Jean-Jacques ROUSSEAU

LETTRE A Mgr DE BEAUMONT ARCHEVÊQUE DE PARIS (1762)

(Pour que les lecteurs puissent mieux apprécier la lettre si justement célèbre de Rousseau, l'une des plus éloquentes productions de son génie, nous croyons devoir la faire précéder du mandement qui donna lieu à cette protestation.)

MANDEMENT DE Mgr L'ARCHEVÊQUE DE PARIS PORTANT CONDAMNATION D'un livre qui a pour titre: ÉMILE, ou DE L'ÉDUCATION, par J.-J. ROUSSEAU, citoyen de Genève.

CHRISTOPHE DE BEAUMONT, par la miséricorde divine et par la grâce du Saint-Siège apostolique, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc. ; à tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.

I - Saint Paul a prédit, M. T. C. F., qu'il viendrait des jours périlleux où il y aurait des gens amateurs d'eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, impies, calomniateurs, enflés d'orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu ; des hommes d'un esprit corrompu, et pervertis dans la foi 1. Et dans quels temps malheureux cette prédiction s'est-elle accomplie plus à la lettre que dans les nôtres ! L'incrédulité, enhardie par toutes les passions, se présente sous toutes les formes, afin de se proportionner en quelque sorte à tous les âges, à tous les caractères, à tous les états. Tantôt, pour s'insinuer dans les esprits qu'elle trouve déjà ensorcelés par la bagatelle 2, elle emprunte un style léger, agréable et frivole : de là tant de romans, également obscènes et impies, dont le but est d'amuser l'imagination pour séduire l'esprit et corrompre le cœur. Tantôt, affectant un air de profondeur et de sublimité dans ses vues, elle feint de remonter aux premiers principes de nos connaissances, et prétend s'en autoriser pour secouer un joug qui, selon elle, déshonore l'humanité, la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieuse contre le zèle de la religion et prêche la tolérance universelle avec emportement. Tantôt enfin, réunissant tous ces divers langages, elle mêle le sérieux à l'enjouement, des maximes pures à des obscénités, de grandes vérités à de grandes erreurs, la foi au blasphème ; elle entreprend, en un mot, d'accorder les lumières avec les ténèbres, Jésus-Christ avec Bélial. Et tel est spécialement, M. T. C. F., l'objet qu'on paraît s'être proposé dans un ouvrage récent, qui a pour titre

1 In novissimis diebus instabunt tempora periculosa ; erunt homines seipsos amantes..., elati, superbi, blasphemi, scelesti, criminatores, tumidi, et voluptatum amatores magis quam Dei ; homines corrupti mente et reprobi circa fidem. (II Tim. cap. III, v. 1, 4, 8.) 2 Fascinatio nugacitatis obscurat bona. (Sap., cap. IV, v. 12.)

ÉMILE, OU DE L'ÉDUCATION. Du sein de l'erreur, il s'est élevé un homme plein du langage de la philosophie sans être véritablement philosophe ; esprit doué d'une multitude de connaissances qui ne l'ont pas éclairé, et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits ; caractère livré aux paradoxes d'opinions et de conduite alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés, l'obscurité de la retraite avec le désir d'être connu de tout le monde : on l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait, préconiser l'excellence de l’Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu'il éteignait dans l'âme de ses lecteurs. Il s'est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l'oracle du siècle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage sur l'inégalité des conditions, il avait abaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes ; dans une autre production plus récente, il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire : dans celui-ci, il s'empare des premiers moments de l'homme, afin d'établir l'empire de l'irréligion.

II. - Quelle entreprise, M. T. C. F. ! L'éducation de la jeunesse est un des objets les plus importants de la sollicitude et du zèle des pasteurs. Nous savons que, pour réformer le monde, autant que le permettent la faiblesse et la corruption de notre nature, il suffirait d'observer, sous la direction et l'impression de la grâce, les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin, et de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par là ces esprits, encore exempts de préjugés, seraient pour toujours en garde contre l'erreur ; ces cœurs, encore exempts de grandes passions, prendraient les impressions de toutes les vertus. Mais à qui convient-il mieux qu'à nous, et à nos coopérateurs dans le saint ministère, de veiller ainsi sur les premiers moments de la jeunesse chrétienne ; de lui distribuer le lait spirituel de la religion, afin qu'il croisse pour le salut 3 ; de préparer de bonne heure par de salutaires leçons des adorateurs sincères au vrai Dieu, des sujets fidèles au souverain, des hommes dignes d'être la ressource et l'ornement de la patrie ?

III. - Or, M. T. C. F., l'auteur d'Émile propose un plan d'éducation qui, loin de s'accorder avec le christianisme, n'est pas même propre à former des citoyens ni des hommes. Sous le vain prétexte de rendre

3 Sicut modo geniti infantes rationabile sine dolo lac concupiscite, ut in ec crescatis in salutem (I Petr., cap. II.)

l'homme à lui-même et de faire de son élève l'élève de la nature, il met en principe une assertion démentie, non seulement par la religion, mais encore par l'expérience de tous les peuples et de tous les temps. Posons, dit-il, pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits ; il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain. A ce langage, on ne reconnaît point la doctrine des saintes Écritures et de I’Église touchant la révolution qui s'est faite dans notre nature ; on perd de vue le rayon de lumière qui nous fait connaître le mystère de notre propre cœur. Oui, M. T. C. F., il se trouve en nous un mélange frappant de grandeur et de bassesse, d'ardeur pour la vérité et de goût pour l'erreur, d'inclination pour la vertu et de penchant pour le vice. Étonnant contraste qui, en déconcertant la philosophie païenne, la laisse errer dans de vaines spéculations ! contraste dont la révélation nous découvre la source dans la chute déplorable de notre premier père ! L'homme se sent entraîné par une pente funeste ; et comment se raidiroit-il contre elle, si son enfance n'était dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance et si, durant tout le cours de sa vie, il ne faisait lui-même, sous la protection et avec les grâces de son Dieu, des efforts puissants et continuels ! Hélas ! M. C. T. F., malgré les principes de l'éducation la plus saine et la plus vertueuse ; malgré les promesses les plus magnifiques de la religion et les menaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquents, trop multipliés ! Dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnée à elle-même, ne se précipiterait-elle donc pas ? C'est un torrent qui se déborde malgré les digues puissantes qu'on lui avait opposées : que serait-ce donc si nul obstacle ne suspendait ses flots et ne rompait ses efforts ?

IV. - L'auteur d'Émile, qui ne reconnaît aucune religion, indique néanmoins, sans y penser, la voie qui conduit infailliblement à la vraie religion : " Nous, dit-il, qui ne voulons rien donner à l'autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Émile qu'il ne pût comprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l'élèverons-nous ? à quelle secte agrégerons-nous l'élève de la nature ? Nous ne l'agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là ; nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de la raison doit le conduire ". Plût à Dieu, M. T. C. F., que cet objet eût été bien rempli ! Si l'auteur eût réellement mis son élève en état de choisir, entre toutes les religions, celle où le meilleur usage de la raison doit conduire, il l'eût immanquablement préparé aux leçons du christianisme. Car, M.T. C. F., la lumière naturelle conduit à la lumière évangélique ; et le culte chrétien est essentiellement un culte raisonnable 4. En effet, si le meilleur usage de notre raison ne devait pas nous conduire à la révélation chrétienne, notre foi serait vaine, nos espérances seraient chimériques. Mais comment ce meilleur usage de la raison nous conduit-il au bien inestimable de la foi, et de là au terme précieux du salut ? c'est à la raison elle-même que nous en appelons. Dès qu'on reconnaît un Dieu, il ne s'agit plus que de savoir s'il a daigné parler aux hommes autrement que par les impressions de la nature. Il faut donc examiner si les faits qui constatent la révélation ne sont pas supérieurs à tous les efforts de la chicane la plus artificieuse. Cent fois l'incrédulité a tâché de détruire ces faits, ou au moins d'en affaiblir les preuves, et cent fois sa critique a été convaincue d'impuissance. Dieu, par la révélation, s'est rendu témoignage à lui-même, et ce témoignage est évidemment très digne de foi 5 . Que reste-il donc à l'homme qui fait le meilleur usage de sa raison, sinon d'acquiescer à ce témoignage ? C'est votre grâce, ô mon Dieu ! qui consomme cette œuvre de lumière ; c'est elle qui détermine la volonté, qui forme l'âme chrétienne : mais le développement des preuves et la force des motifs ont préalablement occupé, épuré la raison ; et c'est dans ce travail, aussi noble qu'indispensable, que consiste ce meilleur usage de la raison, dont l'auteur d'Émile entreprend de parler sans en avoir une notion fixe et véritable.

V. - Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'il lui prépare, cet auteur veut qu'elle soit dénuée de tout principe de religion. Et voilà pourquoi, selon lui, connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas l’affaire d'un enfant... J'aimerais autant, ajoute-t-il, exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut que du jugement à dix ans.

VI. - Sans doute, M. T. C. F., que le jugement humain a ses progrès, et ne se forme que par degrés : mais s'ensuit-il donc qu'à l'âge de dix ans un enfant ne connaisse point la différence du bien et du mal ; qu'il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice ? Quoi ! à cet âge il ne sentira pas qu'obéir à son père est un bien, que lui désobéir est un mal l Le prétendre, M. T. C. F., c'est calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu'elle n'a point.

4 Rationabile obsequium vestrum. (Rom., cap. XII. v. 1.) 5 Testimonia tua credibilia facta sunt nimis. (Psal., XCII, v. 5.)

VII. - " Tout enfant qui croit en Dieu, dit encore cet auteur, est idolâtre ou anthropomorphite. " Mais, s'il est idolâtre, il croit donc plusieurs dieux ; il attribue donc la nature divine à des simulacres insensibles. S'il n'est qu'anthropomorphite, en reconnaissant le vrai Dieu il lui donne un corps. Or, on ne peut supporter ni l'un ni l'autre dans un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Que si l'éducation a été vicieuse à cet égard, il est souverainement injuste d'imputer à la religion ce qui n'est que la faute de ceux qui l'enseignent mal. Au surplus, l'âge de dix ans n'est point l'âge d'un philosophe : un enfant, quoique bien instruit, peut s'expliquer mal ; mais en lui inculquant que la Divinité n'est rien de ce qui tombe ou de ce qui peut tomber sous les sens, que c'est une intelligence infinie qui, douée d'une puissance suprême, exécute tout ce qui lui plaît, on lui donne de Dieu une notion assortie à la portée de son jugement. Il n'est pas douteux qu'un athée, par ses sophismes, viendra facilement à bout de troubler les idées de ce jeune croyant ; mais toute l’adresse du sophiste ne fera certainement pas que cet enfant, lorsqu'il croit en Dieu, soit idolâtre ou anthropomorphite, c'est-à-dire qu'il ne croie que l'existence d'une chimère.

VIII. - L'auteur va plus loin, M. T. C. F. ; il n'accorde pas même à un jeune homme de quinze ans la capacité de croire en Dieu. L'homme ne saura donc pas même à cet âge s'il y a un Dieu ou s'il n'y en a point ; toute la nature aura beau annoncer la gloire de son Créateur, il n'entendra rien à son langage ! il existera sans savoir à quoi il doit son existence ! et ce sera la saine raison elle-même qui le plongera dans ces ténèbres ! C'est ainsi, M. T. C. F., que l'aveugle impiété voudrait pouvoir obscurcir de ses noires vapeurs le flambeau que la religion présente à tous les âges de la vie humaine. Saint Augustin raisonnait bien sur d’autres principes quand il disait, en parlant des premières années de sa jeunesse : " Je tombai, dès ce temps-là, Seigneur, entre les mains de quelques-uns de ceux qui ont soin de vous invoquer ; et je compris, par ce qu'ils me disaient de vous, et selon les idées que j'étais capable de m'en former à cet âge-là, que vous étiez quelque chose de grand, et qu'encore que vous fussiez invisible et hors de la portée de nos sens, vous pouviez nous exaucer et nous secourir. Aussi commençai-je dès mon enfance à vous prier et vous regarder comme mon recours et mon appui ; et à mesure que ma langue se dénouait, j'employais ses premiers mouvements à vous invoquer 6. ”

6 Confess., lib. I, cap. II.

IX.
- Continuons, M. T. C. F., de relever les paradoxes étranges de l'auteur d'Émile. Après avoir réduit les jeunes gens à une ignorance si profonde par rapport aux attributs et aux droits de la Divinité, leur accordera-t-il du moins l'avantage de se connaître eux-mêmes ? Sauront-ils si leur âme est une substance absolument distinguée de la matière ? ou se regarderont-ils comme des êtres purement matériels, et soumis aux seules lois du mécanisme ! L'auteur d'Émile doute qu'à dix-huit ans il soit encore temps que son élève apprenne s'il a une âme : il pense que, s'il l'apprend plus tôt, il court risque de ne le savoir jamais. Ne veut-il pas du moins que la jeunesse soit susceptible de la connaissance de ses devoirs ? Non à l'en croire, il n'y a que des objets physiques qui puissent intéresser les enfants, surtout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité et qu'on n'a pas corrompus d'avance par le poison de l'opinion : il veut, en conséquence, que tous les soins de la première éducation soient appliqués à ce qu'il y a dans l'homme de matériel et de terrestre : Exercez, dit-il, son corps, ses organes, ses sens, ses forces ; mais tenez son âme oisive autant qu'il se pourra. C'est que cette oisiveté lui a paru nécessaire pour disposer l'âme aux erreurs qu'il se proposait de lui inculquer. Mais ne vouloir enseigner la sagesse à l'homme que dans le temps où il sera dominé par la fougue des passions naissantes, n'est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu'il la rejette ?
X.
- Qu'une semblable éducation, M. T. C. F., est opposée à celle que prescrivent de concert la vraie religion et la saine raison ! Toutes deux veulent qu'un maître sage et vigilant épie en quelque sorte dans son élève les premières lueurs de l'intelligence pour l'occuper des attraits de la vérité, les premiers mouvements du cœur pour le fixer par les charmes de la vertu. Combien, en effet, n'est-il pas plus avantageux de prévenir les obstacles que d'avoir à les surmonter ? Combien n'est-il pas à craindre que si les impressions du vice précèdent les leçons de la vertu, l'homme, parvenu à un certain âge, ne manque de courage ou de volonté pour résister au vice ? Une heureuse expérience ne prouve-t-elle pas tous les jours qu'après les dérèglements d'une jeunesse imprudente, et emportée, on revient enfin aux bons principes qu'on a reçus dans l'enfance ?

XI. - Au reste, M. T. C. F., ne soyons point surpris que l'auteur d'Émile remette à un temps si reculé la connaissance de l'existence de Dieu ; il ne la croit pas nécessaire au salut.

" Il est clair, dit-il par l'organe d'un personnage chimérique, il est clair que tel homme, parvenu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l'autre, si son aveuglement n'a point été volontaire ; et je dis qu'il ne l'est pas toujours. ”

Remarquez, M. T. C. F., qu'il ne s'agit point ici d'un homme qui serait dépourvu de l'usage de sa raison, mais uniquement de celui dont la raison ne serait point aidée de l'instruction. Or une telle prétention est souverainement absurde, surtout dans le système d'un écrivain qui soutient que la raison est absolument saine. Saint Paul assure qu'entre les philosophes païens plusieurs sont parvenus, par les seules forces de la raison, à la connaissance du vrai Dieu.

" Ce qui peut être connu de Dieu, dit cet apôtre, leur a été manifesté, Dieu le leur ayant fait connaître : la considération des choses qui ont été faites dès la création du monde leur ayant rendu visible ce qui est invisible en Dieu, sa puissance même éternelle et sa divinité ; en sorte qu'ils sont sans excuse, puisque ayant connu Dieu ils ne l'ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont perdus dans la vanité de leur raisonnement, et leur esprit insensé a été obscurci ; en se disant sages, ils sont devenus fous 7. ”

XII. - Or, si tel a été le crime de ces hommes, lesquels, bien qu'assujettis par les préjugés de leur éducation au culte des idoles, n'ont pas laissé d'atteindre à la connaissance de Dieu, comment ceux qui n'ont point de pareils obstacles à vaincre seraient-ils innocents et justes au point de mériter de jouir de la présence de Dieu dans l'autre vie ? Comment seraient-ils excusables (avec une raison saine telle que l'auteur la suppose) d'avoir joui durant cette vie du grand spectacle de la nature, et d'avoir cependant méconnu celui qui l'a créée, qui la conserve et la gouverne ?

XIII. - Le même écrivain, M. T. C. F., embrasse ouvertement le scepticisme par rapport à la création et à l'unité de Dieu. " Je sais, fait-il dire encore au personnage supposé qui lui sert d'organe, je sais que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m'importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel, ou créé ? y a-t-il un principe unique des choses ? y en a-t-il deux ou plusieurs ? et quelle est leur nature ? Je n'en sais rien, et que

7 Quod notum est Dei manifestum est in illis : Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quæ facta sunt, intellecta conspiciuntur, sempiterna quoque ejus virtus et divinitas, ita ut sint inexcusabiles, quia cum cognovissent Deum, non sicut Deum glorificaverunt, aut gratias egerunt, sed evanuerunt in cogitationibus suis, et obscuratum est insipiens cor eorum ; dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt. (Rom. cap. 1, v. 19, 22.)

m'importe ? Je renonce à des questions oiseuses, qui peuvent inquiéter mon amour-propre mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison. "

Que veut donc dire cet auteur téméraire ? Il croit que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; il avoue que cela lui importe à savoir et cependant il ne sait, dit-il, s'il n'y a qu'un seul principe des choses ou s'il y en a plusieurs, et il prétend qu'il lui importe peu de le savoir. S'il y a une volonté puissante et sage qui gouverne le monde, est-il convenable qu'elle ne soit pas l'unique principe des choses ? et peut-il être plus important de savoir l’un que l'autre ? Quel langage contradictoire ! Il ne sait quelle est la nature de Dieu, et bientôt après il reconnaît que cet Être suprême est doué d'intelligence, de puissance, de volonté et de bonté. N'est-ce donc pas là avoir une idée de la nature divine ? L'unité de Dieu lui parait une question oiseuse et supérieure à sa raison, comme si la multiplicité des dieux n'était pas la plus grande de toutes les absurdités ! La pluralité des dieux, dit énergiquement Tertullien, est une nullité de Dieu 8; admettre un Dieu, c'est admettre un Être suprême et indépendant, auquel tous les autres êtres soient subordonnés. II implique donc qu'il y ait plusieurs dieux.

XIV. - Il n'est pas étonnant, M. T. C. F., qu'un homme qui donne dans de pareils écarts touchant la Divinité s'élève contre la religion qu'elle nous a révélée. A l'entendre, toutes les révélations en général ne font que dégrader Dieu, en lui donnant des passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, poursuit-il, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent : que loin de les ennoblir, ils les avilissent ; qu'aux mystères qui les environnent, ils ajoutent des contradictions absurdes. C'est bien plutôt à cet auteur, M. T. C. F., qu'on peut reprocher l'inconséquence et l'absurdité. C'est bien lui qui dégrade Dieu, qui embrouille et qui avilit les notions du grand Être, puisqu'il attaque directement son essence, en révoquant en doute son unité.

XV. - Il a senti que la vérité de la révélation chrétienne était prouvée par des faits ; mais les miracles formant une des principales preuves de cette révélation, et ces miracles nous ayant été transmis par la voie des témoignages, il s'écrie : Quoi ! toujours des témoignages humains ! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! Que d'hommes entre Dieu et moi ! Pour que cette plainte fût

8 Deus cum summum sit, recte veritas nostra pronuntiavit : Deus si non unus est, non est. (TERTUL., advers. Marcionem, lib. I.)

sensée, M. T. C. F., il faudrait pouvoir conclure que la révélation est fausse dès qu'elle n'a point été faite à chaque homme en particulier ; il faudrait pouvoir dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croie ce qu'on m'assure qu'il a dit dès que ce n'est pas directement à moi qu'il a adressé sa parole, Mais n'est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la révélation chrétienne, dont il serait absurde de douter ? Par quelle autre voie que par celle des témoignages humains l'auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte, cette Athènes, cette Rome dont il vante si souvent et avec tant d'assurance les lois, les mœurs et les héros ? Que d'hommes entre lui et les événements qui concernent les origines et la fortune de ces anciennes républiques ! Que d'hommes entre lui et les historiens qui ont conservé la mémoire de ces événements ! Son scepticisme n'est donc ici fondé que sur l’intérêt de son incrédulité.

XVI. - " Qu'un homme, ajoute-t-il plus loin, vienne nous tenir ce langage : Mortels, je vous annonce les volontés du Très-Haut ; reconnaissez à ma voix celui qui m'envoie. J'ordonne au soleil de changer sa course, aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s'aplanir, aux flots de s'élever, à la terre de prendre un antre aspect : à ces merveilles, qui ne reconnaîtra pas à l'instant le Maître de la nature ? " Qui ne croirait, M. T. C. F., que celui qui s'exprime de la sorte ne demande qu'à voir des miracles pour être chrétien ? Écoutez toutefois ce qu'il ajoute : " Reste enfin, dit-il, l'examen le plus important dans la doctrine annoncée… Après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine. Or que faire en pareil cas ? Une seule chose : revenir au raisonnement, et laisser là les miracles. Mieux eût-il valu n'y pas recourir. ” C'est dire : Qu'on me montre des miracles, et je croirai, qu'on me montre des miracles, et je refuserai encore de croire. Quelle inconséquence, quelle absurdité !

Mais apprenez donc une bonne fois, M. T. C. F., que dans la question des miracles on ne se permet point le sophisme reproché par l'auteur du livre de l'Éducation. Quand une doctrine est reconnue vraie, divine, fondée sur une révélation certaine, on s'en sert pour juger des miracles, c'est-à-dire pour rejeter les prétendus prodiges que des imposteurs voudraient opposer à cette doctrine. Quand il s'agit d'une doctrine nouvelle qu'on annonce comme émanée du sein de Dieu, les miracles sont produits en preuves ; c'est-à-dire que celui qui prend la qualité d'envoyé du Très-Haut confirme sa mission, sa prédication, par des miracles qui sont le témoignage même de la Divinité. Ainsi la doctrine et les miracles sont des arguments respectifs dont on fait usage selon les divers points de vue où l'on se place dans l'étude et dans l'enseignement de la religion. Il ne se trouve là ni abus du raisonnement, ni sophisme ridicule, ni cercle vicieux. C'est ce qu'on a démontré cent fois ; et il est probable que l'auteur d'Émile n'ignore point ces démonstrations : mais, dans le plan qu'il s'est fait d'envelopper de nuages toute religion révélée, toute opération surnaturelle il nous impute malignement des procédés qui déshonorent la raison ; il nous représente comme des enthousiastes, qu'un faux zèle aveugle au point de prouver deux principes l'un par l'autre, sans diversité d'objets ni de méthode. Où est donc,

M. T. C. F., la bonne foi philosophique dont se pare cet écrivain ?

XVII. - On croirait qu'après les plus grands efforts pour décréditer les témoignages humains qui attestent la révélation chrétienne, le même auteur y défère cependant de la manière la plus positive, la plus solennelle. Il faut, pour vous en convaincre, M. T. C. F., et en même temps pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet endroit de son ouvrage : " J'avoue que la majesté de l'Écriture m'étonne ; la sainteté de l'Écriture parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes : avec toute leur pompe, qu'ils sont petits auprès de celui-là ! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même ? Est-ce là le ton d'un enthousiaste, ou d'un ambitieux sectaire ? Quelle douceur ! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ?… Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Évangile est inventée à plaisir ?... Ce n'est pas ainsi qu'on invente, et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ… Il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs n'eussent trouvé ce ton ni cette morale ; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. ”

Il serait difficile, M. T. C. F., de rendre un plus bel hommage à l'authenticité de l'Évangile. Cependant l'auteur ne la reconnaît qu'en conséquence des témoignages humains. Ce sont toujours des hommes qui lui rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté. Que d'hommes entre Dieu et lui ! Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même ; le voilà confondu par ses propres aveux. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter : " Avec tout cela ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Être toujours modeste et circonspect… respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s'humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté. ”

Mais le scepticisme, M. T. C. F., peut-il donc être involontaire, lorsqu'on refuse de se soumettre à la doctrine d'un livre qui ne saurait être inventé par les hommes, lorsque ce livre porte des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros ? C'est bien ici qu'on peut dire que l'iniquité a menti contre elle-même 9.

XVIII. - Il semble, M. T. C. F., que cet auteur n'a rejeté la révélation que pour s'en tenir à la religion naturelle : " Ce que Dieu veut qu'un homme fasse, dit-il, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit à lui-même, il l'écrit au fond de son cœur ".

Quoi donc ! Dieu n'a-t-il pas écrit au fond de nos cœurs l'obligation de se soumettre à lui dès que nous sommes sûrs que c'est lui qui a parlé ? Or, quelle certitude n'avons-nous pas de sa divine parole ? Les faits de Socrate, dont personne ne doute sont, de l'aveu même de l'auteur d'Émile, moins attestés que ceux de Jésus-Christ. La religion naturelle conduit donc elle-même à la religion révélée. Mais est-il bien certain qu'il admette même la religion naturelle, ou que du moins il en reconnaisse la nécessité ? Non, M. T. C. F. : " Si je me trompe, dit-il, c'est de bonne foi. Cela me suffit pour que mon erreur même ne me soit pas imputée à crime. Quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela ". C'est-à-dire que, selon lui, il suffit de se persuader qu'on est en possession de la vérité ; que cette persuasion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses erreurs, ne peut jamais être un sujet de reproche : qu'on doit toujours regarder comme un homme sage et religieux celui qui, adoptant les erreurs même de l'athéisme, dira qu'il est de bonne foi. Or, n'est-ce pas là ouvrir la porte à toutes les superstitions, à tous les systèmes fanatiques, à tous les délires de l'esprit humain ? N'est-ce pas permettre qu'il y ait dans le monde autant de religions, de cultes divins, qu'on y compte d'habitants ? Ah ! M. T. C. F., ne prenez point le change sur ce point. La bonne foi n'est estimable que quand elle est éclairée et docile. Il nous est ordonné d'étudier notre religion, et de croire avec simplicité. Nous avons pour garant des promesses l'autorité de l'Église. Apprenons à la bien connaître, et

9 Mentita est iniquitas sibi. (Psal., XXVI, v. 12.)

jetons-nous ensuite dans son sein. Alors nous pourrons compter sur notre bonne foi, vivre dans la paix, et attendre sans trouble le moment de la lumière éternelle.

XIX. - Quelle insigne mauvaise foi n'éclate pas encore dans la manière dont l'incrédule que nous réfutons fait raisonner le chrétien et le catholique ! Quels discours pleins d'inepties ne prête-t-il pas à l'un et à l'autre pour les rendre méprisables ! Il imagine un dialogue entre un chrétien, qu'il traite d'inspiré ; et l'incrédule, qu'il qualifie de raisonneur ; et voici comme il fait parler le premier : " La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie mais moi, je vous apprends de la part de Dieu que c'est la partie qui est plus grande que le tout ". A quoi l'incrédule répond : " Et qui êtes-vous pour m'oser dire que Dieu se contredit ? et à qui croirai-je par préférence, de lui qui m'apprend par la raison des vérités éternelles, ou de vous qui m'annoncez de sa part une absurdité ?

