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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
CREOLICA
A propos de Jeannot et Thérèse :
une traduction du Devin du village en créole
du XVIIIe siècle ?
8 septembre
2005, par Marie-Christine Hazaël-Massieux,
Université de Provence
Je voudrais présenter ici
quelques hypothèses concernant les textes anciens de la Caraïbe, en
intégrant et commentant un
texte – nouveau par rapport à la série disponible -, texte re-
découvert récemment à
Londres par Bernard Camier, musicologue
,
qui m’a sollicitée pour la
lecture et la retranscription
du manuscrit, puis pour son analyse linguistique. Nous avons
publié ce texte en Haïti,
rendant ainsi à César ce qui est à César, dans la Revue de la Société
haïtienne d’Histoire et
de Géographie
,
avec quelques notes indispensables, mais je souhaite
faire ici des commentaires
linguistiques plus abondants, en attendant la publication du texte et
son analyse complète dans le
cadre de l’ouvrage en cours : Textes anciens en créole dans la
Caraïbe (à paraître dans la « Kreolische Bibliothek »,
dirigée par Annegret Bollée).
Il faut dire que ce texte,
d’un dénommé Clément, était connu et évoqué à la fois par Moreau
de Saint-Méry
1
Bernard Camier
a soutenu en 2004 une thèse sous la direction de Lucien Abenon (Université des
Antilles-
Guyane) et
Louis Jambon (Université de Paris IV) : « La musique européenne dans la société
de Saint-Domingue
dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle ».
2
B. Camier
et M.C. Hazaël-Massieux, 2003 « Jeannot et Thérèse de Clément. Un opéra-comique
en créole à
Saint-Domingue
au milieu du XVIIIe siècle » : Présentation historique : Bernard Camier ;
Restitution du texte et
notes
linguistiques : Marie-Christine Hazaël-Massieux, in Revue de la société
haïtienne d’Histoire et de
Géographie, n° 215, avril-septembre 2003, pp.
135-166. La pagination indiquée ici correspond à celle de l’article
en
question.
3
Ainsi dans
sa Description topographique physique, civile, politique, et historique de
la partie française de l'Isle
de
Saint-Domingue, 3
tomes, réédition Larose, 1958, pp. 363, 364, 880, 984, 985, 988, Clément est
mentionné
assez
longuement par Moreau de Saint-Méry qui le connaissait personnellement. Des
journaux de l’époque tels
que les Affiches
américaines, Supplément aux Affiches américaines, Moniteur colonial nous
permettent d’avoir
des
indications assez précises sur les représentations et les aventures dont a pu
être victime Clément (vol de son
manuscrit).
4
Dans cet
ouvrage, Le théâtre à Saint-Domingue, Haïti, Editions Henri Deschamps,
réédité en 1988, dans un
chapitre
intitulé « Le gros Clément » (et dans lequel Fouchard confond apparemment
d’ailleurs deux
personnages
répondant au nom de Clément)
5
Dans « Les
plus anciens textes de créole français de la Caraïbe. Apport et fiabilité », Actas
do XIX Congreso
International
de Lingüistica et Filoloxia Románicas, Universidade de Santiago de Compostela, 1989, tome VI,
sección
VII, Romania Nova, Fundación « Pedro Barrié de la Maza, Conde de Fenosa », La
Coruña, 1994, pp.
781-812,
Guy Hazaël-Massieux écrit : « Jean Fouchard, 1955, nous permet de savoir que
l’on avait joué au Cap
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Marie-Christine
Hazaël-Massieux
Londres ne lève pas tous les
mystères : il semble après examen soigneux que le manuscrit
dont on dispose corresponde
à la version de 1783 (il en existe une première version de 1758,
mais qui a été dérobée à
l’auteur qui a dû reconstituer une version de son opéra : celle
apparemment à laquelle nous
nous référons ici).
Quoi qu’il en soit, l’étude
de ce texte, qui doit s’entourer de nombreuses précautions
méthodologiques, est pleine
d’enseignements. D’abord probablement pour la datation des
créoles de la zone : par
l’étude des formes grammaticales présentes – et le constat de
l’absence ici de certaines
structures attestées ailleurs, et sans doute plus tardivement -, on est
amené à proposer de
repousser vers l’extrême fin du XVIIIe siècle certains des textes en
créole de la Caraïbe,
difficiles à dater parce qu’anonymes. C’est ainsi que « La Passion selon
,
dont la date de rédaction n’a pu être établie avec certitude, mais qui apparaît
écrite
dans un créole beaucoup plus
élaboré que le texte de Clément, me semble devoir être
considérée comme postérieure
ou au mieux contemporaine du texte de Clément et alors à
situer dans une autre zone
géographique et dans un tout autre contexte sociologique.
Rappelons que Guy
Hazaël-Massieux considérait ce texte comme « précoce » - fort d’ailleurs
des commentaires
d’historiens qui, d’après le papier et la forme des graphies manuscrites,
proposaient de dater le
manuscrit de la première moitié du XVIIIe siècle, tout en précisant
qu’il était possible
d’utiliser une variété de papier pendant quelques décennies après sa
production. Guy
Hazaël-Massieux, surpris cependant car il n’existe aucun texte créole d’une
certaine longueur avant 1750
(Lisette quitté la Plaine daterait de 1757), imaginait même dans
ces conditions de
l’attribuer au Père Pierre Boutin, ou à son environnement (Pierre Boutin a
vécu de 1672 à 1742).
Toutefois, cette datation nous semble de plus en plus improbable – il
faudrait sans doute revoir
plus finement l’étude externe (papier, forme des lettres) – car à
l’examen de la langue, il
nous apparaît de plus en plus que le texte doit dater des années 1780-
1790
.
L’élément décisif en matière de datation serait la localisation géographique
qui
permettrait de mieux
attribuer les variantes à une zone : les évolutions des créoles peuvent se
révéler différentes d’une
zone à l’autre.
Soulignons encore que la
comparaison de divers textes fait déjà ressortir des traits qui
permettent d’opposer, dès la
fin du XVIIIe siècle, des textes des Petites Antilles (la
« Passion… » en semblerait
originaire), à des textes du Cap haïtien (comme le texte de
Clément qui est l’objet de
cet article) et à des textes rapportés globalement à Saint-Domingue
une
transposition en créole du Devin du Village de J.J. Rousseau, événement qui ne
dut pas être isolé, puisque
nous
retrouverons une représentation d’un texte identique de Baudot à Pointe-à-Pitre
en 1856. » (1996, p. 74) : le
texte de
Baudot n’est pas du tout identique, mais ne disposant pas du texte de Clément,
G. Hazaël-Massieux ne
pouvait pas
être plus précis à l’époque.
6
Texte
retrouvé dans les années 1990 par François Moureau, professeur à l’Université
de Dijon et confié à Guy
Hazaël-Massieux
pour publication. Cet inédit de 11 pages a été publié, après la mort de Guy
Hazaël-Massieux
dans la
revue Etudes Créoles
, vol. XVII,
n° 2, 1994, pp. 9-27, avec quelques notes de M.C. Hazaël-Massieux, rédacteur en
chef à
l’époque d’Etudes créoles.
7
Jusqu’aux
années 1990, l’idée que les créoles s’étaient formés très rapidement pour atteindre
à peu près leur
état actuel
dès le début (au bout de cinquante ans de colonisation disait R. Chaudenson)
gênait les datations plus
précises
dans la Caraïbe. Il semble à peu près démontré maintenant que les créoles se
sont formés très
progressivement,
par grammaticalisations successives, que d’ailleurs les évolutions se
poursuivent comme dans
toutes les
langues et que les différences nettes entre variétés dans la Caraïbe soient
assez tardives (courant du
XIXe
siècle, voire XXe siècle pour certains traits qui différencient le martiniquais
et le guadeloupéen).
L’isolement
relatif d’Haïti à partir de 1804 peut expliquer une évolution sans doute un peu
séparée au cours des
XIXe-XXe
siècles, mais qui reste lente au regard de ce que l’on imaginait primitivement
quand on évoquait des
créoles
constitués dès l’origine. Par ailleurs, on sait que dans le Nord d’Haïti les
formes grammaticales restent
plus
proches de celles que l’on trouve dans les variétés des Petites Antilles.
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Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
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(comme ceux des Idylles
ou essais de poësie créole par un colon de St-Domingue, 1811, que
nous étudierons plus
longuement ailleurs), sans doute alors originaires de Port-au-Prince.
Enfin, on découvre un
vocabulaire particulier et un univers sémantique nouveau du fait de
l’adaptation que subit
l’opéra de Rousseau
: la transposition dans l’univers de Saint-
Domingue, les allusions aux realia
de l’époque, sont l’occasion de confirmations ou de
découvertes sur la vie dans
les colonies au XVIIIe siècle.
Jeannot et Thérèse de Clément se présente comme un « opéra » en
vaudevilles, avec sept
scènes ; l’œuvre est sous-titrée
précisément « parodie nègre du Devin du village » : il faut
entendre par là que l’on n’a
pas effectivement une véritable traduction mais une adaptation,
assez souple, du texte de J.J. Rousseau. Rappelons que le Devin
du village de Rousseau
est
daté de 1752. On ne peut
exclure d’ailleurs, en comparant les textes, que Clément ait été
également inspiré par le Bastien
et Bastienne de Mme Favart
patois » qui date de 1753.
Dans un opéra « en
vaudevilles », comme a pu le démontrer B. Camier qui a retrouvé et noté
tous les airs employés dans
l’opéra, ce sont des airs bien connus à l’époque qui servent de
support aux propos échangés
par les personnages. Ces personnages sont ainsi présentés :
• Jeannot amant de Thérèse
• Thérèse amante de Jeannot
• Simon magicien
• Nègres et négresses
dansants
Si l’intérêt au plan
musicologique semble mince, aux dires mêmes de B. Camier, si par
ailleurs la mise en regard
directe du texte de Clément et du texte de Rousseau est également
peu significative car à part
une thématique commune, les traitements sont malgré tout fort
différents sur le plan
linguistique, l’œuvre présente pour nous, linguistes et créolistes, un très
grand intérêt. Il s’agit de
toutes façons d’un texte assez précoce dans l’histoire des textes
créoles (1783
vraisemblablement, cf. ci-dessous), bien situé géographiquement (Clément est
installé au Cap en Haïti, et
c’est là qu’ont été données les principales représentations de la
pièce) : l’analyse grammaticale
détaillée est prometteuse, et a priori confirme d’ailleurs
l’hypothèse que nous
avancions dans un article antérieur
,
à savoir que, en remontant dans le
temps, on constate que des
formes, maintenant parfaitement séparées, différenciées dans les
créoles de la Caraïbe, sont
toutes mêlées à l’intérieur d’un même texte, parfois de la même
phrase, montrant ce qui se
passe dans une langue avant tout phénomène de
grammaticalisation
et de stabilisation qui
amène à retenir et à organiser certaines formes aux
détriments d’autres. Avant
la grammaticalisation, ce sont des éléments lexicaux qui coexistent
(même s’ils ressemblent aux
morphèmes grammaticaux qu’ils deviendront) et les auteurs ne
voient aucune raison de
choisir une forme plutôt qu’une autre – d’où notre impression qu’ils
choisissent de façon
aléatoire : dans certains textes anciens, on peut trouver ainsi tantôt « -
moé », tantôt « a moé »
comme possessif, nous verrons que peuvent se remplacer aussi bien
« va » que « lé/allé » comme
marques du futur, et que l’on peut même dans le même texte
trouver des futurs «
morphologiques » (comme « diré »).
