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Creolica, 8 septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –

Marie-Christine Hazaël-Massieux

CREOLICA

A propos de Jeannot et Thérèse :

une traduction du Devin du village en créole

du XVIIIe siècle ?

8 septembre 2005, par Marie-Christine Hazaël-Massieux, Université de Provence

Je voudrais présenter ici quelques hypothèses concernant les textes anciens de la Caraïbe, en

intégrant et commentant un texte – nouveau par rapport à la série disponible -, texte re-

découvert récemment à Londres par Bernard Camier, musicologue

1

, qui m’a sollicitée pour la

lecture et la retranscription du manuscrit, puis pour son analyse linguistique. Nous avons

publié ce texte en Haïti, rendant ainsi à César ce qui est à César, dans la Revue de la Société

haïtienne d’Histoire et de Géographie

2

, avec quelques notes indispensables, mais je souhaite

faire ici des commentaires linguistiques plus abondants, en attendant la publication du texte et

son analyse complète dans le cadre de l’ouvrage en cours : Textes anciens en créole dans la

Caraïbe (à paraître dans la « Kreolische Bibliothek », dirigée par Annegret Bollée).

Il faut dire que ce texte, d’un dénommé Clément, était connu et évoqué à la fois par Moreau

de Saint-Méry

3

, par Fouchard, 1995

4

, et par G. Hazaël-Massieux

5

. L’œuvre retrouvée à

1

Bernard Camier a soutenu en 2004 une thèse sous la direction de Lucien Abenon (Université des Antilles-

Guyane) et Louis Jambon (Université de Paris IV) : « La musique européenne dans la société de Saint-Domingue

dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ».

2

B. Camier et M.C. Hazaël-Massieux, 2003 « Jeannot et Thérèse de Clément. Un opéra-comique en créole à

Saint-Domingue au milieu du XVIIIe siècle » : Présentation historique : Bernard Camier ; Restitution du texte et

notes linguistiques : Marie-Christine Hazaël-Massieux, in Revue de la société haïtienne d’Histoire et de

Géographie, n° 215, avril-septembre 2003, pp. 135-166. La pagination indiquée ici correspond à celle de l’article

en question.

3

Ainsi dans sa Description topographique physique, civile, politique, et historique de la partie française de l'Isle

de Saint-Domingue, 3 tomes, réédition Larose, 1958, pp. 363, 364, 880, 984, 985, 988, Clément est mentionné

assez longuement par Moreau de Saint-Méry qui le connaissait personnellement. Des journaux de l’époque tels

que les Affiches américaines, Supplément aux Affiches américaines, Moniteur colonial nous permettent d’avoir

des indications assez précises sur les représentations et les aventures dont a pu être victime Clément (vol de son

manuscrit).

4

Dans cet ouvrage, Le théâtre à Saint-Domingue, Haïti, Editions Henri Deschamps, réédité en 1988, dans un

chapitre intitulé « Le gros Clément » (et dans lequel Fouchard confond apparemment d’ailleurs deux

personnages répondant au nom de Clément)

5

Dans « Les plus anciens textes de créole français de la Caraïbe. Apport et fiabilité », Actas do XIX Congreso

International de Lingüistica et Filoloxia Románicas, Universidade de Santiago de Compostela, 1989, tome VI,

sección VII, Romania Nova, Fundación « Pedro Barrié de la Maza, Conde de Fenosa », La Coruña, 1994, pp.

781-812, Guy Hazaël-Massieux écrit : « Jean Fouchard, 1955, nous permet de savoir que l’on avait joué au Cap

1


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Londres ne lève pas tous les mystères : il semble après examen soigneux que le manuscrit

dont on dispose corresponde à la version de 1783 (il en existe une première version de 1758,

mais qui a été dérobée à l’auteur qui a dû reconstituer une version de son opéra : celle

apparemment à laquelle nous nous référons ici).

Quoi qu’il en soit, l’étude de ce texte, qui doit s’entourer de nombreuses précautions

méthodologiques, est pleine d’enseignements. D’abord probablement pour la datation des

créoles de la zone : par l’étude des formes grammaticales présentes – et le constat de

l’absence ici de certaines structures attestées ailleurs, et sans doute plus tardivement -, on est

amené à proposer de repousser vers l’extrême fin du XVIIIe siècle certains des textes en

créole de la Caraïbe, difficiles à dater parce qu’anonymes. C’est ainsi que « La Passion selon

St Jean »

6

, dont la date de rédaction n’a pu être établie avec certitude, mais qui apparaît écrite

dans un créole beaucoup plus élaboré que le texte de Clément, me semble devoir être

considérée comme postérieure ou au mieux contemporaine du texte de Clément et alors à

situer dans une autre zone géographique et dans un tout autre contexte sociologique.

Rappelons que Guy Hazaël-Massieux considérait ce texte comme « précoce » - fort d’ailleurs

des commentaires d’historiens qui, d’après le papier et la forme des graphies manuscrites,

proposaient de dater le manuscrit de la première moitié du XVIIIe siècle, tout en précisant

qu’il était possible d’utiliser une variété de papier pendant quelques décennies après sa

production. Guy Hazaël-Massieux, surpris cependant car il n’existe aucun texte créole d’une

certaine longueur avant 1750 (Lisette quitté la Plaine daterait de 1757), imaginait même dans

ces conditions de l’attribuer au Père Pierre Boutin, ou à son environnement (Pierre Boutin a

vécu de 1672 à 1742). Toutefois, cette datation nous semble de plus en plus improbable – il

faudrait sans doute revoir plus finement l’étude externe (papier, forme des lettres) – car à

l’examen de la langue, il nous apparaît de plus en plus que le texte doit dater des années 1780-

1790

7

. L’élément décisif en matière de datation serait la localisation géographique qui

permettrait de mieux attribuer les variantes à une zone : les évolutions des créoles peuvent se

révéler différentes d’une zone à l’autre.

Soulignons encore que la comparaison de divers textes fait déjà ressortir des traits qui

permettent d’opposer, dès la fin du XVIIIe siècle, des textes des Petites Antilles (la

« Passion… » en semblerait originaire), à des textes du Cap haïtien (comme le texte de

Clément qui est l’objet de cet article) et à des textes rapportés globalement à Saint-Domingue

une transposition en créole du Devin du Village de J.J. Rousseau, événement qui ne dut pas être isolé, puisque

nous retrouverons une représentation d’un texte identique de Baudot à Pointe-à-Pitre en 1856. » (1996, p. 74) : le

texte de Baudot n’est pas du tout identique, mais ne disposant pas du texte de Clément, G. Hazaël-Massieux ne

pouvait pas être plus précis à l’époque.

6

Texte retrouvé dans les années 1990 par François Moureau, professeur à l’Université de Dijon et confié à Guy

Hazaël-Massieux pour publication. Cet inédit de 11 pages a été publié, après la mort de Guy Hazaël-Massieux

dans la revue Etudes Créoles

, vol. XVII, n° 2, 1994, pp. 9-27, avec quelques notes de M.C. Hazaël-Massieux, rédacteur en

chef à l’époque d’Etudes créoles.

7

Jusqu’aux années 1990, l’idée que les créoles s’étaient formés très rapidement pour atteindre à peu près leur

état actuel dès le début (au bout de cinquante ans de colonisation disait R. Chaudenson) gênait les datations plus

précises dans la Caraïbe. Il semble à peu près démontré maintenant que les créoles se sont formés très

progressivement, par grammaticalisations successives, que d’ailleurs les évolutions se poursuivent comme dans

toutes les langues et que les différences nettes entre variétés dans la Caraïbe soient assez tardives (courant du

XIXe siècle, voire XXe siècle pour certains traits qui différencient le martiniquais et le guadeloupéen).

L’isolement relatif d’Haïti à partir de 1804 peut expliquer une évolution sans doute un peu séparée au cours des

XIXe-XXe siècles, mais qui reste lente au regard de ce que l’on imaginait primitivement quand on évoquait des

créoles constitués dès l’origine. Par ailleurs, on sait que dans le Nord d’Haïti les formes grammaticales restent

plus proches de celles que l’on trouve dans les variétés des Petites Antilles.

2


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(comme ceux des Idylles ou essais de poësie créole par un colon de St-Domingue, 1811, que

nous étudierons plus longuement ailleurs), sans doute alors originaires de Port-au-Prince.

Enfin, on découvre un vocabulaire particulier et un univers sémantique nouveau du fait de

l’adaptation que subit l’opéra de Rousseau : la transposition dans l’univers de Saint-

Domingue, les allusions aux realia de l’époque, sont l’occasion de confirmations ou de

découvertes sur la vie dans les colonies au XVIIIe siècle.

Jeannot et Thérèse de Clément se présente comme un « opéra » en vaudevilles, avec sept

scènes ; l’œuvre est sous-titrée précisément « parodie nègre du Devin du village » : il faut

entendre par là que l’on n’a pas effectivement une véritable traduction mais une adaptation,

assez souple, du texte de J.J. Rousseau. Rappelons que le Devin du village de Rousseau est

daté de 1752. On ne peut exclure d’ailleurs, en comparant les textes, que Clément ait été

également inspiré par le Bastien et Bastienne de Mme Favart

8

, parodie de Rousseau « en

patois » qui date de 1753.