XX. - Mais de quel front, M. T. C. F., ose-t-on prêter au chrétien un pareil langage ? Le Dieu de la raison, disons-nous, est aussi le Dieu de la révélation. La raison et la révélation sont les deux organes par lesquels il lui a plu de se faire entendre aux hommes, soit pour les instruire de la vérité, soit pour leur intimer ses ordres.

Si l'un de ces deux organes était opposé à l'autre, il est constant que Dieu serait en contradiction avec lui-même. Mais Dieu se contre dit-il parce qu'il commande de croire des vérités incompréhensibles ? Vous dites, ô impies ! que les dogmes que nous regardons comme révélés combattent les vérités éternelles : mais il ne suffit pas de le dire. S'il vous était possible de le prouver, il y a longtemps que vous l'auriez fait, et que vous auriez poussé des cris de victoire.

XXI. - La mauvaise foi de l'auteur d'Émile n'est pas moins révoltante dans le langage qu'il fait tenir à un catholique prétendu : " Nos catholiques, lui fait-il dire, font grand bruit de l'autorité de l'Église ; mais que gagnent-ils à cela, s'il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu'aux autres sectes pour établir directement leur doctrine ? L'Église décide que l'Église a droit de décider : ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ? ”

Qui ne croirait, M. T. C. F., à entendre cet imposteur, que l'autorité de l'Église n'est prouvée que par ses propres décisions, et qu'elle procède ainsi : Je décide que je suis infaillible, donc je le suis ? imputation calomnieuse, M. T. C. F. La constitution du christianisme, l'esprit de l'Évangile, les erreurs mêmes et la faiblesse de l'esprit humain, tendent à démontrer que l'Église établie par Jésus-Christ est une Église infaillible. Nous assurons que, comme ce divin législateur a toujours enseigné la vérité, son Église l'enseigne aussi toujours. Nous prouvons donc l'autorité de l'Église, non par l'autorité de l'Église, mais par celle de Jésus-Christ ; procédé non moins exact que celui qu'on nous reproche est ridicule et insensé.

XXII. - Ce n'est pas d'aujourd'hui, M. T. C. F., que l'esprit d'irréligion est un esprit d'indépendance et de révolte. Et comment en effet ces hommes audacieux, qui refusent de se soumettre à l'autorité de Dieu même, respecteraient-ils celle des rois qui sont les images de Dieu, ou celle des magistrats qui sont les images des rois ? " Songe, dit l'auteur d'Émile à son élève, qu'elle (l'espèce humaine) est composée essentiellement de la collection des peuples ; que quand tous les rois... en seraient ôtés, il n'y paraîtrait guère, et que les choses n'en iraient pas plus mal… Toujours, dit-il plus loin, la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier : toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instrument à la violence et d'armes à l'iniquité. D'où il suit, continue-t-il, que les ordres distingués, qui se prétendent utiles aux autres, ne sont en effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres. Par où l'on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison. ”

Ainsi donc, M. T. C. F., l'impiété ose critiquer les intentions de celui par qui règnent les rois 10; ainsi elle se plaît à empoisonner les sources de la félicité publique, en soufflant des maximes qui ne tendent qu'à produire l'anarchie et tous les malheurs qui en sont la suite. Mais que vous dit la religion ? Craignez Dieu, respectez le roi 11.... Que tout homme soit soumis aux puissances supérieures : car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et c'est lui qui a établi toutes celles qui sont dans le monde. Quiconque résiste donc aux puissances résiste à l'ordre de Dieu, et ceux qui y résistent attirent la condamnation sur euxmêmes 12.

XXlIl. - Oui, M. T. C. F., dans tout ce qui est de l'ordre civil, vous

10 Per me reges regnant. (Prov., cap. VIII, v. 15.) 11 Deum timete : regem honorificate. (I Pet., cap. II, v. 17.) 12 Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit : non est enim potestas nisi a Deo : quæ autem sunt, a Deo ordinatæ sunt. ltaque qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Qui autem resistunt, ipsi sibi damnationem acquirunt. (Rom., cap, XIII, v. 1, 2.)

devez obéir au prince et à ceux qui exercent son autorité, comme à Dieu même. Les seuls intérêts de l'Être suprême peuvent mettre des bornes à votre soumission ; et si on voulait vous punir de votre fidélité à ses ordres, vous devriez encore souffrir avec patience et sans murmure. Les Néron, les Domitien eux-mêmes, qui aimèrent mieux être les fléaux de la terre que les pères de leurs peuples, n'étaient comptables qu'à Dieu de l'abus de leur puissance. Les chrétiens, dit Saint Augustin, leur obéissaient dans le temps à cause du Dieu de l'éternité. 13

XXIV. - Nous ne vous avons exposé, M. T. C. F., qu'une partie des impiétés contenues dans ce traité de l'Éducation, ouvrage également digne des anathèmes de l'Église et de la sévérité des lois. Et que faut-il de plus pour vous en inspirer une juste horreur ? Malheur à vous, malheur à la société, si vos enfants étaient élevés d'après les principes de l'auteur d'Émile ! Comme il n'y a que la religion qui nous ait appris à connaître l'homme, sa grandeur, sa misère, sa destinée future, il n'appartient aussi qu'à elle seule de former sa raison, de perfectionner ses mœurs, de lui procurer un bonheur solide dans cette vie et dans l'autre. Nous savons, M. T. C. F., combien une éducation vraiment chrétienne est délicate et laborieuse : que de lumière et de prudence n'exige-t-elle pas ! quel admirable mélange de douceur et de fermeté ! quelle sagacité pour se proportionner à la différence des conditions, des âges, des tempéraments et des caractères, sans s'écarter jamais en rien des règles du devoir ! quel zèle et quelle patience pour faire fructifier dans de jeunes cœurs le germe précieux da l'innocence, pour en déraciner, autant qu'il est possible, ces penchants vicieux qui sont les tristes effets de notre corruption héréditaire ! en un mot, pour leur apprendre, suivant la morale de saint Paul, à vivre en ce monde avec tempérance, selon la justice et avec piété, en attendant la béatitude que nous espérons 14 ! Nous disons donc à tous ceux qui sont chargés du soin, également pénible et honorable, d'élever la jeunesse : Plantez et arrosez, dans la ferme espérance que le Seigneur secondant votre travail, donnera l'accroissement ; insistez à temps et à contre-temps, selon le conseil du même apôtre, usez de réprimande, d'exhortation, de paroles sévères, sans perdre patience et sans cesser d'instruire 15. Surtout, joignez l'exemple à l'instruction : l'instruction sans l'exemple est

13 Subditi erant propter Dominum æternum, etiam domino temporali. (AUG., Enarrat, in psal. CXXIV.) 14 Erudiens nos, ut, abnegantes impietatem et sæcularia desideria, sobrie, et juste, et pie vivamus in hoc sæculo, expectantes beatam spem. (Tit., cap. II, v.12, 13.) 15 Insta opportune, importune ; argue, obsecra, increpa in omni patientia et doctrina. (II Timoth., cap. IV, v. 1, 2.)

un opprobre pour celui qui la donne et un sujet de scandale pour celui qui la reçoit. Que le pieux et charitable Tobie soit votre modèle Recommandez avec soin à vos enfants de faire des œuvres de justice et des aumônes, de se souvenir de Dieu, et de le bénir en tout temps dans la vérité et de toutes leurs forces 16 ; et votre postérité, comme celle de ce saint patriarche, sera aimée de Dieu et des hommes 17.

XXV. - Mais en quel temps l'éducation doit-elle commencer ? Dès les premiers rayons de l'intelligence : et ces rayons sont quelquefois prématurés. Formez l'enfant à l'entrée de sa voie, dit le Sage ; dans sa vieillesse même il ne s'en écartera point. 18 Tel est en effet le cours ordinaire de la vie humaine : au milieu du délire des passions et dans le sein du libertinage, les principes d'une éducation chrétienne sont une lumière qui se ranime par intervalle, pour découvrir au pécheur toute l'horreur de l'abîme où il est plongé, et lui en montrer les issues. Combien, encore une fois, qui, après les écarts d'une jeunesse licencieuse, sont rentrés, par l'impression de cette lumière, dans les routes de la sagesse, et ont honoré par des vertus tardives, mais sincères, l'humanité, la patrie et la religion !

XXVI. - Il nous reste en finissant, M. T. C. F., à vous conjurer, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de vous attacher inviolablement à cette religion sainte dans laquelle vous avez eu le bonheur d'être élevés ; de vous soutenir contre le débordement d'une philosophie insensée, qui ne se propose rien moins que d'envahir l'héritage de Jésus-Christ ; de rendre ses promesses vaines, et de la mettre au rang de ces fondateurs de religion dont la doctrine frivole ou pernicieuse a prouvé l'imposture. La foi n'est méprisée, abandonnée, insultée, que par ceux qui ne la commissent pas, ou dont elle gêne les désordres. Mais les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. L'Église chrétienne et catholique est le commencement de l'empire éternel de Jésus-Christ. Rien de plus fort qu'elle, s'écrie saint Jean Damascène ; c'est un rocher que les flots ne renversent point ; c'est une montagne

16 Filiis vestris mandate ut faciant justicias et eleemonysas, ut sint memores Dei et benedicant eum in omni tempore, in veritate et in tota virtute sua. (Tob., cap. XIV, v. 11.) 17 Omnis autem cognatio ejus, et omnis generatio ejus in bona vita et in sancta conversatione permansit, ita ut accepti essent tam Deo quam hominibus et cunctis habitatoribus in terra. (Ibid., v. 17.) 18 Adolescens juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab ea. (Prov., cap. XXII, v. 6.)

que rien ne peut détruire. 19

XXVII. - A ces causes, vu le livre qui a pour titre, Émile ou de l'Éducation, par J. J. Rousseau, citoyen de Genève, à Amsterdam, chez Jean Néaulme, libraire, 1762 ; après avoir pris l'avis de plusieurs personnes distinguées par leur piété et par leur savoir, le saint nom de Dieu invoqué, nous condamnons le dit livre comme contenant une doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle et à détruire les fondements de la religion chrétienne ; établissant des maximes contraires à la morale évangélique ; tendant à troubler la paix des États, à révolter les sujets contre l'autorité de leur souverain ; comme contenant un très grand nombre de propositions respectivement fausses, scandaleuses, pleines de haine contre l'Église et ses ministres, dérogeantes au respect dû à l'Écriture sainte et à la tradition de l'Église, erronées, impies, blasphématoires et hérétiques. En conséquence, nous défendons très expressément à toutes personnes de notre diocèse de lire ou retenir le dit livre, sous les peines de droit. Et sera notre présent mandement lu au prône des messes paroissiales des églises de la ville, faubourgs et diocèse de Paris ; publié et affiché partout où besoin sera.

Donné à Paris, en notre palais archiépiscopal, le vingtième jour d'août mil sept cent soixante-deux.

Signé : CHRISTOPHE, Archevêque de Paris.

Par Monseigneur. DE LA TOURE.

19 Nihil Ecclesia valentius, rupe fortior est... Semper viget. Cur eam Scriptura montem appellavit ? utique, quia everti non potest. (DAMASC., t. Il, p.462, 463)

LETTRE A M. DE BEAUMONT

J.-J. ROUSSEAU

CITOYEN DE GENÈVE

A CHRISTOPHE DE BEAUMONT

ARCHEVÊQUE DE PARIS, DUC DE SAINT-CLOUD, PAIR DE FRANCE, COMMANDEUR DE L'ORDRE DU SAINT-ESPRIT, PROVISEUR DE SORBONNE, ETC.

Da veniam si quid liberius dixi, non ad

contumeliam tuam, sed ad defensionem

meam. Præsumpsi enim de gravitate et

prudentia tua, quia potes considerare

quantam mihi respondendi necessitatem

imposueris.

AUG., epist. CCXXXVIIIL, ad Pascent.

Pourquoi faut-il, monseigneur, que j'aie quelque chose à vous dire ? Quelle langue commune pouvons-nous parler ? comment pouvons-nous nous entendre ? et qu'y a-t-il entre vous et moi ?

Cependant il faut vous répondre ; c'est vous-même qui m'y forcez. Si vous n'eussiez attaqué que mon livre, je vous aurais laissé dire : mais vous attaquez aussi ma personne ; et plus vous avez d'autorité parmi les hommes, moins il m'est permis de me taire quand vous voulez me déshonorer. Je ne puis m'empêcher, en commençant cette lettre, de réfléchir sur les bizarreries de ma destinée : elle en a qui n'ont été que pour moi. J'étais né avec quelque talent ; le public l'a jugé ainsi : cependant j'ai passé ma jeunesse dans une heureuse obscurité, dont je ne cherchais point à sortir. Si je l'avais cherché, cela même eût été une bizarrerie que, durant tout le feu du premier âge, je n'eusse pu réussir, et que j'eusse trop réussi dans la suite quand ce feu commençait à passer. J'approchais de ma quarantième année et j'avais, au lieu d'une fortune que j'ai toujours méprisée et d'un nom qu'on m'a fait payer si cher, le repos et des amis, les deux seuls biens dont mon cœur soit avide. Une misérable question d'académie, m'agitant l'esprit malgré moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'étais point fait : un succès inattendu m'y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d'adversaires m'attaquèrent sans m'entendre, avec une étourderie qui me donna de l'humeur, et avec un orgueil qui m'en inspira peut-être. Je me défendis et, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carrière, presque sans y avoir pensé. Je me trouvai devenu pour ainsi dire auteur à l'âge où l'on cesse de l'être, et homme de lettres par mon mépris même pour cet état. Dès là je fus dans le public quelque chose ; mais aussi le repos et les amis disparurent. Quels maux ne souffris-je point avant de prendre une assiette plus fixe et des attachements plus heureux ! Il fallut dévorer mes peines ; il fallut qu'un peu de réputation me tînt lieu de tout. Si c'est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d'eux-mêmes, ce n'en fut jamais un pour moi.

Si j'eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j'aurais été promptement désabusé ! Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans les jugements du public sur mon compte ! J'étais trop loin de lui ; ne me jugeant que sur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent, à peine deux jours de suite avait-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j'étais un homme noir, et tantôt un ange de lumière. Je me suis vu dans la même année vanté, fêté, recherché, même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit : les soirs on m'attendait pour m'assassiner dans les rues ; les matins on m'annonçait une lettre de cachet ! Le bien et le mal coulaient à peu près de la même source ; le tout me venait pour des chansons.

J'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes ; toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes et, si l'on veut, les mêmes opinions. Cependant, on a porté des jugements opposés de mes livres, ou plutôt de l'auteur de mes livres, parce qu'on m'a jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus que sur mes sentiments. Après mon premier Discours, j'étais un homme à paradoxes, qui se faisait un jeu de prouver ce qu'il ne pensait pas : après ma Lettre sur la musique française, j'étais l'ennemi déclaré de la nation ; il s'en fallait peu qu'on ne m'y traitât en conspirateur ; on eût dit que le sort de la monarchie était attaché à la gloire de l'Opéra : après mon Discours sur l'inégalité, j'étais athée et misanthrope : après la Lettre à M. d'Alembert, j'étais le défenseur de la morale chrétienne : après l'Héloïse, j'étais tendre et doucereux : maintenant je suis un impie ; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre que pourquoi il m'aimait auparavant. Pour moi, je suis toujours demeuré le même ; plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en tout, même contre moi ; simple et bon, mais sensible et faible : faisant souvent le mal, et toujours aimant le bien ; lié par l'amitié, jamais par les choses, et tenant plus à mes sentiments qu'à mes intérêts ; n'exigeant rien des hommes, et n'en voulant point dépendre ; ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés, et gardant la mienne aussi libre que ma raison ; craignant Dieu sans peur de l'enfer, raisonnant sur la religion sans libertinage, n'aimant ni l'impiété ni le fanatisme, mais haïssant les intolérants encore plus que les esprits forts ; ne voulant cacher mes façons de penser à personne ; sans fard, sans artifice en toutes choses ; disant mes fautes à mes amis, mes sentiments à tout le monde, au public ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me souciant tout aussi peu de le fâcher que de lui plaire. Voilà mes crimes, et voilà mes vertus.

Enfin lassé d'une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs surchargés de leur temps et prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon cœur et si nécessaire à mes maux, j'avais posé la plume avec joie : content de ne l'avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandais pour prix de mon zèle que de me laisser mourir en paix dans ma retraite et de ne m'y point faire de mal. J'avais tort : des huissiers sont venus me l'apprendre ; et c'est à cette époque où j'espérais qu'allaient finir les ennuis de ma vie, qu'ont commencé mes plus grands malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques singularités : ce n'est rien encore. Je vous demande pardon, monseigneur, d'abuser de votre patience ; mais, avant d'entrer dans les discussions que je dois avoir avec vous, il faut parler de ma situation présente et des causes qui m'y ont réduit.

Un Genevois fait imprimer un livre en Hollande, et par arrêt du parlement de Paris, ce livre est brûlé sans respect pour le souverain dont il porte le privilège. Un protestant propose, en pays protestant, des objections contre l'Église romaine, et il est décrété par le parlement de Paris. Un républicain fait, dans une république, des objections contre l'état monarchique, et il est décrété par le parlement de Paris. Il faut que le parlement de Paris ait d'étranges idées de son empire, et qu'il se croie le légitime juge du genre humain.

Ce même parlement, toujours si soigneux pour les Français de l'ordre des procédures, les néglige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre étranger. Sans savoir si cet étranger est bien l'auteur du livre qui porte son nom, s'il le reconnaît pour sien, si c'est lui qui l'a fait imprimer ; sans égard pour son triste état, sans pitié pour les maux qu'il souffre, on commence par le décréter de prise de corps : on l'eût arraché de son lit pour le traîner dans les mêmes prisons où pourrissent les scélérats : on l'eût brûlé peut-être même sans l'entendre ; car qui sait si l'on eût poursuivi plus régulièrement des procédures si violemment commencées, et dont on trouverait à peine un autre exemple, même en pays d'inquisition. Ainsi c'est pour moi seul qu'un tribunal si sage oublie sa sagesse ; c'est contre moi seul, qui croyais y être aimé, que ce peuple, qui vante sa douceur, s'arme de la plus étrange barbarie : c'est ainsi qu'il justifie la préférence que je lui ai donnée sur tant d'asiles que je pouvais choisir au même prix. Je ne sais comment cela s'accorde avec le droit des gens, mais je sais bien qu'avec de pareilles procédures la liberté de tout homme, et peut-être sa vie, est à la merci du premier imprimeur.

Le citoyen de Genève ne doit rien à des magistrats injustes et incompétents qui, sur un réquisitoire calomnieux, ne le citent pas, mais le décrètent. N'étant point sommé de comparaître, il n'y est point obligé. L'on n'emploie contre lui que la force, et il s'y soustrait. Il secoue la poudre de ses souliers, et sort de cette terre hospitalière où l'on s'empresse d'opprimer le faible, et où l'on donne des fers à l'étranger avant de l'entendre, avant de savoir si l'acte dont on l'accuse est punissable, avant de savoir s'il l'a commis.

Il abandonne en soupirant sa chère solitude. Il n'a qu'un seul bien, mais précieux, des amis ; il les fuit. Dans sa faiblesse, il supporte un long voyage : il arrive, et croit respirer dans une terre de liberté ; il s'approche de sa patrie, de cette patrie dont il s'est tant vanté, qu'il a chérie et honorée ; l'espoir d'y être accueilli le console de ses disgrâces... Que vais-je dire ? Mon cœur se serre, ma main tremble, la plume en tombe ; il faut se taire, et ne pas imiter le crime de Cham. Que ne puis-je dévorer en secret la plus amère de mes douleurs !

Et pourquoi tout cela ? Je ne dis pas sur quelle raison, mais sur quel prétexte. On ose m'accuser d'impiété, sans songer que le livre où l'on la cherche est entre les mains de tout le monde. Que ne donnerait-on point pour pouvoir supprimer cette pièce justificative, et dire qu'elle contient tout ce qu'on a feint d'y trouver ! Mais elle restera, quoi qu'on fasse ; et, en y cherchant les crimes reprochés à l'auteur, la postérité n'y verra, dans ses erreurs mêmes, que les torts d'un ami de la vertu.

J'éviterai de parler de mes contemporains ; je ne veux nuire à personne. Mais l'athée Spinoza enseignait paisiblement sa doctrine, il faisait sans obstacle imprimer ses livres, on les débitait publiquement : il vint en France, et il y fut bien reçu ; tous les États lui étaient ouverts, partout il trouvait protection, ou du moins sûreté ; les princes lui rendaient des honneurs, lui offraient des chaires : il vécut et mourut tranquille, et même considéré. Aujourd'hui, dans le siècle tant célébré de la philosophie, de la raison, de l'humanité, pour avoir proposé avec circonspection, même avec respect et pour l'amour du genre humain, quelques doutes fondés sur la gloire même de l'Être suprême, le défenseur de la cause de Dieu, flétri, proscrit, poursuivi d'État en État, d'asile en asile, sans égard pour son indigence, sans pitié pour ses infirmités, avec un acharnement que n'éprouva jamais aucun malfaiteur et qui serait barbare même contre un homme en santé, se voit interdire le feu et l'eau dans l'Europe presque entière ; on le chasse du milieu des bois : il faut toute la fermeté d'un protecteur illustre et toute la bonté d'un prince éclairé pour le laisser en paix au sein des montagnes. Il eût passé le reste de ses malheureux jours dans les fers, il eût péri peut-être dans les supplices si durant le premier vertige qui gagnait les gouvernements, il se fût trouvé à la merci de ceux qui l'ont persécuté.

Échappé aux bourreaux, il tombe dans les mains des prêtres. Ce n'est pas là ce que je donne pour étonnant, mais un homme vertueux qui a l'âme aussi noble que la naissance, un illustre archevêque qui devrait réprimer leur lâcheté, l'autorise : il n'a pas honte, lui qui devrait plaindre les opprimés, d'en accabler un dans le fort de ses disgrâces ; il lance, lui prélat catholique, un mandement contre un auteur protestant ; il monte sur son tribunal pour examiner comme juge la doctrine particulière d'un hérétique : et, quoiqu'il damne indistinctement quiconque n'est pas de son Église, sans permettre à l'accusé d'errer à sa mode, il lui prescrit en quelque sorte la route par laquelle il doit aller en enfer. Aussitôt le reste de son clergé s'empresse, s'évertue, s'acharne autour d'un ennemi qu'il croit terrassé. Petits et grands, tout s'en mêle : le dernier cuistre vient trancher du capable ; il n'y a pas un sot en petit collet, pas un chétif habitué de paroisse qui, bravant à plaisir celui contre qui sont réunis leur sénat et leur évêque, ne veuille avoir la gloire de lui porter le dernier coup de pied.

Tout cela, monseigneur, forme un concours dont je suis le seul exemple : et ce n'est pas tout... Voici peut-être une des situations les plus difficiles de ma vie, une de celles où la vengeance et l'amour-propre sont le plus aisés à satisfaire, et permettent le moins à l'homme juste d'être modéré. Dix lignes seulement et je couvre mes persécuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que le public ne peut-il savoir deux anecdotes sans que je les dise 20 ! Que ne connaît-il ceux qui ont médité ma ruine, et ce qu'ils ont fait pour l'exécuter ! Par quels méprisables insectes, par quels ténébreux moyens il verrait s'émouvoir les puissances ! Quels levains il verrait s'échauffer par leur pourriture et mettre le parlement en fermentation ! Par quelle risible cause il verrait les États de l'Europe se liguer contre le fils d'un horloger ! Que je jouirais avec plaisir de sa surprise, si je pouvais n'en être pas l'instrument !

Jusqu'ici ma plume, hardie à dire la vérité, mais pure de toute satire, n'a jamais compromis personne ; elle a toujours respecté l'honneur des autres, même en défendant le mien. Irais-je, en la quittant, la souiller de médisance, et la teindre des noirceurs de mes ennemis ? Non ; laissons-leur l'avantage de porter leurs coups dans les ténèbres. Pour moi, je ne veux me défendre qu'ouvertement, et même je ne veux que me défendre. II suffit pour cela de ce qui est su du public, ou de ce qui peut l'être sans que personne en soit offensé.

Une chose étonnante de cette espèce, et que je puis dire, est de voir l'intrépide Christophe de Beaumont, qui ne sait plier sous aucune

20 Voy. livres X et XI des Confessions. Par le mot d'insectes, il désigne probablement Diderot, Grimm, les Holbachiens et madame d'Épinay.

puissance ni faire aucune paix avec les jansénistes, devenir, sans le savoir, leur satellite et l'instrument de leur animosité ; de voir leur ennemi le plus irréconciliable sévir contre moi pour avoir refusé d'embrasser leur parti, pour n'avoir point voulu prendre la plume contre les jésuites, que je n'aime pas, mais dont je n'ai point à me plaindre et que je vois opprimés. Daignez monseigneur, jeter les yeux sur le sixième tome de la Nouvelle Héloïse, première édition ; vous trouverez, dans la note de la page 138, la véritable source de tous mes malheurs. J'ai prédit dans cette note (car je me mêle aussi quelquefois de prédire) qu'aussitôt que les jansénistes seraient les maîtres ils seraient plus intolérants et plus durs que leurs ennemis. Je ne savais pas alors que ma propre histoire vérifierait si bien ma prédiction. Le fil de cette trame ne serait pas difficile à suivre à qui saurait comment mon livre a été déféré. Je n'en puis dire davantage sans en trop dire, mais je pouvais au moins vous apprendre par quelles gens vous avez été conduit sans vous en douter.

Croira-t-on que, quand mon livre n'eût point été déféré au parlement, vous ne l'eussiez pas moins attaqué ? D'autres pourront le croire ou le dire ; mais vous, dont la conscience ne sait point souffrir le mensonge, vous ne le direz pas. Mon Discours sur l'inégalité a couru votre diocèse, et vous n'avez point donné de mandement. Ma Lettre à M. d'Alembert a couru votre diocèse, et vous n'avez point donné de mandement. La Nouvelle Héloïse a couru votre diocèse, et vous n'avez point donné de mandement. Cependant tous ces livres, que vous avez lus, puisque vous les jugez, respirent les mêmes maximes ; les mêmes manières de penser n'y sont pas plus déguisées : si le sujet ne les a pas rendues susceptibles du même développement, elles gagnent en force ce qu'elles perdent en étendue, et l'on y voit la profession de foi de l'auteur exprimée avec moins de réserve que celle du Vicaire savoyard. Pourquoi donc n'avez-vous rien dit alors ? Monseigneur, votre troupeau vous était-il moins cher ? me lisait-il moins ? goûtait-il moins mes livres ? était-il moins exposé à l'erreur ? Non ; mais il n'y avait point alors de jésuites à proscrire ; des traîtres ne m'avaient point encore enlacé dans leurs pièges ; la note fatale n'était point connue et, quand elle le fut, le public avait déjà donné son suffrage au livre. Il était trop tard pour faire du bruit ; on aima mieux différer, on attendit l'occasion, on l'épia, on la saisit, on s'en prévalut avec la fureur ordinaire aux dévots ; on ne parlait que de chaînes et de bûchers ; mon livre était le tocsin de l'anarchie et la trompette de l'athéisme ; l'auteur était un monstre à étouffer ; on s'étonnait qu'on l'eût si longtemps laissé vivre. Dans cette rage universelle, vous eûtes honte de garder le silence : vous aimâtes mieux faire un acte de cruauté que d'être accusé de manquer de zèle, et servir vos ennemis que d'essuyer leurs reproches. Voilà, monseigneur, convenez-en, le vrai motif de votre mandement ; voilà ce me semble, un concours de faits assez singuliers pour donner à mon sort le nom de bizarre.