8
Titre exact
de cette œuvre dont la première édition est de 1753 : Les amours de Bastien
et Bastienne : parodie
du
«Devin du village» /
par Mme Favart et Mr. Harny.
9
Cf. M.C.
Hazaël-Massieux, 2000.
10
Sur cette
notion, on se reportera bien sûr à Kriegel, 2003, mais également à Lehmann,
Christian [1982], 1995a.
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1) Datation et
localisation du texte
Cette parodie du Devin du
village de J.J. Rousseau, œuvre lyrique
originale de 1752, est
attestée à Saint-Domingue
quelques années seulement après la création de l’œuvre en France,
soit en 1758. Jeannot et
Thérèse (on retrouve sans doute dans le titre une allusion directe à
Jean-Jacques et Thérèse
Levasseur) a été l’objet de nombreuses représentations et a connu une
vogue durable et une
popularité générale (avec des représentations au Cap, à Port-au-Prince, à
Léogane, etc.). Ces
représentations sont signalées dans la presse, en particulier dans les
Affiches américaines ou Suppléments aux affiches américaines
annonces que l’on apprend la
mésaventure qui est arrivée à l’auteur, un dénommé Clément,
dit « comédien du Cap », et
certainement personnage haut en couleur de la vie artistique
locale. De fait, si l’œuvre
est mentionnée dès 1758, c’est au début des années 1770 que l’on
trouve la première annonce
d’une représentation de la parodie créole dans la presse.
Ce Clément semble avoir
écrit d’autres œuvres en créole et en français, mais qui ont disparu,
dont sans doute un roman. On
ne sait pas grand chose de lui, sauf qu’il était un blanc créole,
et les indications
apparemment nombreuses, données par Fouchard
toujours avec celles données
par Moreau de St-Méry, probablement plus sûres puisqu’il
signale ses rencontres avec
Clément qu’il connaissait bien et fréquentait. Fouchard mêle sans
doute dans le portrait de son
Clément plusieurs personnages qui portaient peut-être d’ailleurs
le même nom, mais notre
auteur n’est vraisemblablement pas le Claude Clément mentionné
par Fouchard. Si l’on en
croit Moreau de St-Méry l’auteur de la pièce a connu de grandes
difficultés financières - ce
qui est d’ailleurs confirmé par certaines annonces dans la presse -
mais ceci précisément ne
correspond guère à ce qui est dit par Fouchard : il présente son
Clément comme ayant très
bien réussi, après des difficultés momentanées (il faut bien pour
Fouchard justifier le
couplet cité par Moreau de Saint-Méry concernant les malheurs de la
troupe grugée par un certain
Charpentier qui aurait pris la direction de la troupe, l’entraîna à
frôler la faillite et
disparut avec tous les habits et décors)
Clément » :
« … il vit heureux. La
fortune lui a souri. Les cachets de la Comédie, ses droits
d’auteur, le bénéfice des
représentations à son profit et sans doute aussi de petits
négoces lui ont permis de
devenir propriétaire à la longue de quatre immeubles […]
Cette agréable existence, à
l’abri des soucis et dans le réconfort d’une carrière
triomphale se poursuit […]
jusqu’au mois d’août 1791 [où a lieu la révolte des esclaves
qui marque la ruine de
Clément]. »
L’annonce de la
représentation du 6 février 1781 dans le Supplément aux Affiches américaines
est ainsi libellée :
« Thérèse et Jeannot,
parodie créole du Devin du village par M. Clément, comédien du
Cap avec la Dame Acquaire
dans le rôle de Thérèse, le sieur Acquaire dans celui de
Jeannot et le sieur Goulard
dans celui de Papa Simon. Le décor représentera une place à
vivre avec la hutte de papa
Simon. A la fin le Sieur Acquaire dansera un pas créole. »
11
1764-1791,
Port-au-Prince, Le Cap.
12
Fouchard,
1988 : Le théâtre à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Deschamps, 294 p. [1
ère
éd. 1953].
13
Moreau de
Saint-Méry, op. cit., pp. 988-989.
14
Fouchard,
1988, p. 246. Il est possible aussi que Moreau et Fouchard insistent chacun sur
des périodes
différentes
de la vie de Clément, d’où l’image de sa misère donnée par le premier, tandis
que le deuxième insiste
sur son
opulence.
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Un passage de Moreau de
Saint-Méry concerne les rapports de Rousseau avec Saint-
Domingue. Il rapporte
effectivement une anecdote sur Rousseau
qui commente, avec un ton
méprisant, une
représentation qu’on lui signalait à Saint-Domingue. L’auteur genevois ne
pouvait ignorer le succès de
cette pièce mais n’était sans doute pas heureux d’être joué par des
amateurs et qui plus est
parodié en créole :
« M. de Bory,
gouverneur-général, trouvant Rousseau
au café de la Régence à Paris,
crut lui faire un compliment
en lui disant : « J’ai vu jouer votre Devin du village au Cap-
Français » - Tant pis pour
vous lui répondit le sévère Jean-Jacques, qui n’avait sans
doute pas mis au rang des
béatitudes théâtrales, celle d’être joué par des amateurs. »
Il semble en outre que, de
façon indirecte, Rousseau
ait entretenu un lien avec Saint-
Domingue, lien dont la
teneur exacte ne peut encore être précisée. Dans le volume II des
Oeuvres complètes (La nouvelle Héloïse – Poésies – essais
littéraires) de la Pléiade qui
contient Les consolations
des misères de ma vie (œuvre classée comme chanson, poésie), les
éditeurs Bernard Gagnebin et
Marcel Raymond précisent (p. 1908) que cette « romance
reprend un thème familier à Rousseau, celui-là même du Devin
du Village ». De fait pour ma
part, j’étais plutôt
sensible à une ressemblance avec « Lisette quitté la plaine »
article récent, Jean-Paul
Hervieu
qui a été longtemps
archiviste en Guadeloupe signale que
le Marquis de Flamanville avait demandé à Rousseau de mettre en musique
la chanson
« Lisette quitté la plaine »
(probablement en 1776) ! Rousseau
dont on connaît les constants
besoins d’argent l’a apparemment
fait (dans son article Jean-Paul Hervieu donne la première
strophe avec musique de «
Lisette ») ; le recueil posthume (publié en 1781 après la mort de
Rousseau) intitulé Les
consolations des misères de ma vie, qui livre des poésies et chansons
donne une version française
fort arrangée de « Lisette », qui s’appelle désormais Lucille :
celle dont les éditeurs du
volume de la Pléiade disent qu’elle est inspirée du Devin du Village.
Ce poème commence :
« Il est donc vrai, Lucille,
Vous quittez le hameau.
Cherchez-vous à la ville
Quelque hommage nouveau ? »
Certes le thème n’est pas
vraiment différent de Jeannot et Thérèse qui a été inspiré par Le
Devin du Village – c’est un thème classique de l’époque – et cela
explique la remarque des
15
Description
de la partie française de l’Ile de Saint-Domingue, 1797, rééd. Larose,
1958, p. 344, note.
16
Poème bien
connu : un des tout premiers textes en créole au XVIIIe siècle, attribué à un
certain Duvivier de la
Mahautière
qui l’aurait écrit en 1757, mais les versions que l’on en connaît sont plus
tardives : Lisette est cité par
Moreau de
Saint-Méry, toujours lui, mais également dans une version un peu différente par
Ducoeurjoly, dans le
Manuel
des habitans de Saint-Domigue, et quelques autres auteurs. Tardivement (fin XIXe siècle),
la version
donnée par
Thuriaut est encore différente, avec des corrections qui manifestent
l’évolution du créole
martiniquais.
Il est donc possible que Duvivier de La Mahautière ne soit pas lui-même l’«
inventeur » de ce
poème et
qu’il ait noté les paroles d’un poème qu’il avait recueilli dans la tradition
orale, qui circulait dans cet
univers
créole, et qu’il avait peut-être lui-même déjà modifié ou dont il avait
peut-être interprété les paroles
(d’où les «
fautes » présentes dans la version que publie J.P. Hervieu - fautes que
souligne l’archiviste qui
connaît les
versions que j’indique ci-dessus et auxquelles il se réfère) : c’est une
hypothèse de ce type d’ailleurs
que
présente Deborah Jenson dans son article « Polyphonie sociale dans la poésie
créole de Saint-Domingue
(Haïti) »,
in Langue et identité narrative dans les littératures de l’ailleurs.
Antilles, Réunion, Québec, sous la
direction
de Marie-Christine Hazaël-Massieux et Michel Bertrand, Publications de
l’Université de Provence,
« Langues
et Langage », 2005, pp. 171-196. L’article de D. Jenson porte essentiellement
sur la version de Lisette
retrouvée
également dans les Idylles et Chansons, texte anonyme de 1811.
17
Paru dans
le Bulletin des Archives de la Manche***
5
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éditeurs dans la Pléiade.
Mais il est vraisemblable que la chanson « Lisette quitté la plaine »
a aussi – et peut-être plus
encore – été à la source de ce texte des Consolations des Misères de
ma vie !
Si la localisation à
Saint-Domingue, et plus précisément au Cap, de l’œuvre de Clément ne
peut être remise en
question, on peut malgré tout s’interroger sur l’origine de l’auteur : était-il
né au Cap, locuteur natif du
créole ? Si l’œuvre est « parodique » par rapport à Rousseau, il ne
semble pas que la langue
soit elle-même une parodie du créole : on y retrouve nombre de
traits, comme nous le
verrons, qui sont attestés dans des œuvres de la même époque. Mais il
semble toutefois que par
comparaison, « La Passion selon St Jean », texte anonyme qui a dû
être écrit vers la même
époque, comme nous le disions, représente un créole « plus élaboré »,
c’est-à-dire qui s’est
davantage écarté du français. Cela tendrait à en faire
• soit une œuvre plus tardive
que l’œuvre de Clément et/ou provenant d’un autre lieu
• soit à noter dans Jeannot
et Thérèse l’usage d’un créole plus proche du français, peut-
être en raison d’un usage
moins « basilectal » qui pourrait être le fait d’un non-natif ou
d’un personnage dont la
culture française freine certaines libertés dans l’écriture,
rendant assez peu compte de
la prononciation réelle – que toutefois la rime et la
versification aident parfois
à supposer.