Dans un opéra « en vaudevilles », comme a pu le démontrer B. Camier qui a retrouvé et noté

tous les airs employés dans l’opéra, ce sont des airs bien connus à l’époque qui servent de

support aux propos échangés par les personnages. Ces personnages sont ainsi présentés :

• Jeannot amant de Thérèse

• Thérèse amante de Jeannot

• Simon magicien

• Nègres et négresses dansants

Si l’intérêt au plan musicologique semble mince, aux dires mêmes de B. Camier, si par

ailleurs la mise en regard directe du texte de Clément et du texte de Rousseau est également

peu significative car à part une thématique commune, les traitements sont malgré tout fort

différents sur le plan linguistique, l’œuvre présente pour nous, linguistes et créolistes, un très

grand intérêt. Il s’agit de toutes façons d’un texte assez précoce dans l’histoire des textes

créoles (1783 vraisemblablement, cf. ci-dessous), bien situé géographiquement (Clément est

installé au Cap en Haïti, et c’est là qu’ont été données les principales représentations de la

pièce) : l’analyse grammaticale détaillée est prometteuse, et a priori confirme d’ailleurs

l’hypothèse que nous avancions dans un article antérieur

9

, à savoir que, en remontant dans le

temps, on constate que des formes, maintenant parfaitement séparées, différenciées dans les

créoles de la Caraïbe, sont toutes mêlées à l’intérieur d’un même texte, parfois de la même

phrase, montrant ce qui se passe dans une langue avant tout phénomène de

grammaticalisation

10

et de stabilisation qui amène à retenir et à organiser certaines formes aux

détriments d’autres. Avant la grammaticalisation, ce sont des éléments lexicaux qui coexistent

(même s’ils ressemblent aux morphèmes grammaticaux qu’ils deviendront) et les auteurs ne

voient aucune raison de choisir une forme plutôt qu’une autre – d’où notre impression qu’ils

choisissent de façon aléatoire : dans certains textes anciens, on peut trouver ainsi tantôt « -

moé », tantôt « a moé » comme possessif, nous verrons que peuvent se remplacer aussi bien

« va » que « lé/allé » comme marques du futur, et que l’on peut même dans le même texte

trouver des futurs « morphologiques » (comme « diré »).

8

Titre exact de cette œuvre dont la première édition est de 1753 : Les amours de Bastien et Bastienne : parodie

du «Devin du village» / par Mme Favart et Mr. Harny.

9

Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000.

10

Sur cette notion, on se reportera bien sûr à Kriegel, 2003, mais également à Lehmann, Christian [1982], 1995a.

3


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1) Datation et localisation du texte

Cette parodie du Devin du village de J.J. Rousseau, œuvre lyrique originale de 1752, est

attestée à Saint-Domingue quelques années seulement après la création de l’œuvre en France,

soit en 1758. Jeannot et Thérèse (on retrouve sans doute dans le titre une allusion directe à

Jean-Jacques et Thérèse Levasseur) a été l’objet de nombreuses représentations et a connu une

vogue durable et une popularité générale (avec des représentations au Cap, à Port-au-Prince, à

Léogane, etc.). Ces représentations sont signalées dans la presse, en particulier dans les

Affiches américaines ou Suppléments aux affiches américaines

11

. C’est d’ailleurs par ces

annonces que l’on apprend la mésaventure qui est arrivée à l’auteur, un dénommé Clément,

dit « comédien du Cap », et certainement personnage haut en couleur de la vie artistique

locale. De fait, si l’œuvre est mentionnée dès 1758, c’est au début des années 1770 que l’on

trouve la première annonce d’une représentation de la parodie créole dans la presse.

Ce Clément semble avoir écrit d’autres œuvres en créole et en français, mais qui ont disparu,

dont sans doute un roman. On ne sait pas grand chose de lui, sauf qu’il était un blanc créole,

et les indications apparemment nombreuses, données par Fouchard

12

, ne concordent pas

toujours avec celles données par Moreau de St-Méry, probablement plus sûres puisqu’il

signale ses rencontres avec Clément qu’il connaissait bien et fréquentait. Fouchard mêle sans

doute dans le portrait de son Clément plusieurs personnages qui portaient peut-être d’ailleurs

le même nom, mais notre auteur n’est vraisemblablement pas le Claude Clément mentionné

par Fouchard. Si l’on en croit Moreau de St-Méry l’auteur de la pièce a connu de grandes

difficultés financières - ce qui est d’ailleurs confirmé par certaines annonces dans la presse -

mais ceci précisément ne correspond guère à ce qui est dit par Fouchard : il présente son

Clément comme ayant très bien réussi, après des difficultés momentanées (il faut bien pour

Fouchard justifier le couplet cité par Moreau de Saint-Méry concernant les malheurs de la

troupe grugée par un certain Charpentier qui aurait pris la direction de la troupe, l’entraîna à

frôler la faillite et disparut avec tous les habits et décors)

13

. Fouchard dit de son « gros

Clément » :

« … il vit heureux. La fortune lui a souri. Les cachets de la Comédie, ses droits

d’auteur, le bénéfice des représentations à son profit et sans doute aussi de petits

négoces lui ont permis de devenir propriétaire à la longue de quatre immeubles […]

Cette agréable existence, à l’abri des soucis et dans le réconfort d’une carrière

triomphale se poursuit […] jusqu’au mois d’août 1791 [où a lieu la révolte des esclaves

qui marque la ruine de Clément]. »

14

L’annonce de la représentation du 6 février 1781 dans le Supplément aux Affiches américaines

est ainsi libellée :

« Thérèse et Jeannot, parodie créole du Devin du village par M. Clément, comédien du

Cap avec la Dame Acquaire dans le rôle de Thérèse, le sieur Acquaire dans celui de

Jeannot et le sieur Goulard dans celui de Papa Simon. Le décor représentera une place à

vivre avec la hutte de papa Simon. A la fin le Sieur Acquaire dansera un pas créole. »

11

1764-1791, Port-au-Prince, Le Cap.

12

Fouchard, 1988 : Le théâtre à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Deschamps, 294 p. [1

ère

éd. 1953].

13

Moreau de Saint-Méry, op. cit., pp. 988-989.

14

Fouchard, 1988, p. 246. Il est possible aussi que Moreau et Fouchard insistent chacun sur des périodes

différentes de la vie de Clément, d’où l’image de sa misère donnée par le premier, tandis que le deuxième insiste

sur son opulence.

4


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Un passage de Moreau de Saint-Méry concerne les rapports de Rousseau avec Saint-

Domingue. Il rapporte effectivement une anecdote sur Rousseau qui commente, avec un ton

méprisant, une représentation qu’on lui signalait à Saint-Domingue. L’auteur genevois ne

pouvait ignorer le succès de cette pièce mais n’était sans doute pas heureux d’être joué par des

amateurs et qui plus est parodié en créole :

« M. de Bory, gouverneur-général, trouvant Rousseau au café de la Régence à Paris,

crut lui faire un compliment en lui disant : « J’ai vu jouer votre Devin du village au Cap-

Français » - Tant pis pour vous lui répondit le sévère Jean-Jacques, qui n’avait sans

doute pas mis au rang des béatitudes théâtrales, celle d’être joué par des amateurs. »

15

Il semble en outre que, de façon indirecte, Rousseau ait entretenu un lien avec Saint-

Domingue, lien dont la teneur exacte ne peut encore être précisée. Dans le volume II des

Oeuvres complètes (La nouvelle Héloïse – Poésies – essais littéraires) de la Pléiade qui

contient Les consolations des misères de ma vie (œuvre classée comme chanson, poésie), les

éditeurs Bernard Gagnebin et Marcel Raymond précisent (p. 1908) que cette « romance

reprend un thème familier à Rousseau, celui-là même du Devin du Village ». De fait pour ma

part, j’étais plutôt sensible à une ressemblance avec « Lisette quitté la plaine »

16

. Or dans un

article récent, Jean-Paul Hervieu

17

qui a été longtemps archiviste en Guadeloupe signale que

le Marquis de Flamanville avait demandé à Rousseau de mettre en musique la chanson

« Lisette quitté la plaine » (probablement en 1776) ! Rousseau dont on connaît les constants

besoins d’argent l’a apparemment fait (dans son article Jean-Paul Hervieu donne la première

strophe avec musique de « Lisette ») ; le recueil posthume (publié en 1781 après la mort de

Rousseau) intitulé Les consolations des misères de ma vie, qui livre des poésies et chansons

donne une version française fort arrangée de « Lisette », qui s’appelle désormais Lucille :

celle dont les éditeurs du volume de la Pléiade disent qu’elle est inspirée du Devin du Village.

Ce poème commence :

« Il est donc vrai, Lucille,

Vous quittez le hameau.

Cherchez-vous à la ville

Quelque hommage nouveau ? »

Certes le thème n’est pas vraiment différent de Jeannot et Thérèse qui a été inspiré par Le

Devin du Village – c’est un thème classique de l’époque – et cela explique la remarque des

15

Description de la partie française de l’Ile de Saint-Domingue, 1797, rééd. Larose, 1958, p. 344, note.

16

Poème bien connu : un des tout premiers textes en créole au XVIIIe siècle, attribué à un certain Duvivier de la

Mahautière qui l’aurait écrit en 1757, mais les versions que l’on en connaît sont plus tardives : Lisette est cité par

Moreau de Saint-Méry, toujours lui, mais également dans une version un peu différente par Ducoeurjoly, dans le

Manuel des habitans de Saint-Domigue, et quelques autres auteurs. Tardivement (fin XIXe siècle), la version

donnée par Thuriaut est encore différente, avec des corrections qui manifestent l’évolution du créole

martiniquais. Il est donc possible que Duvivier de La Mahautière ne soit pas lui-même l’« inventeur » de ce

poème et qu’il ait noté les paroles d’un poème qu’il avait recueilli dans la tradition orale, qui circulait dans cet

univers créole, et qu’il avait peut-être lui-même déjà modifié ou dont il avait peut-être interprété les paroles

(d’où les « fautes » présentes dans la version que publie J.P. Hervieu - fautes que souligne l’archiviste qui

connaît les versions que j’indique ci-dessus et auxquelles il se réfère) : c’est une hypothèse de ce type d’ailleurs

que présente Deborah Jenson dans son article « Polyphonie sociale dans la poésie créole de Saint-Domingue

(Haïti) », in Langue et identité narrative dans les littératures de l’ailleurs. Antilles, Réunion, Québec, sous la

direction de Marie-Christine Hazaël-Massieux et Michel Bertrand, Publications de l’Université de Provence,

« Langues et Langage », 2005, pp. 171-196. L’article de D. Jenson porte essentiellement sur la version de Lisette

retrouvée également dans les Idylles et Chansons, texte anonyme de 1811.

17

Paru dans le Bulletin des Archives de la Manche***

5


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éditeurs dans la Pléiade. Mais il est vraisemblable que la chanson « Lisette quitté la plaine »

18

a aussi – et peut-être plus encore – été à la source de ce texte des Consolations des Misères de

ma vie !