Il y a longtemps qu'on a substitué des bienséances d'État à la justice. Je sais qu'il est des circonstances malheureuses qui forcent un homme public à sévir malgré lui contre un bon citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux s'expose à leur furie ; et je comprends que, dans un déchaînement pareil à celui dont je suis la victime, il faut hurler avec les loups, ou risquer d'être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous ayez donné un mandement contre mon livre ; mais je me plains que vous l'ayez donné contre ma personne, avec aussi peu d'honnêteté que de vérité ; je me plains qu'autorisant par votre propre langage celui que vous me reprochez d'avoir mis dans la bouche de l'inspiré, vous m'accabliez d'injures qui, sans nuire à ma cause, attaquant mon honneur ou plutôt le vôtre ; je me plains que de gaieté de cœur, sans raison, sans nécessité, sans respect au moins pour mes malheurs, vous m'outragiez d'un ton si peu digne de votre caractère. Et que vous avais-je donc fait, moi qui parlai toujours de vous avec tant d'estime ; moi qui tant de fois admirai votre inébranlable fermeté en déplorant, il est vrai, l'usage que vos préjugés vous en faisaient faire ; moi qui toujours honorai vos mœurs, qui toujours respectai vos vertus, et qui les respecte encore aujourd'hui que vous m'avez déchiré ?

C'est ainsi qu'on se tire d'affaire quand on veut quereller et qu'on a tort. Ne pouvant résoudre mes objections, vous m'en avez fait des crimes : vous avez cru m'avilir en me maltraitant, et vous vous êtes trompé ; sans affaiblir mes raisons, vous avez intéressé les cœurs généreux à mes disgrâces ; vous avez fait croire aux gens sensés qu'on pouvait ne pas bien juger du livre quand on jugeait si mal de l'auteur.

Monseigneur, vous n'avez été pour moi ni humain ni généreux ; et non seulement vous pouviez l'être sans m'épargner aucune des choses que vous avez dites contre mon ouvrage, mais elles n'en auraient fait que mieux leur effet. J'avoue aussi que je n'avais pas droit d'exiger de vous ces vertus, ni lieu de les attendre d'un homme d'Église. Voyons si vous avez été du moins équitable et juste ; car c'est un devoir étroit imposé à tous les hommes, et les saints mêmes n'en sont pas dispensés.

Vous avez deux objets dans votre mandement, l'un de censurer mon livre, l'autre de décrier ma personne. Je croirai vous avoir bien répondu si je prouve que partout où vous m'avez réfuté vous avez mal raisonné, et que partout où vous m'avez insulté vous m'avez calomnié. Mais quand on ne marche que la preuve à la main quand on est forcé, par l'importance du sujet et par la qualité de l'adversaire à prendre une marche pesante et à suivre pied à pied toutes ses censures, pour chaque mot il faut des pages ; et tandis qu'une courte satire amuse, une longue défense ennuie. Cependant il faut que je me défende, ou que je reste chargé par vous des plus fausses imputations. Je me défendrai donc, mais je défendrai mon honneur plutôt que mon livre. Ce n'est point la Profession de foi du vicaire savoyard que j'examine, c'est le Mandement de l'archevêque de Paris ; et ce n'est que le mal qu'il dit de l'éditeur qui me force à parler de l'ouvrage. Je me rendrai ce que je me dois, parce que je le dois, mais sans ignorer que c'est une position bien triste que d'avoir à se plaindre d'un homme plus puissant que soi, et que c'est une bien fade lecture que la justification d'un innocent.

Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits et que j'ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j'étais capable, est que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre ; qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J'ai fait voir que l'unique passion qui naisse avec l'homme, savoir l'amour de soi, est une passion indifférente en elle-même au bien et au mal ; qu'elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident, et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J'ai montré que tous les vices qu'on impute au cœur humain ne lui sont point naturels : j'ai dit la manière dont ils naissent ; j'en ai pour ainsi dire suivi la généalogie ; et j'ai fait voir comment, par l'altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu'ils sont.

J'ai encore expliqué ce que j'entendais par cette bonté originelle, qui ne semble pas se déduire de l'indifférence au bien et au mal, naturelle à l'amour de soi. L'homme n'est pas un être simple ; il est composé de deux substances. Si tout le monde ne convient pas de cela, nous en convenons vous et moi, et j'ai tâché de le prouver aux autres. Cela prouvé, l'amour de soi n'est plus une passion simple mais elle a deux principes, savoir, l'être intelligent et l'être sensitif dont le bien-être n'est pas le même. L'appétit des sens tend à celui du corps, et l'amour de l'ordre à celui de l'âme. Ce dernier amour, développé et rendu actif, porte le nom de conscience ; mais la conscience ne se développe et n'agit qu'avec les lumières de l'homme. Ce n'est que par ces lumières qu'il parvient à connaître l'ordre, et ce n'est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l'aimer. La conscience est donc nulle dans l'homme qui n'a rien comparé et qui n'a point vu ses rapports. Dans cet état, l'homme ne connaît que lui ; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne ; il ne hait ni n'aime rien ; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête : c'est ce que j'ai fait voir dans mon Discours sur l'inégalité.

Quand, par un développement dont j'ai montré le progrès, les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à prendre des idées de convenance, de justice et d'ordre ; le beau moral commence à leur devenir sensible, et la conscience agit : alors ils ont des vertus ; et s'ils ont aussi des vices, c'est parce que leurs intérêts se croisent, et que leur ambition s'éveille à mesure que leurs lumières s'étendent. Mais tant qu'il y a moins d'opposition d'intérêts que de concours de lumières, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.

Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s'entre-choquent, quand l'amour de soi mis en fermentation devient amour-propre, que l'opinion, rendant l'univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres, et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d'autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouffée par elles, et ne reste plus dans la bouche des hommes qu'un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, et tous mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s'accorde avec le sien : aussi cet accord est-il l'objet du vrai politique qui cherche à rendre les peuples heureux et bons. Mais c'est ici que je commence à parler une langue étrangère, aussi peu connue des lecteurs que de vous.

Voilà, monseigneur, le troisième et dernier terme au delà duquel rien ne reste à faire ; et voilà comment, l'homme étant bon, les hommes deviennent méchants. C'est à chercher comment il faudrait s'y prendre pour les empêcher de devenir tels, que j'ai consacré mon livre. Je n'ai pas affirmé que dans l'ordre actuel la chose fût absolument possible ; mais j'ai bien affirmé et j'affirme encore qu'il n'y a, pour en venir à bout, d'autres moyens que ceux que j'ai proposés.

Là-dessus vous dites que mon plan d'éducation 21, loin de s'accorder avec le christianisme, n'est pas même propre à faire des citoyens ni des hommes : et votre unique preuve est de m'opposer le péché originel. Monseigneur, il n'y a d'autre moyen de se délivrer du péché originel et de ses effets, que le baptême. D'où il suivrait, selon vous, qu'il n'y aurait jamais eu de citoyens ni d'hommes que des chrétiens. Ou niez cette conséquence, ou convenez que vous avez trop prouvé.

Vous tirez vos preuves de si haut, que vous me forcez d'aller aussi chercher loin mes réponses. D'abord il s'en faut bien, selon moi, que cette doctrine du péché originel, sujette à des difficultés si terribles, ne soit contenue dans l'Écriture ni si clairement ni si durement qu'il a plu au rhéteur Augustin et à nos théologiens de la bâtir. Et le moyen de concevoir que Dieu crée tant d'âmes innocentes et pures, tout exprès pour les joindre à des corps coupables, pour leur y faire contracter la corruption morale, et pour les condamner toutes à l'enfer, sans autre crime que cette union qui est son ouvrage ? Je ne dirai pas si (comme vous vous

21 Mandement, § 3.

en vantez) vous éclaircissez par ce système le mystère de notre cœur ; mais je vois que vous obscurcissez beaucoup la justice et la bonté de l'Être suprême. Si vous levez une objection, c'est pour en substituer de cent fois plus fortes.

Mais au fond, que fait cette doctrine à l'auteur d'Émile ? Quoiqu'il ait cru son livre utile au genre humain, c'est à des chrétiens qu'il l'a destiné ; c'est à des hommes lavés du péché originel et de ses effets, du moins quant à l'âme, par le sacrement établi pour cela. Selon cette même doctrine, nous avons tous dans notre enfance recouvré l'innocence primitive ; nous sommes tous sortis du baptême aussi sains de cœur qu'Adam sortit de la main de Dieu. Nous avons, direz-vous, contracté de nouvelles souillures. Mais puisque nous avons commencé par en être délivrés, comment les avons-nous derechef contractées ? Le sang de Christ n'est-il donc pas encore assez fort pour effacer entièrement la tache ? ou bien serait-elle un effet de la corruption naturelle de notre chair ? comme si, même indépendamment du péché originel, Dieu nous eût créés corrompus, tout exprès pour avoir le plaisir de nous punir ! Vous attribuez au péché originel les vices des peuples que vous avouez avoir été délivrés du péché originel ; puis vous me blâmez d'avoir donné une autre origine à ces vices. Est-il juste de me faire un crime de n'avoir pas aussi mal raisonné que vous ?

On pourrait, il est vrai, me dire que ces effets que j'attribue au baptême 22, ne paraissent par nul signe extérieur ; qu'on ne voit pas les chrétiens moins enclins au mal que les infidèles ; au lieu que, selon moi, la malice infuse du péché devrait se marquer dans ceux-ci par des différences sensibles. Avec les secours que vous avez dans la morale évangélique, outre le baptême, tous les chrétiens, poursuivrait-on, devraient être des anges ; et les infidèles, outre leur corruption originelle, livrés à leurs cultes erronés, devraient être des démons. Je conçois que cette difficulté pressée pourrait devenir embarrassante : car que répondre à ceux qui me feraient voir que, relativement au genre humain, l'effet de la rédemption, faite à si haut prix, se réduit à peu près à rien ?

Mais, monseigneur, outre que je ne crois point qu'en bonne théologie on n'ait pas quelque expédient pour sortir de là ; quand je convien

22 Si l'on disait, avec le docteur Thomas Burnet, que la corruption et la mortalité de la race humaine, suite du péché d'Adam, fut un effet naturel du fruit défendu ; que cet aliment contenait des sucs venimeux qui dérangèrent toute l'économie animale, qui irritèrent les passions, qui affaiblirent l'entendement, et qui portèrent partout les principes du vice et de la mort, alors il faudrait convenir que, la nature du remède devant se rapporter à celle du mal, le baptême devrait agir physiquement sur le corps de l'homme, lui rendre la constitution qu'il avait dans l'état d'innocence, et sinon l'immortalité qui en dépendait, du moins tous les effets moraux de l'économie animale rétablie.

drais que le baptême ne remédie point à la corruption de notre nature, encore n'en auriez-vous pas raisonné plus solidement. Nous sommes, dites-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier père. Mais notre premier père, pourquoi fut-il pécheur lui-même ? pourquoi la même raison par laquelle vous expliquerez son péché ne serait-elle pas applicable à ses descendants sans le péché originel ? et pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice en nous rendant pécheurs et punissables par le vice de notre naissance ; tandis que notre premier père fut pécheur et puni comme nous sans cela ? Le péché originel explique tout, excepté son principe ; et c'est ce principe qu'il s'agit d'expliquer.

Vous avancez que, par mon principe à moi 23, l'on perd de vue le rayon de lumière qui nous fait connaître le mystère de notre propre cœur ; et vous ne voyez pas que ce principe, bien plus universel, éclaire même la faute du premier homme 24, que le vôtre laisse dans l'obscurité. Vous ne savez voir que l'homme dans les mains du diable, et moi je vois comment il y est tombé : la cause du mal est, selon vous, la nature corrompue, et cette corruption même est un mal dont il fallait chercher la cause. L'homme fut créé bon ; nous en convenons, je crois, tous les

23 Mandement, § 3. 2. 24 Regimber contre une défense inutile et arbitraire est un penchant naturel, mais qui, loin d'être vicieux en lui-même, est conforme à l'ordre des choses et à la bonne constitution de l'homme, puisqu'il serait hors d'état de se conserver, s'il n'avait un amour très vif pour lui-même et pour le maintien de tous ses droits, tels qu'il les a reçus de la nature. Celui qui pourrait tout ne voudrait que ce qui lui serait utile : mais un être faible, dont la loi restreint et limite encore le pouvoir, perd une partie de luimême, et réclame en son cœur ce qui lui est ôté. Lui faire un crime de cela serait lui en faire un d'être lui et non pas un autre : ce serait vouloir en même temps qu'il fût et qu'il ne fût pas. Aussi l'ordre enfreint par Adam me paraît-il moins une véritable défense qu'un avis paternel ; c'est un avertissement de s'abstenir d'un fruit pernicieux qui donne la mort. Cette idée est assurément plus conforme à celle qu'on doit avoir de la bonté de Dieu, et même au texte de la Genèse, que celle qu'il plait aux docteurs de nous prescrire ; car, quant à la menace de la double mort, on fait voir que ce mot morte morieris (Gen., II, v. 17) n'a pas l'emphase qu'ils lui prêtent, et n'est qu'un hébraïsme employé en d'autres endroits où cette emphase ne peut avoir lieu. Il y a de plus un motif si naturel d'indulgence et de commisération dans la ruse du tentateur et dans la séduction de la femme, qu'à considérer dans toutes ses circonstances le péché d'Adam, l'on n'y peut trouver qu'une faute des plus légères. Cependant, selon eux, quelle effroyable punition ? Il est même impossible d'en concevoir une plus terrible ; car quel châtiment eût pu porter Adam pour les plus grands crimes, que d'être condamné, lui et toute sa race, à la mort en ce monde, et à passer l'éternité dans l'autre, dévorés des feux de l'enfer ? Est-ce là la peine imposée par le Dieu de miséricorde à un pauvre malheureux pour s'être laissé tromper ? Que je hais la décourageante doctrine de nos durs théologiens ? Si j'étais un moment tenté de l'admettre, c'est alors que je croirais blasphémer.

deux : mais vous dites qu'il est méchant parce qu'il a été méchant ; et moi je montre comment il a été méchant. Qui de nous, à votre avis, remonte le mieux au principe ?

Cependant vous ne laissez pas de triompher à votre aise, comme si vous m'aviez terrassé. Vous m'opposez comme une objection insoluble 25 ce mélange frappant de grandeur et de bassesse, d'ardeur pour la vérité et de goût pour l'erreur, d'inclination pour la vertu et de penchant pour le vice, qui se trouve en nous. Étonnant contraste, ajoutez-vous, qui déconcerte la philosophie païenne, et la laisse errer dans de vaines spéculations !

Ce n'est pas une vaine spéculation que la théorie de l'homme, lorsqu'elle se fonde sur la nature, qu'elle marche à l'appui des faits par des conséquences bien liées, et qu'en nous menant à la source des passions, elle nous apprend à régler leurs cours. Que si vous appelez philosophie païenne la Profession de foi du vicaire savoyard, je ne puis répondre à cette imputation, parce que je n'y comprends rien 26, mais je trouve plaisant que vous empruntiez presque ses propres termes pour dire qu'il n'explique pas ce qu'il a le mieux expliqué.

Permettez, monseigneur, que je mette sous vos yeux la conclusion que vous tirez d'une objection si bien discutée, et successivement toute la tirade qui s'y rapporte. L'homme se sent entraîné par une pente funeste : et comment se raidirait-il contre elle, si son enfance n'était dirigée par des maîtres pleins de vertu, de sagesse, de vigilance et si, durant tout le cours de sa vie, il ne faisait lui-même, sous la protection et avec les grâces de son Dieu, des efforts puissants et continuels 27 ?

C'est-à-dire : Nous voyons que les hommes sont méchants, quoique incessamment tyrannisés dès leur enfance. Si donc on ne les tyrannisait pas dès ce temps-là, comment parviendrait-on à les rendre sages, puisque, même en les tyrannisant sans cesse, il est impossible de les rendre tels ?

Nos raisonnements sur l'éducation pourront devenir plus sensibles en les appliquant à un autre sujet. Supposons, monseigneur, que quelqu'un vint tenir ce discours aux hommes.

" Vous vous tourmentez beaucoup pour chercher des gouvernements équitables et pour vous donner de bonnes lois. Je vais premièrement vous prouver que ce sont vos gouvernements mêmes qui font les maux auxquels vous prétendez remédier par eux. Je vous prouverai de plus qu'il est impossible que vous ayez jamais ni de bonnes lois ni des

25 Mandement, § 3. 26 A moins qu'elle ne se rapporte à l'accusation que m'intente M. de Beaumont dans la suite, d'avoir admis plusieurs dieux. 27 Mandement, § 3.

gouvernements équitables ; et je vais vous montrer ensuite le vrai moyen de prévenir, sans gouvernements et sans lois, tous ces maux dont vous vous plaignez. "

Supposons qu'il expliquât après cela son système et proposât son moyen prétendu. Je n'examine point si ce système serait solide et ce moyen praticable. S'il ne l'était pas, peut-être se contenterait-on d'enfermer l'auteur avec les fous, et l'on lui rendrait justice mais si malheureusement il l'était, ce serait bien pis ; et vous concevez, monseigneur, ou d'autres concevront pour vous, qu'il n'y aurait pas assez de bûchers et de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu raison. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici.

Quel que fût le sort de cet homme, il est sûr qu'un déluge d'écrits viendrait fondre sur le sien : il n'y aurait pas un grimaud qui, pour faire sa cour aux puissances, et tout fier d'imprimer avec privilège du roi, ne vint lancer sur lui sa brochure et ses injures, et ne se vantât d'avoir réduit au silence celui qui n'aurait pas daigné répondre, ou qu'on aurait empêché de parler. Mais ce n'est pas encore de cela qu'il s'agit.

Supposons enfin qu'un homme grave, et qui aurait son intérêt à la chose, crût devoir aussi faire comme les autres et, parmi beaucoup de déclamations et d'injures, s'avisât d'argumenter ainsi :

Quoi ! malheureux, vous voulez anéantir les gouvernements et les lois, tandis que les gouvernements et les lois sont le seul frein du vice, et ont bien de la peine encore à le contenir ! Que serait-ce, grand Dieu, si nous ne les avions plus ? Vous nous ôtez les gibets et les roues, vous voulez établir un brigandage public. Vous êtes un homme abominable.

Si ce pauvre homme osait parler, il dirait sans doute : " Très excellent seigneur, votre Grandeur fait une pétition de principe. Je ne dis point qu'il ne faut pas réprimer le vice, mais je dis qu'il vaut mieux l'empêcher de naître. Je veux pourvoir à l'insuffisance des lois, et vous m'alléguez l'insuffisance des lois. Vous m'accusez d'établir les abus, parce qu'au lieu d'y remédier, j'aime mieux qu'on les prévienne. Quoi ! s'il était un moyen de vivre toujours en santé, faudrait-il donc le proscrire, de peur de rendre les médecins oisifs ? Votre Excellence veut toujours voir des gibets et des roues, et moi je voudrais ne plus voir de malfaiteurs : avec tout le respect que je lui dois, je ne crois pas être un homme abominable ".

Hélas ! M. T. C. F., malgré les principes de l'éducation la plus saine et la plus vertueuse, malgré des promesses les plus magnifiques de la religion et les menaces les plus terribles, les écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fréquents, trop multipliés. J'ai prouvé que cette éducation, que vous appelez la plus saine était la plus insensée ; que cette éducation que vous appelez la plus vertueuse donnait aux enfants tous leurs vices : j'ai prouvé que toute la gloire du paradis les tentait

moins qu'un morceau de sucre, et qu'ils craignaient beaucoup plus de s'ennuyer à vêpres que de brûler en enfer, j'ai prouvé que les écarts de la jeunesse, qu'on se plaint de ne pouvoir réprimer par ces moyens, en étaient l'ouvrage. Dans quelles erreurs, dans quels excès, abandonnée à elle-même, ne se précipiterait-elle donc pas ! La jeunesse ne s'égare jamais d'elle-même, toutes ses erreurs lui viennent d'être mal conduite ; les camarades et les maîtres achèvent ce qu'ont commencé les prêtres et les précepteurs : j'ai prouvé cela. C'est un torrent qui se déborde, malgré les digues puissantes qu'on lui avait opposées. Que serait-ce donc si nul obstacle ne suspendait ses flots et ne rompait ses efforts ? Je pourrais dire : C'est un torrent qui renverse vos impuissantes digues et brise tout : élargissez son lit et le laissez courir sans obstacle, il ne fera jamais de mal. Mais j'ai honte d'employer, dans un sujet aussi sérieux, ces figures de collège, que chacun applique à sa fantaisie, et qui ne prouvent rien d'aucun côté.

Au reste, quoique, selon vous, les écarts de la jeunesse ne soient encore que trop fréquents, trop multipliés à cause de la pente de l'homme au mal, il paraît qu'à tout prendre vous n'êtes pas trop mécontent d'elle ; que vous vous complaisez assez dans l'éducation saine et vertueuse que lui donnent actuellement vos maîtres pleins de vertus, de sagesse et de vigilance ; que, selon vous, elle perdrait beaucoup à être élevée d'une autre manière, et qu'au fond vous ne pensez pas de ce siècle, la lie des siècles, tout le mal que vous affectez d'en dire à la tête de vos mandements.

Je conviens qu'il est superflu de chercher de nouveaux plans d'éducation, quand on est si content de celle qui existe : mais convenez aussi, monseigneur, qu'en ceci vous n'êtes pas difficile. Si vous eussiez été aussi coulant en matière de doctrine, votre diocèse eût été agité de moins de troubles ; l’orage que vous avez excité ne fût point retombé sur les jésuites ; je n'en aurais point été écrasé par compagnie ; vous fussiez resté plus tranquille, et moi aussi. Vous avouez que pour réformer le monde autant que le permettent la faiblesse et, selon vous, la corruption de notre nature, il suffirait d'observer, sous la direction et l'impression de la grâce, les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin, et de les diriger vers la route qui conduit à la vérité 28. Par là, continuez vous, ces esprits, encore exempts de préjugés, seraient pour toujours en garde contre l'erreur : ces cœurs, encore exempts des grandes passions, prendraient les impressions de toutes les vertus. Nous sommes donc d'accord sur ce point, car je n'ai pas dit autre chose. Je n'ai pas ajouté, j'en conviens, qu'il fallût faire élever les enfants par des prêtres ; même je ne pensais pas que cela fût nécessaire pour en

28 Mandement, § 2.

faire des citoyens et des hommes : et cette erreur, si c'en est une, commune à tant de catholiques, n'est pas un si grand crime à un protestant. Je n'examine pas si, dans votre pays, les prêtres eux-mêmes passent pour de si bons citoyens ; mais comme l'éducation de la génération présente est leur ouvrage, c'est entre vous d'un côté, et vos anciens mandements de l'autre, qu'il faut décider si leur lait spirituel lui a si bien profité, s'il en a fait de si grands saints 29, vrais adorateurs de Dieu, et de si grands hommes, dignes d'être la ressource et l'ornement de la patrie. Je puis ajouter une observation qui devrait frapper tous les bons Français, et vous-même comme tel : c'est que de tant de rois qu'a eus votre nation, le meilleur est le seul que n'ont point élevé les prêtres.

Mais qu'importe tout cela, puisque je ne leur ai point donné d'exclusion ? Qu'ils élèvent la jeunesse, s'ils en sont capables, je ne m'y oppose pas ; et ce que vous dites là-dessus 30 ne fait rien contre mon livre. Prétendriez-vous que mon plan fût mauvais, par cela seul qu'il peut convenir à d'autres qu'aux gens d'Église ? Si l'homme est bon par sa nature, comme je crois l'avoir démontré, il s'ensuit qu'il demeure tel tant que rien d'étranger à lui ne l'altère ; et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l'apprendre, il s'ensuit que leur méchanceté leur vient d'ailleurs : fermez donc l'entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. Sur ce principe j'établis l'éducation négative comme la meilleure ou plutôt la seule bonne ; je fais voir comment toute éducation positive suit, comme qu'on s'y prenne, une route opposée à son but ; et je montre comment on tend au même but et comment on y arrive par le chemin que j'ai tracé.

J'appelle éducation positive ce qui tend à former l'esprit avant l'âge, et à donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme. J'appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances, et qui prépare à la raison par l'exercice des sens. L'éducation négative n'est pas oisive, tant s'en faut : elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices ; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur ; elle dispose l'enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l'entendre, et au bien quand il est en état de l'aimer.

Cette marche vous déplaît et vous choque : il est aisé de voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions de celui qui la propose. Selon vous, cette oisiveté de l'âme m'a paru nécessaire pour la disposer aux erreurs que je voulais inculquer. On ne sait pourtant pas trop quelle erreur veut donner à son élève celui qui ne lui apprend rien avec plus de soin qu'à sentir son ignorance et à savoir qu'il ne sait rien.

29 Ibid., § 2. 30 Ibid., § 2.

Vous convenez que le jugement a ses progrès, et ne se forme que par degrés ; mais s'ensuit-il, ajoutez-vous, qu'à l'âge de dix ans un enfant ne connaisse pas la différence du bien et du mal, qu'il confonde la sagesse avec la folie, la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice ? Tout cela s'ensuit sans doute, si à cet âge le jugement n'est pas développé. Quoi ! poursuivez-vous, il ne sentira pas qu'obéir à son père est un bien, que lui désobéir est un mal ? Bien loin de là, je soutiens qu'il sentira, au contraire, en quittant le jeu pour aller étudier sa leçon, qu'obéir à son père est un mal, et que lui désobéir est un bien, en volant quelque fruit défendu. Il sentira aussi, j'en conviens, que c'est un mal d'être puni et un bien d'être récompensé ; et c'est dans la balance de ces biens et de ces maux contradictoires que se règle sa prudence enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers volumes, et surtout dans le dialogue du maître et de l'enfant sur ce qui est mal. Pour vous, monseigneur, vous réfutez mes deux volumes en deux lignes, et les voici 31 : Le prétendre, M. T. C. F., c'est calomnier la nature humaine, en lui attribuant une stupidité qu'elle n'a point. On ne saurait employer une réfutation plus tranchante, ni conçue en moins de mots. Mais cette ignorance qu'il vous plaît d'appeler stupidité, se trouve constamment dans tout esprit gêné dans des organes imparfaits, ou qui n'a pas été cultivé ; c'est une observation facile à faire, et sensible à tout le monde. Attribuer cette ignorance à la nature humaine n'est donc pas la calomnier ; et c'est vous qui l'avez calomniée en lui imputant une malignité qu'elle n'a point.