Comme il semble très
difficile de repousser la « Passion » au-delà de la fin du XVIIIe siècle,
on peut penser que cette
deuxième hypothèse mérite de retenir toute notre attention et qu’elle
a pour conséquence de
démontrer en quelque sorte l’existence de variétés différentes de créole
dès l’origine dans la même région,
si ce n’est dans un même territoire
de textes dont on dispose à
cette époque ne permettent pas de conclure avec précision et de
façon catégorique.
Il faut ajouter en outre la
curieuse aventure qui est arrivée à Clément et qui fait s’interroger
sur le fait que l’œuvre dont
nous disposons, accessible à Londres dans une subdivision du
fond de la Haute Cour de
l’Amirauté anglaise, contenant les papiers privés saisis en mer
(HCA 30/213 à HCA 03/440)
serait effectivement de la main de Clément.
« …cette parodie du Sieur
Clément de 1758 qui la fit jouer pour la première fois la
même année sur le théâtre du
Cap avec succès. Quelques jours après la représentation
un amateur de nouveautés
dramatiques mais peu délicat sur les moyens de se le procurer
vint faire une visite à
l’Auteur dont celui-ci paya l’agrément par l’escamotage du seul
manuscrit qu’il avait
conservé. Depuis cette époque ce pauvre manuscrit passa de main
en main comme la fiancée du
Roi de Garbe, tomba entre celles d’un caboteur qui, versé
dans le style de Papa Simon,
fut content de porter avec lui de quoi l’amuser dans sa
navigation du Nord au Sud.
Ainsi, de rivage en rivage, Jeannot et Thérèse sont parvenus
aux trois spectacles du bas
de la Côte qui tour à tour et à plusieurs reprises en ont tiré le
meilleur parti possible.
L’auteur a eu beau écrire pour avoir une copie dudit manuscrit
on a tout gardé, semence et
récolte […] Enfin une honnête personne de cette ville,
18
Nous en
rappelons la première strophe – selon la version transmise à Rousseau :
« Lisette
quitté la plaine
Moi perdi
bonheur à moi
Yeux à moi
semblent fontaine
Dipis moi
pas miré toi »
19
Rien ne
permet de localiser très précisément « La Passion », même si G.
Hazaël-Massieux, pour des raisons
liées au
contexte missionnaire, a pu proposer de situer l’écriture de cette œuvre à
St-Christophe, mais sans être
sûr que le
Père Boutin auquel il s’intéressait comme auteur possible ait même pu s’y
trouver.
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Hazaël-Massieux
instruite de ses recherches,
a eu la bonté de lui en donner un exemplaire tel qu’on l’avait
reçu, tronqué mal écrit et
plein de lacunes. Le Sieur Clément a donc revu et corrigé son
opuscule
négro-dramatico-lyrique et l’a augmenté d’un accompagnement de basse,
afin de le faire reparaître
sur son théâtre natal, avec de
nouveaux agréments, aux yeux
d’un public dont il a plus d’une fois éprouvé
l’indulgence et à qui il
doit tout son zèle. » (Commentaire des Affiches américaines lors
de l’annonce d’une
représentation, le 18 janvier 1783).
La version disponible serait
de fait la 2
e
version (1783) : la présence
de « timbres » nouveaux,
inconnus avant 1760, tel
notamment « Babet que tu es gentille »
semble exclure que l’on ait
affaire à la version dérobée
à Clément qui datait de 1758, mais bien plutôt à celle qu’il a
reconstituée à partir de
documents fournis par une personne de son entourage qui avait sans
doute assisté à des
représentations.
2) Eléments concernant la
langue du texte
Ces points d’histoire ayant
été signalés, il nous importe ici d’essayer de décrire les traits
linguistiques principaux
caractérisant le texte et ainsi d’apporter une contribution à l’étude du
créole du XVIIIe siècle dans
la Caraïbe.
Nous avons pu ailleurs
rappeler les précautions méthodologiques pour l’approche des textes
anciens
: nous n’y reviendrons pas
directement ici. Nous rappellerons simplement que les
textes anciens ne nous
donnent accès qu’à de la langue écrite, parfois marquée par l’origine de
l’auteur (nous avons vu que
Clément est un blanc créole
,
qui a appris à écrire bien sûr en
français !) et par le genre
littéraire (théâtre ici, qui répond à des contraintes particulières, mais
l’on a aussi, dans ces
époques reculées, des textes évangéliques, de la poésie, etc.). On ne peut
donc prétendre trouver
toutes les variétés de créole, mais seulement certaines variétés.
Comme toutefois, les
variétés orales et populaires sont irrémédiablement perdues, il faut bien
se contenter de ce que l’on
a et chercher malgré tout à en tirer le maximum.
Quelques points concernant
graphies et prononciation
Nous avons indéniablement
affaire à du créole. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours les graphies
qui permettent le mieux de
mesurer les écarts entre le français de l’époque et la langue du
texte. On sait que les
graphies du XVIIIe siècle sont moins « fixées » qu’à notre époque, et
certaines des notations de
l’auteur pourraient n’être que la conséquence de ce fait. Quelques
remarques s’imposent
toutefois pour une interprétation correcte des faits graphiques dans ce
manuscrit – faits qui
parfois d’ailleurs révèlent des données phonétiques et indiquent des
points caractéristiques de
ce créole :
- toutes les lettres ne sont
pas représentées : on trouve « vou », à côté de « vous »,
« faire », mais également «
fair » ; si l’on a souvent « pé » (pour peut/pouvoir) on a
aussi une fois « paie » (sc.
2, p ; 151) : « vous paie voir li » = vous pouvez le voir, qui
20
Effectivement
présents dans notre version.
21
Information
aimablement communiquée par Bernard Camier et qui sera l’objet de commentaire
dans sa thèse
de
musicologie.
22
Cf. M.C.
Hazaël-Massieux, 2005 : "Les développements du créole aux XVIIIe-XIXe
siècles et jusqu’à nos
jours dans
les îles de la Caraïbe" in Le Monde créole. Peuplement, sociétés et
condition humaine. XVIIe-XXe
siècles, Mélanges offerts à Hubert Gerbeau,
sous la direction de Jacques WEBER, Les Indes savantes, Paris,
2005, pp.
179-194.
23
Les textes
les plus anciens en créole sont toujours écrits par des blancs, les seuls à
savoir écrire au XVIIIe
siècle.
7
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
montre bien les incertitudes
de l’auteur ; on a aussi des notations comme « cré »
(croire), « dré » (droit),
ou encore « quarquier » (quartier), « mequié » - mais aussi
« métié » (métier) et même
parfois sont ajoutées des lettres qui ont pour vocation de
marquer une prononciation
particulière : à côté de « moi » qui ne nous indique
malheureusement rien
directement sur la prononciation
« moins » (« ba moins secret
», scène 4), très significative puisqu’elle indique la
prononciation réelle,
c’est-à-dire la tendance à la nasalisation de [mwe], même si le
« s » de « moins » est ici
parfaitement inutile (mais l’auteur se laisse entraîner par le
modèle français !). Nous
verrons cependant comment et pourquoi on peut penser que
la plupart du temps c’est la
prononciation [mwa] qui est en usage dans le texte de
Clément.
- On ne s’étonnera pas des
frontières de mots incertaines : « moi bali calin », qu’il
convient bien sûr d’analyser
« moi ba-li calin » = litt. je lui donne un calin.
- Les accents aigus ou
graves sont parfois représentés sur le manuscrit, parfois non, et
ils ne sont pas toujours
placés comme on l’attendrait : Alors que conné n’apparaît que
sous cette forme, faut-il
penser qu’il y a à distinguer entre un « gagne » et un
« gagné/gagner » ?
- On n’a aucune ponctuation
- ce qui complique souvent la lecture et même parfois
l’interprétation :
heureusement que la notation théâtrale par lignes successives (avec
des vers) permet de
restituer les unités principales : « moi lé trouvé papa Simon / li
guéri moi ouanga li bon » =
j’ai été trouver Papa Simon ; il m’a guéri ; son remède
était bon. Certains passages
restent cependant difficiles à interpréter : pour « dans
quior moi miré », on
pourrait lire « dans quior-moi, miré ! » regardez dans mon cœur,
ou bien « dans quior, moi
miré » : je regarde dans le cœur, je sais lire dans les cœurs.
C’est le contexte qui permet
de penser que c’est la deuxième interprétation qui est à
retenir.
Le verbe
On notera bien sûr le
caractère quasi-invariable de la base verbale : « Vous pas conné »,
« moi palé cherché toi
querelle », avec toutefois une difficulté : la notation extrêmement
imprécise des accents ne
permet pas de savoir si l’on a vraiment partout la forme en « -é », car
pour certains verbes la
notation sans accent apparaît : gagne / gagné, songe / songé : aucune
répartition ne semble en
tout cas justifier une opposition : les formes avec accent ou sans
accent noté semblent arriver
de façon parfaitement aléatoires, et pour certains verbes on a
toujours la forme de
l’infinitif (ex. voir, sans variation) ou une forme conjuguée invariable
(cf.
conné). La « conjugaison » s’effectue grâce à des
particules antéposées à cette base, qui
retransmettent, comme en
créole contemporain, certaines valeurs temporelles ou aspectuelles.
La négation
On notera toutefois déjà
comme marqueur créole significatif la place de la négation, toujours
placée avant le verbe « moi
pas savé changé » (sc. 2, p. 150) = je ne sais pas changer, « vous
pas doit flatté volage »
(sc. 2, p. 153) = vous ne devez pas flatter le volage, « vous pas gagné
bouche » = litt. vous n’avez
pas de bouche (« Vous avez perdu votre langue ! » Thérèse
expliquant à Simon, sc. 2,
qu’elle reste « farouche » à l’égard des autres garçons qui lui
reprochent de ne pas parler)
– et ceci systématiquement. Toutefois deux cas d’exception,
24
On peut
regretter que la graphie « moé » souvent présente à l’époque ne soit nulle part
retenue dans Jeannot et
Thérèse, ou « moa » si comme nous le
pensons (voir remarques ci-dessous) Clément prononce [mwa] à la
différence
de bien des auteurs créoles de cette époque.
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
relevés souvent par les
auteurs qui se sont intéressés à la négation créole
doute de mieux comprendre
comment cette place, étonnante au regard de l’ordre français, a
été attribuée à la négation
en créole ; on trouve ainsi :
« mal moi n’a pas pour rire
» = mon mal n’est pas une plaisanterie (p. 150)
ou encore « na pas faire
trop malice » (sc. 2, p. 154).
« napas barassé malhor layau
» (sc. 4, p. 158) = ne t’embarrasse pas de ces tracas
Ou encore : « faut pas vous
si chagrin » = il ne vous faut pas avoir de la peine (sc 2, p. 150),
« faut pas toi manqué
courage » (sc. 4, p. 159) = il ne te faut pas manquer de courage
et quelques autres.
