais mieux, ce n’est rien. J’ai toujours eu des battements insupportables au niveau des tempes mais celui-ci était particulièrement…il tousse et recrache… Mon cœur ne peut plus rien supporter…Les Girardins…ils montent, je vais leur dire que mon fils est ici…Ah !!! Il tombe Déjà ! Je vois…je vois… si vous saviez ! Il meurt

Thérèse

Il est mort ! Après un cri de désespoir C’est ta faute ! Pourquoi être venu nous voir ! L’émotion l’a tué ! C’est ta faute ! Tu portes malheur ! Mon fils, toi ? Jamais ! Nous aurions dû vous noyer tous ! Oh Jean-Jacques ! Mon Jean-Jacques ! 

Pierre

Ma mère, écoutez…

Thérèse

Va-t-en ! Va-t-en vite ! Ou craints la malédiction d’une mère ! C’est ta faute ! 

Pierre

Ma faute ? Ma faute ! Avec résignation Oui…

Thérèse

Va-t-en ! Va-t-en par là ! J’entends venir !

Pierre

Ma faute ? C’est trop juste…Oui, c’est ma faute !

Valentine

Non ! Ne crois pas ça !

Pierre

Je suis maudit ! Adieu mon père, Adieu Valentine, adieu ma…

Thérèse

Ne prononce pas ce mot, malheureux ! Ils montent l’escalier !

Pierre

Mon père ! Il l’embrasse Ma blessure se fermait ! A présent, jamais elle ne pourra…

Thérèse

Va-t-en ! Il sort. Valentine veut le suivre Toi, Valentine, reste ! Monsieur et Madame de Girardin entrent

Monsieur de Girardin

Mon Dieu, qu’est-il arrivé ?


Thérèse

Il se levait de son fauteuil quand un mal de tête plus violent que les autres l’a tué !

Monsieur de Girardin

Il n’est peut-être qu’évanoui ? Courant à la fenêtre Les médecins ! Les médecins ! Vite !

Thérèse

Trop tard, trop tard ! La lampe est renversée !

Monsieur de Girardin

Valentine, où est ton fiancé ?

Valentine

Mon fiancé ? Hélas ! Ce fiancé, Monsieur, écoutez, ce fiancé…

Thérèse

Par pitié, laisse-nous ! Va chercher un docteur bien qu’il n’y ait plus d’espoir ! Valentine sort en pleurant Monsieur, ce fiancé est parti depuis longtemps… N’en parlons plus !

Noir. Le rideau se ferme.


Voix off

Pendant ce temps on voit Valentine tenter de retenir Pierre, mais Pierre la fuit. Il marche ensuite, accablé par la douleur. Nous avons fait l’été dernier une perte irréparable aux yeux des hommes de génie et des âmes sensibles ; je veux parler de celle de Jean-Jacques Rousseau, un des hommes les plus extraordinaires qui aient paru dans le monde. Il avait choisi, depuis nombre d’années, la France pour son séjour, où il a vécu célèbre et invisible, et où il a fini, en vrai philosophe, sa carrière sans trouble et sans bruit. 

On a su que Rousseau, dans le déclin de son âge, et sentant arriver ses derniers jours, a terminé sa carrière par un écrit, dont, comme il l’a fort bien dit «  il n’y a point eu et il n’y aura jamais d’exemple. »

Il s‘agissait des « Confessions« .

Oui, homme rare, toi aussi, tu n’as point eu et tu n’auras point d’imitateurs, ou, si tu en as, tu n’auras jamais d’égaux !

























Acte

II














ACTE II SCENE I,




Lumière sur le salon. Madame de Girardin, plus âgée, lit, des lunettes au bout du nez. L’ombre de Rousseau contemple des plantes sur une table. 


Madame de Girardin

Ah, Valentine, notre Jean-Jacques ne nous a décidément pas quittés ! Je lis ses Confessions pour la huitième fois avec toujours le même ravissement ! Quel cœur ! Je le vois encore dans ce salon, sur cette table, étalant « son foin » comme il disait, déterminant chaque plante avec une patience extraordinaire ! Rousseau lève la tête et a un sourire plein de tendresse. Il me semble parfois ressentir sa présence…

Valentine

A un ouvrage Moi aussi ! C’est une si forte absence que cela ressemble à une présence…ce que je dis est idiot…

Madame de Girardin

Non, non, il y a de cela et ton idée est juste : une absence si forte que cela ressemble à une présence !

Rousseau

Avec une voix comme venant d’ailleurs ( play-back ) Mais je suis là, ma chère ! Je reviens de chez Monsieur Voltaire que j’ai visité pour la première fois et nous avons parlé avec courtoisie ! Cet homme-là n’est pas aussi mauvais que je le pensais !

Madame de Girardin

Je l’imagine nourrissant cette maison de ses pensées profondes, de ses enthousiasmes ! Ah ! Il aurait quatre vingts ans cette année !

Rousseau

Et Voltaire qui est mort à quatre-vingt-quatre !

Madame de Girardin 

Se tournant vers Valentine Voilà treize ans qu’il nous a quittés et ce pavillon est toujours plein de son souvenir ! crois-tu que s’il était vivant il aurait suivi mon fils à l’assemblée législative et aurait défendu la monarchie constitutionnelle, comme lui ? crois-tu qu’ayant défendu les idées de quatre-vingt-neuf, il se serait, en voyant l’anarchie s’installer, rapproché du Roi et de la cour ?  

Valentine

J’avoue que je n’en sais rien Madame et vous êtes plus éclairée que moi pour l’imaginer ?