Vous dites encore 32 : Ne vouloir enseigner la sagesse à l'homme que dans le temps qu'il sera dominé par la fougue des passions naissantes n'est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu'il la rejette ? Voilà derechef une intention que vous avez la bonté de me prêter et qu'assurément nul autre que vous ne trouvera dans mon livre. J'ai montré, premièrement, que celui qui sera élevé comme je veux ne sera pas dominé par les passions dans le temps que vous dites ; j'ai montré encore comment les leçons de la sagesse pouvaient retarder le développement de ces mêmes passions. Ce sont les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la mienne, et vous m'objectez les défauts que je vous apprends à prévenir. Jusqu'à l'adolescence j'ai garanti des passions le cœur de mon élève ; et quand elles sont prêtes à naître, j'en recule encore le progrès par des soins propres à les réprimer. Plus tôt, les leçons de la sagesse ne signifient rien pour l'enfant hors d'état d'y prendre intérêt et de les entendre ; plus tard, elles ne prennent plus sur un cœur déjà livré aux passions. C'est au seul moment que j'ai

31 Mandement, § 6. 32 Ibid., § 9.

choisi qu'elles sont utiles : soit pour l'alarmer ou pour le distraire, il importe également qu'alors le jeune homme en soit occupé.

Vous dites 33 : Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'il lui prépare, cet auteur veut qu'elle soit dénuée de tout principe de religion. La raison en est simple, c'est que je veux qu'elle ait une religion, et que je ne lui veux rien apprendre dont son jugement ne soit en état de sentir la vérité. Mais moi, monseigneur, si je disais Pour trouver la jeunesse plus docile aux leçons qu'on lui prépare, on a grand soin de la prendre avant l'âge de raison, ferais-je un raisonnement plus mauvais que le vôtre ? et serait-ce un préjugé bien favorable à ce que vous faites apprendre aux enfants ? Selon vous, je choisis l'âge de raison pour inculquer l'erreur ; et vous, vous prévenez cet âge pour enseigner la vérité. Vous vous pressez d'instruire l'enfant avant qu'il puisse discerner le vrai du faux ; et moi j'attends pour le tromper qu'il soit en état de le connaître. Ce jugement est-il naturel ? et lequel paraît chercher à séduire, de celui qui ne veut parler qu'à des hommes, ou de celui qui s'adresse aux enfants ?

Vous me censurez d'avoir dit et montré que tout enfant qui croit en Dieu est idolâtre ou anthropomorphite, et vous combattez cela en disant 34 : qu'on ne peut supposer ni l'un ni l'autre d'un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Voilà ce qui est en question ; reste à voir la preuve. La mienne est que l'éducation la plus chrétienne ne saurait donner à l'enfant l'entendement qu'il n'a pas, ni détacher ses idées des êtres matériels, au-dessus desquels tant d'hommes ne sauraient élever les leurs. J'en appelle de plus à l'expérience : j'exhorte chacun des lecteurs à consulter sa mémoire, et à se rappeler si, lorsqu'il a cru en Dieu étant enfant, il ne s'en est pas toujours fait quelque image. Quand vous lui dites que la Divinité n'est rien de ce qui peut tomber sous les sens, ou son esprit troublé n'entend rien, ou il entend qu'elle n'est rien. Quand vous lui parlez d'une intelligence infinie, il ne sait ce que c'est qu'intelligence, et il sait encore moins ce que c'est qu'infini. Mais vous lui ferez répéter après vous les mots qu'il vous plaira de lui dire ; vous lui ferez même ajouter, s'il le faut, qu'il les entend, car cela ne coûte guère ; et il aime encore mieux dire qu'il les entend que d'être grondé ou puni. Tous les anciens, sans excepter les juifs, se sont représenté Dieu corporel ; et combien de chrétiens, surtout de catholiques, sont encore aujourd'hui dans ce cas-là ! Si vos enfants parlent comme des hommes, c'est parce que les hommes sont encore des enfants. Voilà pourquoi les mystères entassés ne coûtent plus rien à personne ; les termes en sont tout aussi faciles à prononcer que d'autres. Une des commodités du

33 Ibid., § 5. 34 Mandement, § 7.

christianisme moderne est de s'être fait un certain jargon de mots sans idées, avec lesquels on satisfait à tout, hors à la raison.

Par l'examen de l'intelligence qui mène à la connaissance de Dieu, je trouve qu'il n'est pas raisonnable de croire cette connaissance toujours nécessaire au salut. Je cite en exemple les insensés, les enfants, et je mets dans la même classe les hommes dont l'esprit n'a pas acquis assez de lumière pour comprendre l'existence de Dieu. Vous dites là-dessus 35 : Ne soyons point surpris que l'auteur d'Émile remette à un temps si reculé la connaissance de l'existence de Dieu ; il ne la croit pas nécessaire au salut. Vous commencez, pour rendre ma proposition plus dure, par supprimer charitablement le mot toujours, qui non seulement la modifie, mais qui lui donne un autre sens, puisque, selon ma phrase, cette connaissance est ordinairement nécessaire au salut, et qu'elle ne le serait jamais, selon la phrase que vous me prêtez. Après cette petite falsification, vous poursuivez ainsi :

” Il est clair, dit-il par l'organe d'un personnage chimérique, il est clair que tel homme, parvenu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l'autre (vous avez omis le mot de vie), si son aveuglement n'a pas été volontaire ; et je dis qu'il ne l'est pas toujours. ”

Avant de transcrire ici votre remarque, permettez que je fasse la mienne. C'est que ce personnage prétendu chimérique, c'est moi-même, et non le vicaire ; que ce passage, que vous avez cru être dans la Profession de foi, n'y est point, mais dans le corps même du livre. Monseigneur, vous lisez bien légèrement, vous citez bien négligemment les écrits que vous flétrissez si durement : je trouve qu'un homme en place qui censure, devrait mettre un peu plus d'examen dans ses jugements. Je reprends à présent votre texte.

Remarquez, M. T. C. F., qu'il ne s'agit point ici d'un homme qui serait dépourvu de l'usage de sa raison, Mais uniquement de celui dont la raison ne serait point aidée de l'instruction. Vous affirmez ensuite 36 qu'une telle prétention est souverainement absurde. Saint Paul assure qu'entre les philosophes païens plusieurs sont parvenus par les seules forces de la raison, à la connaissance du vrai Dieu, et là-dessus vous transcrivez son passage.

Monseigneur, c'est souvent un petit mal de ne pas entendre un auteur qu'on lit ; mais c'en est un grand quand on le réfute, et un très grand quand on le diffame. Or, vous n'avez point entendu le passage de mon livre que vous attaquez ici, de même que beaucoup d'autres. Le lecteur jugera si c'est ma faute ou la vôtre, quand j'aurai mis le passage

35 Mandement, § 11. 36 Ibid., § 11.

entier sous ses yeux.

" Nous tenons (les réformés) que nul enfant mort avant l'âge de raison ne sera privé du bonheur éternel. Les catholiques croient la même chose de tous les enfants qui ont reçu le baptême, quoiqu'ils n'aient jamais entendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on peut être sauvé sans croire en Dieu ; et ces cas ont lieu, soit dans l'enfance, soit dans la démence, quand l'esprit humain est incapable des opérations nécessaires pour reconnaître la Divinité. Toute la différence que je vois ici entre vous et moi, est que vous prétendez que les enfants ont à sept ans cette capacité, et que je ne la leur accorde pas même à quinze. Que j'aie tort ou raison, il ne s'agit pas ici d'un article de foi, mais d'une simple observation d'histoire naturelle. "

" Par le même principe, il est clair que tel homme, parvenu jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans l'autre vie, si son aveuglement n'a pas été volontaire ; et je dis qu'il ne l'est pas toujours. Vous en convenez pour les insensés qu'une maladie prive de leurs facultés spirituelles, mais non de leur qualité d'hommes ni, par conséquent, du droit aux bienfaits de leur créateur. Pourquoi donc n'en pas convenir aussi pour ceux qui, séquestrés de toute société dès leur enfance, auraient mené une vie absolument sauvage, privés des lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce des hommes ? car il est d'une impossibilité démontrée qu'un pareil sauvage pût jamais élever ses réflexions jusqu'à la connaissance du vrai Dieu. La raison nous dit qu'un homme n'est punissable que pour les fautes de sa volonté, et qu'une ignorance invincible ne lui saurait être imputée à crime. D'où il suit que devant la justice éternelle tout homme qui croirait s'il avait les lumières nécessaires est réputé croire, et qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux dont le cœur se ferme à la vérité. "

Voilà mon passage entier, sur lequel votre erreur saute aux yeux. Elle consiste en ce que vous avez entendu ou fait entendre que, selon moi, il fallait avoir été instruit de l'existence de Dieu pour y croire. Ma pensée est fort différente. Je dis qu'il faut avoir l'entendement développé et l'esprit cultivé jusqu'à certain point pour être en état de comprendre les preuves de l'existence de Dieu, et surtout pour les trouver de soi-même sans en avoir jamais entendu parler. Je parle des hommes barbares ou sauvages : vous m'alléguez des philosophes ; je dis qu'il faut avoir acquis quelque philosophie pour s'élever aux notions du vrai Dieu : vous citez saint Paul, qui reconnaît que quelques philosophes païens se sont élevés aux notions du vrai Dieu ; je dis que tel homme grossier n'est pas toujours en état de se former de lui-même une idée juste de la Divinité : vous dites que les hommes instruits sont en état de se former une idée juste de la Divinité et, sur cette unique preuve, mon opinion vous parait souverainement absurde. Quoi ! parce qu'un docteur en droit doit savoir les lois de son pays, est-il absurde de supposer qu'un enfant qui ne sait pas lire a pu les ignorer ?

Quand un auteur ne veut pas se répéter sans cesse, et qu'il a une fois établi clairement son sentiment sur une matière, il n'est pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raisonnant sur le même sentiment : ses écrits s'expliquent alors les uns par les autres ; et les derniers, quand il a de la méthode, supposent toujours les premiers. Voilà ce que j'ai toujours tâché de faire, et ce que j'ai fait, surtout dans l'occasion dont il s'agit.

Vous supposez, ainsi que ceux qui traitent de ces matières, que l'homme apporte avec lui sa raison toute formée, et qu'il ne s'agit que de la mettre en œuvre. Or cela n'est pas vrai ; car l'une des acquisitions de l'homme, et même des plus lentes, est la raison. L'homme apprend à voir des yeux de l'esprit ainsi que des yeux du corps : mais le premier apprentissage est bien plus long que l'autre, parce que les rapports des objets intellectuels, ne se mesurant pas comme l'étendue, ne se trouvent que par estimation, et que nos premiers besoins, nos besoins physiques, ne nous rendent pas l'examen de ces mêmes objets si intéressant. Il faut apprendre à voir deux objets à la fois ; il faut apprendre à les comparer entre eux ; il faut apprendre à comparer les objets en grand nombre, à remonter par degrés aux causes ; à les suivre dans leurs effets ; il faut avoir combiné des infinités de rapports pour acquérir des idées de convenance, de proportion, d'harmonie et d'ordre. L'homme qui, privé du secours de ses semblables et sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toute chose à la seule marche de ses propres idées, fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d'être sorti de l'enfance de la raison. Pouvez-vous croire de bonne foi que, d'un million d'hommes élevés de cette manière, il y en eût un seul qui vînt à penser à Dieu ?

L'ordre de l'univers, tout admirable qu'il est, ne frappe pas également tous les yeux. Le peuple y fait peu attention, manquant des connaissances qui rendent cet ordre sensible, et n'ayant point appris à réfléchir sur ce qu'il aperçoit. Ce n'est ni endurcissement ni mauvaise. volonté ; c'est ignorance, engourdissement d'esprit. La moindre méditation fatigue ces gens-là, comme le moindre travail des bras fatigue un homme de cabinet. Ils ont ouï parler des œuvres de Dieu et des merveilles de la nature. Ils répètent les mêmes mots sans y joindre les mêmes idées, et ils sont peu touchés de tout ce qui peut élever le sage à son créateur. Or, si parmi nous le peuple, à portée de tant d'instructions, est encore si stupide, que seront ces pauvres gens abandonnés à eux-mêmes dès leur enfance, et qui n'ont jamais rien appris d'autrui ? Croyez-vous qu'un Cafre ou un Lapon philosophe beaucoup sur la marche du monde et sur la génération des choses ? Encore les Lapons et les Cafres, vivant en corps de nations, ont-ils des multitudes d'idées acquises et communiquées, à l'aide desquelles ils acquièrent quelques notions grossières d'une divinité ; ils ont en quelque façon leur catéchisme mais l'homme sauvage, errant seul dans les bois, n'en a point du tout. Cet homme n'existe pas, direz-vous ; soit : mais il peut exister par supposition. Il existe certainement des hommes qui n'ont jamais eu d'entretien philosophique en leur vie, et dont tout le temps se consume à chercher leur nourriture, la dévorer, et dormir. Que ferons-nous de ces hommes-là, des Esquimaux, par exemple ? en ferons-nous des théologiens ?

Mon sentiment est donc que l'esprit de l'homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, et tel qu'il sort des mains de la nature, n'est pas en état de s'élever de lui-même aux sublimes notions de la Divinité ; mais que ces notions se présentent à nous à mesure que notre esprit se cultive ; qu'aux yeux de tout homme qui a pensé, qui a réfléchi, Dieu se manifeste dans ses ouvrages ; qu'il se révèle aux gens éclairés dans le spectacle de la nature ; qu'il faut, quand on a les yeux ouverts, les fermer pour ne l'y pas voir ; que tout philosophe athée est un raisonneur de mauvaise foi, ou que son orgueil aveugle ; mais qu'aussi tel homme stupide et grossier, quoique simple et vrai, tel esprit sans erreur et sans vice peut, par une ignorance involontaire, ne pas remonter à l'auteur de son être, et ne pas concevoir ce que c'est que Dieu, sans que cette ignorance le rende punissable d'un défaut auquel son cœur n'a point consenti. Celui-ci n'est pas éclairé, et l'autre refuse de l'être : cela me paraît fort différent.

Appliquez à ce sentiment votre passage de saint Paul, et vous verrez qu'au lieu de le combattre, il le favorise ; vous verrez que ce passage tombe uniquement sur ces sages prétendus à qui ce qui peut être connu de Dieu a été manifesté, à qui la considération des choses qui ont été faites dès la création du monde a rendu visible ce qui est invisible en Dieu, mais qui, ne l'ayant point glorifié et ne lui ayant point rendu grâces, se sont perdus dans la vanité de leur raisonnement et ainsi demeurés sans excuse, en se disant sages, sont devenus fous. La raison sur laquelle l'Apôtre reproche aux philosophes de n'avoir pas glorifié le vrai Dieu, n'étant point applicable à ma supposition, forme une induction tout en ma faveur ; elle confirme ce que j'ai dit moi-même que tout philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu'il use mal de la raison qu'il a cultivée, et qu'il est en état d'entendre les vérités qu'il rejette : elle montre enfin, par le passage même, que vous ne m'avez point entendu ; et quand vous m'imputez d'avoir dit ce que je n'ai dit ni pensé, savoir, que l'on ne croit en Dieu que sur l'autorité d'autrui 37, vous avez tellement tort, qu'au contraire je n'ai fait que distinguer les cas où l'on peut connaître Dieu par soi-même, et les cas où l'on ne le peut que par le secours d'autrui.

Au reste, quand vous auriez raison dans cette critique, quand vous auriez solidement réfuté mon opinion, il ne s'ensuivrait pas de cela seul qu'elle fût souverainement absurde, comme il vous plaît de la qualifier : on peut se tromper sans tomber dans l'extravagance, et toute erreur n'est pas une absurdité. Mon respect pour vous me rendra moins prodigue d'épithètes, et ce ne sera pas ma faute si le lecteur trouve à les placer.

Toujours, avec l'arrangement de censurer sans entendre, vous passez d'une imputation grave et fausse à une autre qui l'est encore plus ; et, après m'avoir injustement accusé de nier l'évidence de la Divinité vous m'accusez plus injustement d'en avoir révoqué l'unité en doute. Vous faites plus ; vous prenez la peine d'entrer là-dessus en discussion, contre votre ordinaire ; et le seul endroit de votre mandement où vous ayez raison est celui où vous réfutez une extravagance que je n'ai pas dite.

Voici le passage que vous attaquez, ou plutôt votre passage où vous rapportez le mien ; car il faut que le lecteur me voie entre vos mains.

" Je sais 38, fait-il dire au personnage supposé qui lui sert d'organe, je sais que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m'importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé ? Y a-t-il un principe unique des choses ? y en a-t-il deux ou plusieurs ? et quelle est leur nature ? Je n'en sais rien. Et que m'importe 39 ?... Je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison. ”

J'observe, en passant que voici la seconde fois que vous qualifiez le prêtre savoyard de personnage chimérique ou supposé. Comment êtesvous instruit de cela, je vous supplie ? J'ai affirmé ce que je savais ; vous niez ce que vous ne savez pas : qui des deux est le téméraire ? On sait, j'en conviens, qu'il y a peu de prêtres qui croient en Dieu ; mais encore

37 M. de Beaumont ne dit pas cela en propres termes ; mais c'est le seul sens raisonnable qu'on puisse donner à son texte, appuyé du passage de saint Paul, et je ne puis répondre qu'à ce que j'entends. (Voyez son Mandement, § 11.) 38 Mandement, § 13. 39 Ces points indiquent une lacune de deux lignes par lesquelles le passage est tempéré, et que M. de Beaumont n'a pas voulu transcrire. Voici le contenu de ces deux lignes : Que m'importe ? à mesure que ces connaissances me deviendront nécessaires, je m'efforcerai de les acquérir ; jusque-là, je renonce…

n'est-il pas prouvé qu'il n'y en ait point du tout. Je reprends votre texte.

Que veut donc dire cet auteur téméraire 40 ?... L'unité de Dieu lui paraît une question oiseuse et supérieure à sa raison : comme si la multiplicité des dieux n'était pas la plus grande des absurdités ! " La pluralité des dieux, dit énergiquement Tertullien, est une nullité de Dieu ". Admettre un Dieu, c'est admettre un Être suprême et indépendant, auquel tous les autres êtres soient subordonnés 41. Il implique donc qu'il y ait plusieurs dieux.

Mais qui est-ce qui dit qu'il y a plusieurs dieux ? Ah ! monseigneur, vous voudriez bien que j'eusse dit de pareilles folies, vous n'auriez sûrement pas pris la peine de faire un mandement contre moi.

Je ne sais ni pourquoi ni comment ce qui est est, et bien d'autres qui se piquent de le dire ne le savent pas mieux que moi ; mais je vois qu'il n'y a qu'une première cause motrice, puisque tout concourt sensiblement aux mêmes fins. Je reconnais donc une volonté unique et suprême qui dirige tout, et une puissance unique et suprême qui exécute tout. J'attribue cette puissance et cette volonté au même être, à cause de leur parfait accord, qui se conçoit mieux dans un que dans deux, et parce qu'il ne faut pas sans raison multiplier les êtres : car le mal même que nous voyons n'est point un mal absolu et, loin de combattre directement le bien, il concourt avec lui à l'harmonie universelle.

Mais ce par quoi les choses sont se distingue très nettement sous deux idées : savoir, la chose qui fait, et la chose qui est faite : même ces deux idées ne se réunissent pas dans le même être sans quelque effort d'esprit, et l'on ne conçoit guère une chose qui agit sans en supposer une autre sur laquelle elle agit. De plus, il est certain que nous avons l'idée de deux substances distinctes ; savoir, l'esprit et la matière, ce qui pense et ce qui est étendu ; et ces deux idées se conçoivent très bien l'une sans l'autre.

Il y a donc deux manières de concevoir l'origine des choses savoir, ou dans deux causes diverses, l'une vive et l'autre morte, l'une motrice et l'autre mue, l'une active et l'autre passive, l'une efficiente et l'autre instrumentale ; ou dans une cause unique qui tire d'elle seule tout ce qui est et tout ce qui se fait. Chacun de ces deux sentiments, débattus par les métaphysiciens depuis tant de siècles, n'en est pas devenu plus croyable à la raison humaine : et si l'existence éternelle et nécessaire de la matière a pour nous ses difficultés, sa création n'en a pas de

40 Mandement, § 13.

Tertullien fait ici un sophisme très familier aux Pères de l'Église : il définit le mot Dieu selon les chrétiens, et puis il accuse les païens de contradiction, parce que, contre sa définition, ils admettent plusieurs dieux. Ce n'était pas la peine de m'imputer une erreur que je n'ai pas commise, uniquement pour citer si hors de propos un sophisme de Tertullien.

moindres, puisque tant d'hommes et de philosophes, qui dans tous les temps ont médité sur ce sujet, ont tous unanimement rejeté la possibilité de la création, excepté peut-être un très petit nombre qui paraissent avoir sincèrement soumis leur raison à l'autorité ; sincérité que les motifs de leur intérêt, de leur sûreté, de leur repos, rendent fort suspecte, et dont il sera toujours impossible de s'assurer tant que l'on risquera quelque chose à parler vrai.

Supposé qu'il y ait un principe éternel et unique des choses, ce principe, étant simple dans son essence, n'est pas composé de matière et d'esprit, mais il est matière ou esprit seulement. Sur les raisons déduites par le vicaire, il ne saurait concevoir que ce principe soit matière ; et s'il est esprit, il ne saurait concevoir que par lui la matière ait reçu l'être ; car il faudrait pour cela concevoir la création. Or l'idée de création, l'idée sous laquelle on conçoit que, par un simple acte de volonté, rien devient quelque chose, est, de toutes les idées qui ne sont pas clairement contradictoires, la moins compréhensible à l'esprit humain.

Arrêté des deux côtés par ces difficultés, le bon prêtre demeure indécis, et ne se tourmente point d'un doute de pure spéculation, qui n'influe en aucune manière sur ses devoirs en ce monde ; car enfin que m'importe d'expliquer l'origine des êtres, pourvu que je sache comment ils subsistent, quelle place j'y dois remplir, et en vertu de quoi cette obligation m'est imposée ?

Mais supposer deux principes 42 des choses, supposition que pourtant le vicaire ne fait point, ce n'est pas pour cela supposer deux dieux ; à moins que, comme les manichéens, on ne suppose aussi ces principes tous deux actifs : doctrine absolument contraire à celle du vicaire, qui très positivement n'admet qu'une intelligence première, qu'un seul principe actif, et par conséquent qu'un seul Dieu.

J'avoue bien que la création du monde étant clairement énoncée dans nos traductions de la genèse, la rejeter positivement serait à cet égard rejeter l'autorité, sinon des livres sacrés, au moins des traductions qu'on nous en donne : et c'est aussi ce qui tient le vicaire dans un doute qu'il n'aurait peut-être pas sans cette autorité ; car d'ailleurs la coexistence des deux principes 43 semble expliquer mieux la constitution de

42 Celui qui ne connaît que deux substances ne peut non plus imaginer que deux principes ; et le terme, ou plusieurs, ajouté dans l'endroit cité, n'est là qu'une espèce d'explétif, servant tout au plus à faire entendre que le nombre de ces principes n'importe pas plus à connaître que leur nature. 43 Il est bon de remarquer que cette question de l'éternité de la matière, qui effarouche si fort nos théologiens, effarouchait assez peu les pères de l'Église, moins éloignés des sentiments de Platon. Sans parler de Justin, martyr, d'Origène et d'autres, Clément Alexandrin prend si bien l'affirmative dans ses Hypotyposes, que

l'univers, et lever des difficultés qu'on a peine à résoudre sans elle, comme entre autres celle de l'origine du mal. De plus, il faudrait entendre parfaitement l'hébreu, et même avoir été contemporain de Moïse, pour savoir certainement quel sens il a donné au mot qu'on nous rend par le mot créa. Ce terme est trop philosophique pour avoir eu dans son origine l'acception connue et populaire que nous lui donnons maintenant, sur la foi de nos docteurs. Rien n'est moins rare que des mots dont le sens change par trait de temps, et qui font attribuer aux anciens auteurs qui s'en sont servis des idées qu'ils n'ont point eues. Le mot hébreu qu'on a traduit par créer, faire quelque chose de rien, signifie faire, produire quelque chose avec magnificence. Rivet prétend même que ce mot hébreu bara, ni le mot grec qui lui répond, ni même le mot latin creare, ne peuvent se restreindre à cette signification particulière de produire quelque chose de rien : il est si certain du moins que le mot latin se prend dans un autre sens, que Lucrèce, qui nie formellement la possibilité de toute création, ne laisse pas d'employer souvent le même terme pour exprimer la formation de l'univers et de ses parties. Enfin, M. de Beausobre 44 a prouvé que la notion de la création ne se trouve point dans l'ancienne théologie judaïque ; et vous êtes trop instruit, monseigneur, pour ignorer que beaucoup d'hommes, pleins de respect pour nos livres sacrés, n'ont cependant point reconnu dans le récit de Moïse l'absolue création de l'univers. Ainsi le vicaire, à qui le despotisme des théologiens n'en impose pas, peut très bien, sans en être moins orthodoxe, douter s'il y a deux principes éternels des choses, ou s'il n'y en a qu'un. C'est un débat purement grammatical ou philosophique où la révélation n'entre pour rien.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre nous et, sans soutenir les sentiments du vicaire, je n'ai rien à faire ici qu'à montrer vos torts.

Or vous avez tort d'avancer que l'unité de Dieu me paraît une question oiseuse et supérieure à la raison, puisque, dans l'écrit que vous censurez, cette unité est établie et soutenue par le raisonnement : et vous avez tort de vous étayer d'un passage de Tertullien pour conclure contre moi qu'il implique qu'il y ait plusieurs dieux ; car, sans avoir besoin de Tertullien, je conclus aussi de mon côté qu'il implique qu'il y ait plusieurs dieux.

Vous avez tort de me qualifier pour cela, d'auteur téméraire, puisqu'où il n'y a point d'assertion il n'y a point de témérité. On ne peut

Photius veut, à cause de cela, que ce livre ait été falsifié. Mais le même sentiment reparaît encore dans les Stromates, où Clément rapporte celui d'Héraclite sans l'approuver. Ce père, livre V, tâche, à la vérité, d'établir un seul principe ; mais c'est parce qu'il refuse ce nom à la matière, même en admettant son éternité. 44 Histoire du manichéisme, tome II.

concevoir qu'un auteur soit un téméraire, uniquement pour être moins hardi que vous.

Enfin vous avez tort de croire avoir bien justifié les dogmes particuliers qui donnent à Dieu les passions humaines et qui, loin d'éclaircir les notions du grand Être les embrouillent et les avilissent, en m'accusant faussement d'embrouiller et d'avilir moi-même ces notions, d'attaquer directement l'essence divine, que je n'ai point attaquée, et de révoquer en doute son unité, que je n'ai point révoquée en doute. Si je l'avais fait, que s'ensuivrait-il ? Récriminer n'est pas se justifier : mais celui qui, pour toute défense, ne sait que récriminer à faux, a bien l'air d'être seul coupable.

La contradiction que vous me reprochez dans le même lieu est tout aussi bien fondée que la précédente accusation. Il ne sait, dites-vous, quelle est la nature de Dieu, et bientôt après il reconnaît que cet Être suprême est doué d'intelligence, de puissance, de volonté et de bonté : n'est-ce pas là avoir une idée de la nature divine ?