Rappelons qu’en français le
« pas » (2
e
partie de la négation) suit
le verbe simple : « il mange
pas », même quand la
première partie (ne) est omise ; en revanche il s’intercale entre
l’auxiliaire et le participe
passé : « il (n)a pas mangé, « il est pas parti ». Les formes attestées
en créole de la Caraïbe
amènent donc à supposer une base avec auxiliaire comme point de
départ de l’évolution (le «
n’a pas » ici dans Jeannot et Thérèse en est la preuve) ; mais cet
auxiliaire va disparaître
dans certains cas et progressivement. Ce phénomène est confirmé en
outre par la valeur
accomplie de la forme « i manjé » = il a mangé (ou il a été mangé, selon le
contexte), « i pati » = il
est parti. Par la suite et progressivement (on est à ce stade dans
Jeannot et Thérèse), de nouvelles particules se mettent en place juste
devant le verbe, sans
entraîner le déplacement de
la négation, dont la place est désormais fixée dans le cadre de la
phrase créole et du système créole dont les règles grammaticales
sont alors constituées : i ka
pati / i pa ka pati (il
part, il ne part pas). On a ainsi dans le texte de Clément : « jamais moi pas
lé séparé » (sc. 5, p. 159)
= jamais, je ne vais m’en séparer, « moi palé cherché toi querelle /
jouq tant mort vini tien ben
nous » (sc. 6, p. 165) = Je ne te chercherai pas querelle, jusqu’à ce
que la mort nous prenne
La formation avec leurs
valeurs propres de ces particules, probablement issues matériellement
aussi du français (cf.
ci-dessous nos remarques sur allé/lé), est d’ailleurs une autre histoire,
mais c’est une histoire créole,
et non pas française – qui donc n’a pas de conséquence sur la
syntaxe créole déjà mise en
place
: lorsque les formes sont
empruntées sans analyse au
français (structures
figées), elles se maintiennent dans l’ordre français : c’est le cas de
« faut/fo », ou encore de «
n’a pas » ; à partir du moment où les formes périphrastiques se
structurent dans le créole,
elles s’opposent les unes aux autres, se mettent en place les unes
par rapport aux autres, avec
souvent réduction du signifiant – qui ne permet pas toujours de
retrouver aisément l’origine
– et structuration en système des signifiés ; elles occupent alors la
place qui leur est attribuée
dans la « conjugaison » créole, c’est-à-dire immédiatement avant la
base verbale, après le
pronom sujet et après une éventuelle négation qui porte sur l’ensemble
« particules préverbales +
base verbale »… et l’ensemble du système verbal créole peut alors
se développer, se
complexifier.
En revanche lorsque (tant
que ?) les structures avec « auxiliaires » français sont maintenues,
on a bien postposition de la
négation après l’auxiliaire, d’où les formes « n’a pas / napas » et
« faut pas » (dans notre
texte), en quelque sorte comme structures figées – encore attestées à
l’époque contemporaine dans
certains créoles où elles demeurent. On a par exemple « fo pa »
à l’exclusion de *« pa fo »
dans les Petites Antilles ou en Haïti !
25
On citera
Guy Hazaël-Massieux, 1976, p. 175 sq. et Daniel Véronique, 2003.
26
Le nombre
relativement faible des particules préverbales dans le texte (cf. ci-dessous),
et leur faible
structuration
(caractéristique d’un créole en ces débuts), permettent de comprendre que l’on
en a encore moins
avec
marqueur négatif. Mais la présence au moins de ces formes avec « lé » confirme
l’établissement progressif
d’un
système avec des structures verbales créoles sous la forme pronom + nég. +
partic. préverbales + base
verbale
(invariable).
27
Cf. M.C.
Hazaël-Massieux, 2005, « Les français populaires contre la norme. Regards sur
la genèse des créoles
au XVIIe
siècle », à paraître dans les Actes des journées franco-allemandes
d’Aix-en-Provence : une version
provisoire
est en ligne http://creoles.free.fr/articles/colloquetransgressions.pdf
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
Dans ce texte de Clément on
a peu de particules temporelles ou aspectuelles : de fait
n’oublions pas que le
théâtre n’est pas très propice à une importante variation temporelle ! La
tendance est bien sûr à
l’unité de temps, qui explique la présence dominante du « présent » ou
de « l’accompli », qui sont
précisément à cette époque non marqués
(c’est-à-dire que le
verbe nu est chargé de ces
valeurs, en l’absence de toute particule qui marquerait une
signification particulière).
Ainsi on a :
Zami à moi li perdi
Moi pas conné oué ti li
= Mon ami est perdu / Je ne
sais pas où il est (p. 145)
Jeannot vou allé
Qui ça vou gagné
= Jeannot tu es parti /
qu’est-ce que tu as gagné ? (p. 146)
vous quitté moi ci
= tu m’as laissée ici (p.
146)
(toutes ces phrases sont
issues de la scène première).
« si moi crié moi ben raison
» (sc. 2, p. 147) = si je crie j’ai bien des raisons
On voit qu’en fonction du
contexte l’interprétation est tantôt donnée par un présent français
tantôt par un accompli
(passé composé)
« tout ça Thérèse raconté /
Jeannot li dir moi l’aut côté » = tout ce que Thérèse m’a raconté,
Jeannot me l’a dit de l’autre
côté (par ailleurs), (sc. Troisième, p. 154)
Mais on a dans Jeannot et
Thérèse quelques marques préverbales qu’il convient maintenant
d’examiner.
Quelques passés (de fait pour marquer l’antériorité) :
« Si moi té vlé gagné la
tendresse » = si je voulais obtenir l’affection… (sc. 2, p. 152)
« li té fair moi la
révérence » = il me faisait une salutation (p. 152)
La particule « té » reste en
usage comme marqueur de l’antériorité en créole haïtien et dans
les Petites Antilles.
Quelques attestations de
« après » (avec une valeur de «
progressif ») :
« qui ça vous apres cherché
» (qui est-ce que vous êtes en train de chercher) (sc. 6, p. 160)
« c’est malice vous apres
faire » (c’est une mauvaise chose que vous êtes en train de faire (sc.
6, p. 162)
« vous cré donc moi ben
soucié / façon la vous après faire » (vous me croyez donc bien
soucieux de ce que vous êtes
en train de faire) (p. 163)
« tout ça nous apré faire »
(tout ce que nous sommes en train de faire) (sc. 6, p. 165)
Nous avons ici sans doute
certaines des toutes premières attestations de « après » qui va
progressivement devenir « ap
» en créole haïtien
Le « qua »
28
En créole
contemporain, l’accompli est non marqué, du moins pour les verbes d’action, le
présent suppose
généralement
la présence d’une marque : ap (en créole de Port-au-Prince, Haïti), ka
(en créole des Petites
Antilles –
dont beaucoup de traits se retrouvent dans le créole du Cap).
29
On trouve «
après » plusieurs fois attesté avec cette valeur chez Ducoeurjoly. Ex. : p. 379
: « Nous sommes à
locher la
seconde cabane ; demain nous les planterons, et ferons les fonds qu’il traduit
: « Nou après loché
deuxième
cabanne. Démein nou va planté yo, et nou va faire fonds. »
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Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
Nous avons déjà souligné
dans les textes anciens l’indétermination de nombreux morphèmes
grammaticaux, plusieurs
variantes qui ne se rencontrent plus dans un même créole
aujourd’hui, se trouvant
simultanément dans un texte avec des valeurs voisines ou identiques.
On trouve dans Jeannot et
Thérèse une fois « qua » [ka] (dans la bouche de Jeannot à la scène
sixième, p. 161) :
« Vous n’a qua parler ma
chere »
Littéralement : « Vous
n’avez qu’à parler ma chère »,
Il s’agit sans doute là d’un
premier usage d’une forme qui va, notamment au Cap (ville de
Clément) et bien sûr dans
les Petites Antilles l’emporter comme forme du progressif. La
structure ici est en quelque
sorte figée « n’a qua », mais l’on peut imaginer la récupération de
« qua » ultérieurement, en
dehors du contexte négatif, pour donner le progressif des Petites
.
Dans « La Passion », « qu’a » est parfaitement attesté, et de très
nombreuses fois : « nous
qu'a badiné, nous qu'a ris, nous tous qu'a palé » = nous nous
amusons, nous rions, nous
parlons tous… Chez Marbot, « ka » est la seule forme retenue pour
le progressif (désormais
écrit ainsi). Dans la « Parabole de l’enfant prodigue » (Port-au-
Prince, 1831), la forme «
après » est la seule
Le futur est, quant à lui, marqué par diverses formes ou
périphrases qui attestent qu’il n’est
pas encore totalement fixé.
On trouve même encore des traces d’un futur ou conditionnel
morphologique : sré, diré
:
« quand meme toi sré pi
belle » (p. 146, sc. 1) : quand bien même tu serais plus belle
« Oui parol’la vous diré… »
(p. 162 sc. 6 ) : « toute parole que tu diras, tout ce que tu
diras… »
On soulignera surtout la
présence de « allé/lé » (en distribution complémentaire presque
parfaite) pour indiquer le
futur ; la forme « lé »
n’apparaît qu’après le son
[a], c’est-à-dire
seulement dans les deux
contextes suivants : « pas lé » ou « moi lé » - ce qui indique par la
même occasion que « moi »
est sans doute prononcé [mwa] par Clément)
(hors du cas
unique, « moins », signalé
plus haut : « ba moins secret », scène 4). L’intérêt exemplaire de
ces diverses marques de
futur est tel que nous présenterons les exemples presque
exhaustivement.
• Attestations de lé :
- Avec « moi » :
30
A l’heure
actuelle, dans la plupart des régions d’Haïti et notamment à Port-au-Prince,
c’est « ap » (> après) qui
marque ce
progressif : m’ap palé = je parle, je suis en train de parler ; en revanche au
Cap haïtien « ka » est
largement
attesté et permet même typiquement d’identifier un locuteur du Nord d’Haïti ;
dans les Petites Antilles
on trouve «
ka » : moin ka palé = je parle, je suis en train de parler. On oppose
classiquement les créoles à « ka »
aux autres
dans la Caraïbe. A l’époque de J et T, les marques TMA sont en cours
d’élaboration et de
spécification.
On peut donc trouver des variantes qui s’excluront par la suite et relèveront
de systèmes
linguistiques
différents.
31
Une édition
de ce texte est accessible sur le site : http://www.battlebridge.com/wcs/french-creole.htm.
32
A bien
distinguer de « vlé » (vouloir) également attesté, par exemple : « si pour vous
moi vlé travaillé, c’est
pour agnin
commère », p. 148, sc. 2).
33
Cette
prononciation de « moi » par [mwa] constitue sans doute un indice significatif
quant à l’origine sociale
(et
géographique ?) de Clément. Si l’on en croit J. Picoche et C. Marchello-Nizia,
1991 : Histoire de la langue
française, Nathan, p. 191 : « Dans la
majorité des cas, /wE/ se maintient, hésitant dès le XIIIe s. entre /we/ et
/wε/.
