Touche tout, n 6, juin 1912, p. 434-435.

 

 

 

TOUCHE A TOUT CINMA
 

J'errais dans ces bois qui couronnent, au nord de
Paris, les hauteurs de Cormeilles et de Montmorency.
Le bord des chemins tait couvert de fleurs. La blanche
silne gonflait sa corolle enfle et referme. J'aperus
un herboriste dont la tenue suranne m'tonna. Il por-
tait une veste de droguet brun, des culottes et une
bote. Il ramassait curieusement une tige nerveuse de
sisymbre et il l'examinait. Tout coup je reconnus
ses traits.

Quel ne fut pas mon tonnement de me trouver
en face de Jean-Jacques Rousseau ?

— Matre, lui dis-je, ignorez-vous que dans quel-
ques jours, le 28 juin, on clbre le deuxime cente-
naire de votre naissance ? Etes-vous venu par hasard
sur la terre ?

— Mon enfant, dit le promeneur solitaire, je
n'ignore point que les hommes, pris d'une vaine gloire,
se divertissent fter des auteurs qu'ils ne lisent
plus et, entre nous, je souhaiterais qu'on me clbrt
moins et qu'on me lut davantage.

— Matre, rpondis-je, qui a eu autant d'influence
que vous sur la face de la terre ? Tout un sicle vous
a cout. Aprs vous avoir lu, les duchesses ont donn
le sein leur enfant. Les jeunes aristocrates ont t
levs selon les principes de la nature. Vous avez t
le matre des riches et celui des pauvres, celui des no-
bles et celui des bourgeois. C est sur vos desseins qu a t
faite la farouche constitution de l'an 11, et que Saint-Just
a voulu rgnrer l'humanit. Les hommes les moins
sensibles ont t vos disciples attendris. Et quand Ro-
bespierre se promenait avec son chien Brount c tait
en l'honneur de vous.

— Oui, me dit-il, j'ai eu mon heure. J'ai conduit
la guillotine des infortuns qui m'avaient trop aim et
j'ai veill dans les coeurs l'amour de la nature.

— Maitre, repris-je, une moiti du sicle a
vcu de vos leons. Vous avez appel du fond des
coeurs la mlancolie qui sommeillait. A une race
sanguine et qu'il fallait purger, vous avez substitu la
famille chlorotique et ple des romantiques, la famille
verte.

— Sans doute, sans doute, reprit l'herboriste. Je
suis le pre des amoureux perdus. Mais avez-vous
remarqu, mon ami, qu'il n y en a plus ?

— Hlas ! fis-je. Vous voulez dire, prcepteur
de Julie, que les jeunes gens d'aujourd'hui ne prennent
d'intrt vritable qu'aux combats de boxe.

— Il est vrai, dit Jean-Jacques. Carpentier est
le hros de ce temps. Il en est d'ailleurs parfaitement
digne, et il est agrable de voir un trs jeune homme
arm des poings les plus considrables du monde.
Mais ce temps n'est pas moins digne de lui. Pour
moi je reviens errer dans ces bois qui m'ont connu.
Quelquefois je vois deux bandits poursuivre, revolver
au poing, le chauffeur de leur taxi-auto. Je vois aussi
de plus aimables spectacles. Alors j'lve mon coeur
vers l'Auteur de la Nature, et je le remercie de me
donner ces ts posthumes et cette.tranquillit dont je
n'ai jamais joui.

Tout en cueillant des fleurs, je rflchis ma
destine. Qui de vous a lu Emile ? '.Et cependant vos
systmes d ducation sont pleins de mes, ides.. Qui
de vous a lu le Contrat Social ?_ Et cependant-Vous
tes tous persuads du droit quont. les .hommes de se
gouverner eux-mmes; vous pensez que le pouvoir
des magistrats est une alination collective et volon-
taire de la souverainet qui appartient chacun.. II n'y
a gure que si je parle musique que vous ne m'coutiez
plus, et je ne peux pas vous persuader que l'italienne est
suprieure la franaise. Pour le reste, vous tes mes
disciples. Mais c'est sans me connatre. Le plus lu de
mes ouvrages, c'est assurment mes Confessions. Et
encore ! Combien de Franais l'ont parcouru dun bout
l'autre ?