Si la localisation à Saint-Domingue, et plus précisément au Cap, de l’œuvre de Clément ne

peut être remise en question, on peut malgré tout s’interroger sur l’origine de l’auteur : était-il

né au Cap, locuteur natif du créole ? Si l’œuvre est « parodique » par rapport à Rousseau, il ne

semble pas que la langue soit elle-même une parodie du créole : on y retrouve nombre de

traits, comme nous le verrons, qui sont attestés dans des œuvres de la même époque. Mais il

semble toutefois que par comparaison, « La Passion selon St Jean », texte anonyme qui a dû

être écrit vers la même époque, comme nous le disions, représente un créole « plus élaboré »,

c’est-à-dire qui s’est davantage écarté du français. Cela tendrait à en faire

• soit une œuvre plus tardive que l’œuvre de Clément et/ou provenant d’un autre lieu

• soit à noter dans Jeannot et Thérèse l’usage d’un créole plus proche du français, peut-

être en raison d’un usage moins « basilectal » qui pourrait être le fait d’un non-natif ou

d’un personnage dont la culture française freine certaines libertés dans l’écriture,

rendant assez peu compte de la prononciation réelle – que toutefois la rime et la

versification aident parfois à supposer.

Comme il semble très difficile de repousser la « Passion » au-delà de la fin du XVIIIe siècle,

on peut penser que cette deuxième hypothèse mérite de retenir toute notre attention et qu’elle

a pour conséquence de démontrer en quelque sorte l’existence de variétés différentes de créole

dès l’origine dans la même région, si ce n’est dans un même territoire

19

. Le trop petit nombre

de textes dont on dispose à cette époque ne permettent pas de conclure avec précision et de

façon catégorique.

Il faut ajouter en outre la curieuse aventure qui est arrivée à Clément et qui fait s’interroger

sur le fait que l’œuvre dont nous disposons, accessible à Londres dans une subdivision du

fond de la Haute Cour de l’Amirauté anglaise, contenant les papiers privés saisis en mer

(HCA 30/213 à HCA 03/440) serait effectivement de la main de Clément.

« …cette parodie du Sieur Clément de 1758 qui la fit jouer pour la première fois la

même année sur le théâtre du Cap avec succès. Quelques jours après la représentation

un amateur de nouveautés dramatiques mais peu délicat sur les moyens de se le procurer

vint faire une visite à l’Auteur dont celui-ci paya l’agrément par l’escamotage du seul

manuscrit qu’il avait conservé. Depuis cette époque ce pauvre manuscrit passa de main

en main comme la fiancée du Roi de Garbe, tomba entre celles d’un caboteur qui, versé

dans le style de Papa Simon, fut content de porter avec lui de quoi l’amuser dans sa

navigation du Nord au Sud. Ainsi, de rivage en rivage, Jeannot et Thérèse sont parvenus

aux trois spectacles du bas de la Côte qui tour à tour et à plusieurs reprises en ont tiré le

meilleur parti possible. L’auteur a eu beau écrire pour avoir une copie dudit manuscrit

on a tout gardé, semence et récolte […] Enfin une honnête personne de cette ville,

18

Nous en rappelons la première strophe – selon la version transmise à Rousseau :

« Lisette quitté la plaine

Moi perdi bonheur à moi

Yeux à moi semblent fontaine

Dipis moi pas miré toi »

19

Rien ne permet de localiser très précisément « La Passion », même si G. Hazaël-Massieux, pour des raisons

liées au contexte missionnaire, a pu proposer de situer l’écriture de cette œuvre à St-Christophe, mais sans être

sûr que le Père Boutin auquel il s’intéressait comme auteur possible ait même pu s’y trouver.

6


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instruite de ses recherches, a eu la bonté de lui en donner un exemplaire tel qu’on l’avait

reçu, tronqué mal écrit et plein de lacunes. Le Sieur Clément a donc revu et corrigé son

opuscule négro-dramatico-lyrique et l’a augmenté d’un accompagnement de basse,

violons et de deux duos

20

afin de le faire reparaître sur son théâtre natal, avec de

nouveaux agréments, aux yeux d’un public dont il a plus d’une fois éprouvé

l’indulgence et à qui il doit tout son zèle. » (Commentaire des Affiches américaines lors

de l’annonce d’une représentation, le 18 janvier 1783).

La version disponible serait de fait la 2

e

version (1783) : la présence de « timbres » nouveaux,

inconnus avant 1760, tel notamment « Babet que tu es gentille »

21

semble exclure que l’on ait

affaire à la version dérobée à Clément qui datait de 1758, mais bien plutôt à celle qu’il a

reconstituée à partir de documents fournis par une personne de son entourage qui avait sans

doute assisté à des représentations.

2) Eléments concernant la langue du texte

Ces points d’histoire ayant été signalés, il nous importe ici d’essayer de décrire les traits

linguistiques principaux caractérisant le texte et ainsi d’apporter une contribution à l’étude du

créole du XVIIIe siècle dans la Caraïbe.

Nous avons pu ailleurs rappeler les précautions méthodologiques pour l’approche des textes

anciens

22

: nous n’y reviendrons pas directement ici. Nous rappellerons simplement que les

textes anciens ne nous donnent accès qu’à de la langue écrite, parfois marquée par l’origine de

l’auteur (nous avons vu que Clément est un blanc créole

23

, qui a appris à écrire bien sûr en

français !) et par le genre littéraire (théâtre ici, qui répond à des contraintes particulières, mais

l’on a aussi, dans ces époques reculées, des textes évangéliques, de la poésie, etc.). On ne peut

donc prétendre trouver toutes les variétés de créole, mais seulement certaines variétés.

Comme toutefois, les variétés orales et populaires sont irrémédiablement perdues, il faut bien

se contenter de ce que l’on a et chercher malgré tout à en tirer le maximum.

Quelques points concernant graphies et prononciation

Nous avons indéniablement affaire à du créole. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours les graphies

qui permettent le mieux de mesurer les écarts entre le français de l’époque et la langue du

texte. On sait que les graphies du XVIIIe siècle sont moins « fixées » qu’à notre époque, et

certaines des notations de l’auteur pourraient n’être que la conséquence de ce fait. Quelques

remarques s’imposent toutefois pour une interprétation correcte des faits graphiques dans ce

manuscrit – faits qui parfois d’ailleurs révèlent des données phonétiques et indiquent des

points caractéristiques de ce créole :

- toutes les lettres ne sont pas représentées : on trouve « vou », à côté de « vous »,

« faire », mais également « fair » ; si l’on a souvent « pé » (pour peut/pouvoir) on a

aussi une fois « paie » (sc. 2, p ; 151) : « vous paie voir li » = vous pouvez le voir, qui

20

Effectivement présents dans notre version.

21

Information aimablement communiquée par Bernard Camier et qui sera l’objet de commentaire dans sa thèse

de musicologie.

22

Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2005 : "Les développements du créole aux XVIIIe-XIXe siècles et jusqu’à nos

jours dans les îles de la Caraïbe" in Le Monde créole. Peuplement, sociétés et condition humaine. XVIIe-XXe

siècles, Mélanges offerts à Hubert Gerbeau, sous la direction de Jacques WEBER, Les Indes savantes, Paris,

2005, pp. 179-194.

23

Les textes les plus anciens en créole sont toujours écrits par des blancs, les seuls à savoir écrire au XVIIIe

siècle.

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montre bien les incertitudes de l’auteur ; on a aussi des notations comme « cré »

(croire), « dré » (droit), ou encore « quarquier » (quartier), « mequié » - mais aussi

« métié » (métier) et même parfois sont ajoutées des lettres qui ont pour vocation de

marquer une prononciation particulière : à côté de « moi » qui ne nous indique

malheureusement rien directement sur la prononciation

24

, on trouve la graphie

« moins » (« ba moins secret », scène 4), très significative puisqu’elle indique la

prononciation réelle, c’est-à-dire la tendance à la nasalisation de [mwe], même si le

« s » de « moins » est ici parfaitement inutile (mais l’auteur se laisse entraîner par le

modèle français !). Nous verrons cependant comment et pourquoi on peut penser que

la plupart du temps c’est la prononciation [mwa] qui est en usage dans le texte de

Clément.

- On ne s’étonnera pas des frontières de mots incertaines : « moi bali calin », qu’il

convient bien sûr d’analyser « moi ba-li calin » = litt. je lui donne un calin.

- Les accents aigus ou graves sont parfois représentés sur le manuscrit, parfois non, et

ils ne sont pas toujours placés comme on l’attendrait : Alors que conné n’apparaît que

sous cette forme, faut-il penser qu’il y a à distinguer entre un « gagne » et un

« gagné/gagner » ?

- On n’a aucune ponctuation - ce qui complique souvent la lecture et même parfois

l’interprétation : heureusement que la notation théâtrale par lignes successives (avec

des vers) permet de restituer les unités principales : « moi lé trouvé papa Simon / li

guéri moi ouanga li bon » = j’ai été trouver Papa Simon ; il m’a guéri ; son remède

était bon. Certains passages restent cependant difficiles à interpréter : pour « dans

quior moi miré », on pourrait lire « dans quior-moi, miré ! » regardez dans mon cœur,

ou bien « dans quior, moi miré » : je regarde dans le cœur, je sais lire dans les cœurs.

C’est le contexte qui permet de penser que c’est la deuxième interprétation qui est à

retenir.

Le verbe

On notera bien sûr le caractère quasi-invariable de la base verbale : « Vous pas conné »,

« moi palé cherché toi querelle », avec toutefois une difficulté : la notation extrêmement

imprécise des accents ne permet pas de savoir si l’on a vraiment partout la forme en « -é », car

pour certains verbes la notation sans accent apparaît : gagne / gagné, songe / songé : aucune

répartition ne semble en tout cas justifier une opposition : les formes avec accent ou sans

accent noté semblent arriver de façon parfaitement aléatoires, et pour certains verbes on a

toujours la forme de l’infinitif (ex. voir, sans variation) ou une forme conjuguée invariable (cf.

conné). La « conjugaison » s’effectue grâce à des particules antéposées à cette base, qui

retransmettent, comme en créole contemporain, certaines valeurs temporelles ou aspectuelles.