Le timbre ouvert l’emporte au XVIe s. Une prononciation populaire, plus ouverte
encore, /wa/ apparaît à
Paris dès
le début du XIVe s. Tenue pour vulgaire – c’est la première fois que nous
voyons intervenir la notion
de « niveau
de langue » en phonétique – elle est combattue par les grammairiens du XVIe et
du début du XVIIe
s. Mais
Hindret (1687) constate qu’il y a beaucoup d’honnêtes gens, à la cour et à
Paris, « qui disent du bouas,
des nouas,
trouas, mouas, des pouas, vouar ». » On sait que parallèlement la prononciation
mwè s’est maintenue
encore
longtemps dans les campagnes françaises (XIXe-XXe siècles).
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Hazaël-Massieux
« jouq tant moi lé ba vous
l’argent » (sc. 2, p. 148) = jusqu’à ce que je te donne (dans le futur)
de l’argent ;
« moi lé babillé » (Papa
Simon de Jeannot, sc. 2, p. 153) : je vais le semoncer
« couté ça moi lé dir vous »
(sc. 2, p. 153) (écoutez ce que je vais vous dire) ;
« moi lé servi toi ben comm
y faut » (sc. 4, p. 158) (je vais te rendre service),
« moi lé conné ça qui doit
rivé toi » (je vais savoir ce qui va t’arriver) (sc. 4, p. 158)
- Avec la négation « pas »
cela donne :
« jamais moi pas lé séparé »
(sc. 5, p. 159 = jamais je ne me séparerai)
« moi pas lé songe si vous
fiere (p. 163) = je ne veux pas songer si vous êtes fière
« moi palé cherché toi
querelle / jouq tant mort vini tien ben nous » (sc. 6, p. 165) (Je ne te
chercherai pas querelle,
jusqu’à ce que la mort nous prenne)
Il convient de souligner de
fait des incertitudes graphiques. On a :
« moi p’allé (qui pourrait
être noté « pas lé » ?) manqué richesse » = je ne vais pas manquer
de richesse (scène seconde,
p. 152).
Si « lé » se retrouve dans
un contexte d’accompli dans les déclarations faites par Jeannot à
Thérèse à la scène 6, c’est
sans doute parce que « lé » est ici utilisé avec le sens plein de
« aller » : « moi lé trouvé
papa Simon / li guéri moi ouanga li bon » (je suis allé trouver papa
Simon, il m’a guéri, son
ouanga était bon) – raconté par Jeannot ; cette interprétation
s’impose d’autant plus
qu’immédiatement après, alors que Thérèse lui a dit que Simon ne peut
la guérir elle, Jeannot
continue : « moi conné mal à vous ben / moi le gueri li commere / pour
vous moi bon medecin… » (je
connais votre mal / je vais le guérir, mon amie / pour vous je
suis un bon médecin) (p.
161).
En contradiction apparente
avec ces exemples où « moi » semble entraîner toujours « lé », on
a pourtant deux attestations
de « allé » avec moi ; dans les deux cas, la nécessité de respecter
le nombre de pieds (qui
serait perdu en cas de réduction à « lé ») est sans doute l’explication à
retenir (quand on sait que
l’on est dans un opéra et donc qu’il est indispensable de respecter le
rythme de la musique) :
ha! vla moi dans mizere
pourquoi vous parti
vous quitté moi ci
qui ça moi allé faire
(scène 1, p. 146 : rimes
entrecroisées ABBA : les vers se terminant par mizere et faire qui
riment sont de 6 pieds ; «
moi lé faire » aurait réduit le dernier vers à 5 pieds)
= ha, me voilà dans la
misère, pourquoi êtes vous parti, (pourquoi) m’avez-vous laissé ici,
qu’est-ce que je vais faire
Dans la deuxième séquence où
l’on a « moi allé », allé, de fait, est le verbe plein (= aller), et
non plus auxiliaire de futur
:
si moi allé c’est malhor
faut pas vous gagné gros
quior
(scène 6, p. 160) : rimes AA
: en outre, chaque vers est de 7 pieds, « moi lé » aurait réduit le
premier à 6 pieds)
= Si j’y vais, c’est le
malheur, il ne faut pas que vous ayez le cœur gros.
• Attestations de allé :
Les attestations de « allé »
(parfois avec la valeur de verbe plein parfois comme marque du
futur – à une époque où visiblement
le processus de grammaticalisation n’est pas achevé) à
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Hazaël-Massieux
part les deux cas avec « moi
» évoqués précédemment, apparaissent toujours en contexte autre
que [a-], et donc notamment
avec les pronoms « vous », « li », « nous », et hors du contexte
de « pas » (négation) :
« Jeannot vous allé » =
Jeannot tu es parti (Scène première, p. 146)
« Ça qui fait li allé, c’est
cherché vanté » = ce qui l’a fait partir, c’est qu’il cherche à se
vanter » (Scène seconde, p.
150)
« tête a li allé folle » =
il a perdu la tête (scène seconde, p. 153)
« Jeannot pré pour rivé /
allé prend patience »
= Jeannot va arriver, va
prendre patience. (fin
de la scène seconde, p. 154,
alors que Simon renvoie Thérèse parce que Jeannot va arriver).
« nous allé marié tantot » =
nous allons nous marier (scène sixième, p. 162)
« nous va voir qui allé pi
aise » = nous allons voir qui sera le plus à l’aise (scène sixième p.
164).
• Le futur va/a :
Le dernier exemple cité pour
« allé » montre clairement que l’on rencontre aussi pour le futur
« va », forme du verbe aller
ainsi que la forme raccourcie « a » parfois accolée à un pronom
qui est alors élidé : c’est
le cas dans Jeannot et Thérèse uniquement à la première personne ;
on a ainsi « ma » à
plusieurs reprises que l’on peut interpréter comme « moin va », avec
explicitement une valeur de
futur
comme on le verra
ci-dessous. Dans Jeannot et Thérèse
comme dans Ducoeurjoly, à
peu près à la même époque, et en tout cas à Saint-Domingue ces
« ma » ne peuvent être
interprétés que comme « moi va ». La forme « ka » - nous l’avons vu
- n’est guère attestée dans
le texte (nous sommes à Saint-Domingue où l’on va voir surtout se
développer pour le
progressif la forme « après/ap ») ; en outre il est clair que les formes avec
« ma » ont toujours une
valeur de futur.
Ce futur « va/a » va progressivement
disparaître dans les Petites Antilles
demeure largement utilisé
comme marque de futur en haïtien contemporain (en concurrence
34
Malgré
l’absence de ponctuation, la coupure de vers ne permet pas de penser que l’on a
ici une « structure
sérielle »
alors que la pause fait deux unités syntaxiques bien distinctes comme indiqué
dans la traduction.
35
Ces
phénomènes d’élision qui unissent étroitement pronoms et marques TMA sont
clairement expliquée dans
Turiault,
1874, (dans sa première partie, p. 419) : il appelle cela des « retranchements
de lettres » :
« Ainsi,
très souvent on entend dire : m’a, ou’a, t’a, n’a, y’a. Ces émissions de voix,
ces élisions, si l’on veut
sont
l’abréviation de :
Moin
M’a ouè
ça pour Moin va
ouè ça, je verrai cela
Ou
ka
Ou’a
beau dit moin pour Ou
ka beau dit moin, vous avez beau
me dire.
to
ou bien
T’a pè
rouvè ba li pour To
ka pè rouvè ba li, tu peux lui ouvrir.
nous
va
N’a fè
ça nous douè fè pour
Nous ka fè ça nous douè fè, nous
faisons ce
que nous devons faire
yo
Y’a dit pour Yo ka dit, ils disent.
[Il est
très intéressant d’ailleurs de constater que dans ce tableau de Turiaut, il n’y
a aucune mention d’une 2
e
personne du
pluriel (zot en martiniquais contemporain), mais en revanche on trouve « ou »
(traduit par vous) et
« to »
(traduit par tu) ; et Turiault fait commuter « va » avec « ka », interprétant
la « lettre » manquante comme
« v » ou «
k », selon le contexte.]. Les exemples qu’il donne sont d’ailleurs surtout des
exemples avec « ka »
(valeur de
présent ou d’actuel).
36
Cette forme
semble bien attestée tout au long du XIXe siècle dans les Petites Antilles et
si chez Turiault le
futur a
déjà évolué (dans sa 2
e
partie, en
traitant du verbe, Turiault mentionne principalement pour le futur « ké »
ou « kaille
», mais donne encore quelques exemples de futur en « va »), dans Marbot, 1846
(et éd. 1869) c’est
encore a/va
que l’on rencontre. : Ex. : « Zott va vouè com m’a fè zott ri. » = vous allez
voir comment je vous
ferai rire,
(Le singe et le léopard, p. 220). « va » et « allé » sont attestés comme futur
chez Ducoeurjoly
(conversations
dans le tome II) ; on trouve même, à côté de « mo va », ou « nou va » « n’allé
» dans « n’allé
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Hazaël-Massieux
avec « pou » selon des
règles qui seraient trop longues à expliciter ici). Valdman signale ainsi
(1978, p. 217) : « M a ba ou
anpil lajan » = je te donnerai beaucoup d’argent.
Chez Clément, on trouve « va
» pratiquement avec tous les pronoms personnels, mais aussi
avec tous les sujets
nominaux :
« Li va faire ranger Jeannot
» (sc. 2, p. 153) = cela va faire changer Jeannot.
« moi conne ben moi va
prend… » (sc. 4, p. 156) = je connais bien ce que je vais prendre (en
parlant de Thérèse) :
Jeannot doute de ce qu’essaye de lui faire croire Papa Simon, que
Thérèse va se venger…
« gnion jour si moi pé blié
toi / Quior amoi va bougér tranquille » (un jour si je peux t’oublier,
mon cœur battra
tranquillement), duo de la scène 6 de retrouvailles des amants, p. 164.
mais encore (ce ne sont que
quelques exemples pris dans un ensemble plus vaste) :
« li va proché » = elle va
venir (p. 159)
« li va faire faché » = elle
va (te) disputer (p. 159)
« tout mond va heler moi
madame » (tout le monde va m’appeler « madame ») (p. 165)
On a également « nous va » :
« nous va voir qui allé pi aise » (nous allons voir qui sera (ira)
plus à l’aise » (p. 164)
(déjà cité).
Précisons que la forme « moi
va » (attestée une seule fois p. 146) s’explique sûrement là pour
une raison de rythme à
respecter, car, de fait, avec la première personne, on trouve aussi et
surtout, comme nous le
disions, « ma » (contraction de « moi (v)a ») :
« dré ma miré li tout proche
ma babillé li ben fort »
(dès que je vais le
rencontrer / je vais le disputer fort) (sc. 1, p. 146). Thérèse s’exprime en
aparté et continue
d’ailleurs :
mais li mocqué tout reproche
li pas soucie
gagné tort
(= mais il se moque de tout
reproche et il ne soucie pas d’avoir tort)
Juste après ces réflexions
de Thérèse sur le caractère de Jeannot (elle signale aussi qu’il a le
cœur dur comme une pierre),
le futur reprend avec « ma » puisqu’elle annonce qu’elle va
rencontrer le Sorcier –
alors que commence la scène seconde avec cette rencontre – ce qui ne
laisse guère d’ambiguïté sur
la valeur future ici, même si dans le cas précédent on pouvait
hésiter sur la façon de
rendre le contraste entre les phrases avec « ma », et les phrases sans
marques qui suivent :
mais moi conné dans quarquié
/ gnion nègre qui grand sorcié / ma trouvé li
= …je vais le trouvé… et
commence la scène seconde où Thérèse rencontre Papa Simon.