Je vous parle par intermdiaires. Ma voix rsonne,
dans les oeuvres de ce Chateaubriand qui a t, cette
anne, le sujet de tant de querelles. Ma pense vous
vient travers tout ce qui reste de l Rvolution.
Tous vos romanciers, devenus directeurs de conscience,
sont mes successeurs ; c'est moi qui ai fait du roman la
discussion publique d'un fait sentimental; c'est moi
qui ai accoutum les femmes sensibles chercher dans
les rcits d'aventures une direction spirituelle ; j'ai
renouvel la condition de l'crivain, et vous me devez
George Sand.

— Matre, osai-je lui dire, tes-vous content de
cet univers que vous avez faonn ?

— Je ne vous cache pas, rpondit le philoso-
phe, que mon plaisir n'est point parfait. C'est une
sombre gloire d'avoir introduit dans le monde le d-
sespoir sentimental. Je suis dj responsable du sang
du jeune Werther et de la mort de Ren. Mon buste,
vous le savez, se trouvait sur la chemine de M. Car-
dinal, en face de celui de Voltaire. Mais j'ai d quitter
la place. Toutes les fois qu'une petite Cardinal, en
ouvrant la gazette, lisait la rubrique des dsesprs, et
qu'une midinette se jetait dans la Seine, Voltaire rica-
nait en me regardant.

J ai prch le dsintressement et la simplicit
des moeurs. Je ne vois pas qu'en cela non plus jai t
fort cout. Le mpris de l'argent ne parat pas tre
devenu le trait distinctif de votre socit. Je vois de
temps en temps passer dans des automobiles tincelan-
tes de belles dames, qui semblent trs loignes de l'tat
de nature. Jassiste la renaissance des paniers. Je
vois que les femmes ne sortent plus sans porter un
collier de perles, et qu'elles se tiennent pour dshon-
nores si ce collier de perles ne vaut pas trois mille
louis. Je leur avais dit de nourrir leurs enfants. Mais
elles me rpondent en montrant leur poitrine avec une
honnte confusion :   Impossible, matre ; la mode
est aux bustes plats. Je les considre, et je vois bien

 

 

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que cette impossibilit n'est pas feinte. Non, je n'ai
pas rgnr l'univers.

 

                               ***

Un mur Choisy, tout noir et en ruines ; une villa
ventre Nogent; quelques comparses sous les
verrous; voil ce qui reste de la bande tragique. Les
Parisiens se souviendront longtemps de ces deux siges.
Bonnot a t dcouvert un dimanche matin; il faisait
un temps radieux ; aussitt tout Paris est all voir
l'affaire. On se plaignait des chapeaux des femmes,
qui masquaient la vue. Garnier a t pris un soir ; en
sortant pour aller au thtre, on entendait les camelots
crier la nouvelle, qui tait imprime en gros caractres
sur les manchettes des journaux du soir. Aux entr'actes,
on sortait pour aller voir les ditions nouvelles. On s'est
couch en pensant cette fusillade qui durait toujours.  
Le lendemain matin, les feuilles, au rveil, nous ont
appris que tout tait fini ; il avait fallu quatre hommes
pour dmolir la maison, et dix mille pour maintenir la
foule. Les oprations de police sont plus difficiles qu'on
ne croit.

Le public n'a gure vu que cela, quand il a vu
quelque chose ; trois ou quatre noms lui sont devenus
tout coup familiers : Bonnot, Garnier, Carouy. Mais
d'o vient, aprs vingt ans de silence, ce renouveau de
l'anarchisme ?

Il a t dfini dans une sri d'articles du Vorwaerts,
le journal des socialistes allemands, et M. Bourdeau a
rsum ces articles dans un trs curieux feuilleton des
Dbats. On sait que l're de Ravachol a t close par
des lois de rpression trs rigoureuses, les lois sclrates,
comme on les appelle dans le parti. A la suite de cette
rpression, vers 1896, les groupes anarchistes, en
France, se sont scinds. Les uns se sont rallis au
syndicalisme rvolutionnaire et ont pris la direction de
la C. G. T., o ils ont introduit les mthodes d'action
directe. Les autres sont rests indpendants; ils par-
laient, ils discutaient, ils n agissaient gure.

La renaissance de la propagande par le fait, dit
M. Bourdeau, l'closion soudaine d'actes sanguinaires
ne s'est produite qu'aprs l'invasion en France d'une
bande forme en Belgique o ses membres, que nous
venons de voir l'oeuvre, taient en rapport avec des
terroristes russes rfugis Bruxelles et partisans de la
mthode d'expropriation prive.