Madame de Girardin

Je crois qu’il aurait fait de même puisque mon fils a toujours vécu en suivant ses principes ! Tu le sais bien, mon fils est Rousseauiste ! Il aurait couru les mêmes dangers ! Les enragés frémissent en l’entendant…ils se tairaient si Rousseau les sermonnait ! Rousseau lève la tête et semble méditer aux paroles de Madame de Girardin Priver le Roi de tous ses droits, en faire un pantin, faire régner la terreur…non, non, Jean-Jacques eut condamné ces pensées sauvages !

Valentine

Certainement !

Rousseau

Certainement !

Madame de Girardin

Jean-Jacques eut montré que la violence ne résout rien, qu’il faut marcher main dans la main et non briser une tyrannie pour en imposer une autre ! D’ailleurs, Louis XVI n’a jamais été un tyran… 

Valentine

Rousseau l’a toujours dit !

Madame de Girardin

Tu l’as bien aimé notre Jean-Jacques, toi aussi !

Valentine

Oh oui, Madame !

Rousseau

 Etres chers, êtres précieux ! Je vous ai tant aimés, moi aussi !

Madame de Girardin

Je te vois encore lui porter son café au lait… Ah, c’est si loin !

Valentine

Je ne sais pas ce qu’il penserait de la situation politique, mais je sais qu’il aurait du chagrin en vous voyant si triste, Madame !

Madame de Girardin

Ma bonne Valentine…

Valentine

Oui Madame ?

Madame de Girardin

Non, rien…

Valentine

Je puis desservir ?

Madame de Girardin

Oui, tu le peux ! La regardant Sais-tu que tu es encore bien belle et que beaucoup d‘hommes à Ermenonville se damneraient pour toi…

Rousseau

Amusé Je le crois bien ! 

Valentine

Vous vous moquez Madame !

Madame de Girardin

Ah non ! Encore faudrait-il que tu sortes de notre propriété de temps en temps pour flâner…ou pour aller danser par exemple…

Valentine

Je n’ai ni le goût à la danse, ni à la promenade…

Madame de Girardin

Tu parles comme une enfant ! Si tu me laissais faire, je te trouverais un époux ! Je ne sais plus qui a écrit à propos d’une jeune fille tardant à se marier « Chaque moment d’attente ôte de notre prix, et fille qui vieillit tombe dans le mépris, c’est un nom glorieux qui se garde avec honte… » 

Valentine

Je crois que c’est Corneille Madame, dans sa comédie « Le menteur » !

Madame de Girardin

Et instruite qui plus est ! Quel gâchis !

Valentine

Je dois cette instruction à Monsieur Rousseau ! 

Madame de Girardin

Il a réussi avec toi ce qu’il avait manqué avec sa femme !


Rousseau

Hélas ! J’aurais su au moins instruire cette fille-là !

Madame de Girardin

Aussi, comment peut-on instruire un âne ? Un temps Instruite et belle comme tu es, tu ferais bouillir le sang des hommes d’Ermenonville et qui sait, si quelque gentilhomme…

Valentine

Je ne crois plus aux contes de fées, Madame…

Madame de Girardin

Si tu montrais un peu cette belle frimousse au dehors ! Sors un peu ! Tu es pâle et le soleil de juin se ferait un plaisir de te redonner des couleurs ! Laisseras-tu toujours Suzanne et Charles aller au marché sans toi ?

Valentine

Ils sont heureux de se retrouver seuls à cette occasion, vous le savez bien !

Madame de Girardin

Ne te fâche pas ma bonne Valentine ! Je t’affirme pourtant que deux de nos jardiniers te regardent avec…bienveillance et que…

Valentine

Et que ?

Madame de Girardin

Si tu ne portais pas toujours ces robes si sombres et si peu seyantes…Quel âge as-tu au juste ? Trente ans ?

Valentine

Trente-deux, Madame, trente deux !

Madame de Girardin

Tu étais donc si jeune lorsque notre Jean-Jacques est mort ? 

Valentine

J’avais dix-huit ans, ou presque…

Madame de Girardin

Et jamais, depuis, tu n’as souri ! Watteau t’eut pris pour modèle dans l’un de ses tableaux champêtres ! Un temps et après une hésitation Valentine ne nous diras-tu pas un jour pourquoi ton fiancé n’est jamais revenu ?

Valentine

Voulez-vous encore un peu de chocolat Madame ?

Madame de Girardin

Ah la belle esquive ! 

Valentine

Madame, vous me posez presque tous les jours cette question depuis quatorze ans et à chaque fois je vous réponds que je n’en sais rien !

Madame de Girardin

Taratata ! Tu pourrais le ramener enfin…Je crois me souvenir que c’était la veille de la mort de notre grand homme…ah non, c’était le jour même ! 

Valentine

Oui, c’était le jour même ! Et Pierre me manque toujours ! Où est-il ? Qu’est-il devenu dans ces temps troublés ?

Madame de Girardin

Quatorze ans déjà ! Que de changements en quatorze ans ! Un Roi absolu qui n’était guère absolu mais qui à présent n’est presque plus Roi, une assemblée du Peuple, mais non une assemblée comme la rêvait Rousseau c’est à dire un corps législatif représentant réellement le Peuple…


Rousseau

Oui, l’ensemble de la France et non une infime partie !

Madame de Girardin

Je me demande vraiment ce qu’aurait pensé le philosophe de tout cela et s’il aurait pris parti… Je pense plutôt, connaissant le cœur de notre cher grand homme, qu’il aurait condamné les royalistes voulant tout conserver et les révolutionnaires voulant tout renverser, oui !!

Rousseau

Levant les bras au ciel Holà, sans doute mais j’aurais surtout fui ce chaos ! Moi qui avais déjà horreur des villes, centres des corruptions, des violences et de toutes les bassesses humaines, que serais-je allé faire dans une capitale en furie comme Paris ? J’aurais condamné, conseillé, fustigé, louangé, certes, mais depuis une campagne aux abords de Londres ou de Genève…

Madame de Girardin

Et toi Valentine, tu as préféré rester ici plutôt que de suivre la veuve de ton bienfaiteur ?