On peut aussi citer cet
usage de « ma » pour « 1
ère
pers. + futur » (m’ (v)a)
parfaitement
attesté dans la « Parabole
de l’enfant prodigue » déjà citée : « Faut m’allé trouvé papa-moi et
má di li » = Il me faut
aller trouver mon père et je lui dirai… (la tendance à l’élision pour la
roulé » (p.
378) = nous allons rouler ou « m’allé » dans « m’allé veillé ça » (p. 378) =
j’y veillerai, « n’a voir
ça » = nous
verrons cela (p. 380) et « ma fair yo couper lianes » (p. 387) = je ferai
couper de la liane. Ces
exemples
(puisque le texte français et la traduction créole sont de Ducoeurjoly)
confirment absolument notre
interprétation-traduction
de « ma » comme marque de 1
ère
pers. +
futur chez Clément. Notons que d’une façon
générale,
les similitudes sont grandes entre la langue de Clément et celle de
Ducoeurjoly, où les oppositions
grammaticales
sont grosso modo les mêmes, avec sans doute un peu plus de variation chez
Clément, alors que la
systématisation
est plus avancée chez Ducoeurjoly (mais celui-ci écrit vingt ans plus tard si
l’on pense à un texte
de Clément
de 1783, près de quarante ans plus tard si l’on resitue Clément vers 1758 (1
ère
version)).
37
Les accents
aigus (et graves), souvent absents dans le manuscrit, n’interdisent pas
pourtant de prononcer cette
forme «
soucié ».
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
première personne étant en
quelque sorte confirmée par le « m’allé » qui précède
immédiatement).
On voit que « va » est très
répandu, mais apparemment pas plus que « lé/allé » : on a
21 « lé/allé » contre 18 «
va/ma » dans le texte – chiffre dont il est impossible de déduire quoi
que ce soit.
L’indétermination semble grande, et nous sommes dans ce texte bien en peine
pour dégager des règles qui
permettrait de préciser pourquoi on choisit ici « li va », ailleurs
« li allé », ou « moi lé »
plutôt que « ma ».
On notera enfin que « va »
(comme « allé » d’ailleurs) n’a pas toujours dans Jeannot et
Thérèse la valeur d’un futur, mais conserve parfois la valeur
du verbe aller :
« li va cherché plaire
l’autre coté » (il (s’en) va chercher à plaire ailleurs), sc. 2, p. 151
manifestant par là une
grammaticalisation inachevée.
Un emphatique ou «
intensif » :
La structure, toujours
largement attestée aux Antilles (cf. « sé volé nou ka volé ») est présente
– et plusieurs fois – dans
notre texte :
« c’est changé li changé »
(il a beaucoup changé) (sc. 1) ;
« C’est charié vous vlé
charié » (Vous vous voulez (vraiment) plaisanter !) ;
« c’est rire vinir vlé rire
» ([tout ce que tu diras] ce sera seulement pour rire, pour plaisanter)
(sc. 6, p. 162) :
Ces attestations dans Jeannot
et Thérèse sont particulièrement remarquables et remettent bien
sûr en question nombre
d’idées concernant la créolisation et ses développements. Dans un
article récent (« Comment
distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire ? »
in Etudes Créoles, vol. XXV,
n° 1, 2002) Albert Valdman soulignait l’intérêt du texte de Juste
Chanlatte La partie de
Chasse du Roi (s.d., mais sans doute 1810-1820 ? puisque L’entrée du
roi en sa capitale, du même auteur date de 1818) qui offre des
attestations de cette structure.
A. Valdman écrit
explicitement : « On y trouve par exemple les constructions emphatiques
comportant le redoublement
et l’extraposition à gauche du prédicat : Qui corné io après corné
dans bois ? « Qui est en train de faire sonner le cor dans le
bois ? », n’a pas pitit haché
Lowendal ta haché io « Lowendal [le nom d’une épée] va vraiment les hacher
» (note 11, p.
139) ». Avec ce texte de
Clément, nous avons des attestations beaucoup plus anciennes de
cette structure – dès 1783.
Quoi qu’il en soit, l’histoire de cette structure, encore bien attestée
dans les créoles
contemporains de la Caraïbe, est complexe et pour l’instant pas assez étudiée.
Il semble difficile de lui
trouver une origine française ; le caractère précoce de son apparition
semblerait aller dans le sens
d’une origine africaine. Les formes apparues tardivement dans
les créoles ne peuvent être
que
- des phénomènes évolutifs
tenant au système créole
- ou des emprunts tardifs au
français,
puisque à partir d’une
certaine date, les créoles sont constitués et les apports africains cessent
(avec l’achèvement de la
traite) : en revanche, les textes « primitifs » comportent
paradoxalement souvent plus
de mots
(et probablement des
structures) provenant
directement des langues des
esclaves. Cette structure en serait un très bon exemple ; elle
semble en outre attestée
dans certaines variétés de langues au Bénin
Les auxiliaires modaux
38
Cf. ici par
exemple « ouanga » : terme bantou pour « médicament », « remède », « médecine
», « acte de
sorcellerie
»…
39
Cf.
communication à Amsterdam, les 28-29 mars 2003 de James Essegbey, à propos des
langues gbe.
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Hazaël-Massieux
On en a deux principaux dans
le texte : « pé » = pouvoir et « vlé » = vouloir, attestés par les
exemples suivants (mais il y
en a quelques autres dans l’ensemble du texte) :
« li pé ben parlé si li vlé
» = il peut bien parler s’il veut
« si moi té vlé gagné la
tendresse de tout garçon qui dans quarquié moi » = si je voulais
gagner l’affection de tous
les garçons qui sont dans mon quartier
Les pronoms
Il n’y a pas de très grosses
surprises par rapport aux formes des pronoms en créole
contemporain. Il convient
toutefois de faire quelques remarques.
- D’abord pour la première
personne, nous avons vu qu’elle est représentée par « moi »,
dont la prononciation n’est,
au XVIIIe siècle, pas aisée à déterminer (dans « la
Passion », texte à peu près
contemporain on trouve « moé », ce qui au moins a le
mérite de la clarté). Nous
avons signalé en note que la graphie « moi » ne permet pas
directement de connaître la
prononciation. On sait que le passage de [mwe] à [mwa],
selon les régions date en
partie du XVIIIe siècle. Cependant, en ce qui concerne
Clément, les élisions dans
le texte, notamment pour la marque du futur avec la
première personne « lé », au
lieu de « allé » ainsi que la forme après élision du pronom
« ma » pour 1
ère
personne + « va », nous
amènent à penser que « moi » était en
l’occurrence prononcé [mwa]
– ce qui permet d’expliquer par l’identité de la voyelle
la chute de la consonne
initiale dans le cas de « va » et de la voyelle « a- » dans le cas
de « allé » qui devient « lé
» : Moi va - ma ; moi allé - moi lé. La forme courte m-
pour « moi » déjà attestée
dans le texte de Clément est très fréquente en créole haïtien
contemporain
où les phénomènes d’élision
touchent les pronoms à peu près à toutes
les personnes.
- En ce qui concerne la
deuxième personne, il convient de souligner l’existence de deux
formes : vous/vou et toi ;
le choix de ce que l’on peut encore appeler « vouvoiement »
ou « tutoiement » répond,
partout où cette opposition existe dans les créoles, à
certaines règles.
L’opposition n’existe plus maintenant en Haïti ou dans les Petites
Antilles
.
Mais au XVIIIe et encore au XIXe siècle, comme l’attestent notamment de
nombreux exemples chez
Ducoeurjoly, l’opposition entre un « to » plus intime et un
« vou » plus formel demeure.
C’est précisément ce que l’on trouve représenté dans
Jeannot et Thérèse. L’usage de vous / toi répond à certaines règles
sociales qui
apparaissent dans ce texte,
et qui sont fonction de la position de chacun des locuteurs :
Thérèse vouvoie Papa Simon
qui lui aussi la vouvoie, mais Papa Simon tutoie Jeannot
(le jeune garçon) qui en
revanche le vouvoie. Les deux amoureux brouillés se
vouvoient, mais passeront au
« tu » au moment de la réconciliation finale !
- « Li », comme dans tous
les créoles contemporains, représente la 3
e
personne, sans
distinction de sexe : il
renvoie aussi bien à Thérèse qu’à Jeannot par exemple et c’est
le contexte ou la situation
de discours qui désambiguïse (facilement au théâtre).
- « Nous » est utilisé
normalement pour la 1ere personne du pluriel : « nous trouvé
monde… », « nous content »
40
Cf. Cadely,
Jean-Robert, 1995, "Elision et agglutination en créole haïtien : le cas
des pronoms personnels" in
Etudes
Créoles, vol. XVIII,
n° 1, 1995, pp. 9-38.
41
Mais cette
opposition (familier / formel) est attestée encore au moins partiellement en
Guyane, à la Réunion, à
Maurice
(opposition entre to/twa et ou/vous/).
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Marie-Christine
Hazaël-Massieux
- Il n’y a qu’une seule
attestation de « vous » avec une valeur de pluriel : Simon
s’adresse à Jeannot et
Thérèse en même temps à la fin de la pièce
unique ne permet pas
d’avancer vraiment sur une question intéressante. On sait
qu’actuellement en créole de
Port-au-Prince, la forme normale pour la 2
e
personne du
pluriel est « nou », comme
pour la première personne, qu’elle est en revanche « zot »
(< vous autres) dans les
Petites Antilles.
- Quant à la 3
e
personne du pluriel,
représentée par « yau », c’est la forme actuelle
(généralement notée « yo »)
dans les créoles des Petites Antilles et d’Haïti (on a « yé »
en Guyane). Cette forme est
issue d’une forme régionale et populaire française pour
« eux » : la 3
e
personne est effectivement
attestée sous la forme « yeux » ou « yaux »
dans certains parlers
populaires de l’Ouest français. Ici on a : « C’est premier yau
servi » : c’est le premier
qu’ils servent ; « yau tout dire pourquoi vous si farouche » :
ils disent tous pourquoi
êtes-vous si farouche ? Signalons déjà, pour n’y plus revenir,
que dans notre texte, « yau
» est déjà utilisé aussi comme « marqueur de pluriel » cf. le
rôle de yo en haïtien
contemporain. Un exemple suffira : « napas barrassé malhor
layau » (p. 158) = il ne
faut pas s’embarrasser de ces malheurs.