La négation

On notera toutefois déjà comme marqueur créole significatif la place de la négation, toujours

placée avant le verbe « moi pas savé changé » (sc. 2, p. 150) = je ne sais pas changer, « vous

pas doit flatté volage » (sc. 2, p. 153) = vous ne devez pas flatter le volage, « vous pas gagné

bouche » = litt. vous n’avez pas de bouche (« Vous avez perdu votre langue ! » Thérèse

expliquant à Simon, sc. 2, qu’elle reste « farouche » à l’égard des autres garçons qui lui

reprochent de ne pas parler) – et ceci systématiquement. Toutefois deux cas d’exception,

24

On peut regretter que la graphie « moé » souvent présente à l’époque ne soit nulle part retenue dans Jeannot et

Thérèse, ou « moa » si comme nous le pensons (voir remarques ci-dessous) Clément prononce [mwa] à la

différence de bien des auteurs créoles de cette époque.

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relevés souvent par les auteurs qui se sont intéressés à la négation créole

25

, permettent sans

doute de mieux comprendre comment cette place, étonnante au regard de l’ordre français, a

été attribuée à la négation en créole ; on trouve ainsi :

« mal moi n’a pas pour rire » = mon mal n’est pas une plaisanterie (p. 150)

ou encore « na pas faire trop malice » (sc. 2, p. 154).

« napas barassé malhor layau » (sc. 4, p. 158) = ne t’embarrasse pas de ces tracas

Ou encore : « faut pas vous si chagrin » = il ne vous faut pas avoir de la peine (sc 2, p. 150),

« faut pas toi manqué courage » (sc. 4, p. 159) = il ne te faut pas manquer de courage

et quelques autres.

Rappelons qu’en français le « pas » (2

e

partie de la négation) suit le verbe simple : « il mange

pas », même quand la première partie (ne) est omise ; en revanche il s’intercale entre

l’auxiliaire et le participe passé : « il (n)a pas mangé, « il est pas parti ». Les formes attestées

en créole de la Caraïbe amènent donc à supposer une base avec auxiliaire comme point de

départ de l’évolution (le « n’a pas » ici dans Jeannot et Thérèse en est la preuve) ; mais cet

auxiliaire va disparaître dans certains cas et progressivement. Ce phénomène est confirmé en

outre par la valeur accomplie de la forme « i manjé » = il a mangé (ou il a été mangé, selon le

contexte), « i pati » = il est parti. Par la suite et progressivement (on est à ce stade dans

Jeannot et Thérèse), de nouvelles particules se mettent en place juste devant le verbe, sans

entraîner le déplacement de la négation, dont la place est désormais fixée dans le cadre de la

phrase créole et du système créole dont les règles grammaticales sont alors constituées : i ka

pati / i pa ka pati (il part, il ne part pas). On a ainsi dans le texte de Clément : « jamais moi pas

lé séparé » (sc. 5, p. 159) = jamais, je ne vais m’en séparer, « moi palé cherché toi querelle /

jouq tant mort vini tien ben nous » (sc. 6, p. 165) = Je ne te chercherai pas querelle, jusqu’à ce

que la mort nous prenne

26

.

La formation avec leurs valeurs propres de ces particules, probablement issues matériellement

aussi du français (cf. ci-dessous nos remarques sur allé/lé), est d’ailleurs une autre histoire,

mais c’est une histoire créole, et non pas française – qui donc n’a pas de conséquence sur la

syntaxe créole déjà mise en place

27

: lorsque les formes sont empruntées sans analyse au

français (structures figées), elles se maintiennent dans l’ordre français : c’est le cas de

« faut/fo », ou encore de « n’a pas » ; à partir du moment où les formes périphrastiques se

structurent dans le créole, elles s’opposent les unes aux autres, se mettent en place les unes

par rapport aux autres, avec souvent réduction du signifiant – qui ne permet pas toujours de

retrouver aisément l’origine – et structuration en système des signifiés ; elles occupent alors la

place qui leur est attribuée dans la « conjugaison » créole, c’est-à-dire immédiatement avant la

base verbale, après le pronom sujet et après une éventuelle négation qui porte sur l’ensemble

« particules préverbales + base verbale »… et l’ensemble du système verbal créole peut alors

se développer, se complexifier.

En revanche lorsque (tant que ?) les structures avec « auxiliaires » français sont maintenues,

on a bien postposition de la négation après l’auxiliaire, d’où les formes « n’a pas / napas » et

« faut pas » (dans notre texte), en quelque sorte comme structures figées – encore attestées à

l’époque contemporaine dans certains créoles où elles demeurent. On a par exemple « fo pa »

à l’exclusion de *« pa fo » dans les Petites Antilles ou en Haïti !

25

On citera Guy Hazaël-Massieux, 1976, p. 175 sq. et Daniel Véronique, 2003.

26

Le nombre relativement faible des particules préverbales dans le texte (cf. ci-dessous), et leur faible

structuration (caractéristique d’un créole en ces débuts), permettent de comprendre que l’on en a encore moins

avec marqueur négatif. Mais la présence au moins de ces formes avec « lé » confirme l’établissement progressif

d’un système avec des structures verbales créoles sous la forme pronom + nég. + partic. préverbales + base

verbale (invariable).

27

Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2005, « Les français populaires contre la norme. Regards sur la genèse des créoles

au XVIIe siècle », à paraître dans les Actes des journées franco-allemandes d’Aix-en-Provence : une version

provisoire est en ligne http://creoles.free.fr/articles/colloquetransgressions.pdf

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Dans ce texte de Clément on a peu de particules temporelles ou aspectuelles : de fait

n’oublions pas que le théâtre n’est pas très propice à une importante variation temporelle ! La

tendance est bien sûr à l’unité de temps, qui explique la présence dominante du « présent » ou

de « l’accompli », qui sont précisément à cette époque non marqués

28

(c’est-à-dire que le

verbe nu est chargé de ces valeurs, en l’absence de toute particule qui marquerait une

signification particulière). Ainsi on a :

Zami à moi li perdi

Moi pas conné oué ti li

= Mon ami est perdu / Je ne sais pas où il est (p. 145)

Jeannot vou allé

Qui ça vou gagné

= Jeannot tu es parti / qu’est-ce que tu as gagné ? (p. 146)

vous quitté moi ci

= tu m’as laissée ici (p. 146)

(toutes ces phrases sont issues de la scène première).

« si moi crié moi ben raison » (sc. 2, p. 147) = si je crie j’ai bien des raisons

On voit qu’en fonction du contexte l’interprétation est tantôt donnée par un présent français

tantôt par un accompli (passé composé)

« tout ça Thérèse raconté / Jeannot li dir moi l’aut côté » = tout ce que Thérèse m’a raconté,

Jeannot me l’a dit de l’autre côté (par ailleurs), (sc. Troisième, p. 154)

Mais on a dans Jeannot et Thérèse quelques marques préverbales qu’il convient maintenant

d’examiner.

Quelques passés (de fait pour marquer l’antériorité) :

« Si moi té vlé gagné la tendresse » = si je voulais obtenir l’affection… (sc. 2, p. 152)

« li té fair moi la révérence » = il me faisait une salutation (p. 152)

La particule « té » reste en usage comme marqueur de l’antériorité en créole haïtien et dans

les Petites Antilles.

Quelques attestations de « après » (avec une valeur de « progressif ») :

« qui ça vous apres cherché » (qui est-ce que vous êtes en train de chercher) (sc. 6, p. 160)

« c’est malice vous apres faire » (c’est une mauvaise chose que vous êtes en train de faire (sc.

6, p. 162)

« vous cré donc moi ben soucié / façon la vous après faire » (vous me croyez donc bien

soucieux de ce que vous êtes en train de faire) (p. 163)

« tout ça nous apré faire » (tout ce que nous sommes en train de faire) (sc. 6, p. 165)

Nous avons ici sans doute certaines des toutes premières attestations de « après » qui va

progressivement devenir « ap » en créole haïtien

29

.

Le « qua »

28

En créole contemporain, l’accompli est non marqué, du moins pour les verbes d’action, le présent suppose

généralement la présence d’une marque : ap (en créole de Port-au-Prince, Haïti), ka (en créole des Petites

Antilles – dont beaucoup de traits se retrouvent dans le créole du Cap).

29

On trouve « après » plusieurs fois attesté avec cette valeur chez Ducoeurjoly. Ex. : p. 379 : « Nous sommes à

locher la seconde cabane ; demain nous les planterons, et ferons les fonds qu’il traduit : « Nou après loché

deuxième cabanne. Démein nou va planté yo, et nou va faire fonds. »

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Nous avons déjà souligné dans les textes anciens l’indétermination de nombreux morphèmes

grammaticaux, plusieurs variantes qui ne se rencontrent plus dans un même créole

aujourd’hui, se trouvant simultanément dans un texte avec des valeurs voisines ou identiques.

On trouve dans Jeannot et Thérèse une fois « qua » [ka] (dans la bouche de Jeannot à la scène

sixième, p. 161) :

« Vous n’a qua parler ma chere »

Littéralement : « Vous n’avez qu’à parler ma chère »,

Il s’agit sans doute là d’un premier usage d’une forme qui va, notamment au Cap (ville de

Clément) et bien sûr dans les Petites Antilles l’emporter comme forme du progressif. La

structure ici est en quelque sorte figée « n’a qua », mais l’on peut imaginer la récupération de

« qua » ultérieurement, en dehors du contexte négatif, pour donner le progressif des Petites

Antilles et du Nord d’Haïti

30

. Dans « La Passion », « qu’a » est parfaitement attesté, et de très

nombreuses fois : « nous qu'a badiné, nous qu'a ris, nous tous qu'a palé » = nous nous

amusons, nous rions, nous parlons tous… Chez Marbot, « ka » est la seule forme retenue pour

le progressif (désormais écrit ainsi). Dans la « Parabole de l’enfant prodigue » (Port-au-

Prince, 1831), la forme « après » est la seule

31

.