Valentine

S’esclaffant Servir Madame Rousseau sans Rousseau !

Madame de Girardin

Je te taquine ma bonne ! La chose, il est vrai est assez compréhensible et nous-mêmes l’avons chassée d’Ermenonville, avec plus ou moins de diplomatie, tant elle nous agaçait ! J’aurais eu beaucoup de peine si tu l‘avais suivie… Où loge-t-elle au juste ?

Valentine

Au Plessis-Belleville…

Madame de Girardin

Ah oui ! La mégère est toujours aussi sauvage parait-il et elle survit grâce à la publication de quelques textes du maître…Ah, j’oubliais : l’Assemblée, grâce à Mirabeau, lui verse, assez irrégulièrement, certes, une pension qu’elle gaspille en achetant de quoi satisfaire un vice qu’elle a cultivé en vieillissant…

Valentine

La boisson !

Madame de Girardin

La rumeur veut qu’on l’ai trouvée plus d’une fois chez elle, complètement ivre ! Je me souvient qu’ici, il lui arrivait de descendre à la cave pour vider une bouteille et elle remontait, les joues fardées de rouge et plus mauvaise que jamais ! Son époux était le premier à dire que lorsqu’elle allait à la cave on risquait d’attendre longtemps avant qu’elle ne remonte ! 

Voix

Au loin, à l’entrée du parc Ah ça ira ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne…

Madame de Girardin

Encore ! Rousseau va voir à la fenêtre Ne se lasseront-ils pas de cette chanson indigne ! Dans le siècle où nous sommes, entendre cela ! Le siècle des lumières ! Les chaleurs de l’été, une fois de plus, tournent la tête au Peuple ! Puisse l’été 1792 être glacial !

Valentine

On dit que le Roi veut fuir Paris et gagner l’étranger comme l’a fait son frère d’Artois en 89 !

Madame de Girardin

Il aurait des raisons pour le faire : le Peuple, en avril dernier, ne l’a-t-il pas empêché de se rendre en villégiature à Saint-Cloud pour quelques jours ? Le Roi a fait des concessions et il continue à subir les vexations du Peuple ! Le Roi s’est défait d’un certain arbitraire - qu’il maîtrisait si peu - mais le Peuple s’en est saisi !

Voix

…les aristocrates on les pendra !! Ah ça ira, ça ira, ça ira…


Madame de Girardin

Qu’ils m’agacent ! Ferme cette fenêtre je te prie ! Valentine ferme une fenêtre Je préfère mourir de chaud plutôt que d’entendre cette chanson indigne de notre nation ! Un jour ils viendront jusqu’ici, ils forceront les grilles, ils enfonceront les portes, le soleil et l’alcool leur ayant brouillé la raison et le Peuple fera de ma tête ce qu’il a fait de celle du gouverneur de la Bastille !

Valentine

Vous parlez du Peuple, mais vous savez bien, Madame, que ceux qui ont empêché le Roi de sortir des Tuileries, n’étaient qu’une faction…

Rousseau

Les factions seront toujours là pour empêcher les démocraties de s’épanouir comme il faut !

Madame de Girardin

Une bande de sauvages qui passait par là, oui, mais personne dans le bon Peuple ni à l’Assemblée ne s’est élevé contre cette insulte, contre cette atteinte aux droits du souverains !

Valentine

Madame a sans doute raison… 

Voix

Ah ça ira, ça ira !

Madame de Girardin

Gagnée par la colère Même la fenêtre fermée on les entend encore ! Se levant et observant par la fenêtre Si le Roi s’enfuit avec sa famille, le Peuple l’aura cherché ! Vous élevez une statue pour Rousseau, mais vous foulez au pied ses idéaux pleins d’humanité ! Jean-Jacques aurait dit ce que je dis ! Je suis persuadée que la veuve Rousseau est du côté des enragés et qu’elle enverrait avec joie le Roi et la reine à l’échafaud, sans même leur faire la grâce de prier un peu avant de mourir ! Elle qui n’a jamais lu et qui ne s’est guère intéressée aux théories de son époux, trop pleines de finesse, elle doit jubiler, elle doit se délecter en lisant les écrits , que dis-je, les immondices de Marat ou du Père Duchenne ! J’imagine d’ici le tableau ! Une bouteille presque vide dans une main et l’ami du Peuple dans l’autre !

Voix

Ah ça ira ! Ca ira ! Ca ira ! Les aristocrates !

Madame de Girardin

Ne vont-ils pas se taire ? Ah mon fils, mon fils ! Qu’es-tu allé te mêler de politique ? Que n’es-tu parti pour quelque campagne souriante ? Il faut dire qu’en ce moment, même la campagne s’échauffe…

Valentine

Le maître dirait que la corruption des villes est venue jusque dans les campagnes !

Madame de Girardin

Viens Valentine ! Nous n’entendrons pas ces cris dans le petit boudoir ! Puisse l’été passer vite !


Elles sortent alors que le « Ah ça ira » se fait entendre de plus en plus fort. 








ACTE II SCENE II,



Le rideau se ferme sur une partie de la scène pour en dévoiler une autre. C’est un intérieur modeste. Du désordre. L’ombre de Rousseau est là.


Thérèse

Ivre Ah ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristoc…  Houps, maudit vin, tu me coupes la parole ! C’est qui des deux le maître, toi ou moi ? Comme si la bouteille lui avait répondu 

Rousseau

Près d’une fenêtre Ma pauvre Thérèse ! De mon vivant, au moins, tu ne buvais pas autant !

