Réédition : Erdnayoff, « Place à la Revue », Le Frou-Frou, 28 juillet 1912, p. 2.

 

 

Place à la Revue

REVUETTE BI-MENSUELLE

A GRAND SPECTACLE

Aujourd’hui, bien que Mme Gaby Deslys ait condescendu à prêter son concours à la revue, le prix des places reste le même et le Frou-Frou ne coûtera que vingt-cinq centimes, comme d’habitude.

Pourtant le régisseur est ému et c’est en tremblant qu’il frappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. La commère Gaby Desly apparaît donc. Elle est assez légèrement vêtue, tiens, il faut bien montrer son principal talent.

M. Dufayel, le compère, la suit immédiatement. Il est en costume tailleur-clair d’une richesse inouïe.

Ils continuent une conversation commencée dans la coulisse.

Dufayel – En moyenne, voyons, combien gagnez-vous en tournée d’Amérique ?

Gaby – Bah ! dans les cent mille francs par mois.

Dufayel – Ce n’est pas mal, mais il y a mieux, ainsi, rien que pour la vente de mes lits en cuivre, j’ai dépassé cinq cent mille francs.

La Commère – C’est un chiffre.

Le Commère – Au fond, il n’y a que ça de vrai.

La Commère – Vous avez raison, moi, je ne lève la jambe que lorsque je suis payée très cher.

Le compère – Oh ! il n’y a pas de sot métier quand on gagne de l’argent.

La Commère, gênée au fond, mais ne veut pas en avoir l’air – Evidemment, évidemment.

Le Compère – Je m’emploie de mon mieux, dans le commerce des mobiliers, vous dans le commerce d’officiels.

La Commère, de plus en plus gênée – Oh ! vous exagérez… Je danse, je fais l’ours.

Le Compère – Allons ! Allons ne faites pas la bête. (Heureusement à ce moment où la conversation semblait prendre une tournure équivoque, de chaque côté de la scène arrivent deux personnages dont l’un est quelque peu plus connu que l’autre, dit-on. C’est d’un côté M. Jean-Jacques Rousseau, le philosophe, de l’autre, Mme Valentine de Saint-Point, l’apôtre-femme du Futurisme. Ils ont tous les deux une table pliante sous un bras et sous l’autre un tabouret. Le souffleur, de sa boîte, leur passe un verre d’eau, une carafe et un tapis vert. Vous l’avez deviné tout de suite, ils vont faire une conférence.)

Le Compère – Bonjour ! messieurs dames.

J.-J. Rousseau – Salut !

Madame de Saint-Point – Bonjour !

La Commère, au compère – Qui est-ce la perruque poudrée ?

Le Compère – C’est Jean-Jacques.

La Commère, qui a certainement mal entendu – Ah ! c’est Jeanne d’Arc. (Le compère laisse passer la réplique sans y faire attention. Il est en train de dévisager Mme Valentine de Saint-Point. S’adressant à Elle.) Et alors, vous allez faire une conférence ?

Madame de Saint-Point – Mon Dieu, oui Monsieur.

J.-J. Rousseau – Allons, un peu de silence, je vais commencer.

Partout – Chut ! Chut !

J.-J. Rousseau – Quoi, messieurs, de plus beau que la nature. Il faut l’admirer, la respecter. ( Au même moment, une mouche vient lui chatouiller le front. Il l’écrase d’un coup de poing sur la table sans autre forme de procès.)

Madame de Saint-Point – A moi maintenant ! Vive les Futuristes et le Futurisme. Tout pour l’avenir, rien que l’avenir. C’est pour cela que nous devons copier les brutes préhistoriques, la nature grossière et primitive.

J.-J. Rousseau – Non, Valentine, tu exagères.

Madame de Saint-Point – Jamais de la vie, Messieurs, redevenez des êtres sauvages. Oh ! oui, pourquoi ne seriez-vous pas comme ces beaux animaux des Forêts Vierges qui violent leur compagne sans leur en demander la permission. Et vous, femmes, vous, créatures de nerf et de cruauté…

J.-J. Rousseau – Je demande la parole.

Madame de Saint-Point – Voyons, laissez-moi parler, où en étais-je ? Vous les femmes, revenez à vos instincts naturels. (Murmures parmi les spectateurs.) Laissez parler la nature et martyrisez les hommes. Voilà votre destinée. (A ce moment, parmi le public, il y a des bordées de sifflet. J.-J. Rousseau s’en va. Les hurlements éclatent de toute part, accompagnés de hou ! hou ! terrifiants. Des gardes municipaux se saisissent des récalcitrants et la dame de Saint-Point. Quand la dame est partie, le calme se fait peu à peu.)

ERDNAYOF