Voici, monseigneur, là-dessus ce que j'ai à vous dire:

" Dieu est intelligent ; mais comment l'est-il ? L'homme est intelligent quand il raisonne, et la suprême intelligence n'a pas besoin de raisonner ; il n'y a pour elle ni prémisses, ni conséquences, il n'y a pas même de proposition ; elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être ; toutes les vérités ne sont pour elle qu'une seule idée, comme tous les lieux un seul point et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens ; la puissance divine agit par elle-même : Dieu peut parce qu'il veut, sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien n'est plus manifeste ; mais la bonté dans l'homme est l'amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l'amour de l'ordre ; car c'est par l'ordre qu'il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste, j'en suis convaincu, c'est une suite de sa bonté ; l'injustice des hommes est leur œuvre, et non pas la sienne ; le désordre moral, qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de l'homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et la justice de Dieu, de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné. "

" Que si je viens à découvrir successivement ces attributs dont je n'ai nulle idée absolue, c'est par des conséquences forcées, c'est par le bon usage de ma raison : mais je les affirme sans les comprendre, et dans le fond c'est n'affirmer rien. J'ai beau me dire, " Dieu est ainsi ; je le sens, je me le prouve : je n'en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi. "

« Enfin, plus je m'efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois : mais elle est, cela me suffit ; moins je la conçois, plus je l'adore. Je m'humilie et lui dis : Être des êtres je suis parce que tu es ; c'est m'élever à ma source que de te méditer sans cesse ; le plus digne usage de ma raison est de s'anéantir devant toi ; c'est mon ravissement d'esprit, c'est le charme de ma faiblesse de me sentir accablé de ta grandeur. "

Voilà ma réponse, et je la crois péremptoire. Faut-il vous dire à présent où je l'ai prise ? je l'ai tirée mot à mot de l'endroit même que vous accusez de contradiction. Vous en usez comme tous mes adversaires, qui, pour me réfuter, ne font qu'écrire les objections que je me suis faites et supprimer mes solutions. La réponse est déjà toute prête ; c'est l'ouvrage qu'ils ont réfuté.

Nous avançons, monseigneur, vers les discussions les plus importantes.

Après avoir attaqué mon système et mon livre, vous attaquez aussi ma religion ; et parce que le vicaire catholique fait des objections contre son Église, vous cherchez à me faire passer pour ennemi de la mienne : comme si proposer des difficultés sur un sentiment, c'était y renoncer ; comme si toute connaissance humaine n'avait pas les siennes ; comme si la géométrie elle-même n'en avait pas, ou que les géomètres se fissent une loi de les taire, pour ne pas nuire à la certitude de leur art !

La réponse que j'ai d'avance à vous faire est de vous déclarer, avec ma franchise ordinaire, mes sentiments en matière de religion, tels que je les ai professés dans tous mes écrits, et tels qu'ils ont toujours été dans ma bouche et dans mon cœur. Je vous dirai de plus pourquoi j'ai publié la Profession de foi du vicaire ; et pourquoi, malgré tant de clameurs, je la tiendrai toujours pour l'écrit le meilleur et le plus utile dans le siècle où je l'ai publiée. Les bûchers ni les décrets ne me feront point changer de langage ; les théologiens, en m'ordonnant d'être humble, ne me feront point être faux ; et les philosophes, en me taxant d'hypocrisie, ne me feront point professer l'incrédulité. Je dirai ma religion ; parce que j'en ai une ; et je la dirai hautement, parce que j'ai le courage de la dire, et qu'il serait à désirer, pour le bien des hommes, que ce fût celle du genre humain.

Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Évangile. Je suis chrétien, non comme un disciple des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon maître a peu subtilisé sur le dogme et beaucoup insisté sur les devoirs : il prescrivait moins d'articles de foi que de bonnes œuvres ; il n'ordonnait de croire que ce qui était nécessaire pour être bon ; quand il résumait la loi et les prophètes, c'était bien plus dans des actes de vertu que dans des formules de croyance 45 ; et il m'a dit par lui-même et par ses apôtres

45 Matth., VII, 12.

que celui qui aime son frère a accompli la loi 46.

Moi, de mon côté, très convaincu des vérités essentielles au christianisme, lesquelles servent de fondement à toute bonne morale, cherchant au surplus à nourrir mon cœur de l'esprit de l'Évangile, sans tourmenter ma raison de ce qui m'y paraît obscur ; enfin, persuadé que quiconque aime Dieu par-dessus toute chose et son prochain comme soi-même est un vrai chrétien, je m'efforce de l'être, laissant à part toutes ces subtilités de doctrine, tous ces importants galimatias dont les pharisiens embrouillent nos devoirs et offusquent notre foi, et mettant avec saint Paul la foi même au-dessous de la charité 47.

Heureux d'être né dans la religion la plus raisonnable et la plus sainte qui soit sur la terre, je reste inviolablement attaché au culte de mes pères : comme eux je prends l'Écriture et la raison pour les uniques règles de ma croyance ; comme eux je récuse l'autorité des hommes, et n'entends me soumettre à leurs formules qu'autant que j'en aperçois la vérité ; comme eux je me réunis de cœur avec les vrais serviteurs de Jésus-Christ et les vrais adorateurs de Dieu, pour lui offrir dans la communion des fidèles des hommages de son Église. Il m'est consolant et doux d'être compté parmi ses membres, de participer au culte public qu'ils rendent à la Divinité, et de me dire, au milieu d'eux : Je suis avec mes frères.

Pénétré de reconnaissance pour le digne pasteur qui, résistant au torrent de l'exemple, et jugeant dans la vérité, n'a point exclu de l'Église un défenseur de la cause de Dieu, je conserverai toute ma vie un tendre souvenir de sa charité vraiment chrétienne. Je me ferai toujours une gloire d'être compté dans son troupeau, et j'espère n'en point scandaliser les membres ni par mes sentiments ni par ma conduite. Mais lorsque d'injustes prêtres, s'arrogeant des droits qu'ils n'ont pas, voudront se faire les arbitres de ma croyance, et viendront me dire arrogamment : Rétractez-vous, déguisez-vous, expliquez ceci, désavouez cela ; leurs hauteurs ne m'en imposeront point ; ils ne me feront point mentir pour être orthodoxe, ni dire pour leur plaire ce que je ne pense pas. Que si ma véracité les offense, et qu'ils veuillent me retrancher de l'Église, je craindrai peu cette menace, dont l'exécution n'est pas en leur pouvoir. Ils ne m'empêcheront pas d'être uni de cœur avec les fidèles ; ils ne m'ôteront pas du rang des élus si j'y suis inscrit. Ils peuvent m'en ôter les consolations dans cette vie, mais non l'espoir dans celle qui doit la suivre ; et c'est là que mon vœu le plus ardent et le plus sincère est d'avoir Jésus-Christ même pour arbitre et pour juge entre eux et moi.

Tels sont, monseigneur, mes vrais sentiments, que je ne donne

46 Galat., v, 14. 47 I Cor., XIII, 2, 13.

pour règle à personne, mais que je déclare être les miens, et qui resteront tels tant qu'il plaira, non aux hommes, mais à Dieu, seul maître de changer mon cœur et ma raison ; car aussi longtemps que je serai ce que je suis et que je penserai comme je pense je parlerai comme je parle : bien différent, je l'avoue, de vos chrétiens en effigie toujours prêts à croire ce qu'il faut croire, ou à dire ce qu'il faut dire, pour leur intérêt ou pour leur repos, et toujours sûrs d'être assez bons chrétiens, pourvu qu'on ne brûle pas leurs livres et qu'ils ne soient pas décrétés. Ils vivent en gens persuadés que non seulement il faut confesser tel et tel article, mais que cela suffit pour aller en paradis : et moi je pense, au contraire, que l'essentiel de la religion consiste en pratique ; que non seulement il faut être homme de bien, miséricordieux, humain, charitable, mais que quiconque est vraiment tel en croit assez pour être sauvé. J'avoue, au reste, que leur doctrine est plus commode que la mienne, et qu'il en coûte bien moins de se mettre au nombre des fidèles par des opinions que par des vertus.

Que si j'ai dû garder ces sentiments pour moi seul, comme ils ne cessent de le dire ; si, lorsque j'ai eu le courage de les publier et de me nommer, j'ai attaqué les lois et troublé l'ordre public ; c'est ce que j'examinerai tout à l'heure. Mais qu'il me soit permis auparavant de vous supplier, monseigneur, vous et tous ceux qui liront cet écrit, d'ajouter quelque foi aux déclarations d'un ami de la vérité, et de ne pas imiter ceux qui, sans preuve, sans vraisemblance, et sur le seul témoignage de leur propre cœur, m'accusent d'athéisme et d'irréligion contre des protestations si positives, et que rien de ma part n'a jamais démenties. Je n'ai pas trop, ce me semble, l'air d'un homme qui se déguise, et il n'est pas aisé de voir quel intérêt j'aurais à me déguiser ainsi. L'on doit présumer que celui qui s'exprime si librement sur ce qu'il ne croit pas est sincère en ce qu'il doit croire et quand ses discours, sa conduite et ses écrits sont toujours d'accord sur ce point, quiconque ose affirmer qu'il ment et n'est pas un dieu, ment infailliblement lui-même.

Je n'ai pas toujours eu le bonheur de vivre seul ; j'ai fréquenté des hommes de toute espèce ; j'ai vu des gens de tous les partis, des croyants de toutes les sectes, des esprits forts de tous les systèmes : j'ai vu des grands, des petits, des libertins, des philosophes : j'ai eu des amis sûrs et d'autres qui l'étaient moins : j'ai été environné d'espions, de malveillants, et le monde est plein de gens qui me haïssent à cause du mal qu'ils m'ont fait. Je les adjure tous, quels qu'ils puissent être, de déclarer au public ce qu'ils savent de ma croyance en matière de religion ; si dans le commerce le plus suivi, si dans la plus étroite familiarité, si dans la gaieté des repas, si dans les confidences du tête-à-tête, ils m'ont jamais trouvé différent de moi-même ; si, lorsqu'ils ont voulu disputer ou plaisanter, leurs arguments ou leurs railleries m'ont un moment ébranlé ; s'ils m'ont surpris à varier dans mes sentiments : si dans le secret de mon cœur ils en ont pénétré que je cachais au public ; si, dans quelque temps que ce soit, ils ont trouvé en moi une ombre de fausseté ou d'hypocrisie : qu'ils le disent, qu'ils révèle tout, qu'ils me dévoilent ; j'y consens, je les en prie, je les dispense du secret de l'amitié ; qu'ils disent hautement, non ce qu'ils voudraient que je fusse, mais ce qu'ils savent que je suis ; qu'ils me jugent selon leur conscience : je leur confie mon honneur sans crainte, et je promets de ne les point récuser.

Que ceux qui m'accusent d'être sans religion, parce qu'ils ne conçoivent pas qu'on en puisse avoir une, s'accordent au moins s'ils peuvent entre eux. Les uns ne trouvent dans mes livres qu'un système d'athéisme ; les autres disent que je rends gloire à Dieu dans mes livres sans y croire au fond de mon cœur. Ils taxent mes écrits d'impiété, et mes sentiments d'hypocrisie. Mais si je prêche en public l'athéisme, je ne suis donc pas un hypocrite ; et si j'affecte une foi que je n'ai point, je n'enseigne donc pas l'impiété. En entassant des imputations contradictoires, la calomnie se découvre elle-même : mais la malignité est aveugle ; et la passion ne raisonne pas.

Je n'ai pas, il est vrai, cette foi dont j'entends se vanter tant de gens d'une probité si médiocre, cette foi robuste qui ne doute jamais de rien, qui croit sans façon tout ce qu'on lui présente à croire, et qui met à part ou dissimule les objections qu'elle ne sait pas résoudre. Je n'ai pas le bonheur de voir dans la révélation l'évidence qu'ils y trouvent ; et si je me détermine pour elle, c'est parce que mon cœur m'y porte qu'elle n'a rien que de consolant pour moi, et qu'à la rejeter les difficultés ne sont pas moindres : mais ce n'est pas parce que je la vois démontrée, car très sûrement elle ne l'est pas à mes yeux. Je ne suis pas même assez instruit, à beaucoup près, pour qu'une démonstration qui demande un si profond savoir soit jamais à ma portée. N'est-il pas plaisant que moi, qui propose ouvertement mes objections et mes doutes, je sois l'hypocrite, et que tous ces gens si décidés, qui disent sans cesse croire fermement ceci et cela, que ces gens, si sûrs de tout sans avoir pourtant de meilleures preuves que les miennes, que ces gens enfin dont la plupart ne sont guère plus savants que moi, et qui, sans lever mes difficultés, me reprochent de les avoir proposées, soient les gens de bonne foi ?

Pourquoi serais-je un hypocrite ? et que gagnerais-je à l'être ? J'ai attaqué tous les intérêts particuliers, j'ai suscité contre moi tous les partis, je n'ai soutenu que la cause de Dieu et de l'humanité : et qui est-ce qui s'en soucie ? Ce que j'en ai dit n'a pas même fait la moindre sensation, et pas une âme ne m'en a su gré. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l'athéisme, les dévots ne m'auraient pas fait pis, et d'autres ennemis non moins dangereux ne me porteraient point leurs coups en secret. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l'athéisme, les uns m'eussent attaqué avec plus de réserve, en me voyant défendu par les autres, et disposé moi-même à la vengeance mais un homme qui craint Dieu n'est guère à craindre : son parti n'est pas redoutable ; il est seul ou à peu près, et l'on est sûr de pouvoir lui faire beaucoup de mal avant qu'il songe à le rendre. Si je me fusse ouvertement déclaré pour l'athéisme, en me séparant ainsi de l'Église, j'aurais ôté tout d'un coup à ses ministres le moyen de me harceler sans cesse et de me faire endurer toutes leurs petites tyrannies ; je n'aurais point essuyé tant d'ineptes censures, et, au lieu de me blâmer si aigrement d'avoir écrit, il eût fallu me réfuter, ce qui n'est pas tout à fait si facile. Enfin, si je me fusse ouvertement déclaré pour l'athéisme, on eût d'abord un peu clabaudé, mais on m'eût bientôt laissé en paix comme tous les autres ; le peuple du Seigneur n'eût point pris inspection sur moi, chacun n'eût point cru me faire grâce en ne me traitant pas en excommunié, et j'eusse été quitte à quitte avec tout le monde : les saintes en Israël ne m'auraient point écrit des lettres anonymes, et leur charité ne se fût point exhalée en dévotes injures ; elles n'eussent point pris la peine de m'assurer humblement que j'étais un scélérat, un monstre exécrable, et que le monde eût été trop heureux si quelque bonne âme eût pris le soin de m'étouffer au berceau : d'honnêtes gens, de leur côté, me regardant alors comme un réprouvé, ne se tourmenteraient et ne me tourmenteraient point pour me ramener dans la bonne voie ; ils ne me tirailleraient pas à droite et à gauche, ils ne m'étoufferaient pas sous le poids de leurs sermons, ils ne me forceraient pas de bénir leur zèle en maudissant leur importunité, et de sentir avec reconnaissance qu'ils sont appelés à me faire périr d'ennui.

Monseigneur, si je suis un hypocrite, je suis un fou, puisque, pour ce que je demande aux hommes, c'est une grande folie de se mettre en frais de fausseté. Si je suis un hypocrite, je suis un sot : car il faut l'être beaucoup pour ne pas voir que le chemin que j'ai pris ne mène qu'à des malheurs dans cette vie et que, quand j'y pourrais trouver quelque avantage, je n'en puis profiter sans me démentir. II est vrai que j'y suis à temps encore ; je n'ai qu'à vouloir un moment tromper les hommes, et je mets à mes pieds tous mes ennemis. Je n'ai point encore atteint la vieillesse ; je puis avoir longtemps à souffrir ; je puis voir changer derechef le public sur mon compte : mais si jamais j'arrive aux honneurs et à la fortune, par quelque route que j'y parvienne, alors je serai un hypocrite, cela est sûr.

La gloire de l'ami de la vérité n'est point attachée à telle opinion plutôt qu'à telle autre : quoi qu'il dise, pourvu qu'il le pense, il tend à son but. Celui qui n'a d'autre intérêt que d'être vrai n'est point tenté de mentir, et il n'y a nul homme sensé qui ne préfère le moyen le plus simple, quand il est aussi le plus sûr. Mes ennemis auront beau faire avec leurs injures, ils ne m'ôteront point l'honneur d'être un homme véridique en toute chose, d'être le seul auteur de mon siècle et de beaucoup d'autres qui ait écrit de bonne foi, et qui n'ait dit que ce qu'il a cru : ils pourront un moment souiller ma réputation à force de rumeurs et de calomnies, mais elle en triomphera tôt ou tard ; car, tandis qu'ils varieront dans leurs imputations ridicules, je resterai toujours le même, et, sans autre art que ma franchise, j'ai de quoi les désoler toujours.

Mais cette franchise est déplacée avec le public ! Mais toute vérité n'est pas bonne à dire ! Mais, bien que tous les gens sensés pensent comme vous, il n'est pas bon que le vulgaire pense ainsi ! Voilà ce qu'on me crie de toutes parts ; voilà peut-être ce que vous me diriez vous-même, si nous étions tête à tête dans votre cabinet. Tels sont les hommes : ils changent de langage comme d'habits ; ils ne disent la vérité qu'en robe de chambre ; en habit de parade ils ne savent plus que mentir ; et non seulement ils sont trompeurs et fourbes à la face du genre humain, mais ils n'ont pas honte de punir, contre leur conscience, quiconque ose n'être pas fourbe et trompeur public comme eux. Mais ce principe est-il bien vrai, que toute vérité n'est pas bonne à dire ? Quand il le serait, s'ensuivrait-il que nulle erreur ne fût bonne à détruire ? et toutes les folies des hommes sont-elles si saintes qu'il n'y en ait aucune qu'on ne doive respecter ? Voilà ce qu'il conviendrait d'examiner avant de me donner pour loi une maxime suspecte et vague qui, fût-elle vraie en elle-même, peut pécher par son application.

J'ai grande envie, monseigneur, de prendre ici ma méthode ordinaire, et de donner l'histoire de mes idées pour toute réponse à mes accusateurs. Je crois ne pouvoir mieux justifier tout ce que j'ai osé dire, qu'en disant encore tout ce que j'ai pensé.

Sitôt que je fus en état d'observer les hommes, je les regardais faire, et je les écoutais parler ; puis, voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchai la raison de cette dissemblance, et je trouvai qu'être et paraître étant pour eux deux choses aussi différentes qu'agir et parler, cette deuxième différence était la cause de l'autre, et avait elle-même une cause qui me restait à chercher.

Je la trouvai dans notre ordre social qui, de tout point contraire à la nature que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, et lui fait sans cesse réclamer ses droits. Je suivis cette contradiction dans ses conséquences, et je vis qu'elle expliquait seule tous les vices des hommes et tous las maux de la société. D'où je conclus qu'il n'était pas nécessaire de supposer l'homme méchant par sa nature, lorsqu'on pouvait marquer l'origine et le progrès de sa méchanceté. Ces réflexions me conduisirent à de nouvelles recherches sur l'esprit humain considéré dans l'état civil ; et je trouvai qu'alors le développement des lumières et des vices se faisait toujours en même raison, non dans les individus, mais dans les peuples : distinction que j'ai toujours soigneusement faite, et qu'aucun de ceux qui m'ont attaqué n'a jamais pu concevoir.

J'ai cherché la vérité dans les livres : je n'y ai trouvé que le mensonge et l'erreur. J'ai consulté les auteurs ; je n'ai trouvé que des charlatans qui se font un jeu de tromper les hommes sans autre loi que leur intérêt, sans autre dieu que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à louer l'iniquité qui les paye. En écoutant les gens à qui l'on permet de parler en public, j'ai compris qu'ils n'osent ou ne veulent dire que ce qui convient à ceux qui commandent, et que, payés par le fort pour prêcher le faible, ils ne savent parler au dernier que de ses devoirs, et à l'autre que de ses droits. Toute l'instruction publique tendra toujours au mensonge, tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir ; et c'est pour eux seulement que la vérité n'est pas bonne à dire. Pourquoi serais-je le complice de ces gens-là ?

Il y a des préjugés qu'il faut respecter. Cela peut être ; mais c'est quand d'ailleurs tout est dans l'ordre et qu'on ne peut ôter ces préjugés sans ôter aussi ce qui les rachète ; on laisse alors le mal pour l'amour du bien. Mais lorsque tel est l'état des choses que plus rien ne saurait changer qu'en mieux, les préjugés sont-ils si respectables qu'il faille leur sacrifier la raison, la vertu, la justice, et tout le bien que la vérité pourrait faire aux hommes ? Pour moi, j'ai promis de la dire en toute chose utile, autant qu'il serait en moi ; c'est un engagement que j'ai dû remplir selon mon talent, et que sûrement un autre ne remplira pas à ma place, puisque, chacun se devant à tous, nul ne peut payer pour autrui. " La divine vérité, a dit Augustin n'est ni à moi, ni à vous, ni à lui, mais à nous tous, qu'elle appelle avec force à la publier de concert, sous peine d'être inutile à nous-même si nous ne la communiquons aux autres : car quiconque s'approprie à lui seul un bien dont Dieu veut que tous jouissent, perd par cette usurpation ce qu'il dérobe au public, et ne trouve qu'erreur en lui-même pour avoir trahi la vérité " 48.

Les hommes ne doivent point être instruits à demi. S'ils doivent rester dans l'erreur, que ne les laissez-vous dans l'ignorance ? A quoi bon tant d'écoles et d'universités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à savoir ? Quel est donc l'objet de vos collèges, de vos académies, de tant de fondations savantes ? Est-ce de donner le change au peuple, d'altérer sa raison d'avance, et de l'empêcher d'aller au vrai ? Professeurs de mensonge, c'est pour l'abuser que vous feignez de l'instruire et, comme des brigands qui mettent des fanaux sur les écueils, vous l'éclairez pour le perdre.

Voilà ce que je pensais en prenant la plume ; et en la quittant je n'ai pas lieu de changer de sentiment. J'ai vu que toujours l'instruction publi

48 AUGUST., Confes., lib. XII, cap.

que avait deux défauts essentiels qu'il était impossible d'en ôter. L'un est la mauvaise foi de ceux qui la donnent et l'autre l'aveuglement de ceux qui la reçoivent. Si des hommes sans passions instruisaient des hommes sans préjugés, nos connaissances resteraient plus bornées, mais plus sûres, et la raison régnerait toujours. Or, quoi qu'on fasse, l'intérêt des hommes publics sera toujours le même ; mais les préjugés du peuple, n'ayant aucune base fixe, sont plus variables ; ils peuvent être altérés, changés, augmentés, ou diminués. C'est donc de ce côté seul que l'instruction peut avoir quelque prise, et c'est là que doit tendre l'ami de la vérité. Il peut espérer de rendre le peuple plus raisonnable, mais non ceux qui le mènent plus honnêtes gens.

J'ai vu dans la religion la même fausseté que dans la politique ; et j'en ai été beaucoup plus indigné : car le vice du gouvernement ne peut rendre les sujets malheureux que sur la terre : mais qui sait jusqu'où les erreurs de la conscience peuvent nuire aux infortunés mortels ? J'ai vu qu'on avait des professions de foi, des doctrines, des cultes qu'on suivait sans y croire ; et que rien de tout cela, ne pénétrant ni le cœur ni la raison, n'influait que très peu sur la conduite. Monseigneur, il faut vous parler sans détour. Le vrai croyant ne peut s'accommoder de toutes ces simagrées : il sent que l'homme est un être intelligent auquel il faut un culte raisonnable, et un être social auquel il faut une morale faite pour l'humanité. Trouvons premièrement ce culte et cette morale, cela sera de tous les hommes ; et puis, quand il faudra des formules nationales, nous en examinerons les fondements, les rapports, les convenances ; et, après avoir dit ce qui est de l'homme, nous dirons ensuite ce qui est du citoyen. Ne faisons pas surtout comme votre M. Joly de Fleury qui, pour établir son jansénisme, veut déraciner toute loi naturelle et toute obligation qui lie entre eux les humains, de sorte que, selon lui, le chrétien et l'infidèle qui contractent entre eux ne sont tenus à rien du tout l'un envers l'autre, puisqu'il n'y a point de loi commune à tous les deux.

Je vois donc deux manières d'examiner et comparer les religions diverses : l'une selon le vrai et le faux qui s'y trouvent, soit quant aux faits naturels ou surnaturels sur lesquels elles sont établies, soit quand aux notions que la raison nous donne de l'Être suprême et du culte qu'il veut de nous ; l'autre selon leurs effets temporels et moraux sur la terre, selon le bien ou le mal qu'elles peuvent faire à la société et au genre humain. Il ne faut pas, pour empêcher ce double examen, commencer par décider que ces deux choses vont toujours ensemble, et que la religion la plus vraie est aussi la plus sociale : c'est précisément ce qui est en question ; et il ne faut pas d'abord crier que celui qui traite cette question est un impie, un athée, puisque autre chose est de croire, et autre chose d'examiner l'effet de ce que l'on croit.

Il paraît pourtant certain, je l'avoue, que si l'homme est fait pour la société, la religion la plus vraie est aussi la plus sociale et la plus humaine ; car Dieu veut que nous soyons tels qu'ils nous a faits ; et s'il était vrai qu'il nous eût faits méchants, ce serait lui désobéir que de vouloir cesser de l'être. De plus, la religion, considérée comme une relation entre Dieu et l'homme, ne peut aller à la gloire de Dieu que par le bien-être de l'homme, puisque l'autre terme de la relation, qui est Dieu, est par sa nature au-dessus de tout ce que peut l'homme pour ou contre lui.

Mais ce sentiment, tout probable qu'il est, est sujet à de grandes difficultés par l'historique et les faits qui le contrarient. Les juifs étaient les ennemis nés de tous les autres peuples, et ils commencèrent leur établissement par détruire sept nations, selon l'ordre exprès qu'ils en avaient reçu. Tous les chrétiens ont eu des guerres de religion, et la guerre est nuisible aux hommes ; tous les partis ont été persécuteurs et persécutés, et la persécution est nuisible aux hommes ; plusieurs sectes vantent le célibat, et le célibat est si nuisible 49 à l'espèce humaine que, s'il était suivi partout, elle périrait. Si cela ne fait pas preuve pour décider, cela fait raison pour examiner ; et je ne demandais autre chose sinon qu'on permît cet examen.

Je ne dis ni ne pense qu'il n'y ait aucune bonne religion sur la terre ; mais je dis, et il est trop vrai, qu'il n'y en a aucune, parmi celles qui sont ou qui ont été dominantes, qui n'ait fait à l'humanité des plaies cruelles. Tous les partis ont tourmenté leurs frères, tous ont offert à Dieu des sacrifices du sang humain. Quelle que soit la source de ces contradictions, elles existent : est-ce un crime de vouloir les ôter ?