Thérèse

Complètement ivre Ah ! Tu vois bien, espèce de piquette ! Si seulement tu étais un bon vin de Loire ! Mais non, Madame vient de Montmartre et se permet de me couper la parole ! Alors laisse moi chanter ! Ah, ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristro…les aristra…les ari… Oh et puis en v’là assez ! J’t’achève ! Elle vide d’un trait le reste de la bouteille Baptiste ! Baptiste ! Une autre ! 


Pierre entre, un peu vieilli. Il a environ trente-cinq ans.


Rousseau

Le voilà ! Comme il est pâle ! Mon fils !

Thérèse

Le dos tourné à la porte Ah, Baptiste ! Vas à la cave et déniche-moi une meilleure bouteille que celle-ci ! Il doit bien en rester une ou deux du temps de mon Jean-Jacques !

Pierre

Madame, j’ai demandé à Baptiste de nous laisser un moment !

Thérèse

Perdue dans l’alcool Je t’ai dit de m’aller chercher un bon vin ! Celui-là était une insulte à mon palais ! Je l’ai englouti pour le punir d’être si insolent ! J’en veux un qui soit bien caressant ! Tu comprends cela Baptiste ?

Pierre

Je vois surtout !

Rousseau

Comme il me ressemble ! La même mine grave ! 

Thérèse

Si tu préfères, mon petit gars, fais toi caressant à la place du vin ! Il fut un temps ou je préférais me griser d’amour plutôt que…mais basta ! Je ne veux pas, moi, que le vin me rende triste ! Je veux chanter avec le bon Peuple de France qui a brisé ses chaînes hier, qui menace aujourd’hui et qui tuera demain ! A bas l’Antoinette et son foutu…Mais qu’as-tu à rester là, Baptiste, pareil à la « stature du commandant » - c’était une expression que mon Jean-Jacques il employait usullement ! Va chercher la bouteille de vin de Savoie ! Ah la Savoie, il l’aimait sa Savoie et sa Madame de Warens, mais moi…

Pierre

Je ne suis pas Baptiste !

Thérèse

Se retournant brusquement Pas Baptiste ? Mais bien sûr que si, tu es Baptiste ! Ah non, c’est vrai ! Il est aussi blond que tu es brun ! De quel droit as tu donné un ordre à mon domestique qui n’en reçoit que de moi ? Que me veux-tu citoyen et qui es-tu ?

Pierre

Vous voir Madame… je reviens du bout du monde…

Thérèse

Et bien tu me vois ! Elle est-y pas belle la grande Thérèse ? Est-ce à Thérèse Levasseur que tu rends visite, citoyen ou à la veuve Rousseau, car on ne me la fait pas à moi et je sais bien que même mort, ce bougre de Jean-Jacques fait encore de l’ombre à sa gentille Thérèse !

Pierre

Je suis venu vous demander si vous me reconnaissiez !

Thérèse

On m’en a posé des questions bizarres mais celle-ci est vraiment…bizarre !

Pierre

Vous êtes ivre et j’ai honte !

Thérèse

Mais je ne t’ai rien demandé !

Pierre

Me reconnaissez-vous, citoyenne Levasseur ? Faites un effort que diable !

Rousseau

La même véhémence que moi dans ses colères !

Thérèse

Je le devrais ?

Pierre

Une autre que toi m’eut sauté au cou ! 

Thérèse

Mais il se pourrait bien que je me saute au cou…que je te saute au cou, pour t’étrangler, car, sur ma foi, je n’ai jamais rencontré plus insolent que toi !

Pierre

Une autre que toi m’eut sauté au cou pour me faire fête et m’embrasser ! Madame, vous ne reconnaissez pas un fils qui était venu vous voir le jour de la mort de son père et que vous avez chassé avec des cris de démente !

Thérèse

Mon fils ? J’ai pas de fils moi ! J’ai que des filles et je bois leur sang ! Elle montre la bouteille vide

Rousseau

Le vin lui fait dire cela mon fils ! Le vin seulement !

Pierre

Lentement et avec des silences nombreux Hélas, adieu, Madame, adieu ! Pour la dernière fois de ma vie je veux vous nommer « ma mère », pour sentir si mon cœur peut s’émouvoir : « Ma mère » Silence Non, pas d’émotion ! Ma plaie est toujours béante et si je vous avais retrouvée souriante, tendre, caressante, je ne sais pas si j’aurais ressenti quoi que ce fut ! La Sibérie est un brasier si on la compare à mon cœur ! Ma plaie est ouverte : la faute est vôtre, mais elle est mienne aussi car avec un peu de volonté, peut-être aurais-je pu surmonter ce que d’autres ont surmonté…

Thérèse

Mais qu’est-ce que tu me racontes ? Tu me parlerais en chinois que je ne comprendrais pas plus…

Pierre

Le fil est rompu entre-nous, ma…hésitation Madame, comme celui qui me liait à mon père s’est brisé en 1778 ! D’autres fils ont cédé encore, car je me suis fâché avec tous mes amis - cela est de famille semble-t-il - la plupart se sont lassés de mon mal de vivre… Je les comprends : il est fâcheux pour des jeunes gens de côtoyer une ombre, un spectre, une âme aux rouages faussés !

Thérèse

Ahurie L’âme aux rouages faussés !

Rousseau

Elle retrouve un peu de lucidité Pierre ! Elle retrouve un peu d’amour ! 

Pierre

Aujourd’hui, je veux le briser, ce mal de vivre, d’une manière ou d’une autre…

Thérèse

Elle tombe de sa chaise Mon Dieu !!