En ce qui concerne la
syntaxe des pronoms : on notera que le pronom sujet est toujours placé
avant le verbe, le pronom
objet toujours après, et ceci quel que soit le contexte (c’est le cas
dans les créoles
contemporains et en opposition avec l’ordre français ou le pronom objet est
placé avant le verbe comme
clitique) :
« Si Jeannot quitté moi » =
si Jeannot me quitte (p. 146)
« Ma babillé li » = je vais
le disputer (p. 146)
« laut [la rivale] faire li
present = l’autre lui a fait / lui fait des cadeaux (p. 151)
« li metté li comm’ blanc la
ville » = il s’habille comme un blanc de la ville (p. 151)
Les déterminants
Il est important d’insister
sur le fait que, sur ce plan précisément, le système du créole utilisé
dans Jeannot et Thérèse,
est encore assez peu « développé » en tant que tel, c’est-à-dire qu’il
reste assez proche du
système français : la comparaison sur ce plan avec « la Passion » est
tout à fait intéressante, le
système des déterminants de « la Passion » étant beaucoup plus
structuré
Le défini
On est visiblement dans une
période de transition entre l’article antéposé du français (le / la)
et l’article postposé du
créole (-la provenant de la partie accentuée de formes renforcées :
l’liv-là, l’homme-là du français oral). C’est ainsi effectivement que
s’est progressivement mis
en place un article défini,
qui d’ailleurs dans certaines zones de la Caraïbe, est réalisé
maintenant selon diverses
variantes contextuelles : la/a/lan/an, par exemple en Martinique et
en Haïti, avec même un
certain nombre de variantes supplémentaires ici ou là). Dans Jeannot
et Thérèse, on trouve d’une part beaucoup de noms sans aucune
marque de détermination
(rappelons que l’absence de
déterminant, beaucoup plus fréquente en moyen français et même
en français classique que
maintenant était toujours privilégiée dans les concepts abstraits, pour
42
P. 166 dans
la scène finale : « Aye zenfant / vous doit content / moi faire pour vous /
magie amoi pi doux /
vous pé
chanté… » = Ah mes enfants, vous devez être contents de ce que j’ai fait pour
vous ; ma magie a été la
plus douce,
vous pouvez chanter…
43
Cf. M.C.
Hazaël-Massieux, 2000.
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Marie-Christine
Hazaël-Massieux
certains compléments de
verbes
,
et d’autre part un certain nombre de mots devant lesquels
demeure visiblement présente
mais comme « agglutinée » la marque française (même si les
graphies de Clément sont
fluctuantes), qui n’est plus réellement chargée d’une fonction de
détermination :
mais sila qui la cause
(scène 1, p. 146)
= mais celui-là qui est la
cause
Repris sous la forme
dabord Jeannot la cause
(scène 2, p. 150)
pour moi conné la tromprie
(scène 2, p. 147)
= pour moi qui connais la
tromperie
ha! vla la difference
(scène 2, p. 151)
On voit que l’usage du la
antéposé n’est attesté que dans des formes abstraites : la cause, la
tromperie, la différence,
la raison (dans « vous gagné la
raison », sc. 4 = vous avez raison).
Ces formes s’opposent, dans
le système que nous étudions, très exactement aux formes avec –
la postposé qui désignent une réalité présente dans la
situation, comme on le verra ci-dessous,
qui ont une forte valeur
déictique, parce que presque toujours « montrée » en même temps.
On a encore un peu plus bas
dans la même scène « c’est moi qui prend la peine » = c’est moi
qui ai du souci, « vous pas
conné c’est mulatresse /qui gagné beaucoup la richesse » = vous ne
la connaissez pas c’est une
mulâtresse qui a beaucoup d’argent (qui est très riche), « li metté li
comm’ blanc la ville » = il
s’habille comme un Blanc de la ville (exemple très significatif
puisqu’il signifie « un
blanc de la ville » – « la ville » en général par opposition à la
campagne : s’il s’agissait
d’une ville précise on aurait « ville-la »)
relevé systématique, la
valeur de ces formes, avec la antéposé étant maintenant bien établie.
En créole contemporain, ces la
antéposés se sont maintenus agglutinés au nom dans certains
cas : « lari » (rue), «
lapèn » (peine) et n’ont aucune valeur de détermination : on recourt au –
la postposé toujours (ou à un autre déterminant) pour
marquer la détermination : cf. lari-la (la
rue), lari-an-moin (ma
rue), etc. Il convient de noter toutefois que l’on peut voir sans doute
dans cet usage du la antéposé
pour marquer la forme « abstraite » les prémices de ce qui
pourrait être considéré
comme un véritable préfixe « la-» pour fabriquer des substantifs
abstraits (usage surtout
noté en Martinique): cf. lapérozité, lajistis, latouwonni, etc.
.
Notons qu’exceptionnellement
dans notre texte le « la » se trouve collé graphiquement au
substantif : ainsi par
exemple dans « larage » : « faut taquin li faire li pitit larage » (sc. 3, p.
159) = il faut la taquiner,
lui faire colère (mais on a aussi « la rage » plus bas) ; on trouve
encore « laville » une fois
ou l’autre, « laraison », etc, sans qu’aucune règle orthographique ne
puisse être établie, bien
évidemment, en conformité avec les pratiques de l’époque.
44
Cf. le
numéro 72, déc. 1986 de Langue française, « Déterminants et détermination
» L. Picabia, éd. et tout
particulièrement
l’article de Jean-Claude Anscombre « L’article zéro en français : un imparfait
du substantif ? »,
pp. 4-39.
45
Notons
qu’on trouve par exemple dans le texte l’opposition très significative entre «
la richesse » (en générale)
et
richess’la » = la richesse particulière de la mulâtresse qui a attiré Jeannot
(évoquée au début de la scène 4
quand il
rencontre à son tour Papa Simon).
46
Cf. les
très intéressantes remarques de Jean Bernabé à ce propos, dans sa thèse (cf.
Bernabé, 1983, p. 796 sq.).
Il signale
des cas où l'article français agglutiné sert de « préfixe » pour former un nom
abstrait : il cite : "lajistis"
qui
s'oppose, selon lui, à "jistis", comme +abstrait et -comptable.
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Hazaël-Massieux
On trouve enfin déjà un
certain nombre de formes avec « la » postposé :
pour moi conné la tromprie
de Jeannot quienne a moi la
(scène 2, p. 147)
= pour moi qui connais la
tromperie / de ce Jeannot qui est à moi
(le « la » final qui reprend
le syntagme – on l’appelle parfois « la » résomptif – est la mise en
œuvre précoce d’un phénomène
courant en créole contemporain : ce « la » souligne que c’est
l’ensemble qui précède qui
est déterminé, et non pas seulement le mot qui précède
immédiatement ; il est
fréquemment utilisé à l’heure actuelle après les relatives objets dont le
lien avec le nom qu’elles
qualifient n’est marqué que par ce « la » final : « nonm-la moin vwè
la » = l’homme que j’ai vu –
mais globalement après tout syntagme nominal complexe et
long : il marque en quelque
sorte l’achèvement de ce syntagme). On signalera encore avec
cette même fonction « ça
vous dire la » (sc. 3, p. 155), mais il y a encore d’autres exemples.
Quelques exemples de –la postposés
:
servis la na pas bagatelle
(scène 2, p. 148)
= ce service n’est pas une
bagatelle, n’est pas rien
Papa prend mouchoir la li
belle
= Père Simon, prend ce
mouchoir/foulard ; il est beau
mequié la pas bon ma chere
(scène 2, p. 149)
= le/ce métier n’est pas bon
ma chère.
leçon la vous ba moi
li rend moi ben service
(scène 2, p. 154)
= la leçon que vous m’avez
donnée, elle m’a bien rendu service.
Mais il faudrait encore
citer la façon dont Jeannot parle de Thérèse à Simon : « ba moins
secret compere / pour gagner
negress la » : pour avoir (pour reconquérir) la/cette
négresse/personne. Il est
encore question de « quior la » (le cœur/ce cœur), etc. Les exemples
sont trop nombreux pour être
tous cités.
La fréquence des formes de «
la » soit antéposées, soit postposées, permet indéniablement
déjà d’établir les règles du
système mis en œuvre dans Jeannot et Thérèse, et d’en prévoir en
quelque sorte les évolutions
futures. On notera en outre quelques formes sans déterminant
(restes apparents du moyen
français, que l’on retrouve d’ailleurs encore en français dans
47
Si
Ducoeurjoly mentionne « quien à toué » (ou « tien à toué ») comme « possessif
relatif de la seconde
personne »,
(« c’est quien à toué » = ce sont les tiens), p. 352, il ne laisse pas supposer
le développement à
d’autres
personnes, pourtant attesté dans Clément comme ici.
48
Quelques
éléments concernant la traduction que nous donnons : « Papa », interpellatif
utilisé dans ce texte –
mais dans
d’autres également, n’est pas traduisible par « papa » en français. Il
n’implique bien sûr aucune
relation de
parenté entre Simon et Thérèse, mais marque qu’il appartient à la génération
d’avant, et une certaine
familiarité
affectueuse que nous rendons par l’expression « Père Simon », qui reste en
usage avec ce sens dans
les
campagnes françaises. Le « ce » français marque la valeur réelle du « la »
postposé en créole, beaucoup plus
déictique
que le simple article antéposé du français : avec le geste de Thérèse qui tend
un « mouchoir » (au sens
de foulard
que les femmes se mettent sur la tête) à Simon, la traduction est
obligatoirement avec « ce » en
français.
Mais disons qu’il s’agit d’un défini à valeur déictique (valeur actuelle du –la
créole, mais qui n’exclut
pas
maintenant la présence d’un démonstratif créole – non attesté dans Jeannot
et Thérèse).
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Hazaël-Massieux
certaines expressions
précisément : « li rend moi ben service » = elle m’a rendu bien service).
On en trouve un peu plus
dans cette œuvre créole qu’en français, notamment pour les cas
d’indéfinis ou de génériques
: « c’est malhor pour garçon », par exemple (sc. 3, p. 157) = c’est
un malheur pour un garçon.
L’indéfini, quand il tend
vers le numéral, est représenté par « gnion » (forme la plus
fréquentes) ou « gnon » : «
gnion coté » (sc. 3 , p. 157), « car c’est gnon fille qui riche » (sc.6,
p. 165) : au total, on
trouve une quinzaine de ces formes.
Il n’y a pas à proprement
parler de démonstratifs dans notre texte, mais nous avons vu que le
défini a une valeur
déictique importante.
Quant aux possessifs,
on a
zami à moi li perdi
(scène 1, p. 145)
= mon ami est perdu
quior a moi dans grand
tourment
(scène 2, p. 147)
= mon cœur est dans un grand
tourment
Mais ce possessif de
première personne est aussi noté « amoi » :
si chemise amoi ben passé
si corsle amoi ben marré
si tignon amoi faire joli,
etc. (Sc. 2, p. 153)
= si ma chemise est bien
repassé, si mon corset est bien attaché, si mon chignon fait joli…
Mais aussi « quior amoi », «
sac amoi »…
Est aussi attesté un «
langue moi » (p. 162) = ma langue (construction sans « a »
prépositionnel).