Ce groupe de Bruxelles fit d'abord de la polmique
dans le journal le Rvolt. Puis il vint au fait,
fabriqua de la monnaie, posa des bombes, extorqua des
fonds, assassina. Il est possible que, dans ces attentats,
la police russe ait jou un rle, dans le dessein de
compromettre les rfugis.   L'affaire Azew, dit encore
M. Bourdeau, a prouv jadis que les terroristes les plus
sanguinaires se transforment aisment en agents secrets.
Dans la conception cynique du monde emprunte
Stirner, rien ne s'oppose ce qu'on trahisse un cama-
rade, si l'on peut en tirer profit. Ainsi se sont duqus
ces forbans, les Carouy, les Bonnot, les Garnier.

En Allemagne, les anarchistes sont violemment
combattus par les socialistes, qu'ils compromettent et
qui les trouvent dangereux. En Angleterre, M. Lloyd
George a pu dire que les socialistes taient les meilleurs
gendarmes contre les anarchistes. En France, le parti
est divis : le groupe de M. Guesde combat nergi-
quement les anarchistes ; au contraire, celui de M. Herv
les soutient avec vhmence ; la Bataille Syndicaliste
publie de scandaleuses apologies des bandits ; M. Jaurs
enfin s'applique concilier tout le monde, appelle les
assassinats des imprudences et dfend qu'on les blme,
de peur d'affaiblir l'idal.

 

                                          ***

La terrasse des Tuileries est partage entre l'exposi-
tion des chiens et celle de Ricard. Nous assistons au
revirement en l'honneur du got Second Empire. Il y
fallait venir. La rsurrection d'un style dmod se fait
de plus en plus vite. Celui du Premier Empire est
redevenu la mode vers 1890, aprs prs d'un sicle ;
celui de la Restauration nous a, presque aussitt aprs,
touch par sa laideur attendrissante et intime. Aujour-
d'hui, aprs soixante ans, le reps vert, le velours bleu,
les meubles capitonns, les guridons de marbre
et les salons obscurs vont-ils retrouver leurs grces ? Il
faut ce dcor aux tableaux de Ricard. Ici, dans ce hall
nu, on les estime, on les admire, et ils inspirent un bel
ennui. Ils manquent, un degr surprenant, de flamme
et de bonheur imprvu. La couleur est sourde et sans
transparence, le dessin est correct mais sans accent.
Ajoutez d'ailleurs qu'ils ont beaucoup souffert. Presque
tous sont cruellement embus, et comme ils sont fort
sombres, le voile laiteux recouvre toute l'oeuvre,
l'exception de la figure qu'il cerne. Reportez-les cepen-
dant leur vraie place, dans la pnombre d'un grand
salon toff et svre, au-dessus d'un cabinet en
palissandre filet d'or. Comme la vie, recueillie encore,
mais grave et profonde, anime soudain ces traits immo-
biles ! On admire la science exacte d'un model qui n'a
pas t dpass, et la probit d'un art sans clat.
Les figures semblent extrmement vraies et telles
qu'elles taient dans l'habitude de la vie. C'est peut-
tre pourquoi elles sont tonnes de se trouver assem-
bles sans se connatre sous cette tente. Il faut les voir
dans leur salon, qui est un lieu ferm et non dans un
endroit o l'on donne vingt sous au tourniquet.

Cette exposition nous explique un mot qui a si
fort agac tous ceux qui ont commenc vivre par
l'esprit entre 1880 et 1890. A ce moment, les vieux
amateurs d'art affectaient volontiers une certaine rudesse
apprise dans les ateliers. Ils portaient le chapeau en
bataille, la barbe en ventail et le pouce en bauchoir.
Et ils n'avaient qu'un mot pour tout exprimer : C'est
amusant. Il est vrai que ce mot convenait merveille
l'art papillottant, zigzagant et intolrable de 1880.
Mais quand on voit 1 art austre de 1 Empire, on les
comprend et on les excuse. La peinture qu'on leur
avait montre quand ils taient jeunes dpassait vraiment
la mlancolie permise. Et ils s'taient tellement ennuys
devant le portrait de leur mre quil leur fallait des
taches, des clarts, des balafres, des chairs roses, des
pierrots blancs, du Chaplin, du Comerre...

                                     Henry BIDOU.