Rousseau

Regarde-le cet amour maternel qui commence à briller dans les yeux de Thérèse ! Cœur sec ! Tu es comme ton père ! Tu n’es pas venu chercher cet amour ! Tu le vois mais ton âme ne sait pas y répondre ! Ta mère se réveille enfin ! Entends-moi, je t’en conjure !

Pierre

Ce mal de vivre je le traîne depuis toujours et d’autant plus depuis la mort de mon père ! Je vous entends encore crier « C’est ta faute ! C’est ta faute ! »

Thérèse

Non ! C’est pas Dieu possible ! Vais-je devenir folle ?

Pierre

C’est ma faute s’il est mort !

Thérèse

Se redressant soudain Non, non, non ! Son heure était…

Pierre

Ma faute, ma faute ! Il ne reste plus qu’un fil qui me retient à cette existence et je vais l’éprouver demain ou après demain…

Thérèse

Les fils ! Les fils ! Je me souviens de ce que tu disais à propos des fils ! Je me souviens de tout et du fond du cœur, du fond de ma pauvre âme flétrie je te dis…

Pierre

Adieu ! 

Thérèse

Écoute !

Pierre

Non ! Non ! J’en ai assez vu ! Honte, honte à vous ! Une autre que vous eut passé le reste de sa vie en prière, cloîtrée dans un couvent, espérant expier ses crimes, mais vous, vous ! Une autre eut tenté de retrouver ses enfants…

Thérèse

Monsieur et Madame de Girardin ont écrit partout pour moi et jamais de réponse positive !

Pierre

Une autre que vous eut fait le bien autour d’elle pour expier ! A mon tour de manquer de cœur, à mon tour de montrer à quel point mon âme est faussée ! Adieu pour jamais ! Il me reste un fil à éprouver et s’il se brise…

Thérèse

S’il se brise ?

Pierre

Adieu !

Il sort

Thérèse

Mon fils ! Elle s’effondre sur la table. Se redressant et se tournant vers Rousseau, vers l’ombre de la fenêtre Jean-Jacques ! C’était notre fils ! Rousseau sursaute, croyant qu’elle le voit. Elle se frotte les yeux. Bon Dieu, le vin me tuera ! J’ai cru voir un revenant ! C’était l’ombre de l’armoire ! Elle regarde encore Oui, c’est bien l’ombre ! Silence Mon fils ! Silence Mais si j’avais su, j’aurais bu de l’eau pendant toute une semaine, je me serais lavée, j’aurais mis du fard pour être plus coquette, j’aurais…je t’aurais embrassé mon fils ! Un temps Je l’aurais aimé autant que je t’ai aimé, Jean-Jacques, mon ours, mon phénomène ! Elle va à la fenêtre et crie Sais-tu pas que je bois pour oublier mes cruautés passées ? Pour expier ! Pour… Retournant s’asseoir Parti… Il est parti et moi je suis assommée, fourbue, assassinée par le vin ! Elle s’effondre puis relève la tête Valentine ! Il va voir Valentine ! Il faut que je lui écrive, à elle ! Il y a si longtemps que je n’ai pas écrit ! J’écris si mal ! Mon Dieu, donne moi la force de réaliser une des seules bonnes actions de ma vie : cette lettre peut sauver mon petit car je le sens, il avait le regard d’un homme réduit aux dernières extrémités… Les fils ! Je n’ai pas oublié ce qu’il a dit à propos des fils ! Jean-Jacques ! Vois ce que nous avons fait de lui : son âme est un désert ! Lève-toi carcasse, fais-toi un bon café puis écris ! Il faudra t’appliquer Thérèse ! Allons, il ne sera pas dit que Thérèse Levasseur était une mauvaise mère !

Rousseau

Pauvre Thérèse ! Chère Thérèse ! Un cœur humain et pourtant délabré…





























ACTE II SCENE III,


Une partie du rideau se referme sur l’appartement de Thérèse et s’ouvre sur celui des Girardin. 




Madame de Girardin

Eh bien mon ami, toujours en tenue d’intérieur ? Ne devions-nous pas nous rendre au verger de Clarens ? Quel est cet air malicieux que je vous vois sur le visage ! Je le connais cet air !

Monsieur de Girardin

Ma chère, observez la lettre qu’on vient de nous apporter ! ! L’écriture ne vous rappelle-t-elle rien ?

Madame de Girardin

Laissez-moi voir de plus près… Mon Dieu, on jurerait celle de la harpie sauvage !

Monsieur de Girardin

Celle-là même ! L’écriture de la veuve Rousseau !

Madame de Girardin

Mais, cette lettre est adressée à Valentine ! Que peut-elle bien vouloir à Valentine après treize années de silence ?

Monsieur de Girardin

Nous l’allons savoir ! Il va décacheter la lettre

Madame de Girardin

Ah mais mon ami, je vous interdis d’ouvrir le courrier de Valentine ! Voilà qui serait de la dernière inconséquence ! 

 Monsieur de Girardin

Il est vrai… Valentine ! Silence Valentine ! A sa femme Est-elle sortie ?

Madame de Girardin

Vous savez bien qu’elle ne sort jamais !

Monsieur de Girardin

Valentine ! Il fait tinter une sonnette Ma sonnette ne fait pas assez de bruit ! Au diable ! Valentine ! Valentine !

 Madame de Girardin

Grand curieux ! Monsieur de Girardin est décidément plus curieux que sa femme elle-même ! C’est dire !

Monsieur de Girardin

Valentine ! Il fait tinter une sonnette Mais c’est un comble !

Madame de Girardin

Habillé et coiffé comme vous l’êtes, vous me faites penser à un certain malade imaginaire demandant après sa Toinette !!

Monsieur de Girardin

Toinette ! Il fait tinter la sonnette Toinette ! Voilà que vous m’embrouillez l’esprit, Madame ! Valentine ! Oh et puis, posons la lettre ici et allons au vergers de Clarens !