La charité n'est point meurtrière ; l'amour du prochain ne porte point

49 La continence et la pureté ont leur usage, même pour la population : il est toujours beau de se commander à soi-même, et l'état de virginité est, par ces raisons, très digne d'estime ; mais il ne s'ensuit pas qu'il soit beau, ni bon, ni louable de persévérer toute la vie dans cet état, en offensant la nature et en trompant la destination. L'on a plus de respect pour une jeune vierge nubile que pour une jeune femme ; mais on en a plus pour une mère de famille que pour une vieille fille, et cela me paraît très sensé. Comme on ne se marie pas en naissant, et qu'il n'est pas même à propos de se marier fort jeune, la virginité, que tous ont dû porter et honorer, a sa nécessité, son utilité, son prix et sa gloire : mais c'est pour aller, quand il convient, déposer toute sa pureté dans le mariage. Quoi ! disent-ils de leur air bêtement triomphant, des célibataires prêchent le nœud conjugal ! pourquoi donc ne se marient-ils pas ? Ah ! pourquoi ? parce qu'un état si saint et si doux en lui-même est devenu, par vos sottes institutions, un état malheureux et ridicule, dans lequel il est désormais presque impossible de vivre sans être un fripon ou un sot. Sceptres de fer, lois insensées, c'est à vous que nous reprochons de n'avoir pu remplir nos devoirs sur la terre, et c'est par nous que le cri de la nature s'élève contre votre barbarie. Comment osez-vous la pousser jusqu'à nous reprocher la misère où vous nous avez réduits ?

à le massacrer. Ainsi le zèle du salut des hommes n'est point la cause des persécutions ; c'est l'amour propre et l'orgueil qui en sont la cause. Moins un culte est raisonnable, plus on cherche à l'établir par la force : celui qui professe une doctrine insensée ne peut souffrir qu'on ose la voir telle qu'elle est. La raison devient alors le plus grand des crimes ; à quelque prix que ce soit, il faut l'ôter aux autres, parce qu'on a honte d'en manquer à leurs yeux. Ainsi l'intolérance et l'inconséquence ont la même source. Il faut sans cesse intimider, effrayer les hommes. Si vous les livrez un moment à leur raison, vous êtes perdus.

De cela seul il suit que c'est un grand bien à faire aux peuples dans ce délire, que de leur apprendre à raisonner sur la religion car c'est les rapprocher des devoirs de l'homme, c'est ôter le poignard à l'intolérance, c'est rendre à l'humanité tous ses droits. Mais il faut remonter à des principes généraux et communs à tous les hommes ; car si, voulant raisonner, vous laissez quelque prise à l’autorité des prêtres, vous rendez au fanatisme son arme, et vous lui fournissez de quoi devenir plus cruel.

Celui qui aime la paix ne doit point recourir à des livres, c'est le moyen de ne rien finir. Les livres sont des sources de disputes intarissables : parcourez l'histoire des peuples, ceux qui n'ont point de livres ne disputent point. Voulez-vous asservir les hommes à des autorités humaines ; l'un sera plus près, l'autre plus loin de la preuve ; ils en seront diversement affectés : avec la bonne foi la plus entière, avec le meilleur jugement du monde, il est impossible qu'ils soient jamais d'accord. N'argumentez point sur des arguments, et ne vous fondez point sur des discours. Le langage humain n'est pas assez clair. Dieu lui-même, s'il daignait nous parler dans nos langues, ne nous dirait rien sur quoi l'on ne pût disputer.

Nos langues sont l'ouvrage des hommes, et les hommes sont bornés. Nos langues sont l'ouvrage des hommes, et les hommes sont menteurs. Comme il n'y a point de vérité si clairement énoncée où l'on ne puisse trouver quelque chicane à faire, il n'y a point de si grossier mensonge qu'on ne puisse étayer de quelque fausse raison.

Supposons qu'un particulier vienne à minuit nous crier qu'il est jour, on se moquera de lui : mais laissez à ce particulier le temps et les moyens de se faire une secte, tôt ou tard ses partisans viendront à bout de lui prouver qu'il disait vrai : car enfin, diront-ils, quand il a prononcé qu'il était jour, il était jour en quelque lieu de la terre, rien n'est plus certain. D'autres, ayant établi qu'il y a toujours dans l'air quelques particules de lumière, soutiendront qu'en un autre sens encore il est très vrai qu'il est jour la nuit. Pourvu que les gens subtils s'en mêlent, bientôt on vous fera voir le soleil en plein minuit. Tout le monde ne se rendra pas à cette évidence. Il y aura des débats, qui dégénèreront, selon l'usage, en guerres et en cruautés. Les uns voudront des explications, les autres n'en voudront point ; l'un voudra prendre la proposition au figuré, l'autre au propre. L'un dira : il a dit à minuit qu'il était jour, et il était nuit. L'autre dira : il a dit à minuit qu'il était jour, et il était jour. Chacun taxera de mauvaise foi le parti contraire, et n'y verra que des obstinés. On finira par se battre, se massacrer, les flots de sang couleront de toutes parts ; et si la nouvelle secte est enfin victorieuse, il restera démontré qu'il est jour la nuit. C'est à peu près l'histoire de toutes les querelles de religion.

La plupart des cultes nouveaux s'établissent par le fanatisme et se maintiennent par l'hypocrisie ; de là vient qu'ils choquent la raison et ne mènent point à la vertu. L'enthousiasme et le délire ne raisonnent pas ; tant qu'ils durent, tout passe, et l'on marchande peu sur les dogmes : cela est d'ailleurs si commode ! la doctrine coûte si peu à suivre, et la morale coûte tant à pratiquer, qu'en se jetant du côté le plus facile, on rachète les bonnes œuvres par le mérite d'une grande foi. Mais, quoi qu'on fasse, le fanatisme est un état de crise qui ne peut durer toujours : il a ses accès plus ou moins longs, plus ou moins fréquents, et il a aussi ses relâches, durant lesquels on est de sang-froid. C'est alors qu'en revenant sur soi-même on est tout surpris de se voir enchaîné par tant d'absurdités. Cependant le culte est réglé, les formes sont prescrites, les lois sont établies, les transgresseurs sont punis. Ira-t-on protester seul contre tout cela, récuser les lois de son pays, et renier la religion de son père ? Qui l'oserait ? On se soumet en silence ; l'intérêt veut qu'on soit de l'avis de celui dont on hérite. On fait donc comme les autres ; sauf à rire à son aise en particulier de ce qu'on feint de respecter en public. Voilà, monseigneur, comme pense le gros des hommes dans la plupart des religions, et surtout dans la vôtre ; et voilà la clef des inconséquences qu'on remarque entre leur morale et leurs actions. Leur croyance n'est qu'apparence, et leurs mœurs sont comme leur foi.

Pourquoi un homme a-t-il inspection sur la croyance d'un autre ? et pourquoi l'État a-t-il inspection sur celle des citoyens ? C'est parce qu'on suppose que la croyance des hommes détermine leur morale, et que des idées qu’ils ont de la vie à venir dépend leur conduite en celle-ci. Quand cela n'est pas, qu'importe ce qu'ils croient ou ce qu'ils font semblant de croire ? L'apparence de la religion ne sert plus qu'à les dispenser d'en avoir une.

Dans la société, chacun est en droit de s'informer si un autre se croit obligé d'être juste, et le souverain est en droit d'examiner les raisons sur lesquelles chacun fonde cette obligation. De plus, les formes nationales doivent être observées ; c'est sur quoi j'ai beaucoup insisté. Mais, quant aux opinions qui ne tiennent point à la morale, qui n'influent en aucune manière sur les actions, et qui ne tendent point à transgresser les lois, chacun n'a là-dessus que son jugement pour maître, et nul n'a ni droit ni intérêt de prescrire à d'autres sa façon de penser. Si, par exemple, quelqu'un, même constitué en autorité, venait me demander mon sentiment sur la fameuse question de l'hypostase, dont la Bible ne dit pas un mot, mais pour laquelle tant de grands enfants ont tenu des conciles et tant d'hommes ont été tourmentés 50 ; après lui avoir dit que je ne l'entends point et ne me soucie point de l'entendre, je le prierais le plus honnêtement que je pourrais de se mêler de ses affaires ; et, s'il insistait, je le laisserais là.

Voilà le seul principe sur lequel on puisse établir quelque chose de fixe et d'équitable sur les disputes de religion : sans quoi, chacun posant de son côté ce qui est en question, jamais on ne conviendra de rien, l'on ne s'entendra de la vie ; et la religion, qui devrait faire le bonheur des hommes, fera toujours leurs plus grands maux.

Mais plus les religions vieillissent, plus leur objet se perd de vue, plus les subtilités se multiplient ; on veut tout expliquer, tout décider, tout entendre ; incessamment la doctrine se raffine, et la morale dépérit toujours plus. Assurément il y a loin de l’esprit du Deutéronome à l'esprit du Talmud et de la Misnah, et de l'esprit de l'Évangile aux querelles sur la Constitution. Saint Thomas demande 51 si, par la succession des temps, les articles de foi se sont multipliés, et il se déclare pour l'affirmative. C'est-à-dire que les docteurs, renchérissant les uns sur les autres, en savent plus que n'en ont dit les apôtres et Jésus-Christ. Saint Paul avoue ne voir qu'obscurément et ne connaître qu'en partie 52. Vraiment nos théologiens sont bien plus avancés que cela ; ils voient tout, ils savent tout : ils nous rendent clair ce qui est obscur dans l'Écriture ; ils prononcent sur ce qui était indécis ; ils nous font sentir, avec leur modestie ordinaire, que les auteurs sacrés avaient grand besoin de leur secours pour se faire entendre, et que le Saint-Esprit n'eût pas su s'expliquer clairement sans eux.

Quand on perd de vue les devoirs de l'homme pour ne s'occuper que des opinions des prêtres et de leurs frivoles disputes, on ne demande plus d'un chrétien s'il craint Dieu, mais s'il est orthodoxe ; on lui fait signer des formulaires sur les questions les plus inutiles et souvent les plus inintelligibles ; et quand il a signé, tout va bien, l'on ne s'informe plus du reste ; pourvu qu'il n'aille pas se faire pendre, il peut vivre au surplus comme il lui plaira ; ses mœurs ne font rien à l’affaire, la doctrine est en sûreté. Quand la religion en est là, quel bien fait-elle à la société ?

50 Hypostase, d'après son étymologie grecque, est un mot qui signifie, à la lettre, substance ou essence. Mais il excita autrefois de grands démêlés entre les Grecs, puis entre les Grecs et les Latins, les uns reconnaissant dans la Divinité trois hypostases, les autres prétendant qu'il fallait se servir d’un autre terme. 51 S. IIæ q. I. a. 7. 52 I. Cor. ; XIII, 9, 12.

de quel avantage est-elle aux hommes ? Elle ne sert qu'à exciter entre eux des dissensions, des troubles, des guerres de toute espèce ; à les faire s'entr'égorger pour des logogriphes. Il vaudrait mieux alors n'avoir point de religion, que d'en avoir une si mal entendue. Empêchons-là, s'il se peut, de dégénérer à ce point, et soyons sûrs, malgré les bûchers et les chaînes, d'avoir bien mérité du genre humain.

Supposons que, las des querelles qui le déchirent, il s'assemble pour les terminer, et convenir d'une religion commune à tous les peuples, chacun commencera, cela est sûr, par proposer la sienne comme la seule vraie, la seule raisonnable et démontrée, la seule agréable à Dieu et utile aux hommes : mais ses preuves ne répondant pas là-dessus à sa persuasion, du moins au gré des autres sectes, chaque parti n'aura de voix que la sienne, tous les autres se réuniront contre lui ; cela n'est pas moins sûr. La délibération fera le tour de cette manière, un seul proposant, et tous rejetant. Ce n'est pas le moyen d'être d'accord. Il est croyable qu'après bien du temps perdu dans ces altercations puériles, les hommes de sens chercheront des moyens de conciliation. Ils proposeront pour cela, de commencer par chasser tous les théologiens de l'assemblée, et il ne leur sera pas difficile de faire voir combien ce préliminaire est indispensable. Cette bonne œuvre faite, ils diront aux peuples : " Tant que vous ne conviendrez pas de quelque principe, il n'est pas possible même que vous vous entendiez et c'est un argument qui n'a jamais convaincu personne, que de dire : Vous avez tort, car j'ai raison. "

" Vous parlez de ce qui est agréable à Dieu : voilà précisément ce qui est en question. Si nous savions quel culte lui est le plus agréable, il n'y aurait plus de dispute entre nous. Vous parlez aussi de ce qui est utile aux hommes : c'est autre chose ; les hommes peuvent juger de cela. Prenons donc cette utilité pour règle, et puis établissons la doctrine qui s'y rapporte le plus. Nous pourrons espérer d'approcher ainsi de la vérité autant qu'il est possible à des hommes : car il est à présumer que ce qui est le plus utile aux créatures est le plus agréable au Créateur. "

" Cherchons d'abord s'il y a quelque affinité naturelle entre nous, si nous sommes quelque chose les uns aux autres. Vous juifs, que pensez-vous sur l'origine du genre humain ? Nous pensons qu'il est sorti d'un même père. Et vous, chrétiens ? Nous pensons là-dessus comme les juifs. Et vous, Turcs ? Nous pensons comme les juifs et les chrétiens. Cela est déjà bon : puisque les hommes sont tous frères, ils doivent s'aimer comme tels. "

" Dites-nous maintenant de qui leur père commun avait reçu l'être, car il ne s'était pas fait tout seul. Du Créateur du ciel et de la terre, juifs, chrétiens et Turcs sont d'accord aussi sur cela ; c'est encore un très grand point. "

" Et cet homme, ouvrage du Créateur, est-il un être simple ou mixte ? est-il formé d'une substance unique oui de plusieurs ? Chrétiens, répondez. Il est composé de deux substances, dont l'une est mortelle, et dont l'autre ne peut mourir. Et vous, Turcs ? Nous pensons de même. Et vous, juifs ? Autrefois nos idées là-dessus étaient fort confuses, comme les expressions de nos livres sacrés ; mais les esséniens nous ont éclairés, et nous pensons encore sur ce point comme les chrétiens. "

En procédant ainsi d'interrogations en interrogations sur la providence divine, sur l'économie de la vie à venir, et sur toutes les questions essentielles au bon ordre du genre humain, ces mêmes hommes ayant obtenu de tous des réponses presque uniformes, leur diront (on se souviendra que les théologiens n'y sont plus) : " Mes amis, de quoi vous tourmentez-vous ? Vous voilà tous d'accord sur ce qui vous importe : quand vous différeriez de sentiment sur le reste, j'y vois peu d'inconvénient. Formez de ce petit nombre d'articles une religion universelle qui soit, pour ainsi dire, la religion humaine et sociale que tout homme vivant en société soit obligé d'admettre. Si quelqu'un dogmatise contre elle, qu'il soit banni de la société comme ennemi de ses lois fondamentales. Quant au reste, sur quoi vous n'êtes pas d'accord, formez chacun de vos croyances particulières autant de religions nationales, et suivez-les en sincérité de cœur : mais n'allez point vous tourmentant pour les faire admettre aux autres peuples, et soyez assurés que Dieu n'exige pas cela. Car il est aussi injuste de vouloir les soumettre à vos opinions qu'à vos lois, et les missionnaires ne me semblent guère plus sages que les conquérants. "

" En suivant vos diverses doctrines, cessez de vous les figurer si démontrées, que quiconque ne les voit pas telles soit coupable à vos yeux de mauvaise foi : ne croyez point que tous ceux qui pèsent vos preuves et les rejettent soient pour cela des obstinés que leur incrédulité rende punissables ; ne croyez point que la raison, l'amour du vrai, la sincérité, soient pour vous seuls. Quoi qu'on fasse, on sera toujours porté à traiter en ennemis ceux qu'on accusera de se refuser à l'évidence. On plaint l'erreur, mais on hait l'opiniâtreté. Donnez la préférence à vos raisons, à la bonne heure ; mais sachez que ceux qui ne s'y rendent pas ont les leurs. "

" Honorez en général tous les fondateurs de vos cultes respectifs ; que chacun rende au sien ce qu'il croit lui devoir ; mais qu'il ne méprise point ceux des autres. Ils ont eu de grands génies et de grandes vertus : cela est toujours estimable. Ils se sont dits les envoyés de Dieu ; cela peut être et n'être pas : c'est de quoi la pluralité ne saurait juger d'une manière uniforme, les preuves n'étant pas également à sa portée. Mais quand cela ne serait pas, il ne faut point les traiter si légèrement d'imposteurs. Qui sait jusqu'où les méditations continuelles sur la Divinité, jusqu'où l'enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublimes âmes, troubler l'ordre didactique et rampant des idées vulgaires ? Dans une trop grande élévation la tête tourne, et l'on ne voit plus les choses comme elles sont. Socrate a cru avoir un esprit familier, et l'on n'a point osé l'accuser pour cela d'être un fourbe. Traiterons-nous les fondateurs des peuples, les bienfaiteurs des nations avec moins d'égards qu'un particulier ? "

" Du reste, plus de disputes entre vous sur la préférence de vos cultes : ils sont tous bons lorsqu'ils sont prescrits par les lois, et que la religion essentielle s'y trouve ; ils sont mauvais quand elle ne s'y trouve pas. La forme du culte est la police des religions et non leur essence, et c'est au souverain qu'il appartient de régler la police dans son pays. "

J'ai pensé, monseigneur, que celui qui raisonnerait ainsi ne serait point un blasphémateur, un impie ; qu'il proposerait un moyen de paix juste, raisonnable, utile aux hommes : et que cela n'empêcherait pas qu'il n'eût sa religion particulière ainsi que les autres, et qu'il n'y fût tout aussi sincèrement attaché. Le vrai croyant, sachant que l'infidèle est aussi un homme, et peut-être un honnête homme, peut sans crime s'intéresser à son sort. Qu'il empêche un culte étranger de s'introduire dans son pays, cela est juste ; mais qu'il ne damne pas pour cela ceux qui ne pensent pas comme lui ; car quiconque prononce un jugement si téméraire se rend l'ennemi du reste du genre humain. J'entends dire sans cesse qu'il faut admettre la tolérance civile, non la théologique. Je pense tout le contraire ; je crois qu'un homme de bien, dans quelque religion qu'il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu'on puisse légitimement introduire en un pays des religions étrangères sans la permission du souverain : car si ce n'est pas directement désobéir à Dieu, c'est désobéir aux lois ; et qui désobéit aux lois désobéit à Dieu.

Quant aux religions une fois établies ou tolérées dans un pays, je crois qu'il est injuste et barbare de les y détruire par la violence, et que le souverain se fait tort à lui-même en maltraitant leurs sectateurs. Il est bien différent d'embrasser une religion nouvelle, ou de vivre dans celle où l'on est né ; le premier cas seul est punissable. On ne doit ni laisser établir une diversité de cultes, ni proscrire ceux qui sont une fois établis ; car un fils n'a jamais tort de suivre la religion de son père. La raison de la tranquillité publique est toute contre les persécuteurs. La religion n'excite jamais de troubles dans un État que quand le parti dominant veut tourmenter le parti faible, ou que le parti faible, intolérant par principes, ne peut vivre en paix avec qui que ce soit. Mais tout culte légitime, c'est-à-dire tout culte où se trouve la religion essentielle, et dont par conséquent les sectateurs ne demandent que d'être soufferts et vivre en paix, n'a jamais causé ni révoltes ni guerres civiles, si ce n'est lorsqu'il a fallu se défendre et repousser les persécuteurs. Jamais les protestants n'ont pris les armes en France que lorsqu'on les y a poursuivis. Si l'on eût pu se résoudre à les laisser en paix, ils y seraient demeurés. Je conviens sans détour qu'à sa naissance la religion réformée n'avait pas droit de s'établir en France malgré les lois : mais lorsque, transmise des pères aux enfants, cette religion fut devenue celle d’une partie de la nation française, et que le prince eut solennellement traité avec cette partie par l'édit de Nantes, cet édit devint un contrat inviolable, qui ne pouvait plus être annulé que du commun consentement des deux partis ; et depuis ce temps l'exercice de la religion protestante est, selon moi, légitime en France.

Quand il ne le serait pas, il resterait toujours aux sujets l'alternative de sortir du royaume avec leurs biens, ou d'y rester soumis au culte dominant. Mais les contraindre à rester sans les vouloir tolérer, vouloir à la fois qu'ils soient et qu'ils ne soient pas ; les priver même du droit de la nature, annuler leurs mariages 53, déclarer leurs enfants bâtards... En ne disant que ce qui est, j'en dirais trop ; il faut me taire.

Voici du moins ce que je puis dire. En considérant la seule raison d'État, peut-être a-t-on bien fait d'ôter aux protestants français tous leurs chefs : mais il fallait s'arrêter là. Les maximes politiques ont leurs applications et leurs distinctions. Pour prévenir les dissensions qu'on n'a plus à craindre, on s'ôte des ressources dont on aurait grand besoin. Un parti qui n'a plus ni grands ni noblesse à sa tête, quel mal peut-il faire dans un royaume tel que la France ? Examinez toutes vos précédentes guerres appelées guerres de religion ; vous trouverez qu'il n'y en a pas une qui n'ait eu sa cause à la cour et dans les intérêts des grands : des intrigues de cabinet brouillaient les affaires, et puis les chefs ameutaient les peuples au nom de Dieu. Mais quelles intrigues, quelles cabales peuvent

53 Dans un arrêt du parlement de Toulouse concernant l'affaire de l'infortuné Calas, on reproche aux protestants de faire entre eux des mariages qui, selon les protestants, ne sont que des actes civils, et par conséquent soumis entièrement, pour la forme et les effets, à la volonté du roi.

Ainsi, de ce que, selon les protestants, le mariage est un acte civil, il s'ensuit qu'ils sont obligés de se soumettre à la volonté du roi, qui en fait un acte de la religion catholique. Les protestants, pour se marier, sont légitimement tenus de se faire catholiques, attendu que, selon eux, le mariage est un acte civil. Telle est la manière de raisonner des messieurs du parlement de Toulouse. La France est un royaume si vaste, que les Français se sont mis dans l'esprit que le genre humain ne devait point avoir d'autres lois que les leurs. Leurs parlements et leurs tribunaux paraissent n'avoir aucune idée du droit naturel ni du droit des gens ; et il est à remarquer que, dans tout ce grand royaume où sont tant d'universités, tant de collèges, tant d'académies, et où l'on enseigne avec tant d'importance tant d'inutilités, il n'y a pas une seule chaire de droit naturel. C'est le seul peuple de l'Europe qui ait regardé cette étude comme n'étant bonne rien.

former des marchands et des paysans ? Comment s'y prendront-ils pour susciter un parti dans un pays où l'on ne veut que des valets ou des maîtres, et où l'égalité est inconnue ou en horreur ? Un marchand proposant de lever des troupes peut se faire écouter en Angleterre, mais il fera toujours rire des Français 54.

Si j'étais roi, non ; ministre, encore moins ; mais homme puissant en France, je dirais : Tout tend parmi nous aux emplois, aux charges ; tout veut acheter le droit de mal faire : Paris et la cour engouffrent tout. Laissons ces pauvres gens remplir le vide des provinces qu'ils soient marchands, et toujours marchands ; laboureurs, et toujours laboureurs. Ne pouvant quitter leur état, ils en tireront le meilleur parti possible ; ils remplaceront les nôtres dans les conditions privées dont nous cherchons tous à sortir ; ils feront valoir le commerce et l'agriculture, que tout nous fait abandonner ; ils alimenteront notre luxe ; ils travailleront, et nous jouirons.

Si ce projet n'était pas plus équitable que ceux qu'on suit, il serait du moins plus humain, et sûrement il serait plus utile. C'est moins la tyrannie et c'est moins l'ambition des chefs, que ce ne sont leurs préjugés et leurs courtes vues, qui font le malheur des nations.

Je finirai par transcrire une espèce de discours qui a quelque rapport à mon sujet, et qui ne m'en écartera pas longtemps.

Un parsi de Surate, ayant épousé en secret une musulmane, fut découvert, arrêté ; et ayant refusé d'embrasser le mahométisme, il fut condamné à mort. Avant d'aller au supplice, il parla ainsi à ses juges :

" Quoi ! vous voulez m'ôter la vie ! Eh ! de quoi me punissez-vous ? J'ai transgressé ma loi plutôt que la vôtre : ma loi parle au cœur et n'est pas cruelle ; mon crime a été puni par le blâme de mes frères. Mais que vous ai-je fait pour mériter de mourir ? Je vous ai traités comme ma famille ; et je me suis choisi une sœur parmi vous ; je l'ai laissée libre dans sa croyance, et elle a respecté la mienne pour son propre intérêt : borné sans regret à elle seule, je l'ai honorée comme l'instrument du culte qu'exige l'auteur de mon être : j'ai payé par elle le tribut que tout homme doit au genre humain : l'amour me l'a donnée, et la vertu me la rendait chère ; elle n'a point vécu dans la servitude, elle a possédé sans partage le cœur de son époux ; ma faute n'a pas moins fait son bonheur que le mien. "

54 Le seul cas qui force un peuple ainsi dénué de chefs à prendre les armes, c'est quand, réduit au désespoir par ses persécuteurs, il voit qu'il ne reste plus de choix que dans la manière de périr. Telle fut, au commencement de ce siècle, la guerre des camisards. Alors on est tout étonné de la force qu'un parti méprisé tire de son désespoir : c’est ce que jamais les persécuteurs n'ont su calculer d'avance. Cependant de telles guerres coûtent tant de sang qu'ils devraient bien y songer avant de les rendre inévitables.