On a également des
possessifs 3
e
personne :
Tête a li allé folle
(sc. 2, p. 153)
= il a perdu la tête
Noté également « ali »
« Qui trouve bon compte ali
»
(sc 3, p. 153)
= qui trouve bien son compte
Ou encore : « zaffaire ali
», « quior ali »…
On a enfin « conseil avous »
(sc 4, p. 154), « bouche a vous » (sc. 6, p. 162) – avec une
deuxième personne singulier
; mais on a une construction directe avec « ouanga vous » (votre
sortilège, votre remède), et
aussi un « gié toi » (p. 164 sc. 6) = tes yeux. Si les formes
possessives sans « a » sont
plus rares que les formes avec « a », elles existent toutefois dans
ce texte selon la théorie
que nous avons développée ailleurs
.
On rappellera que ce sont les
49
Cf. M.C.
Hazaël-Massieux, 2000. Nous y soutenons l’idée que jusqu’au milieu du XIXe
siècle (Martinique), et
un peu plus
tard ailleurs, il n’y a pas encore de véritable distinction entre le possessif
« a moi » et le possessif
« moi » :
les deux sont utilisés dans les mêmes textes, avec toutefois progressivement
des préférences qui se font
jour selon
les zones. Ainsi en Martinique, progressivement toutes les structures avec « a
» sont éliminées ; plus
lentement
en Guadeloupe, les structures sans « a » vont disparaître à peu près partout au
cours du XXe siècle.
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Marie-Christine
Hazaël-Massieux
formes avec « a » qui à
l’heure actuelle l’ont emporté au Cap haïtien, à la différence de ce qui
s’est produit à
Port-au-Prince où n’apparaissent plus que les constructions directes.
Les adjectifs
Quelques mots sur les «
adjectifs » ou plus globalement sur les formes qualifiantes. Nous
avons déjà souligné le rôle
des structures relatives. On notera que l’on a très peu de mots
qualifiants en fonction
d’épithète (la liste en est vite close) :
- piti
On a : « gnon piti ouanga »
(p. 147) ou « moi faire li piti charrade » (p. 156), et il est question
de « piti quior » (p. 158)
ou « piti larage » p. 159 ;
- bon
on a « bon compte » (p. 153)
et « bon nouvelle » (p. 158), « gnion bon gros soufflet », « bon
medecin » et quelques
autres…
- gros
« gros quior » (par exemple,
p. 160)
- grand
« grand sorcié » et « grand
tourment » (p. 147), « grand peine » (p. 162), « grand merci » (p.
166) et quelques autres
- bel
« bel blanc » (p. 157), «
bel marecage » (p. 159)
Globalement les épithètes
sont peu nombreux, appartiennent à une classe apparemment
réduite et ils ne sont
jamais postposés au substantif. La plupart des adjectifs que nous venons
de citer peuvent se
retrouver comme attributs.
Rappelons que la relation
attribut en créole ne comporte pas de marque pour le verbe « être » :
ex. « moi content passe roi
» = je suis plus content qu’un roi (Jeannot, sc. 5, p. 159).
Au-delà des formes
adjectivales citées précédemment, presque toutes attestées comme
attributs, on trouve dans
cette fonction d’autres formes qui ne sont pas des adjectifs en
français ; ainsi p. 150 : «
faut pas vous si chagrin » = il ne vous pas être si triste.
On pourrait encore relever
quelques autres structures significatives dans ce texte ; on pourrait
aussi établir un lexique qui
ne serait pas inutile car les mots – principalement d’origine
française - ne sont pas
nécessairement utilisés avec leur acception française, et même pas
toujours avec le sens qu’ils
ont actuellement s’ils existent dans l’un des créoles de la Caraïbe.
On peut voir en tout cas
combien est riche pour notre connaissance des créoles l’étude un peu
systématique d’un texte
ancien. D’autres textes (nombreux) sont disponibles, ce qui nous
permettra prochainement de
publier un ouvrage les regroupant et permettant l’analyse des
évolutions grammaticales
entre le XVIIIe et le XXe siècle pour les créoles de la zone caraïbe.
Références
bibliographiques principales
Bernabé, Jean, 1983 : Fondal-natal.
Grammaire basilectale approchée des créoles
guadeloupéen et
martiniquais, 3 vol., Paris,
L’Harmattan, 1559 p.
Chaudenson, Robert, 1981 : Textes
créoles anciens (La Réunion et Ile Maurice).
Comparaisons et essai
d’analyse, Hamburg, Helmut Buske
Verlag, 272 p.
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Creolica, 8
septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
Chaudenson, Robert, 1992 : Des
îles, des hommes, des langues, L’Harmattan, 309 p.
Ducoeurjoly, S.J., 1802 : Manuel
des habitans de Saint-Domingue, Paris, Lenoir, 2 tomes, en
particulier tome second pp.
284-404
Fattier, Dominique, 1994 : «
Un fragment de créole colonial : Le Manuel des habitans de
Saint-domingue de S.J. Ducoeurjoly, 1802. Réflexions sur
l’apprentissage et la créolisation »
in Véronique, 1994, Créolisation
et acquisition des langues, Aix-en-Provence, Publications
de l’Université de Provence,
pp. 53-77
†Hazaël-Massieux, Guy, 1994
: « La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage
nègre » in Etudes Créoles,
vol. XVII,
n° 2, pp. 16-27
†Hazaël-Massieux, Guy, 1996
: Les créoles : Problèmes de genèse et de description, Aix-en-
Provence, Publications de
l’Université de Provence, 374 p. et tout particulièrement le chapitre
« Le guyanais et les créoles
atlantiques à base française », pp. 169 sq. pour ses remarques sur
la négation.
Hazaël-Massieux,
Marie-Christine, 1993 Ecrire en créole, Paris, L'Harmattan, 316 p.
-----1996 « Du français, du
créole et de quelques situations plurilingues : données
linguistiques et
sociolinguistiques », in Francophonie. Mythes, masques et réalités. Enjeux
politiques et culturels, B. Jones, A. Miguet, P. Corcoran, éds., Paris,
Editions Publisud, 1996,
pp. 127-157
-----1998 (b) « De « Lisette
quitté la plaine » à « Fanm », ou de la poésie en créole dans la
Caraïbe francophone », in RITM,
n° 17, 1998 « Poètes d’Outre-Mer », pp. 11-32
-----1999 : Les créoles :
l’indispensable survie, Editions Entente, coll. « Langues en péril »,
310 p.
-----2000 : « Des références
textuelles pour l’étude de l’évolution grammaticale des créoles
dans la zone
américano-caraïbe et de leur utilité pour l’étude historique. La question du
déterminant. », in Etudes
Créoles, vol XXIII, n° 2, 2000, pp. 40-65
-----2003 : (en
collaboration avec Bernard Camier) « Jeannot et Thérèse de Clément. Un
opéra-comique en créole à
Saint-Domingue au milieu du XVIIIe siècle » : Présentation
historique : Bernard Camier
; Restitution du texte et notes linguistiques : Marie-Christine
Hazaël-Massieux, in Revue
de la société haïtienne d’Histoire et de Géographie, n° 215, avril-
septembre 2003, pp. 135-166
-----2005a : « Au sujet de
la définition des langues créoles », Avant-propos de La
Linguistique : vol. 41, fasc. 1/2005, pp. 3-17
-----2005b : Théories de la
genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des
créoles de la Caraïbe », in La
Linguistique : vol. 41, fasc. 1/2005, pp. 19-40
-----2005c : « Les
développements du créole aux XVIIIe-XIXe siècles et jusqu’à nos jours
dans les îles de la Caraïbe
» in Le Monde créole. Peuplement, sociétés et condition humaine.
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
XVIIe-XXe siècles, Mélanges offerts à Hubert Gerbeau, sous la
direction de Jacques WEBER,
Les Indes savantes, Paris,
2005, pp. 179-194
-----2005d « Les français
populaires contre la norme : Regards sur la genèse des créoles au
XVIIe siècle »,
communication au Colloque franco-allemand d’Aix-en-Provence (mars 2005),
à
paraître
dans
les
Actes
de
ce
colloque.
En
ligne :
http://creoles.free.fr/articles/colloquetransgressions.pdf
Kriegel, Sibylle (sous la
direction de), 2003 : Grammaticalisation et réanalyse. Approches de
la variation créole et
française, CNRS Editions, 372 p.
Lehmann, Christian [1982] 1995a : Thoughts on Grammaticalization,
München : Lincom
Europa (Première publication
: 1982, akup 48, Université de Cologne)
Marbot, 1869 : Les
Bambous, Fables de la fontaine, travesties en patois créole par un vieux
commandeur, Fort-de-France, Librairie de Frédéric Thomas
(fac-simile*** dans l’édition
Casterman, 1975)
McWhorter, John, 1998 : « Identifiying the creole prototype : Vindicating
a typological class»
in Language, vol. 74, n° 4, December 1998, pp. 788-818
McWhorter, John H. et
Parkvall, Mikael, 2002 : « Pas tout à fait du français : une étude
créole », in Etudes
Créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa vérité », A.
Valdman, éd., pp. 179-231
Moreau de Saint-Méry,
Médéric-Louis-Elie, 1797 : Description typographique, physique,
civile, politique et
historique de la partie française de l’Isle Saint-Domingue, rééd. Société de
l’histoire des colonies
françaises et Librairie Larose, 1958
Mufwene, Salikoko S., 1986 :
« Les langues créoles peuvent-elles être définies sans référence
à leur histoire ? » in Etudes
Créoles, 1986, vol. XI ? n° 1, pp. 136-150
Mufwene, Salikoko S., 2002 :
« Typologie des définitions des créoles », in Linguistique et
créolistique. Univers créoles 2, sous la direction de Claudine
Bavoux et Didier de Robillard,
Anthropos, pp. 17-34.
Mufwene, Salikoko S., 2002 «
Développement des créoles et évolution des langues », in
Etudes créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa
vérité », A. Valdman, éd., pp.
45-69
Turiault, 1874 : Etude sur
le langage créole de la Martinique, extrait du Bulletin de la Société
académique de Brest, 2
e
série, tome 1, 1873-1874,
Brest, Impr. De J.B. Lefournier Aîné, pp.
401-516
Valdman, Albert, 1978 : Le
créole : structure, statut et origine, Paris, Klincksieck, 403 p.
Valdman, Albert, 2002 : «
Comment distinguer la créolisation du changement linguistique
ordinaire ? » in Etudes
créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa vérité », A.
Valdman, éd., pp. 123-141
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septembre 2005 – A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du
Devin du village en créole du XVIIIe siècle ? –
Marie-Christine
Hazaël-Massieux
Véronique, Daniel, 2003 : «
Le développement de l’expression de la négation dans les créoles
français et dans
l’acquisition du français langue étrangère », in Sibylle Kriegel, 2003, pp. 87-
109
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