Madame de Girardin

Nous cueillerons des cerises et irons les manger sur le banc de Jean-Jacques !

Monsieur de Girardin

Nous imaginerons tout à l’heure que nous n’avons pas même vingt ans, que jamais nos mains ne se sont encore effleurées …

Madame de Girardin

Voilà un divertissement qui me fera oublier que le temps de la douceur de vivre est bien terminé ! Nous imaginerons que Louis XV est encore de ce monde et la Pompadour aussi !

Monsieur de Girardin

Si vous le voulez ! Sortons ! J’ai hâte de vous donner mon premier baiser ! L’ombre de Rousseau entre et les observe avec bienveillance.

Madame de Girardin

Enlevez donc la redingote et le bonnet ! Je n’ai pas le souvenir que vous m’ayez embrassé, dans un jardin, en redingote et qui plus est, un bonnet sur le chef ! Il me semble que votre cour eut été totalement compromise à cause de ce manque de goût !

Monsieur de Girardin

Voilà qui est fait ! Suis-je mieux ?

Madame de Girardin

Ah, mais voilà un jeune gentilhomme « de belle encolure » !

Monsieur de Girardin

Puis-je vous offrir mon bras ?

Madame de Girardin

Voilà qui est bien débuté ! 

Monsieur de Girardin

Pardon ?

Madame de Girardin

Oui ! « Voilà qui est bien débuté » est la pensée secrète que j’avais eue alors !

Monsieur de Girardin

Voilà qui est charmant ! Quarante ans après, je vous découvre encore !

Madame de Girardin

C’est cela l’amour, mon cher ! Ah, qui n’a vécu du temps de Louis XV n’a pas connu la douceur de vivre ! Ils sortent. Vous souvient-il de ce bal qu’il donna à l’occasion de ses soixante ans ? La voix de Madame de Girardin se fait de plus en plus lointaine. Il y avait un orchestre sur des barques, les spectateurs sur d’autres et le Roi en nous voyant nous dit… Rires lointains. Valentine entre.



















ACTE II SCENE IV,




Valentine

Non, personne… J’ai cru entendre…Je suis pourtant certaine qu’ils m’ont appelée ! Madame ! Un temps Monsieur ! Un temps Non, personne !

Rousseau

Presque personne ! Le billet sur la table, le billet, vois donc le billet !

Valentine

 Elle regarde par la fenêtre Ah, les voilà qui s’en vont bras dessus, bras dessous vers le verger ! Ce ne devait pas être bien important… Apercevant la redingote et le bonnet de Monsieur de Girardin Ah, quel désordre ! Il a laissé sa redingote à même la table et son bonnet au sol !

Rousseau

Le billet de Thérèse ! Le billet ! Elle ne voit pas le billet ! Et moi qui suis chose impalpable !

Valentine

Après tout, j’aime les manières simples de Monsieur de Girardin ! Il se vêt à la cavalière, il n’est pas pédant et poudré comme certains de ses amis…Ah ! Si j’avais été de haute naissance, c’est un homme plein de bonnes manières, certes, mais franc et robuste, comme lui, que j’aurais désiré… Ah, ma pauvre Valentine, le temps des rêves est terminé ! Regarde-toi dans le miRoir : ta jeunesse se fane, elle fuit comme l’eau vive qu’on essaie de retenir dans ses mains… 

Rousseau

Le billet petite ! Par pitié !

Valentine

Prenant la redingote Laisser une belle redingote comme celle-ci en boule sur une table ! Elle chante tout en époussetant la redingote Il pleut, il pleut bergère, rentre tes blancs moutons, rentre dans la chaumière…là, là, là, là….Pierre entre sans qu’elle le voit Madame Veto avait promis, Madame Veto avait promis, de faire égorger tout Paris, de faire égorger tout Paris, mais le coup à manqueé, grâce à nos canonniers, dansons la carmagnole, vive le son, vive le son, dansons…

Pierre

Une chanson si sauvage sur des lèvres si charmantes ? Quelle vision d’enfer !

Valentine

Qui êtes-vous ? Elle le reconnaît soudain en prononçant ces paroles et recule d’un pas, la main sur le coeur

Pierre

Je n’ai vu personne à l’entrée du château et je me suis permis de monter… J’ai bien changé, n’est-ce pas ? Je vois pourtant que tu m’as reconnu… Très long silence Je suis venu aujourd’hui pour te demander de me pardonner, pour que tu comprennes pourquoi, moi qui disais t’aimer, je suis parti… La perte d’un père fut la première raison, tu t’en doutes, mais j’avais aussi une âme qui n’égalait pas la tienne, une âme aux rouages faussés, une âme trop blessée, trop amputée, trop boiteuse pour qu’elle puisse un jour te rendre heureuse… Je n’ai pas voulu te détruire comme mes parents avaient faussé mon esprit, je n’ai pas voulu… Mais tu ne dis rien ?

Valentine

Avec violence Je ne vous connais pas !

Pierre

Tu n’as jamais su mentir…

Valentine

Je ne vous connais pas, Monsieur ! Et puis, une révolution a beau avoir tout renversé, je vous rappelle que vous êtes dans une propriété privée et que le maître serait fâché de vous voir chez lui !

Pierre

Ton maître n’était-il pas Rousseau ?

Valentine

Le maître est Monsieur de Girardin ! Sortez ! Je ne vous connais pas !

Pierre

Quel visage, quel accueil ! Silence

Rousseau

Mon fils ! Son cœur bat ! Son cœur s’émeut ! Prends garde : sauve-le petite-fille ! Regarde sur la table, le billet de Thérèse ou du moins, regarde les yeux de Pierre ! Il veut se racheter car toi, tu ne lui as causé aucun tort !