Le futur est, quant à lui, marqué par diverses formes ou périphrases qui attestent qu’il n’est

pas encore totalement fixé. On trouve même encore des traces d’un futur ou conditionnel

morphologique : sré, diré :

« quand meme toi sré pi belle » (p. 146, sc. 1) : quand bien même tu serais plus belle

« Oui parol’la vous diré… » (p. 162 sc. 6 ) : « toute parole que tu diras, tout ce que tu

diras… »

On soulignera surtout la présence de « allé/lé » (en distribution complémentaire presque

parfaite) pour indiquer le futur ; la forme « lé »

32

n’apparaît qu’après le son [a], c’est-à-dire

seulement dans les deux contextes suivants : « pas lé » ou « moi lé » - ce qui indique par la

même occasion que « moi » est sans doute prononcé [mwa] par Clément)

33

(hors du cas

unique, « moins », signalé plus haut : « ba moins secret », scène 4). L’intérêt exemplaire de

ces diverses marques de futur est tel que nous présenterons les exemples presque

exhaustivement.

• Attestations de lé :

- Avec « moi » :

30

A l’heure actuelle, dans la plupart des régions d’Haïti et notamment à Port-au-Prince, c’est « ap » (> après) qui

marque ce progressif : m’ap palé = je parle, je suis en train de parler ; en revanche au Cap haïtien « ka » est

largement attesté et permet même typiquement d’identifier un locuteur du Nord d’Haïti ; dans les Petites Antilles

on trouve « ka » : moin ka palé = je parle, je suis en train de parler. On oppose classiquement les créoles à « ka »

aux autres dans la Caraïbe. A l’époque de J et T, les marques TMA sont en cours d’élaboration et de

spécification. On peut donc trouver des variantes qui s’excluront par la suite et relèveront de systèmes

linguistiques différents.

31

Une édition de ce texte est accessible sur le site : http://www.battlebridge.com/wcs/french-creole.htm.

32

A bien distinguer de « vlé » (vouloir) également attesté, par exemple : « si pour vous moi vlé travaillé, c’est

pour agnin commère », p. 148, sc. 2).

33

Cette prononciation de « moi » par [mwa] constitue sans doute un indice significatif quant à l’origine sociale

(et géographique ?) de Clément. Si l’on en croit J. Picoche et C. Marchello-Nizia, 1991 : Histoire de la langue

française, Nathan, p. 191 : « Dans la majorité des cas, /wE/ se maintient, hésitant dès le XIIIe s. entre /we/ et

/wε/. Le timbre ouvert l’emporte au XVIe s. Une prononciation populaire, plus ouverte encore, /wa/ apparaît à

Paris dès le début du XIVe s. Tenue pour vulgaire – c’est la première fois que nous voyons intervenir la notion

de « niveau de langue » en phonétique – elle est combattue par les grammairiens du XVIe et du début du XVIIe

s. Mais Hindret (1687) constate qu’il y a beaucoup d’honnêtes gens, à la cour et à Paris, « qui disent du bouas,

des nouas, trouas, mouas, des pouas, vouar ». » On sait que parallèlement la prononciation mwè s’est maintenue

encore longtemps dans les campagnes françaises (XIXe-XXe siècles).

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« jouq tant moi lé ba vous l’argent » (sc. 2, p. 148) = jusqu’à ce que je te donne (dans le futur)

de l’argent ;

« moi lé babillé » (Papa Simon de Jeannot, sc. 2, p. 153) : je vais le semoncer

« couté ça moi lé dir vous » (sc. 2, p. 153) (écoutez ce que je vais vous dire) ;

« moi lé servi toi ben comm y faut » (sc. 4, p. 158) (je vais te rendre service),

« moi lé conné ça qui doit rivé toi » (je vais savoir ce qui va t’arriver) (sc. 4, p. 158)

- Avec la négation « pas » cela donne :

« jamais moi pas lé séparé » (sc. 5, p. 159 = jamais je ne me séparerai)

« moi pas lé songe si vous fiere (p. 163) = je ne veux pas songer si vous êtes fière

« moi palé cherché toi querelle / jouq tant mort vini tien ben nous » (sc. 6, p. 165) (Je ne te

chercherai pas querelle, jusqu’à ce que la mort nous prenne)

Il convient de souligner de fait des incertitudes graphiques. On a :

« moi p’allé (qui pourrait être noté « pas lé » ?) manqué richesse » = je ne vais pas manquer

de richesse (scène seconde, p. 152).

Si « lé » se retrouve dans un contexte d’accompli dans les déclarations faites par Jeannot à

Thérèse à la scène 6, c’est sans doute parce que « lé » est ici utilisé avec le sens plein de

« aller » : « moi lé trouvé papa Simon / li guéri moi ouanga li bon » (je suis allé trouver papa

Simon, il m’a guéri, son ouanga était bon) – raconté par Jeannot ; cette interprétation

s’impose d’autant plus qu’immédiatement après, alors que Thérèse lui a dit que Simon ne peut

la guérir elle, Jeannot continue : « moi conné mal à vous ben / moi le gueri li commere / pour

vous moi bon medecin… » (je connais votre mal / je vais le guérir, mon amie / pour vous je

suis un bon médecin) (p. 161).

En contradiction apparente avec ces exemples où « moi » semble entraîner toujours « lé », on

a pourtant deux attestations de « allé » avec moi ; dans les deux cas, la nécessité de respecter

le nombre de pieds (qui serait perdu en cas de réduction à « lé ») est sans doute l’explication à

retenir (quand on sait que l’on est dans un opéra et donc qu’il est indispensable de respecter le

rythme de la musique) :

ha! vla moi dans mizere

pourquoi vous parti

vous quitté moi ci

qui ça moi allé faire

(scène 1, p. 146 : rimes entrecroisées ABBA : les vers se terminant par mizere et faire qui

riment sont de 6 pieds ; « moi lé faire » aurait réduit le dernier vers à 5 pieds)

= ha, me voilà dans la misère, pourquoi êtes vous parti, (pourquoi) m’avez-vous laissé ici,

qu’est-ce que je vais faire

Dans la deuxième séquence où l’on a « moi allé », allé, de fait, est le verbe plein (= aller), et

non plus auxiliaire de futur :

si moi allé c’est malhor

faut pas vous gagné gros quior

(scène 6, p. 160) : rimes AA : en outre, chaque vers est de 7 pieds, « moi lé » aurait réduit le

premier à 6 pieds)

= Si j’y vais, c’est le malheur, il ne faut pas que vous ayez le cœur gros.

• Attestations de allé :

Les attestations de « allé » (parfois avec la valeur de verbe plein parfois comme marque du

futur – à une époque où visiblement le processus de grammaticalisation n’est pas achevé) à

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part les deux cas avec « moi » évoqués précédemment, apparaissent toujours en contexte autre

que [a-], et donc notamment avec les pronoms « vous », « li », « nous », et hors du contexte

de « pas » (négation) :

« Jeannot vous allé » = Jeannot tu es parti (Scène première, p. 146)

« Ça qui fait li allé, c’est cherché vanté » = ce qui l’a fait partir, c’est qu’il cherche à se

vanter » (Scène seconde, p. 150)

« tête a li allé folle » = il a perdu la tête (scène seconde, p. 153)

« Jeannot pré pour rivé / allé prend patience »

34

= Jeannot va arriver, va prendre patience. (fin

de la scène seconde, p. 154, alors que Simon renvoie Thérèse parce que Jeannot va arriver).

« nous allé marié tantot » = nous allons nous marier (scène sixième, p. 162)

« nous va voir qui allé pi aise » = nous allons voir qui sera le plus à l’aise (scène sixième p.

164).

• Le futur va/a :

Le dernier exemple cité pour « allé » montre clairement que l’on rencontre aussi pour le futur

« va », forme du verbe aller ainsi que la forme raccourcie « a » parfois accolée à un pronom

qui est alors élidé : c’est le cas dans Jeannot et Thérèse uniquement à la première personne ;

on a ainsi « ma » à plusieurs reprises que l’on peut interpréter comme « moin va », avec

explicitement une valeur de futur

35

comme on le verra ci-dessous. Dans Jeannot et Thérèse

comme dans Ducoeurjoly, à peu près à la même époque, et en tout cas à Saint-Domingue ces

« ma » ne peuvent être interprétés que comme « moi va ». La forme « ka » - nous l’avons vu

- n’est guère attestée dans le texte (nous sommes à Saint-Domingue où l’on va voir surtout se

développer pour le progressif la forme « après/ap ») ; en outre il est clair que les formes avec

« ma » ont toujours une valeur de futur.

Ce futur « va/a » va progressivement disparaître dans les Petites Antilles

36

. Mais « a »

demeure largement utilisé comme marque de futur en haïtien contemporain (en concurrence

34

Malgré l’absence de ponctuation, la coupure de vers ne permet pas de penser que l’on a ici une « structure

sérielle » alors que la pause fait deux unités syntaxiques bien distinctes comme indiqué dans la traduction.

35

Ces phénomènes d’élision qui unissent étroitement pronoms et marques TMA sont clairement expliquée dans

Turiault, 1874, (dans sa première partie, p. 419) : il appelle cela des « retranchements de lettres » :

« Ainsi, très souvent on entend dire : m’a, ou’a, t’a, n’a, y’a. Ces émissions de voix, ces élisions, si l’on veut

sont l’abréviation de :

Moin

M’a ouè ça pour Moin va ouè ça, je verrai cela

Ou

ka

Ou’a beau dit moin pour Ou ka beau dit moin, vous avez beau

me dire.

to

ou bien

T’a pè rouvè ba li pour To ka pè rouvè ba li, tu peux lui ouvrir.

nous

va

N’a fè ça nous douè fè pour Nous ka fè ça nous douè fè, nous

faisons ce que nous devons faire

yo

Y’a dit pour Yo ka dit, ils disent.