" Pour expier une faute si pardonnable, vous m'avez voulu rendre fourbe et menteur ; vous m'avez voulu forcer à professer vos sentiments, sans les aimer et sans y croire : comme si le transfuge de nos lois eût mérité de passer sous les vôtres, vous m'avez fait opter entre le parjure et la mort ; et j'ai choisi, car je ne veux pas vous tromper. Je meurs donc, puisqu'il le faut mais je meurs digne de revivre et d'animer un autre homme juste. Je meurs martyr de ma religion, sans crainte d'entrer après ma mort dans la vôtre. Puissé-je renaître chez les musulmans pour leur apprendre à devenir humains, cléments, équitables ; car, servant le même Dieu que nous servons, puisqu'il n'y en a pas deux, vous vous aveuglez dans votre zèle en tourmentant ses serviteurs, et vous n'êtes cruels et sanguinaires que parce que vous êtes inconséquents. "

" Vous êtes des enfants qui, dans vos jeux, ne savez que faire du mal aux hommes. Vous vous croyez savants, et vous ne savez rien de ce qui est de Dieu. Vos dogmes récents sont-ils convenables à celui qui est et qui veut être adoré de tous les temps ? Peuples nouveaux, comment osez-vous parler de la religion devant nous ? Nos rites sont aussi vieux que les astres ; les premiers rayons du soleil ont éclairé et reçu les hommages de nos pères. Le grand Zerdust a vu l'enfance du monde, il a prédit et marqué l'ordre de l'univers : et vous, hommes d'hier, vous voulez être nos prophètes ! Vingt siècles avant Mahomet, avant la naissance d'Ismaël et de son père, les mages étaient antiques ; nos livres sacrés étaient déjà la loi de l'Asie et du monde, et trois grands empires avaient successivement achevé leur long cours sous nos ancêtres avant que les vôtres fussent sortis du néant. "

" Voyez, hommes prévenus, la différence qui est entre vous et nous. Vous vous dites croyants, et vous vivez en barbares. Vos institutions, vos lois, vos cultes, vos vertus même, tourmentent l'homme et le dégradent : vous n'avez que de tristes devoirs à lui prescrire, des jeûnes, des privations, des combats, des mutilations, des clôtures : vous ne savez lui faire un devoir que de ce qui peut l'affliger et le contraindre : vous lui faites haïr la vie et les moyens de la conserver : vos femmes sont sans hommes, vos terres sont sans culture : vous mangez les animaux et vous massacrez les humains ; vous aimez le sang, les meurtres : tous vos établissements choquent la nature, avilissent l'espèce humaine ; et, sous le double joug du despotisme et du fanatisme, vous l'écrasez de ses rois et de ses dieux. "

" Pour nous, nous sommes des hommes de paix, nous ne faisons ni ne voulons aucun mal à rien de ce qui respire, non pas même à nos tyrans ; nous leur cédons sans regret le fruit de nos peines, contents de leur être utiles et de remplir nos devoirs. Nos nombreux bestiaux couvrent vos pâturages ; les arbres plantés par nos mains vous donnent leurs fruits et leurs ombres ; vos terres que nous cultivons vous nourrissent par nos soins ; un peuple simple et doux multiplie sous vos outrages, et tire pour vous la vie et l'abondance du sein de la mère commune, où vous ne savez rien trouver. Le soleil, que nous prenons à témoin de nos œuvres, éclaire notre patience et vos injustices ; il ne se lève point sans nous trouver occupés à bien faire, et en se couchant il nous ramène au sein de nos familles nous préparer à de nouveaux travaux. "

" Dieu seul sait la vérité. Si malgré tout cela nous nous trompons dans notre culte, il est toujours peu croyable que nous soyons condamnés à l'enfer, nous qui ne faisons que du bien sur la terre, et que vous soyez les élus de Dieu ; fous qui n'y faites que du mal. Quand nous serions dans l'erreur, vous devriez la respecter pour votre avantage. Notre piété vous engraisse, et la vôtre vous consume ; nous réparons le mal que vous fait une religion destructive. Croyez-moi, laissez-nous un culte qui vous est utile : craignez qu'un jour nous n'adoptions le vôtre ; c'est le plus grand mal qui vous puisse arriver. "

J'ai tâché, monseigneur, de vous faire entendre dans quel esprit a été écrite la Profession de foi du vicaire savoyard, et les considérations qui m'ont porté à la publier. Je vous demande à présent à quel égard vous pouvez qualifier sa doctrine de blasphématoire, d'impie, d'abominable, et ce que vous y trouvez de scandaleux et de pernicieux au genre humain. J'en dis autant à ceux qui m'accusent d'avoir dit ce qu'il fallait taire, et d'avoir voulu troubler l'ordre public ; imputation vague et téméraire, avec laquelle ceux qui ont le moins réfléchi sur ce qui est utile ou nuisible indisposent d'un mot le public crédule contre un auteur bien intentionné. Est-ce apprendre au peuple à ne rien croire, que le rappeler à la véritable foi qu'il oublie ? Est-ce troubler l'ordre, que renvoyer chacun aux lois de son pays ? Est-ce anéantir tous les cultes, que borner chaque peuple au sien ? Est-ce ôter celui qu'on a, que ne vouloir pas qu'on en change ? Est-ce se jouer de toute religion, que respecter toutes les religions ? Enfin, est-il donc si essentiel à chacune de haïr les autres, que, cette haine ôtée, tout soit ôté ?

Voilà pourtant ce qu'on persuade au peuple quand on veut lui faire prendre son défenseur en haine, et qu'on a la force en main. Maintenant, hommes cruels, vos décrets, vos bûchers, vos mandements, vos journaux, le troublent et l'abusent sur mon compte. Il me croit un monstre, sur la foi de vos clameurs. Mais vos clameurs cesseront enfin ; mes écrits resteront malgré vous, pour votre honte : les chrétiens, moins prévenus, y chercheront avec surprise les horreurs que vous prétendez y trouver ; ils n'y verront, avec la morale de leur divin Maître, que des leçons de paix, de concorde et de charité. Puissent-ils y apprendre à être plus justes que leurs pères ! Puissent les vertus qu'ils y auront prises me venger un jour de vos malédictions !

A l'égard des objections sur les sectes particulières dans lesquelles l'univers est divisé, que ne puis-je leur donner assez de force pour rendre chacun moins entêté de la sienne et moins ennemi des autres, pour porter chaque homme à l'indulgence, à la douceur, par cette considération si frappante et si naturelle que, s'il fût né dans un autre pays, dans une autre secte, il prendrait infailliblement pour I'erreur ce qu'il prend pour la vérité, et pour la vérité ce qu'il prend pour l'erreur ! Il importe tant aux hommes de tenir moins aux opinions qui les divisent qu'à celles qui les unissent ! Et, au contraire, négligeant ce qu'ils ont de commun, ils s'acharnent aux sentiments particuliers avec une espèce de rage ; ils tiennent d'autant plus à ces sentiments, qu'ils semblent moins raisonnables ; et chacun voudrait suppléer, à force de confiance, à l'autorité que la raison refuse à son parti. Ainsi, d'accord au fond sur tout ce qui nous intéresse, et dont on ne tient aucun compte, on passe la vie à disputer, à chicaner, à tourmenter, à persécuter, à se battre pour les choses qu'on entend le moins, et qu'il est le moins nécessaire d'entendre ; on entasse en vain décisions sur décisions ; on plâtre en vain leurs contradictions d'un jargon inintelligible ; on trouve chaque jour de nouvelles questions à résoudre, chaque jour de nouveaux sujets de querelles, parce que chaque doctrine a des branches infinies, et que chacun, entêté de sa petite idée, croit essentiel ce qui ne l’est point, et néglige l'essentiel véritable. Que si on leur propose des objections qu'ils ne peuvent résoudre, ce qui, vu l'échafaudage de leurs doctrines, devient plus facile de jour en jour, ils se dépitent comme des enfants ; et parce qu'ils sont plus attachés à leur parti qu'à la vérité, et qu'ils ont plus d'orgueil que de bonne foi, c'est sur ce qu'ils peuvent le moins prouver qu'ils pardonnent le moins quelque doute.

Ma propre histoire caractérise mieux qu'aucune autre le jugement qu’on doit porter des chrétiens d'aujourd'hui : mais comme elle en dit trop pour être crue, peut-être un jour fera-t-elle porter un jugement tout contraire ; un jour peut-être ce qui fait aujourd'hui l'opprobre de mes contemporains fera leur gloire, et les simples qui liront mon livre diront avec admiration : Quels temps angéliques ce devaient être ceux où un tel livre a été brûlé comme impie, et son auteur poursuivi comme un malfaiteur ! sans doute alors tous les écrits respiraient la dévotion la plus sublime, et la terre était couverte de saints.

Mais d'autres livres demeureront. On saura, par exemple, que ce même siècle a produit un panégyriste de la Saint-Barthélemy, Français, et, comme on peut bien croire, homme d'Église, sans que ni parlement ni prélat ait songé même à lui chercher querelle. Alors en comparant la morale des deux livres et le sort des deux auteurs, on pourra changer de langage et tirer une autre conclusion.

Les doctrines abominables sont celles qui mènent au crime, au meurtre, et qui font des fanatiques. Eh ! qu'y a-t-il de plus abominable au monde que de mettre l'injustice et la violence en système, et de les faire découler de la clémence de Dieu ? Je m'abstiendrai d'entrer ici dans un parallèle qui pourrait vous déplaire : convenez seulement, monseigneur, que si la France eût professé la religion du prêtre savoyard, cette religion si simple et si pure, qui fait craindre Dieu et aimer les hommes, des fleuves de sang n'eussent point si souvent inondé les champs français ; ce peuple si doux et si gai n'eût point étonné les autres de ses cruautés dans tant de persécutions et de massacres, depuis l'inquisition de Toulouse 55 jusqu'à la Saint-Barthélemy, et depuis les guerres des AIbigeois jusqu'aux dragonnades ; le conseiller Anne du Bourg n'eût point été pendu pour avoir opiné à la douceur envers les réformés ; les habitants de Mérindol et de Cabrière n'eussent point été mis à mort par arrêt du parlement d’Aix ; et, sous nos yeux, l’innocent Calas, torturé par les bourreaux, n'eût point péri sur la roue. Revenons à présent, monseigneur, à vos censures, et aux raisons sur lesquelles vous les fondez.

Ce sont toujours des hommes, dit le vicaire, qui nous attestent la parole de Dieu, et qui nous l'attestent en des langues qui nous sont inconnues. Souvent, au contraire, nous aurions grand besoin que Dieu nous attestât la parole des hommes ; il est bien sûr au moins qu'il eût pu nous donner la sienne, sans se servir d'organes si suspects. Le vicaire se plaint qu'il faille tant de témoignages humains pour certifier la parole divine : Que d'hommes, dit-il, entre Dieu et moi !

Vous répondez : Pour que cette plainte faut sensée, M. T. C. F., il faudrait pouvoir conclure que la révélation est fausse dès qu'elle n'a point été faite à chaque homme en particulier ; il faudrait pouvoir dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croie ce qu'on m'assure qu'il a dit, dès que ce n'est pas directement à moi qu'il a adressé sa parole 56.

Et, tout au contraire, cette plainte n'est sensée qu'en admettant la vérité de la révélation : car si vous la supposez fausse quelle plainte avez-vous à faire du moyen dont Dieu s'est servi, puisqu'il ne s'en est servi d'aucun ? Vous doit-il compte des tromperies d'un imposteur ?

55 Il est vrai que Dominique, saint espagnol, y eut une grande part. Le Saint, selon un écrivain de son ordre, eut la charité, prêchant contre les Albigeois, de s'adjoindre de dévotes personnes, zélées pour la foi, lesquelles prissent le soin d'extirper corporellement et par le glaive matériel les hérétiques qu'il n'aurait pu vaincre avec le glaive de la parole de Dieu : 0b caritatem prædicans contra Albienses in adjutorium sumpsit quasdam devotas personas, zelantes pro fide, quæ corporaliter illos hæreticos gladio materiali expugnarent, quos ipse gladio verbi Dei amputare non posset. (ANTON. in Chron., p. III, tit. XXIII, cap. XIV, § 2). Cette charité ne ressemble guère à celle du vicaire ; aussi a-t-elle un prix bien différent : l'une fait décréter, et l'autre canoniser ceux qui la professent. 56 Mandement, § 15.

Quand vous vous laissez duper, c'est votre faute et non pas la sienne. Mais lorsque Dieu, maître du choix de ses moyens, en choisit par préférence qui exigent de notre part tant de savoir et de si profondes discussions, le vicaire a-t-il tort de dire : " Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions. Oh ! si Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail l'en aurais-je servi de moins bon cœur ?

Monseigneur, votre mineure est admirable : il faut la transcrire tout entière : j'aime à rapporter vos propres termes : c'est ma plus grande méchanceté.

Mais n'est-il donc pas une infinité de faits, même antérieurs à celui de la révélation chrétienne dont il serait absurde de douter ? Par quelle autre voie que celle des témoignages humains l'auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte, cette Athènes, cette Rome dont il vante si souvent et avec tant d’assurance les lois, les mœurs et les héros ? Que d'hommes entre lui et les historiens qui ont conservé la mémoire de ces événements !

Si la matière était moins grave et que j'eusse moins de respect pour vous, cette manière de raisonner me fournirait peut-être l'occasion d'égayer un peu mes lecteurs : mais à Dieu ne plaise que j'oublie le ton qui convient au sujet que je traite et à l’homme à qui je parle ! Au risque d'être plat dans ma réponse, il me suffit de montrer que vous vous trompez.

Considérez donc, de grâce, qu'il est tout à fait dans l'ordre que des faits humains soient attestés par des témoignages humains : ils ne peuvent l'être par nulle autre voie : je ne puis savoir que Sparte et Rome ont existé que parce que des auteurs contemporains me le disent, et entre moi et un autre homme qui a vécu loin de moi, il faut nécessairement des intermédiaires. Mais pourquoi en faut-il entre Dieu et moi ? et pourquoi en faut-il de si éloignés, qui en ont besoin de tant d'autres ? Est-il simple, est-il naturel que Dieu ait été chercher Moïse pour parler à Jean-Jacques Rousseau ?

D'ailleurs nul n'est obligé, sous peine de damnation, de croire que Sparte ait existé ; nul, pour en avoir douté, ne sera dévoré des flammes éternelles. Tout fait dont nous ne sommes pas les témoins n'est établi pour nous que sur des preuves morales, et toute preuve morale est susceptible de plus et de moins. Croirai-je que la justice divine me précipite à jamais dans l'enfer, uniquement pour n'avoir pas su marquer bien exactement le point où une telle preuve devient invincible ?

S'il y a dans le monde une histoire attestée, c'est celle des vampires : rien n'y manque, procès-verbaux, certificats de notables, de chirurgiens, de curés, de magistrats ; la preuve juridique est des plus complètes. Avec cela, qui est-ce qui croit aux vampires ? Serons-nous tous damnés pour n'y avoir pas cru ?

Quelque attestés que soient, au gré même de l'incrédule Cicéron, plusieurs des prodiges rapportés par Tite Live, je les regarde comme autant de fables et sûrement je ne suis pas le seul. Mon expérience constante et celle de tous les hommes est plus forte en ceci que le témoignage de quelques-uns. Si Sparte et Rome ont été des prodiges elles-mêmes, c'étaient des prodiges dans le genre moral ; et comme on s'abuserait en Laponie de fixer à quatre pieds la stature naturelle de l'homme, on ne s'abuserait pas moins parmi nous de fixer la mesure des âmes humaines sur celle des gens que l'on voit autour de soi.

Vous vous souviendrez, s'il vous plaît, que je continue ici d'examiner vos raisonnements en eux-mêmes, sans soutenir ceux que vous attaquez. Après ce mémoratif nécessaire, je me permettrai sur votre manière d'argumenter encore une supposition.

Un habitant de la rue Saint-Jacques vient tenir ce discours à monsieur l'archevêque de Paris : " Monseigneur, je sais que vous ne croyez ni à la béatitude de saint Jean de Pâris, ni aux miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer en public sur sa tombe, à la vue de la ville du monde la plus éclairée et la plus nombreuse ; mais je crois devoir vous attester que je viens de voir ressusciter le saint en personne, dans le lieu où ses os ont été déposés. "

L'homme de la rue Saint-Jacques ajoute à cela le détail de toutes les circonstances qui peuvent frapper le spectateur d'un pareil fait. Je suis persuadé qu'à l'ouïe de cette nouvelle, avant de vous expliquer sur la foi que vous y ajoutez, vous commencerez par interroger celui qui l'atteste, sur son état, sur ses sentiments, sur son confesseur, sur d'autres articles semblables ; et lorsqu'à son air comme à ses discours vous aurez compris que c'est un pauvre ouvrier, et que, n'ayant point à vous montrer de billet de confession, il vous confirmera dans l'opinion qu'il est janséniste : " Ah ! ah ! lui direz-vous d'un air railleur, vous êtes convulsionnaire, et vous avez vu ressusciter saint Pâris ! cela n'est pas fort étonnant ; vous avez tant vu d'autres merveilles ! ”

Toujours dans ma supposition, sans doute il insistera : il vous dira qu'il n'a point vu seul le miracle ; qu'il avait deux ou trois personnes avec lui qui ont vu la même chose, et que d'autres à qui il l'a voulu raconter disent l'avoir aussi vu eux-mêmes. Là-dessus vous demanderez si tous ces témoins étaient jansénistes. " Oui, monseigneur, dira-t-il ; mais n'importe, ils sont en nombre suffisant, gens de bonnes mœurs, de bon sens, et non récusables ; la preuve est complète, et rien ne manque à notre déclaration pour constater la vérité du fait. ”

D'autres évêques moins charitables enverraient chercher un commissaire, et lui consigneraient le bon homme honoré de la vision glorieuse, pour en aller rendre grâce à Dieu aux Petites-Maisons. Pour vous, monseigneur, plus humain, mais non plus crédule, après une grave réprimande, vous vous contenterez de lui dire : " Je sais que deux on trois témoins, honnêtes gens et de bon sens, peuvent attester la vie ou la mort d'un homme ; mais je ne sais pas encore combien il en faut pour constater la résurrection d'un janséniste. En attendant que je l'apprenne, allez, mon enfant, tâchez de fortifier votre cerveau creux. Je vous dispense du jeûne, et voilà de quoi vous faire de bon bouillon. "

C'est à peu près, monseigneur, ce que vous diriez, et ce que dirait tout autre homme sage à votre place. D'où je conclus que, même selon vous, et selon tout autre homme sage, les preuves morales suffisantes pour constater les faits qui sont dans l'ordre des possibilités morales ne suffisent plus pour constater des faits d'un autre ordre et purement surnaturels ; sur quoi je vous laisse juger vous-même de la justesse de votre comparaison.

Voici pourtant la conclusion triomphante que vous en tirez contre moi : Son scepticisme n'est donc ici fondé que sur l'intérêt de son incrédulité 57. Monseigneur, si jamais elle me procure un évêché de cent mille livres de rente, vous pourrez parler de l'intérêt de mon incrédulité.

Continuons maintenant à vous transcrire, en prenant seulement la peine de restituer, au besoin, les passages de mon livre que vous tronquez.

" Qu'un homme, ajoute-t-il plus loin, vienne nous tenir ce langage : Mortels, je vous annonce les volontés du Très-Haut ; reconnaissez à ma voix celui qui m'envoie. J'ordonne au soleil de changer son cours, aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s'aplanir, aux flots de s'élever, à la terre de prendre un autre aspect : à ces merveilles, qui ne reconnaîtra pas à l'instant le maître de la nature ? ” Qui ne croirait, M. T. C. F., que celui qui s'exprime de la sorte ne demande qu'à voir des miracles pour être chrétien ?

Bien plus que cela, monseigneur, puisque je n'ai pas même besoin de miracles pour être chrétien.

Écoutez toutefois ce qu'il ajoute : " Reste enfin, dit-il, l’examen le plus important dans la doctrine annoncée : car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux constatés nous ne sommes pas plus avancés qu'auparavant, et puisque les magiciens de Pharaon osaient, en présence même de Moïse, faire les mêmes signes qu'il faisait par l'ordre exprès de Dieu, pourquoi, dans son absence, n'eussent-ils pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité ? Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l'œuvre du démon pour l'œuvre de

57 Mandement, § 15.

Dieu 58. Que faire en pareil cas pour éviter le diallèle ? Une seule chose, revenir au raisonnement, et laisser là les miracles. Mieux eût valu n'y pas recourir. ”

C'est dire : Qu'on me montre des miracles, et je croirai. Oui, monseigneur, c'est dire : Qu'on me montre des miracles, et je croirai aux miracles. C'est dire : Qu'on me montre des miracles, et je refuserai encore de croire. Oui, monseigneur, c'est dire, selon le précepte même de Moïse 59 : Qu'on me montre des miracles, et je refuserai encore de croire une doctrine absurde et déraisonnable qu'on voudrait étayer par eux. Je croirai plutôt à la magie, que de reconnaître la voix de Dieu dans des leçons contre la raison.

J'ai dit que c'était là du bon sens le plus simple, qu'on n'obscurcirait qu'avec des distinctions tout au moins très subtiles : c'est encore une de mes prédictions ; en voici l'accomplissement.

Quand une doctrine est reconnue vraie, divine, fondée sur une révélation certaine, on s'en sert pour juger des miracles, c'est-à-dire, pour rejeter les prétendus prodiges que des imposteurs voudraient opposer à cette doctrine. Quand il s'agit d'une doctrine nouvelle qu'on annonce comme émanée du sein de Dieu, les miracles sont produits en preuves ; c'est-à-dire que celui qui prend la qualité d'envoyé du Très-Haut confirme sa mission, sa prédication par des miracles, qui sont le témoignage même de la Divinité. Ainsi la doctrine et les miracles sont des arguments respectifs dont on fait usage selon les divers points de vue où l'on se place dans l'étude et dans l'enseignement de la religion. Il ne se trouve là ni abus du raisonnement, ni sophisme ridicule, ni cercle vicieux 60 .

Le lecteur en jugera : pour moi, je n'ajouterai pas un seul mot. J'ai quelquefois répondu ci-devant avec mes passages ; mais c'est avec le vôtre que je veux vous répondre ici.

Où est donc, M: T. C. F., la bonne foi philosophique dont se pare cet écrivain ?

Monseigneur, je ne me suis jamais piqué d'une bonne foi philosophique, car je n'en connais pas de telle : je n'ose même plus trop parler de la bonne foi chrétienne, depuis que les soi-disant chrétiens de nos jours trouvent si mauvais qu'on ne supprime pas les objections qui les embarrassent. Mais, pour la bonne foi pure et simple, je demande laquelle, de la mienne ou de la vôtre, est la plus facile à trouver ici.

Plus j'avance, plus les points à traiter deviennent intéressants. Il faut

58 Je suis forcé de confondre ici la note avec le texte, à l'imitation de M. de Beaumont. Le lecteur pourra consulter l'un et l'autre dans le livre même. 59 Deutéron., chap. XIII. 60 Mandement, § 17.

donc continuer à vous transcrire. Je voudrais, dans des discussions de cette importance, ne pas omettre un de vos mots.

On croirait qu'après les plus grands efforts pour décréditer les témoignages humains qui attestent la révélation chrétienne, le même auteur y défère cependant de la manière la plus positive, la plus solennelle.

On aurait raison sans doute, puisque je tiens pour révélée toute doctrine où je reconnais l'esprit de Dieu. Il faut seulement ôter l'amphibologie de votre phrase ; car si le verbe relatif y défère se rapporte à la révélation chrétienne, vous avez raison : mais s'il se rapporte aux témoignages humains, vous avez tort. Quoi qu'il en soit, je prends acte de votre témoignage contre ceux qui osent dire que je rejette toute révélation ; comme si c'était rejeter une doctrine que de la reconnaître sujette à des difficultés insolubles à l'esprit humain ; comme si c'était la rejeter que ne pas l'admettre sur le témoignage des hommes, lorsqu'on a d'autres preuves équivalentes ou supérieures qui dispensent de celle-là ! Il est vrai que vous dites conditionnellement. On croirait : mais on croirait signifie on croit, lorsque la raison d'exception pour ne pas croire se réduit à rien, comme on verra ci-après de la vôtre. Commençons par la preuve affirmative.

Il faut, pour vous en convaincre, M. T. C. F., et en même temps pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet endroit de son ouvrage :

" J'avoue que la majesté des Écritures m'étonne : la sainteté de l'Évangile 61 parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes : avec toute leur pompe, qu'ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu'un homme lui-même ? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d'esprit ! quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation 62 ? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert

61 La négligence avec laquelle M. de Beaumont me transcrit lui a fait faire ici deux changements dans une ligne : il a mis la majesté de l'Écriture au lieu de la majesté des Écritures, et il a mis la sainteté de l’Écriture au lieu de la sainteté de l’Évangile. Ce n'est pas, à la vérité, me faire dire des hérésies, mais c'est me faire parler niaisement. 62 Je remplis, selon ma coutume, les lacunes faites par M. de Beaumont ; non qu'absolument celles qu'il fait ici soient insidieuses comme en d'autres endroits, mais parce que le défaut de suite et de liaison affaiblit le passage quand il est tronqué, et aussi parce que mes persécuteurs, supprimant avec soin tout ce que j'ai dit de si bon

de tout l'opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l'ont sentie, et qu'il n'est pas possible de s'y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir, pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ! Quelle distance de l'un à l'autre ! Socrate mourant sans douleurs, sans ignominie, soutint aisément jusqu'au bout son personnage ; et si cette facile mort n'eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale : d'autres avant lui l'avaient mise en pratique ; il ne fit que dire ce qu'ils avaient fait ; il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que justice. Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer la patrie ; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété ; avant qu'il eût défini la vertu, Sparte abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus avait-il pris parmi les siens cette morale élevée et pure, dont lui seul a donné les leçons et l'exemple. Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu'on puisse désirer ; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure. Jésus, au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Évangile est inventée à plaisir ? Non, ce n'est pas ainsi qu'on invente ; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond, c'est reculer la difficulté sans la détruire. Il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton ni cette morale ; et l'Évangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. "

Il serait difficile, M. T. C. F., de rendre un plus bel hommage à l'authenticité de l'Évangile 63 . Je vous sais gré, monseigneur, de cet aveu ; c'est une injustice que vous avez de moins que les autres. Venons maintenant à la preuve négative qui vous fait dire on croirait, au lieu d'on croit.

cœur en faveur de la religion, il est bon de le rétablir à mesure que l'occasion s'en trouve ; 63 Mandement, § 17.

Cependant l'auteur ne la croit qu'en conséquence des témoignages humains. Vous vous trompez, monseigneur ; je la reconnais en conséquence de l'Évangile, et de la sublimité que j'y vois sans qu'on me l'atteste. Je n'ai pas besoin qu'on m'affirme qu'il y a un Évangile lorsque je le tiens. Ce sont toujours des hommes qui lui rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté. Eh ! point du tout ; on ne me rapporte point que l'Évangile existe, je le vois de mes propres yeux ; et quand tout l'univers me soutiendrait qu'il n'existe pas, je saurais très bien que tout l'univers ment ou se trompe. Que d'hommes entre Dieu et lui ! Pas un seul. L'Évangile est la pièce qui décide, et cette pièce est entre mes mains. De quelque manière qu'elle y soit venue et quelque auteur qui l’ait écrite, j'y reconnais l'esprit divin, cela est immédiat autant qu'il peut l'être ; il n'y a point d'hommes entre cette preuve et moi ; et, dans le sens où il y en aurait, l'historique de ce saint livre, de ses auteurs, du temps où il a été composé, etc., rentre dans les discussions de critique où la preuve morale est admise. Telle est la réponse du vicaire savoyard.

Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui-même : le voilà confondu par ses propres aveux. Je vous laisse jouir de toute ma confusion. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter " Avec tout cela ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Être toujours modeste et circonspect, respecter en silence 64 ce qu'on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ”. Mais le scepticisme, M. T. C. F., peut-il donc être involontaire, lorsqu'on refuse de se soumettre à la doctrine d'un livre qui ne saurait être inventé par les hommes ; lorsque ce Livre porte des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros ? C'est bien ici qu'on peut dire que

64 Pour que les hommes s'imposent ce respect et ce silence, il faut que quelqu'un leur dise une fois les raisons d'en user ainsi. Celui qui connaît ces raisons peut les dire ; mais ceux qui censurent et n'en disent point pourraient se taire. Parler au public avec franchise, avec fermeté, est un droit commun à tous les hommes, et même un devoir en toute chose utile : mais il n'est guère permis à un particulier d'en censurer publiquement un autre ; c'est s'attribuer une trop grande supériorité de vertus, de talents, de lumières. Voilà pourquoi je ne me suis jamais ingéré de critiquer ni réprimander personne. J'ai dit à mon siècle des vérités dures, mais je n'en ai dit à aucun en particulier ; et, s'il m'est arrivé d'attaquer et nommer quelques livres, je n'ai jamais parlé des auteurs vivants qu'avec toute sorte de bienséance et d'égards. On voit comment ils me les rendent. Il me semble que tous ces messieurs, qui se mettent si fièrement en avant pour m'enseigner l'humanité, trouvent la leçon meilleure à donner qu'à suivre.

l'iniquité a menti contre elle-même 65.

Monseigneur, vous me taxez d'iniquité sans sujet ; vous m'imputez souvent des mensonges, et vous n'en montrez aucun. Je m'impose avec vous une maxime contraire, et j'ai quelquefois lieu d'en user.