Valentine

J’accueille ainsi les étrangers qui osent monter jusqu’ici sans s’annoncer et sans permission !

Pierre

Est-ce toi, Valentine ? Je pensais que…

Valentine

Vous pensez mal !

Pierre

Comme tu as changé ! Pourquoi cette robe sombre, ce fichu digne d’envelopper la tête d’une vieille dévote qu’on porterait au tombeau ?

Valentine

Il est vrai, je suis morte; parce qu’un homme m’a trahie ! Parce qu’un homme m’a dit qu’il m’aimait, mais sournoisement, il se jouait de moi ! Son beau visage, ses baisers masquaient sa manœuvre ! Silence

Rousseau

Le billet !

Valentine

Frappant sur la table Ainsi ma jeunesse n’avait plus de raison d’être sans lui, j’aurais tout fait pour contenter son coeur, pour refermer la plaie qui le faisait souffrir à chaque respiration. Je l’aimais, moi, d’un amour prêt à tout vaincre et lui, il plaçait son amour au dessous de sa douleur ! Son amour pour moi n’était qu’une manœuvre, un trait d’adresse, autrement dit, une fourberie ! Sa douleur lui avait commandé de m’aimer pour arriver à ses fins et quand j’ai découvert cela et que je lui ai pardonné, car je lui ai pardonné aussitôt, tant j’étais éprise de lui, il est parti comme un voleur ! C’était un voleur puisqu’il est parti avec la moitié de mon cœur ! En faut-il dire davantage, Monsieur ? Silence 

Rousseau

Au nom du ciel ! Tourne les yeux vers lui, petite peste !

Valentine

Méprisante Ce doit être une maladie contagieuse que la mélancolie et de nos jours, ce mal se répand comme autrefois la peste…Mais que vous importe à vous ? Sortez ! Je ne vous connais pas !

Pierre

Ainsi donc, le fil, entre-nous, va se rompre ?

Valentine

Pour moi, il y a longtemps qu’il est rompu…

Pierre

Tu vois bien que tu me reconnais !


Valentine

Je vous parle de l’homme que j’aimais Monsieur, non de vous !

Pierre

Comme tu es changée !

Valentine

Moi ? Comment pouvez-vous l’affirmer ? Me connaissiez-vous autrefois ? Moi, mon amant, je croyais le connaître… Mais pourquoi parler aux inconnus ? Et vous ne m’êtes pas connu ! Silence Si vous voulez voir les maîtres de la maison, écrivez d’abord un billet pour vous présenter et demander une visite ! Maintenant, je vous prie de me laisser, car j’ai à faire et mon âme boiteuse n’a que faire de la vôtre ! Je ne vous raccompagne pas Monsieur…Elle est presque sortie

Pierre

Valentine ! Elle s’arrête Avant…avant que le fil ne se brise complètement, écoute une dernière fois Pierre… Tu parlais de ma douleur plus forte que mon amour pour toi…Il est vrai que ma douleur était grande et qu’elle l’est plus encore aujourd’hui… Je venais te voir pour savoir si…Mais tu ne me regardes même pas, tu ne m’écoutes pas… J’avais donc raison… J’avais donc raison… Par ma faute tu me ressembles comme par la faute de mes parents je leur ai ressemblé ! Il faut mettre un terme à cette chaîne infernale ! Pardon ! Je m’en vais, dans un pays lointain, tropical selon les dires, un Eden j’espère, où tu n’entendras plus jamais parler de Pierre Rousseau, qui t’aimait moins fort que sa douleur, mais sa douleur était si vaste, que son amour ne pouvait qu’être immense lui aussi ! Silence

Rousseau

Il aime, lui ! Il sait aimer, lui ! Valentine, laisse-toi attendrir, de grâce ! Ce n’est pas le moment d’avoir un cœur de pierre quand le sien commence à aimer, quand les rouages faussés commencent à bien tourner ! Regarde-le ! Regarde-le, pauvre jeune fille, car après, plus d’amant possible, plus de joie et la grisaille jusqu’à la fin de tes jours ! Regarde-le pauvre enfant !

Pierre

Je comprends ton dépit de me revoir : je suis un mauvais souvenir que tu tentais d’oublier… Je n’aurais pas du revenir et considérer que le fil était rompu depuis longtemps. Je pars…Silence

Rousseau

Non Pierre ! Non ! Mets-y plus de sentiment encore ! Il est impossible que cette jeune femme autrefois si sensible soit devenue si froide !

Pierre

Elle reste figée, sans se retourner Quoi ? Pas même un regard ? Tes yeux s’attachaient tant sur moi autrefois ! J’ai compris depuis que ces regards étaient sans prix et que j’aurais dû…Mouvement d’impatience de Valentine Et maintenant, de l’impatience ? Je suis donc importun à ce point ?  Pas un regard, pas même un adieu murmuré du bout des lèvres ? Comme tu es changée ! Tout est renversé, tout a plongé dans le néant ! Le silence pour adieu ? C’est juste ! Je suis cause de la mort de mon père et cause de ce que tu n’as pas pris d’époux. Le temps a durci ton cœur, mais mon départ est a l’origine de tout… Il est sec comme le mien… Mon Dieu, qu’ai-je fait de toi ? Tu avais la grâce, la jeunesse, la spontanéité, l’intelligence, tu étais prête à t’élever avec moi et je t’ai laissée dans ta condition trop humble, de jeune fille ne voulant plus aimer… Adieu Valentine, adieu, je ne t’importunerai plus ! 

Rousseau

Non Pierre ! Où va-t-il ? Que fait-il ?

Il sort. Silence. Elle reste un long moment sans bouger puis se retourne après une hésitation. Elle va s’asseoir, se cache le visage dans ses mains et pleure. Elle appuie sa tête sur la table.