[Il est très intéressant d’ailleurs de constater que dans ce tableau de Turiaut, il n’y a aucune mention d’une 2

e

personne du pluriel (zot en martiniquais contemporain), mais en revanche on trouve « ou » (traduit par vous) et

« to » (traduit par tu) ; et Turiault fait commuter « va » avec « ka », interprétant la « lettre » manquante comme

« v » ou « k », selon le contexte.]. Les exemples qu’il donne sont d’ailleurs surtout des exemples avec « ka »

(valeur de présent ou d’actuel).

36

Cette forme semble bien attestée tout au long du XIXe siècle dans les Petites Antilles et si chez Turiault le

futur a déjà évolué (dans sa 2

e

partie, en traitant du verbe, Turiault mentionne principalement pour le futur « ké »

ou « kaille », mais donne encore quelques exemples de futur en « va »), dans Marbot, 1846 (et éd. 1869) c’est

encore a/va que l’on rencontre. : Ex. : « Zott va vouè com m’a fè zott ri. » = vous allez voir comment je vous

ferai rire, (Le singe et le léopard, p. 220). « va » et « allé » sont attestés comme futur chez Ducoeurjoly

(conversations dans le tome II) ; on trouve même, à côté de « mo va », ou « nou va » « n’allé » dans « n’allé

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avec « pou » selon des règles qui seraient trop longues à expliciter ici). Valdman signale ainsi

(1978, p. 217) : « M a ba ou anpil lajan » = je te donnerai beaucoup d’argent.

Chez Clément, on trouve « va » pratiquement avec tous les pronoms personnels, mais aussi

avec tous les sujets nominaux :

« Li va faire ranger Jeannot » (sc. 2, p. 153) = cela va faire changer Jeannot.

« moi conne ben moi va prend… » (sc. 4, p. 156) = je connais bien ce que je vais prendre (en

parlant de Thérèse) : Jeannot doute de ce qu’essaye de lui faire croire Papa Simon, que

Thérèse va se venger…

« gnion jour si moi pé blié toi / Quior amoi va bougér tranquille » (un jour si je peux t’oublier,

mon cœur battra tranquillement), duo de la scène 6 de retrouvailles des amants, p. 164.

mais encore (ce ne sont que quelques exemples pris dans un ensemble plus vaste) :

« li va proché » = elle va venir (p. 159)

« li va faire faché » = elle va (te) disputer (p. 159)

« tout mond va heler moi madame » (tout le monde va m’appeler « madame ») (p. 165)

On a également « nous va » : « nous va voir qui allé pi aise » (nous allons voir qui sera (ira)

plus à l’aise » (p. 164) (déjà cité).

Précisons que la forme « moi va » (attestée une seule fois p. 146) s’explique sûrement là pour

une raison de rythme à respecter, car, de fait, avec la première personne, on trouve aussi et

surtout, comme nous le disions, « ma » (contraction de « moi (v)a ») :

« dré ma miré li tout proche

ma babillé li ben fort »

(dès que je vais le rencontrer / je vais le disputer fort) (sc. 1, p. 146). Thérèse s’exprime en

aparté et continue d’ailleurs :

mais li mocqué tout reproche

li pas soucie

37

gagné tort

(= mais il se moque de tout reproche et il ne soucie pas d’avoir tort)

Juste après ces réflexions de Thérèse sur le caractère de Jeannot (elle signale aussi qu’il a le

cœur dur comme une pierre), le futur reprend avec « ma » puisqu’elle annonce qu’elle va

rencontrer le Sorcier – alors que commence la scène seconde avec cette rencontre – ce qui ne

laisse guère d’ambiguïté sur la valeur future ici, même si dans le cas précédent on pouvait

hésiter sur la façon de rendre le contraste entre les phrases avec « ma », et les phrases sans

marques qui suivent :

mais moi conné dans quarquié / gnion nègre qui grand sorcié / ma trouvé li

= …je vais le trouvé… et commence la scène seconde où Thérèse rencontre Papa Simon.

On peut aussi citer cet usage de « ma » pour « 1

ère

pers. + futur » (m’ (v)a) parfaitement

attesté dans la « Parabole de l’enfant prodigue » déjà citée : « Faut m’allé trouvé papa-moi et

má di li » = Il me faut aller trouver mon père et je lui dirai… (la tendance à l’élision pour la

roulé » (p. 378) = nous allons rouler ou « m’allé » dans « m’allé veillé ça » (p. 378) = j’y veillerai, « n’a voir

ça » = nous verrons cela (p. 380) et « ma fair yo couper lianes » (p. 387) = je ferai couper de la liane. Ces

exemples (puisque le texte français et la traduction créole sont de Ducoeurjoly) confirment absolument notre

interprétation-traduction de « ma » comme marque de 1

ère

pers. + futur chez Clément. Notons que d’une façon

générale, les similitudes sont grandes entre la langue de Clément et celle de Ducoeurjoly, où les oppositions

grammaticales sont grosso modo les mêmes, avec sans doute un peu plus de variation chez Clément, alors que la

systématisation est plus avancée chez Ducoeurjoly (mais celui-ci écrit vingt ans plus tard si l’on pense à un texte

de Clément de 1783, près de quarante ans plus tard si l’on resitue Clément vers 1758 (1

ère

version)).

37

Les accents aigus (et graves), souvent absents dans le manuscrit, n’interdisent pas pourtant de prononcer cette

forme « soucié ».

14


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première personne étant en quelque sorte confirmée par le « m’allé » qui précède

immédiatement).

On voit que « va » est très répandu, mais apparemment pas plus que « lé/allé » : on a

21 « lé/allé » contre 18 « va/ma » dans le texte – chiffre dont il est impossible de déduire quoi

que ce soit. L’indétermination semble grande, et nous sommes dans ce texte bien en peine

pour dégager des règles qui permettrait de préciser pourquoi on choisit ici « li va », ailleurs

« li allé », ou « moi lé » plutôt que « ma ».

On notera enfin que « va » (comme « allé » d’ailleurs) n’a pas toujours dans Jeannot et

Thérèse la valeur d’un futur, mais conserve parfois la valeur du verbe aller :

« li va cherché plaire l’autre coté » (il (s’en) va chercher à plaire ailleurs), sc. 2, p. 151

manifestant par là une grammaticalisation inachevée.

Un emphatique ou « intensif » :

La structure, toujours largement attestée aux Antilles (cf. « sé volé nou ka volé ») est présente

– et plusieurs fois – dans notre texte :

« c’est changé li changé » (il a beaucoup changé) (sc. 1) ;

« C’est charié vous vlé charié » (Vous vous voulez (vraiment) plaisanter !) ;

« c’est rire vinir vlé rire » ([tout ce que tu diras] ce sera seulement pour rire, pour plaisanter)

(sc. 6, p. 162) :

Ces attestations dans Jeannot et Thérèse sont particulièrement remarquables et remettent bien

sûr en question nombre d’idées concernant la créolisation et ses développements. Dans un

article récent (« Comment distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire ? »

in Etudes Créoles, vol. XXV, n° 1, 2002) Albert Valdman soulignait l’intérêt du texte de Juste

Chanlatte La partie de Chasse du Roi (s.d., mais sans doute 1810-1820 ? puisque L’entrée du

roi en sa capitale, du même auteur date de 1818) qui offre des attestations de cette structure.

A. Valdman écrit explicitement : « On y trouve par exemple les constructions emphatiques

comportant le redoublement et l’extraposition à gauche du prédicat : Qui corné io après corné

dans bois ? « Qui est en train de faire sonner le cor dans le bois ? », n’a pas pitit haché

Lowendal ta haché io « Lowendal [le nom d’une épée] va vraiment les hacher » (note 11, p.

139) ». Avec ce texte de Clément, nous avons des attestations beaucoup plus anciennes de

cette structure – dès 1783. Quoi qu’il en soit, l’histoire de cette structure, encore bien attestée

dans les créoles contemporains de la Caraïbe, est complexe et pour l’instant pas assez étudiée.

Il semble difficile de lui trouver une origine française ; le caractère précoce de son apparition

semblerait aller dans le sens d’une origine africaine. Les formes apparues tardivement dans

les créoles ne peuvent être que

- des phénomènes évolutifs tenant au système créole

- ou des emprunts tardifs au français,

puisque à partir d’une certaine date, les créoles sont constitués et les apports africains cessent

(avec l’achèvement de la traite) : en revanche, les textes « primitifs » comportent

paradoxalement souvent plus de mots

38

(et probablement des structures) provenant

directement des langues des esclaves. Cette structure en serait un très bon exemple ; elle

semble en outre attestée dans certaines variétés de langues au Bénin

39

.

Les auxiliaires modaux

38

Cf. ici par exemple « ouanga » : terme bantou pour « médicament », « remède », « médecine », « acte de

sorcellerie »…

39

Cf. communication à Amsterdam, les 28-29 mars 2003 de James Essegbey, à propos des langues gbe.

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On en a deux principaux dans le texte : « pé » = pouvoir et « vlé » = vouloir, attestés par les

exemples suivants (mais il y en a quelques autres dans l’ensemble du texte) :

« li pé ben parlé si li vlé » = il peut bien parler s’il veut

« si moi té vlé gagné la tendresse de tout garçon qui dans quarquié moi » = si je voulais

gagner l’affection de tous les garçons qui sont dans mon quartier

Les pronoms

Il n’y a pas de très grosses surprises par rapport aux formes des pronoms en créole

contemporain. Il convient toutefois de faire quelques remarques.

- D’abord pour la première personne, nous avons vu qu’elle est représentée par « moi »,

dont la prononciation n’est, au XVIIIe siècle, pas aisée à déterminer (dans « la

Passion », texte à peu près contemporain on trouve « moé », ce qui au moins a le

mérite de la clarté). Nous avons signalé en note que la graphie « moi » ne permet pas

directement de connaître la prononciation. On sait que le passage de [mwe] à [mwa],

selon les régions date en partie du XVIIIe siècle. Cependant, en ce qui concerne

Clément, les élisions dans le texte, notamment pour la marque du futur avec la

première personne « lé », au lieu de « allé » ainsi que la forme après élision du pronom

« ma » pour 1

ère

personne + « va », nous amènent à penser que « moi » était en

l’occurrence prononcé [mwa] – ce qui permet d’expliquer par l’identité de la voyelle

la chute de la consonne initiale dans le cas de « va » et de la voyelle « a- » dans le cas

de « allé » qui devient « lé » : Moi va - ma ; moi allé - moi lé. La forme courte m-

pour « moi » déjà attestée dans le texte de Clément est très fréquente en créole haïtien

contemporain

40

où les phénomènes d’élision touchent les pronoms à peu près à toutes

les personnes.