Le scepticisme du vicaire est involontaire par la raison même qui vous fait nier qu'il le soit. Sur les faibles autorités qu'on veut donner à l'Évangile, il le rejetterait par les raisons déduites auparavant, si l'esprit divin qui brille dans la morale et dans la doctrine de ce livre ne lui rendait toute la force qui manque au témoignage des hommes sur un tel point. Il admet donc ce livre sacré avec toutes les choses admirables qu'il renferme, et que l'esprit humain peut entendre ; mais quant aux choses incroyables qu'il y trouve, lesquelles répugnent à sa raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre, il les respecte en silence sans les comprendre ni les rejeter, et s'humilie devant le grand Être qui seul sait la vérité. Tel est son scepticisme ; et ce scepticisme est bien involontaire, puisqu'il est fondé sur des preuves invincibles de part et d'autre, qui forcent la raison de rester en suspens. Ce scepticisme est celui de tout chrétien raisonnable et de bonne foi, qui ne veut savoir des choses du ciel que celles qu'il peut comprendre, celles qui importent à sa conduite, et qui rejette, avec l'Apôtre, les questions peu sensées, qui sont sans instruction, et qui n'engendrent que des combats.

D'abord vous me faites rejeter la révélation pour m'en tenir à la religion naturelle ; et premièrement je n'ai point rejeté la révélation. Ensuite vous m'accusez de ne pas admettre même la religion naturelle, ou du moins de n'en pas reconnaître la nécessité : et votre unique preuve est dans le passage suivant que vous rapportez : " Si je me trompe, c'est de bonne foi ; cela suffit 66 pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime : quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela ". C'est-à-dire, continuez-vous, que, selon lui, il suffit de se persuader qu'on est en possession de la vérité ; que cette persuasion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses erreurs, ne peut jamais être un sujet de reproche, qu'on doit toujours regarder comme un homme sage et religieux celui qui, adoptant les erreurs même de l'athéisme, dira qu'il est de bonne foi. Or, n'est-ce pas là ouvrir la porte à toutes les superstitions, à tous les systèmes fanatiques, à tous les délires de l'esprit humain ? 67

Pour vous, monseigneur, vous ne pourrez pas dire ici comme le vicaire, Si je me trompe, c'est de bonne foi, car c'est bien évidemment à

65 Mandement, § 17. 66 M. de Beaumont a mis : Cela me suffit. 67 Mandement, § 18.

dessein qu'il vous plait de prendre le change et de le donner à vos lecteurs : c'est ce que je m'engage à prouver sans réplique et je m'y engage aussi d'avance afin que vous y regardiez de plus prés.

La Profession du vicaire savoyard est composée de deux parties : la première, qui est la plus grande, la plus importante, la plus remplie de vérités frappantes et neuves, est destinée à combattre le moderne matérialisme, à établir l'existence de Dieu et la religion naturelle avec toute la force dont l'auteur est capable. De celle-là ni vous ni les prêtres n'en parlez point, parce qu'elle vous est fort indifférente, et qu'au fond la cause de Dieu ne vous touche guère, pourvu que celle du clergé soit en sûreté.

La seconde, beaucoup plus courte, moins régulière, moins approfondie, propose des doutes et des difficultés sur les révélations en général, donnant pourtant à la nôtre sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine, et dans la sublimité toute divine de celui qui en fut l'auteur. L'objet de cette seconde partie est de rendre chacun plus réservé dans sa religion à taxer les autres de mauvaise foi dans la leur, et de montrer que les preuves de chacune ne sont pas tellement démonstratives à tous les yeux, qu'il faille traiter en coupables ceux qui n'y voient pas la même clarté que nous. Cette seconde partie, écrite avec toute la modestie, avec tout le respect convenable, est la seule qui ait attiré votre attention et celle des magistrats. Vous n'avez eu que des bûchers et des injures pour réfuter mes raisonnements. Vous avez vu le mal dans le doute de ce qui est douteux ; vous n'avez point vu le bien dans la preuve de ce qui est vrai.

En effet, cette première partie, qui contient ce qui est vraiment essentiel à la religion, est décisive et dogmatique. L'auteur ne balance pas, n'hésite pas ; sa conscience et sa raison le déterminent d'une manière invincible ; il croit, il affirme, il est fortement persuadé.

Il commence l'autre, au contraire, par déclarer que l'examen qui lui reste à faire est bien différent ; qu'il n'y voit qu'embarras, mystère, obscurité ; qu'il n'y porte qu'incertitude et défiance ; qu'il n'y faut donner à ses discours que l'autorité de la raison ; qu'il ignore lui-même s'il est dans l'erreur, et que toutes ses affirmations ne sont ici que des raisons de douter. Il propose donc ses objections, ses difficultés, ses doutes. Il propose aussi ses grandes et fortes raisons de croire ; et de toute cette discussion résulte la certitude des dogmes essentiels, et un scepticisme respectueux sur les autres. A la fin de cette seconde partie, il insiste de nouveau sur la circonspection nécessaire en l'écoutant. Si j'étais plus sûr de moi, j'aurais, dit-il, pris un ton dogmatique et décisif ; mais je suis homme, ignorant, sujet à l'erreur : que pouvais-je faire ? Je vous ai ouvert mon cœur sans réserve ; ce que je tiens pour sûr, je vous l'ai donné pour tel ; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant c'est à vous de juger.

Lors donc que, dans le même écrit, l'auteur dit : Si je me trompe, c'est de bonne foi, cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime, je demande à tout lecteur qui a le sens commun et quelque sincérité, si c'est sur la première ou sur la seconde partie que peut tomber ce soupçon d'être dans l'erreur ; sur celle où l'auteur affirme ou sur celle où il balance ; si ce soupçon marque la crainte de croire en Dieu mal à propos, ou celle d'avoir à tort des doutes sur la révélation. Vous avez pris le premier parti contre toute raison et dans le seul désir de me rendre criminel : je vous défie d'en donner aucun autre motif. Monseigneur, où sont, je ne dis pas l'équité, la charité chrétienne, mais le bon sens et l'humanité ?

Quand vous auriez pu vous tromper sur l'objet de la crainte du vicaire, le texte seul que vous rapportez vous eût désabusé malgré vous ; car lorsqu'il dit, cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime, il reconnaît qu'une pareille erreur pourrait être un crime, et que ce crime lui pourrait être imputé s'il ne procédait pas de bonne foi. Mais quand il n'y aurait point de Dieu, où serait le crime, de croire qu'il y en a un ? Et quand ce serait un crime, qui est-ce qui le pourrait imputer ? La crainte d'être dans l'erreur ne peut donc ici tomber sur la religion naturelle, et le discours du vicaire serait un vrai galimatias dans le sens que vous lui prêtez. Il est donc impossible de déduire du passage que vous rapportez que je n'admets pas la religion naturelle, ou que je n'en reconnais pas la nécessité ; il est encore impossible d'en déduire qu'on doive toujours, ce sont vos termes, regarder comme un homme sage et religieux celui qui, adoptant les erreurs de l'athéisme, dira qu'il est de bonne foi : et il est même impossible que vous ayez cru cette déduction légitime. Si cela n’est pas démontré, rien jamais ne saurait l'être, ou il faut que je sois un insensé.

Pour montrer qu'on ne peut s'autoriser d'une mission divine pour débiter des absurdités, le vicaire met aux prises un inspiré qu'il vous plaît d'appeler chrétien, et un raisonneur qu'il vous plaît d'appeler incrédule ; et il les fait disputer chacun dans leur langage, qu'il désapprouve et qui, très sûrement, n'est ni le sien ni le mien. Là-dessus vous me taxez d'une insigne mauvaise foi 68, et vous prouvez cela par l'ineptie des discours du premier. Mais si ces discours sont ineptes, à quoi donc le reconnaissez-vous pour chrétien ? et si le raisonneur ne réfute que des inepties, quel droit avez-vous de le taxer d'incrédulité ? S'ensuit-il des inepties que débite un inspiré que ce soit un catholique, et de celles que réfute un raisonneur que ce soit un mécréant ? Vous auriez bien pu, monsei

68 Mandement, § 19.

gneur, vous dispenser de vous reconnaître à un langage si plein de bile et de déraison ; car vous n'aviez pas encore donné votre mandement.

Si la raison et la révélation étaient opposées l'une à l'autre, il est constant, dites-vous, que Dieu serait en contradiction avec lui-même 69. Voilà un grand aveu que vous nous faites là ; car il est sûr que Dieu ne se contredit point. Vous dites, ô impies, que les dogmes que nous regardons comme révélés combattent les vérités éternelles : mais il ne suffit pas de le dire. J'en conviens ; tâchons de faire plus.

Je suis sûr que vous pressentez d'avance où j'en vais venir. On voit que vous passez sur cet article des mystères comme sur des charbons ardents ; vous osez à peine y poser le pied. Vous me forcez pourtant à vous arrêter un moment dans cette situation douloureuse : j'aurai la discrétion de rendre ce moment le plus court qu'il se pourra.

Vous conviendrez bien, je pense, qu'une de ces vérités éternelles qui servent d'éléments à la raison, est que la partie est moindre que le tout ; et c'est pour avoir affirmé le contraire que l'inspiré vous paraît tenir un discours plein d'inepties. Or, selon votre doctrine de la transsubstantiation, lorsque Jésus fit la dernière cène avec ses disciples, et qu'ayant rompu le pain il donna son corps à chacun d'eux, il est clair qu'il tint son corps entier dans sa main ; et s'il mangea, lui-même du pain consacré, comme il put le faire, il mit sa tête dans sa bouche.

Voilà donc bien clairement, bien précisément, la partie plus grande que le tout, et le contenant moindre que le contenu. Que dites-vous à cela, monseigneur ? Pour moi, je ne vois que M. le chevalier de Causans qui puisse vous tirer d'affaire 70.

Je sais bien que vous avez encore la ressource de saint Augustin ; mais c'est la même. Après avoir entassé sur la Trinité force discours inintelligibles, il convient qu'ils n'ont aucun sens ; mais, dit naïvement ce Père de l'Église, on s'exprime ainsi, non pour dire quelque chose, mais pour ne pas rester muet 71.

Tout bien considéré, je crois, monseigneur, que le parti le plus sûr que vous ayez à prendre sur cet article, et sur beaucoup d'autres, est

69 Mandement, § 20. 70 De Mauléon de Causans, chevalier de Malte et militaire distingué, né au commencement du dix-huitième siècle. S'étant adonné à l'étude des mathématiques, il s'était persuadé qu'il avait trouvé la quadrature du cercle. S'élevant de découvertes en découvertes, il prétendit ensuite expliquer par sa quadrature le péché originel et la Trinité. Il déposa chez un notaire dix mille francs, pour être donnés à celui qui lui démontrerait son erreur ; le défi fut accepté par plusieurs personnes, et il y eut un procès au Châtelet pour cette affaire ; mais la procédure fut arrêtée par ordre du roi, et les paris déclarés nuls. (Note de M. G. Petitain.) 71 Dictum est tamen tres personæ, non ut aliquid diceretur, sed ne taceretur. (AUG., de Trinit., lib. V, cap. IX.).

celui que vous avez pris avec M. de Montazet, et par la même raison 72.

La mauvaise foi de l'auteur d'Émile n'est pas moins révoltante dans de langage qu'il fait tenir à un catholique prétendu 73 : ” Nos catholiques, lui fait-il dire, font grand bruit de l'autorité de l'Église mais que gagnent-ils à cela, s'il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour cette autorité qu'aux autres sectes pour établir directement leur doctrine ? L'Église décide que l'Église a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ? ” Qui ne croirait, M. T. C. F., à entendre cet imposteur, que l'autorité de l'Église n'est prouvée que par ses propres décisions, et qu'elle procède ainsi : Je décide que je suis infaillible, donc je le suis ? Imputation calomnieuse, M. T. C. F. Voilà, monseigneur, ce que vous assurez : il nous reste à voir vos preuves. En attendant, oseriez-vous bien affirmer que les théologiens catholiques n'ont jamais établi l'autorité de l'Église par l'autorité de l'Église, ut in se virtualiter reflexam ? S'ils l'ont fait, je ne les charge donc pas d'une imputation calomnieuse.

La constitution du christianisme, l'esprit de l'Évangile 74, les erreurs mêmes et la faiblesse de l'esprit humain, tendent à démontrer que l'Église établie par Jésus-Christ est une Église infaillible. Monseigneur, vous commencez par nous payer là de mots qui ne nous donnent pas le change. Les discours vagues ne font jamais preuve, et toutes ces choses qui tendent à démontrer ne démontrent rien. Allons donc tout d'un coup au corps de la démonstration ; le voici :

Nous assurons que comme ce divin législateur a toujours enseigné la vérité, son Église l'enseigne aussi toujours 75.

Mais qui êtes-vous, vous qui nous assurez cela pour toute preuve ? Ne seriez-vous point l'Église ou ses chefs ? A vos manières d'argumenter, vous paraissez compter beaucoup sur l'assistance du Saint-Esprit. Que dites-vous donc, et qu'a dit l'imposteur ? De grâce, voyez cela vous-même, car je n'ai pas le courage d'aller jusqu'au bout.

Je dois pourtant remarquer que toute la force de l'objection que vous attaquez si bien consiste dans cette phrase que vous avez eu soin de supprimer à la fin du passage dont il s'agit : Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos discussions.

En effet, quel est ici le raisonnement du vicaire ? Pour choisir entre les religions diverses, il faut, dit-il, de deux choses l'une : ou entendre les preuves de chaque secte et les comparer, ou s'en rapporter à l'autorité

72 M. de Montazet, archevêque de Lyon, avait écrit à l'archevêque de Paris sur une dispute de hiérarchie, une lettre imprimée, belle et forte de raisonnement, à laquelle celui-ci ne répondit point. 73 Mandement, § 21. 74 Ibid., § 20. 75 Mandement, § 21. Cet endroit mérite d'être lu dans le Mandement même.

de ceux qui nous instruisent. Or le premier moyen suppose des connaissances que peu d'hommes sont en état d'acquérir ; et le second justifie la croyance de chacun, dans quelque religion qu'il naisse. Il cite en exemple la religion catholique, où l'on donne pour loi l'autorité de l'Église, et il établit là-dessus ce second dilemme : Ou c'est l'Église qui s'attribue à elle-même cette autorité, et qui dit : Je décide que je suis infaillible, donc je le suis ; et alors elle tombe dans le sophisme appelé cercle vicieux, ou elle prouve qu'elle a reçu cette autorité de Dieu, et alors il lui faut un aussi grand appareil de preuves pour montrer qu'en effet elle a reçu cette autorité, qu'aux autres sectes pour établir directement leur doctrine. Il n'y a donc rien à gagner pour la facilité de l'instruction, et le peuple n'est pas plus en état d'examiner les preuves de l'autorité de l'Église chez les catholiques, que la vérité de la doctrine chez les protestants. Comment donc se déterminera-t-il d'une manière raisonnable autrement que par l'autorité de ceux qui l'instruisent ? Mais alors le Turc se déterminera de même. En quoi le Turc est-il plus coupable que nous ? Voilà, monseigneur, le raisonnement auquel vous n'avez pas répondu, et auquel je doute qu'on puisse répondre 76. Votre franchise épiscopale se tire d'affaire en tronquant le passage de l'auteur de mauvaise foi.

Grâce au ciel, j'ai fini cette ennuyeuse tâche. J'ai suivi pied à pied vos raisons, vos citations, vos censures, et j'ai fait voir qu'autant de fois que vous avez attaqué mon livre, autant de fois vous avez eu tort. II reste le seul article du gouvernement, dont je veux bien vous faire grâce, très sûr que quand celui qui gémit sur les misères du peuple, et qui les éprouve, est accusé par vous d'empoisonner les sources de la félicité publique, il n'y a point de lecteur qui ne sente ce que vaut un pareil discours. Si le traité du Contrat social n'existait pas, et qu'il fallût prouver de nouveau les grandes vérités que j'y développe, les compliments que vous faites à mes dépens aux puissances seraient un des faits que je citerais en preuve, et le sort de l'auteur en serait un autre encore plus frappant. II ne me reste plus rien à dire à cet égard ; mon seul exemple a tout dit, et la passion de l'intérêt particulier ne doit point souiller les

76 C'est ici une de ces objections terribles auxquelles ceux qui m'attaquent se gardent bien de toucher. Il n'y a rien de si commode que de répondre avec des injures et de saintes déclamations, on élude aisément tout ce qui embarrasse. Aussi faut-il avouer qu'en se chamaillant entre eux les théologiens ont bien des ressources qui leur manquent vis-à-vis des ignorants, et auxquelles il faut alors suppléer comme ils peuvent. Ils se payent réciproquement de mille suppositions gratuites qu'on n'ose récuser quand on n'a rien de mieux à donner soi-même. Telle est ici l'invention de je ne sais quelle foi infuse, qu'ils obligent Dieu, pour les tirer d'affaire, de transmettre du père à l'enfant. Mais ils réservent ce jargon pour disputer avec les docteurs : s'ils s'en servaient avec nous autres profanes, ils auraient peur qu'on ne se moquât d'eux.

vérités utiles. C'est le décret contre ma personne, c'est mon livre brûlé par le bourreau, que je transmets à la postérité pour pièces justificatives : mes sentiments sont moins bien établis par mes écrits que par mes malheurs.

Je viens, monseigneur, de discuter tout ce que vous alléguez contre mon livre. Je n'ai pas laissé passer une de vos propositions sans examen : j'ai fait voir que vous n'avez raison dans aucun point, et je n'ai pas peur qu'on réfute mes preuves ; elles sont au-dessus de toute réplique où règne le sens commun.

Cependant, quand j'aurais eu tort en quelques endroits, quand j'aurais eu toujours tort, quelle indulgence ne méritait point un livre où l'on sent partout, même dans les erreurs, même dans le mal qui peut y être, le sincère amour du bien et le zèle de la vérité ; un livre où l'auteur, si peu affirmatif, si peu décisif, avertit si souvent ses lecteurs de se défier de ses idées, de peser ses preuves, de ne leur donner que l'autorité de la raison ; un livre qui ne respire que paix, douceur, patience, amour de l'ordre, obéissance aux lois en toute chose, et même en matière de religion ; un livre enfin où la cause de la Divinité est si bien défendue, l'utilité de la religion si bien établie, où les mœurs sont si respectées, où l'arme du ridicule est si bien ôtée au vice, où la méchanceté est peinte si peu sensée, et la vertu si aimable ? Eh ! quand il n'y aurait pas un mot de vérité dans cet ouvrage, on en devrait honorer et chérir les rêveries comme les chimères les plus douces qui puissent flatter et nourrir le cœur d'un homme de bien. Oui, je ne crains point de le dire, s'il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l'auteur d'Émile, il lui eût élevé des statues. Je connaissais trop les hommes pour attendre d'eux de la reconnaissance ; je ne les connaissais pas assez, je l'avoue, pour en attendre ce qu'ils ont fait.

Après avoir prouvé que vous avez mal raisonné dans vos censures, il me reste à prouver que vous m'avez calomnié dans vos injures. Mais, puisque vous ne m'injuriez qu'en vertu des torts que vous m'imputez dans mon livre, montrer que mes prétendus torts ne sont que les vôtres, n'est-ce pas dire assez que les injures qui les suivent ne doivent pas être pour moi ? Vous chargez mon ouvrage des épithètes les plus odieuses, et moi, je suis un homme abominable, un téméraire, un impie, un imposteur. Charité chrétienne, que vous avez un étrange langage dans la bouche des ministres de Jésus-Christ !

Mais vous qui m'osez reprocher des blasphèmes, que faites-vous quand vous prenez les apôtres pour complices des propos offensants qu'il vous plaît de tenir sur mon compte ? A vous entendre, on croirait que saint Paul m'a fait l'honneur de songer à moi, et de prédire ma venue comme celle de l'Antechrist. Et comment l'a-t-il prédite, je vous prie ? Le voici : c'est le début de votre mandement.

Saint Paul a prédit, M. T. C. F., qu'il viendrait des jours périlleux, où il y aurait des gens amateurs d'eux-mêmes, fiers, superbes, blasphémateurs, impies, calomniateurs, enflés d'orgueil, amateurs de voluptés plutôt que de Dieu ; des hommes d'un esprit corrompu et pervertis dans la foi 77 .

Je ne conteste assurément pas que cette prédiction de saint Paul ne soit très bien accomplie ; mais s'il eût prédit au contraire qu'il viendrait un temps où l'on ne verrait point de ces gens-là, j'aurais été, je l'avoue, beaucoup plus frappé de la prédiction, et surtout de l'accomplissement.

D'après une prophétie si bien appliquée, vous avez la bonté de faire de moi un portrait dans lequel la gravité épiscopale s'égaye à des antithèses, et où je me trouve un personnage fort plaisant. Cet endroit, monseigneur, m'a paru le plus joli morceau de votre mandement ; on ne saurait faire une satire plus agréable, ni diffamer un homme avec plus d'esprit.

Du sein de l'erreur (il est vrai que j'ai passé ma jeunesse dans votre Église) il s'est élevé (pas fort haut) un homme plein du langage de la philosophie (comment prendrais-je un langage que je n'entends point ?) sans être véritablement philosophe (oh ! d'accord, je n'aspirai jamais à ce titre, auquel je reconnais n'avoir aucun droit, et je n'y renonce assurément pas par modestie) ; esprit doué d'une multitude de connaissances (j'ai appris à ignorer des multitudes de choses que je croyais savoir) qui ne l'ont pas éclairé (elles m'ont appris à ne pas penser l'être), et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits (les ténèbres de l'ignorance valent mieux que la fausse lumière de l'erreur) ; caractère livré aux paradoxes d'opinions et de conduite (y a-t-il beaucoup à perdre à ne pas agir et penser comme tout le monde ?), alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées (la simplicité des mœurs élève l'âme ; quant au faste de mes pensées, je ne sais ce que c'est), le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés (rien de plus nouveau pour nous que des maximes antiques ; il n'y a point à cela d'alliage, et je n'y ai point mis de fureur), l'obscurité de la retraite avec le désir d'être connu de tout le monde (monseigneur, vous voilà comme les faiseurs de romans, qui devinent tout ce que leur héros a dit et pensé dans sa chambre. Si c'est ce désir qui m'a mis la plume à la main, expliquez comment il m'est venu si tard, ou pourquoi j'ai tardé si longtemps à le satisfaire). On l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait (cela prouve que je n'imite pas vos gens de lettres et que, dans mes écrits, l'intérêt de la vérité marche avant le mien), préconiser l'excellence de l'Évangile (toujours et avec le plus grand zèle), dont il détruisait les

77 Mandement, § 1.

dogmes (non, mais j'en prêchais la charité, bien détruite par les prêtres) ; peindre la beauté des vertus, qu'il éteignait dans l'âme de ses lecteurs.

(Ames honnêtes, est-il vrai que j'éteins en vous l'amour des vertus ?).

Il s'est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l'oracle du siècle pour achever de le perdre (je viens d'examiner comment vous avez prouvé tout cela). Dans un ouvrage sur l'inégalité des conditions (pourquoi des conditions ? ce n'est là ni mon sujet ni mon titre), il avait rabaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes (lequel de nous deux l'élève ou l'abaisse, dans l'alternative d'être bête ou méchant ?). Dans une autre production plus récente, il avait insinué le poison de la volupté (eh ! que ne puis-je aux horreurs de la débauche substituer le charme de la volupté ! Mais rassurez-vous, monseigneur ; vos prêtres sont à l'épreuve de l'Héloïse, ils ont pour préservatif l'Aloïsia). Dans celui-ci, il s'empare des premiers moments de l'homme afin d'établir l'empire de l'irréligion (cette imputation a déjà été examinée).

Voilà, monseigneur, comment vous me traitez, et bien plus cruellement encore, moi que vous ne connaissez point, et que vous ne jugez que sur des ouï-dire. Est-ce donc là la morale de cet Évangile dont vous vous portez pour le défenseur ? Accordons que vous voulez préserver votre troupeau du poison de mon livre : pourquoi des personnalités contre l'auteur ? J'ignore quel effet vous attendez d'une conduite si peu chrétienne ; mais je sais que défendre sa religion par de telles armes, c'est la rendre fort suspecte aux gens de bien.

Cependant, c'est moi que vous appelez téméraire. Eh ! comment ai-je mérité ce nom, en ne proposant que des doutes, et même avec tant de réserve ; en n'avançant que des raisons, et même avec tant de respect ; en n'attaquant personne, en ne nommant personne ? Et vous, monseigneur, comment osez-vous traiter ainsi celui dont vous parlez avec si peu de justice et de bienséance, avec si peu d'égard, avec tant de légèreté ?

Vous me traitez d'impie ! et de quelle impiété pouvez-vous m'accuser, moi qui jamais n'ai parlé de l'Être suprême que pour lui rendre la gloire qui lui est due, ni du prochain que pour porter tout le monde à l'aimer ? Les impies sont ceux qui profanent indignement la cause de Dieu en la faisant servir aux passions des hommes. Les impies sont ceux qui, s'osant porter pour interprètes de la Divinité, pour arbitres entre elle et les hommes, exigent pour eux-mêmes les honneurs qui lui sont dus. Les impies sont ceux qui s'arrogent le droit d'exercer le pouvoir de Dieu sur la terre, et veulent ouvrir et fermer le ciel à leur gré. Les impies sont ceux qui font lire des libelles dans les églises. A cette idée horrible, tout mon sang s'allume, et des larmes d'indignation coulent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix, vous lui rendrez compte un jour, n'en doutez pas, de l'usage que vous osez faire de sa maison.

Vous me traitez d'imposteur ! et pourquoi ? Dans votre manière de penser, j'erre ; mais où est mon imposture ? Raisonner et se tromper, est-ce en imposer ? Un sophiste même qui trompe sans se tromper n'est pas un imposteur encore, tant qu'il se borne à l'autorité de la raison, quoiqu'il en abuse. Un imposteur veut être cru sur sa parole, il veut lui-même faire autorité. Un imposteur est un fourbe qui veut en imposer aux autres pour son profit : et où est, je vous prie, mon profit dans cette affaire ? Les imposteurs sont, selon Ulpien, ceux qui font des prestiges, des imprécations, des exorcismes : or, assurément, je n'ai jamais rien fait de tout cela.

Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité ! Ne reconnaissant de droits que les vôtres, ni de lois que celles que vous imposez, loin de vous faire un devoir d'être justes, vous ne vous croyez pas même obligés d'être humains. Vous accablez fièrement le faible, sans répondre de vos iniquités à personne : les outrages ne vous coûtent pas plus que les violences ; sur les moindres convenances d'intérêt ou d'état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament et déshonorent sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange, et que l'infortuné se trouve sur leur chemin. Quand vous nous insultez impunément, il ne nous est pas même permis de nous plaindre ; et si nous montrons notre innocence et vos torts, on nous accuse encore de vous manquer de respect.

Monseigneur, vous m'avez insulté publiquement : je viens de vous prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable, et condamné à me faire une réparation aussi publique que l'offense l'a été. Mais vous tenez un rang où l'on est dispensé d'être juste ; et je ne suis rien. Cependant vous, qui professez l'Évangile, vous, prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j'ai fait le mien, je n'ai plus rien à vous dire, et je me tais.

Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect.

J.-J. ROUSSEAU. Motiers, le 18 novembre 1762.

FIN