ACTE II SCENE V,


Valentine

Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Et le diable t’emporte, Pierre Rousseau ! Va-t’en ! Va-t’en ! Tu as bien fait de te taire à la fin, Valentine ! Il ne méritait pas que je m’attendrisse ! La Valentine d’autrefois aurait pleuré au son de sa voix suppliante : mon œil est resté sec ! La Valentine d’autrefois se serait retournée pour l’aller prendre dans ses bras : je suis restée pétrifiée ! La Valentine d’autrefois eut pardonné dès les premières paroles échappées de ces lèvres tant aimées : je suis restée froide, implacable ! J’ai eus raison ! J’ai eu bien raison ! Découvrant la lettre Qu’est-ce que cette lettre ? Elle m’est adressée ? Ce n’est pourtant pas son écriture à lui ! S’il m’avait écrit du moins ! N’est-ce pas l’écriture de la veuve Rousseau ? Ca l’est ! Ouvrons ! Commentant Mon Dieu, quelle écriture de sauvage ! Mes larmes ne m’aident pas ! Elle lit Valentine, puisse ce billet à temps vous… Commentant à temps vous quoi ? Ah oui, vous parvenir ! Vous…vous…soupir. Commentant Ah, vraiment, ces pattes de mouches et cette orthographe ! Lisant Vous devriez… Commentant elle écrit vous devriez épelant v.o.u.z d.e.u.v.r.i.é.e.z … Monsieur Jean -Jacques, vous devez vous retourner dans votre tombe ! Lisons en oubliant l’orthographe et la hideuse écriture. Lisant Vous devriez sous peu recevoir une visite : celle de mon fils. Commentant C’est fait, hélas ! Lisant Mon cœur de mère, si…Commentant si quoi ? Ah oui ! Lisant Mon cœur de mère, si mauvais soit-il a bien senti que Pierre courait vers le gouffre ! Si vous le voyez, mademoiselle, au nom du ciel, ne le rudoyez pas ! Il va se… Commentant il va se quoi ? C’est illisible…Une larme est tombée là et une autre là…Lisant  Il va se tuer si vous lui faites mauvais accueil… il l’a juré ! Lâchant le billet et avec terreur Mon Dieu ! Il ne s’attendait pas à ce que je lui pardonne, il voulait simplement trouver une raison de plus pour mourir ! Elle se lève Vite ! Marchant vers la sortie Il est peut-être encore dans le parc et je veux…Un coup de feu retentit Oh non, mon Dieu, non ! C’est trop facile ! C’est à moi maintenant de porter la plaie béante ! Pierre ! Pierre ! Elle s’effondre sur le sol

Rousseau

Je suis né sans mère, mon père m’a délaissé, j’ai délaissé mes enfants, j’ai méprisé ma femme malgré ma tendresse pour elle, j’ai faussé les rouages de son âme après qu‘on eut faussé les miens, j’ai fait le malheur de Pierre qui fit souffrir Valentine et à son tour elle le brise… Qui fera-t-elle souffrir encore ? Qui la fera souffrir ? Se peut-il qu’une âme, parce qu’elle est blessée, blesse une autre âme et cette autre âme, une autre et ainsi de suite ? La raison n’est-elle pas de ce monde et ne peut-on combattre cette fatalité qui se cramponne à nous ? Pierre ! Es-tu mort ? Es-tu vivant ? Il y a des choses que même une ombre ne peut voir !


Elle se recroqueville sur elle même, la lumière baisse. Le noir se fait.


Voix off

Le 1er Août 1791, un journal anglais, nommé « The Censor » révéla à ses lecteurs une étrange affaire. « Un voyageur qui était dernièrement à Paris, nous mande qu’un jeune homme dont le nom demeure inconnu, est allé à Ermenonville dans les premiers jours de juin et s’est brûlé la cervelle près de l’endroit où le célèbre Rousseau a été enterré. On n’a pas pu découvrir encore le motif de cet acte de désespoir… »

 

Le rideau se ferme, de façon apparemment définitive.


Mais Rousseau surgit, seul, à l’avant-scène, en pleine lumière. 

Rousseau

Voici ma dernière confession, celle d‘un secret bien gardé puisque le monde avait encore bien d‘autre soucis…et bien d‘autres évènements en tête. Le malheur des uns peut faire le bonheur des autres ! Ce jour de juin 1791, juste avant la fuite de la famille royale et son arrestation à Varennes, le pauvre jeune homme inconnu qui s’était donné la mort n’était pas Pierre, mon Pierre Sousaure…. On prétend qu’il était peut-être, mon fils… je n’en sais rien. Hélas, je n’en sais rien, même après avoir passé les portes de l’autre monde ! Et puis, les gazettes ont grossi l’affaire et sans doute déformé la vérité. Pierre projetait bien de se tuer, sur ma tombe, lui aussi, mais au bruit du coup de feu, à la vue de cet autre jeune homme qui n’était plus qu’un corps pantelant, il éprouva enfin un choc salutaire. Alors, comme si les rouages faussés de son âme s’étaient mis à fonctionner normalement, il revint vers la maison des Girardin, auprès de la tendre Valentine ! 

Le rideau s’ouvre de nouveau, Rousseau se retire jusqu’au fond de la scène. Valentine est encore prostrée au sol au moment où Pierre entre. Elle le voit, se relève et ils tombent dans les bras l’un de l’autre.

Valentine

Pierre ! Pierre ! Mon Pierre !

Rousseau

Et j’ai senti soudain une onde de bonheur, 

Inonder pour jamais les restes de mon cœur ! Il sort 





Le rideau tombe                                  

                                                                                                                                        27 juillet 2008