- En ce qui concerne la deuxième personne, il convient de souligner l’existence de deux

formes : vous/vou et toi ; le choix de ce que l’on peut encore appeler « vouvoiement »

ou « tutoiement » répond, partout où cette opposition existe dans les créoles, à

certaines règles. L’opposition n’existe plus maintenant en Haïti ou dans les Petites

Antilles

41

. Mais au XVIIIe et encore au XIXe siècle, comme l’attestent notamment de

nombreux exemples chez Ducoeurjoly, l’opposition entre un « to » plus intime et un

« vou » plus formel demeure. C’est précisément ce que l’on trouve représenté dans

Jeannot et Thérèse. L’usage de vous / toi répond à certaines règles sociales qui

apparaissent dans ce texte, et qui sont fonction de la position de chacun des locuteurs :

Thérèse vouvoie Papa Simon qui lui aussi la vouvoie, mais Papa Simon tutoie Jeannot

(le jeune garçon) qui en revanche le vouvoie. Les deux amoureux brouillés se

vouvoient, mais passeront au « tu » au moment de la réconciliation finale !

- « Li », comme dans tous les créoles contemporains, représente la 3

e

personne, sans

distinction de sexe : il renvoie aussi bien à Thérèse qu’à Jeannot par exemple et c’est

le contexte ou la situation de discours qui désambiguïse (facilement au théâtre).

- « Nous » est utilisé normalement pour la 1ere personne du pluriel : « nous trouvé

monde… », « nous content »

40

Cf. Cadely, Jean-Robert, 1995, "Elision et agglutination en créole haïtien : le cas des pronoms personnels" in

Etudes Créoles, vol. XVIII, n° 1, 1995, pp. 9-38.

41

Mais cette opposition (familier / formel) est attestée encore au moins partiellement en Guyane, à la Réunion, à

Maurice (opposition entre to/twa et ou/vous/).

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- Il n’y a qu’une seule attestation de « vous » avec une valeur de pluriel : Simon

s’adresse à Jeannot et Thérèse en même temps à la fin de la pièce

42

. Cet exemple

unique ne permet pas d’avancer vraiment sur une question intéressante. On sait

qu’actuellement en créole de Port-au-Prince, la forme normale pour la 2

e

personne du

pluriel est « nou », comme pour la première personne, qu’elle est en revanche « zot »

(< vous autres) dans les Petites Antilles.

- Quant à la 3

e

personne du pluriel, représentée par « yau », c’est la forme actuelle

(généralement notée « yo ») dans les créoles des Petites Antilles et d’Haïti (on a « yé »

en Guyane). Cette forme est issue d’une forme régionale et populaire française pour

« eux » : la 3

e

personne est effectivement attestée sous la forme « yeux » ou « yaux »

dans certains parlers populaires de l’Ouest français. Ici on a : « C’est premier yau

servi » : c’est le premier qu’ils servent ; « yau tout dire pourquoi vous si farouche » :

ils disent tous pourquoi êtes-vous si farouche ? Signalons déjà, pour n’y plus revenir,

que dans notre texte, « yau » est déjà utilisé aussi comme « marqueur de pluriel » cf. le

rôle de yo en haïtien contemporain. Un exemple suffira : « napas barrassé malhor

layau » (p. 158) = il ne faut pas s’embarrasser de ces malheurs.

En ce qui concerne la syntaxe des pronoms : on notera que le pronom sujet est toujours placé

avant le verbe, le pronom objet toujours après, et ceci quel que soit le contexte (c’est le cas

dans les créoles contemporains et en opposition avec l’ordre français ou le pronom objet est

placé avant le verbe comme clitique) :

« Si Jeannot quitté moi » = si Jeannot me quitte (p. 146)

« Ma babillé li » = je vais le disputer (p. 146)

« laut [la rivale] faire li present = l’autre lui a fait / lui fait des cadeaux (p. 151)

« li metté li comm’ blanc la ville » = il s’habille comme un blanc de la ville (p. 151)

Les déterminants

Il est important d’insister sur le fait que, sur ce plan précisément, le système du créole utilisé

dans Jeannot et Thérèse, est encore assez peu « développé » en tant que tel, c’est-à-dire qu’il

reste assez proche du système français : la comparaison sur ce plan avec « la Passion » est

tout à fait intéressante, le système des déterminants de « la Passion » étant beaucoup plus

structuré

43

.

Le défini

On est visiblement dans une période de transition entre l’article antéposé du français (le / la)

et l’article postposé du créole (-la provenant de la partie accentuée de formes renforcées :

l’liv-là, l’homme-là du français oral). C’est ainsi effectivement que s’est progressivement mis

en place un article défini, qui d’ailleurs dans certaines zones de la Caraïbe, est réalisé

maintenant selon diverses variantes contextuelles : la/a/lan/an, par exemple en Martinique et

en Haïti, avec même un certain nombre de variantes supplémentaires ici ou là). Dans Jeannot

et Thérèse, on trouve d’une part beaucoup de noms sans aucune marque de détermination

(rappelons que l’absence de déterminant, beaucoup plus fréquente en moyen français et même

en français classique que maintenant était toujours privilégiée dans les concepts abstraits, pour

42

P. 166 dans la scène finale : « Aye zenfant / vous doit content / moi faire pour vous / magie amoi pi doux /

vous pé chanté… » = Ah mes enfants, vous devez être contents de ce que j’ai fait pour vous ; ma magie a été la

plus douce, vous pouvez chanter…

43

Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000.

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certains compléments de verbes

44

, et d’autre part un certain nombre de mots devant lesquels

demeure visiblement présente mais comme « agglutinée » la marque française (même si les

graphies de Clément sont fluctuantes), qui n’est plus réellement chargée d’une fonction de

détermination :

mais sila qui la cause

(scène 1, p. 146)

= mais celui-là qui est la cause

Repris sous la forme

dabord Jeannot la cause

(scène 2, p. 150)

pour moi conné la tromprie

(scène 2, p. 147)

= pour moi qui connais la tromperie

ha! vla la difference

(scène 2, p. 151)

On voit que l’usage du la antéposé n’est attesté que dans des formes abstraites : la cause, la

tromperie, la différence, la raison (dans « vous gagné la raison », sc. 4 = vous avez raison).

Ces formes s’opposent, dans le système que nous étudions, très exactement aux formes avec –

la postposé qui désignent une réalité présente dans la situation, comme on le verra ci-dessous,

qui ont une forte valeur déictique, parce que presque toujours « montrée » en même temps.

On a encore un peu plus bas dans la même scène « c’est moi qui prend la peine » = c’est moi

qui ai du souci, « vous pas conné c’est mulatresse /qui gagné beaucoup la richesse » = vous ne

la connaissez pas c’est une mulâtresse qui a beaucoup d’argent (qui est très riche), « li metté li

comm’ blanc la ville » = il s’habille comme un Blanc de la ville (exemple très significatif

puisqu’il signifie « un blanc de la ville » – « la ville » en général par opposition à la

campagne : s’il s’agissait d’une ville précise on aurait « ville-la »)

45

, etc. On arrêtera là le

relevé systématique, la valeur de ces formes, avec la antéposé étant maintenant bien établie.

En créole contemporain, ces la antéposés se sont maintenus agglutinés au nom dans certains

cas : « lari » (rue), « lapèn » (peine) et n’ont aucune valeur de détermination : on recourt au –

la postposé toujours (ou à un autre déterminant) pour marquer la détermination : cf. lari-la (la

rue), lari-an-moin (ma rue), etc. Il convient de noter toutefois que l’on peut voir sans doute

dans cet usage du la antéposé pour marquer la forme « abstraite » les prémices de ce qui

pourrait être considéré comme un véritable préfixe « la-» pour fabriquer des substantifs

abstraits (usage surtout noté en Martinique): cf. lapérozité, lajistis, latouwonni, etc.

46

.

Notons qu’exceptionnellement dans notre texte le « la » se trouve collé graphiquement au

substantif : ainsi par exemple dans « larage » : « faut taquin li faire li pitit larage » (sc. 3, p.

159) = il faut la taquiner, lui faire colère (mais on a aussi « la rage » plus bas) ; on trouve

encore « laville » une fois ou l’autre, « laraison », etc, sans qu’aucune règle orthographique ne

puisse être établie, bien évidemment, en conformité avec les pratiques de l’époque.

44

Cf. le numéro 72, déc. 1986 de Langue française, « Déterminants et détermination » L. Picabia, éd. et tout

particulièrement l’article de Jean-Claude Anscombre « L’article zéro en français : un imparfait du substantif ? »,

pp. 4-39.

45

Notons qu’on trouve par exemple dans le texte l’opposition très significative entre « la richesse » (en générale)

et richess’la » = la richesse particulière de la mulâtresse qui a attiré Jeannot (évoquée au début de la scène 4

quand il rencontre à son tour Papa Simon).

46

Cf. les très intéressantes remarques de Jean Bernabé à ce propos, dans sa thèse (cf. Bernabé, 1983, p. 796 sq.).

Il signale des cas où l'article français agglutiné sert de « préfixe » pour former un nom abstrait : il cite : "lajistis"

qui s'oppose, selon lui, à "jistis", comme +abstrait et -comptable.

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On trouve enfin déjà un certain nombre de formes avec « la » postposé :

pour moi conné la tromprie

de Jeannot quienne a moi la

(scène 2, p. 147)

= pour moi qui connais la tromperie / de ce Jeannot qui est à moi

47

.

(le « la » final qui reprend le syntagme – on l’appelle parfois « la » résomptif – est la mise en

œuvre précoce d’un phénomène courant en créole contemporain : ce « la » souligne que c’est

l’ensemble qui précède qui est déterminé, et non pas seulement le mot qui précède

immédiatement ; il est fréquemment utilisé à l’heure actuelle après les relatives objets dont le

lien avec le nom qu’elles qualifient n’est marqué que par ce « la » final : « nonm-la moin vwè

la » = l’homme que j’ai vu – mais globalement après tout syntagme nominal complexe et

long : il marque en quelque sorte l’achèvement de ce syntagme). On signalera encore avec

cette même fonction « ça vous dire la » (sc. 3, p. 155), mais il y a encore d’autres exemples.

Quelques exemples de –la postposés :

servis la na pas bagatelle

(scène 2, p. 148)

= ce service n’est pas une bagatelle, n’est pas rien

Papa prend mouchoir la li belle

= Père Simon, prend ce mouchoir/foulard ; il est beau

48

.

mequié la pas bon ma chere

(scène 2, p. 149)

= le/ce métier n’est pas bon ma chère.

leçon la vous ba moi

li rend moi ben service

(scène 2, p. 154)

= la leçon que vous m’avez donnée, elle m’a bien rendu service.

Mais il faudrait encore citer la façon dont Jeannot parle de Thérèse à Simon : « ba moins

secret compere / pour gagner negress la » : pour avoir (pour reconquérir) la/cette

négresse/personne. Il est encore question de « quior la » (le cœur/ce cœur), etc. Les exemples

sont trop nombreux pour être tous cités.

La fréquence des formes de « la » soit antéposées, soit postposées, permet indéniablement

déjà d’établir les règles du système mis en œuvre dans Jeannot et Thérèse, et d’en prévoir en

quelque sorte les évolutions futures. On notera en outre quelques formes sans déterminant

(restes apparents du moyen français, que l’on retrouve d’ailleurs encore en français dans

47

Si Ducoeurjoly mentionne « quien à toué » (ou « tien à toué ») comme « possessif relatif de la seconde

personne », (« c’est quien à toué » = ce sont les tiens), p. 352, il ne laisse pas supposer le développement à

d’autres personnes, pourtant attesté dans Clément comme ici.

48

Quelques éléments concernant la traduction que nous donnons : « Papa », interpellatif utilisé dans ce texte –

mais dans d’autres également, n’est pas traduisible par « papa » en français. Il n’implique bien sûr aucune

relation de parenté entre Simon et Thérèse, mais marque qu’il appartient à la génération d’avant, et une certaine

familiarité affectueuse que nous rendons par l’expression « Père Simon », qui reste en usage avec ce sens dans

les campagnes françaises. Le « ce » français marque la valeur réelle du « la » postposé en créole, beaucoup plus

déictique que le simple article antéposé du français : avec le geste de Thérèse qui tend un « mouchoir » (au sens

de foulard que les femmes se mettent sur la tête) à Simon, la traduction est obligatoirement avec « ce » en

français. Mais disons qu’il s’agit d’un défini à valeur déictique (valeur actuelle du –la créole, mais qui n’exclut

pas maintenant la présence d’un démonstratif créole – non attesté dans Jeannot et Thérèse).

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certaines expressions précisément : « li rend moi ben service » = elle m’a rendu bien service).

On en trouve un peu plus dans cette œuvre créole qu’en français, notamment pour les cas

d’indéfinis ou de génériques : « c’est malhor pour garçon », par exemple (sc. 3, p. 157) = c’est

un malheur pour un garçon.

L’indéfini, quand il tend vers le numéral, est représenté par « gnion » (forme la plus

fréquentes) ou « gnon » : « gnion coté » (sc. 3 , p. 157), « car c’est gnon fille qui riche » (sc.6,

p. 165) : au total, on trouve une quinzaine de ces formes.

Il n’y a pas à proprement parler de démonstratifs dans notre texte, mais nous avons vu que le

défini a une valeur déictique importante.

Quant aux possessifs, on a

zami à moi li perdi

(scène 1, p. 145)

= mon ami est perdu

quior a moi dans grand tourment

(scène 2, p. 147)

= mon cœur est dans un grand tourment

Mais ce possessif de première personne est aussi noté « amoi » :

si chemise amoi ben passé

si corsle amoi ben marré

si tignon amoi faire joli,

etc. (Sc. 2, p. 153)

= si ma chemise est bien repassé, si mon corset est bien attaché, si mon chignon fait joli…

Mais aussi « quior amoi », « sac amoi »…

Est aussi attesté un « langue moi » (p. 162) = ma langue (construction sans « a »

prépositionnel).

On a également des possessifs 3

e

personne :

Tête a li allé folle

(sc. 2, p. 153)

= il a perdu la tête

Noté également « ali »

« Qui trouve bon compte ali »

(sc 3, p. 153)

= qui trouve bien son compte

Ou encore : « zaffaire ali », « quior ali »…

On a enfin « conseil avous » (sc 4, p. 154), « bouche a vous » (sc. 6, p. 162) – avec une

deuxième personne singulier ; mais on a une construction directe avec « ouanga vous » (votre

sortilège, votre remède), et aussi un « gié toi » (p. 164 sc. 6) = tes yeux. Si les formes

possessives sans « a » sont plus rares que les formes avec « a », elles existent toutefois dans

ce texte selon la théorie que nous avons développée ailleurs

49

. On rappellera que ce sont les

49

Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000. Nous y soutenons l’idée que jusqu’au milieu du XIXe siècle (Martinique), et

un peu plus tard ailleurs, il n’y a pas encore de véritable distinction entre le possessif « a moi » et le possessif

« moi » : les deux sont utilisés dans les mêmes textes, avec toutefois progressivement des préférences qui se font

jour selon les zones. Ainsi en Martinique, progressivement toutes les structures avec « a » sont éliminées ; plus

lentement en Guadeloupe, les structures sans « a » vont disparaître à peu près partout au cours du XXe siècle.

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formes avec « a » qui à l’heure actuelle l’ont emporté au Cap haïtien, à la différence de ce qui

s’est produit à Port-au-Prince où n’apparaissent plus que les constructions directes.

Les adjectifs

Quelques mots sur les « adjectifs » ou plus globalement sur les formes qualifiantes. Nous

avons déjà souligné le rôle des structures relatives. On notera que l’on a très peu de mots

qualifiants en fonction d’épithète (la liste en est vite close) :

- piti

On a : « gnon piti ouanga » (p. 147) ou « moi faire li piti charrade » (p. 156), et il est question

de « piti quior » (p. 158) ou « piti larage » p. 159 ;

- bon

on a « bon compte » (p. 153) et « bon nouvelle » (p. 158), « gnion bon gros soufflet », « bon

medecin » et quelques autres…

- gros

« gros quior » (par exemple, p. 160)

- grand

« grand sorcié » et « grand tourment » (p. 147), « grand peine » (p. 162), « grand merci » (p.

166) et quelques autres

- bel

« bel blanc » (p. 157), « bel marecage » (p. 159)

Globalement les épithètes sont peu nombreux, appartiennent à une classe apparemment

réduite et ils ne sont jamais postposés au substantif. La plupart des adjectifs que nous venons

de citer peuvent se retrouver comme attributs.

Rappelons que la relation attribut en créole ne comporte pas de marque pour le verbe « être » :

ex. « moi content passe roi » = je suis plus content qu’un roi (Jeannot, sc. 5, p. 159).

Au-delà des formes adjectivales citées précédemment, presque toutes attestées comme

attributs, on trouve dans cette fonction d’autres formes qui ne sont pas des adjectifs en

français ; ainsi p. 150 : « faut pas vous si chagrin » = il ne vous pas être si triste.

On pourrait encore relever quelques autres structures significatives dans ce texte ; on pourrait

aussi établir un lexique qui ne serait pas inutile car les mots – principalement d’origine

française - ne sont pas nécessairement utilisés avec leur acception française, et même pas

toujours avec le sens qu’ils ont actuellement s’ils existent dans l’un des créoles de la Caraïbe.

On peut voir en tout cas combien est riche pour notre connaissance des créoles l’étude un peu

systématique d’un texte ancien. D’autres textes (nombreux) sont disponibles, ce qui nous

permettra prochainement de publier un ouvrage les regroupant et permettant l’analyse des

évolutions grammaticales entre le XVIIIe et le XXe siècle pour les créoles de la zone caraïbe.

Références bibliographiques principales

Bernabé, Jean, 1983 : Fondal-natal. Grammaire basilectale approchée des créoles

guadeloupéen et martiniquais, 3 vol., Paris, L’Harmattan, 1559 p.

Chaudenson, Robert, 1981 : Textes créoles anciens (La Réunion et Ile Maurice).

Comparaisons et essai d’analyse, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 272 p.

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Chaudenson, Robert, 1992 : Des îles, des hommes, des langues, L’Harmattan, 309 p.

Ducoeurjoly, S.J., 1802 : Manuel des habitans de Saint-Domingue, Paris, Lenoir, 2 tomes, en

particulier tome second pp. 284-404

Fattier, Dominique, 1994 : « Un fragment de créole colonial : Le Manuel des habitans de

Saint-domingue de S.J. Ducoeurjoly, 1802. Réflexions sur l’apprentissage et la créolisation »

in Véronique, 1994, Créolisation et acquisition des langues, Aix-en-Provence, Publications

de l’Université de Provence, pp. 53-77

†Hazaël-Massieux, Guy, 1994 : « La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage

nègre » in Etudes Créoles, vol. XVII, n° 2, pp. 16-27

†Hazaël-Massieux, Guy, 1996 : Les créoles : Problèmes de genèse et de description, Aix-en-

Provence, Publications de l’Université de Provence, 374 p. et tout particulièrement le chapitre

« Le guyanais et les créoles atlantiques à base française », pp. 169 sq. pour ses remarques sur

la négation.

Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 1993 Ecrire en créole, Paris, L'Harmattan, 316 p.

-----1996 « Du français, du créole et de quelques situations plurilingues : données

linguistiques et sociolinguistiques », in Francophonie. Mythes, masques et réalités. Enjeux

politiques et culturels, B. Jones, A. Miguet, P. Corcoran, éds., Paris, Editions Publisud, 1996,

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-----1998 (b) « De « Lisette quitté la plaine » à « Fanm », ou de la poésie en créole dans la

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