La solitude de l’Allemagne

 

                                                          Par Ramon Fernandez.

 

Nouvelle revue française. 1er janvier 1940.

 

 

            Les peuples slaves, dans la nuit des temps, donnaient à leurs voisins les Germains le nom de Niemtsi, ce qui signifiait : «  ceux qu’on ne peut pas comprendre. » On pourrait peut-être conserver ce nom aux Allemands d’aujourd’hui. Non pas en ce qui touche à leur langue, accessible à tous quoique remplie de pièges et de difficultés, mais en ce qui concerne leur esprit. Car il faut bien reconnaître, sans aucune intention ni déformation polémique, que l’esprit allemand ne s’est guère adapté, pour la méthode du jugement, à l’esprit universel. Ou plutôt, il s’en désadapte volontairement.

            On a pu croire le contraire. On a pu croire et dire que le peuple allemand avait été la victime, entre 1914 et 1918, d’un corps de hobereaux conduits par un empereur nerveux ; mais comment le croire encore aujourd’hui, quand on voit un peintre en bâtiments, entouré d’un lot d’hommes sans passé, renchérir sur les Hohenzollern et les Chevaliers Teutoniques ? Il n’est d’ailleurs pas besoin de faire état de la guerre actuelle, ni des sentiments qu’elle éveille en nous : un voyage attentif en Allemagne suffisait, dans n’importe quelle année depuis 1919. J’ai fait moi-même, durant mes déplacements là-bas, toujours la même observation. Je rencontrais des gens courtois, serviables, gais, probes dans leur travail, et doués d’une admirable qualité, qui est de traiter ce qu’on fait méticuleusement et à fond. Certains étaient sensibles, finement informés, délicats dans leur appréciation des lettres et des arts. Mais quand ils se mettaient à « penser », les choses se gâtaient.

            Elles se gâtaient sérieusement. Je n’entends pas, par « penser », s’aventurer dans les derniers méandres d’une spéculation abstraite, ce qui pourrait justifier quelque obscurité ou quelque incompréhension chez l’interlocuteur : par penser j’entends, lorsqu’on discute de questions générales, observer deux précautions, à savoir s’aviser d’abord qu’on ne perd pas contact avec les faits, et veiller ensuite à ce que les idées que l’on déduit à partir de ces faits présentent une certaine cohérence. Ces entretiens n’offrent naturellement aucune sorte de rigueur ; on n’y échange d’ordinaire que des hypothèse et des suggestions ; on n’y ménage pas les paradoxes et les sophismes ; mais tout cela y apparaît clairement et y est reconnu comme tel. Les hypothèses y font figure d’hypothèses, les suggestions de suggestions ; et même si le sophiste se défend de raisonner, il porte son sophisme aussi visiblement qu’un uniforme. C’est qu’une commune méthode a été adoptée, et que même si l’on manque d’observer les deux précautions requises, on en respecte l’apparence, on les tient pour nécessaires, au moins pour la forme, on croit en elles avec une mauvaise conscience. Dans le monde occidental, un sophiste est un pécheur.

            Aucun sentiment semblable chez un grand nombre des Allemands avec lesquels je me suis entretenu. Ils n’observaient volontiers ni le rapport des idées aux faits, ni l’enchaînement des idées. Tantôt, quand le fait les gênait, ils le supprimaient simplement. Le plus souvent, ils transformaient le fait en idée. En voici un exemple. Dans un ouvrage paru avant la victoire de Hitler, un jeune auteur (d’ailleurs fort intelligent) soutient que non seulement l’Allemagne, en 1918, n’a pas perdu la guerre, mais qu’elle a donné au monde, en suspendant les hostilités, un exemple de civilisation et d’humanité ! Observez le mécanisme de cette proposition. Le fait, c’est la défaite allemande, contre lequel il semblait qu’on ne pût rien. Mais point du tout : il suffit de substituer à ce fait fâcheux une interprétation qui le nie, et qui console le vaincu en l’exaltant. Le fait disparaît derrière l’interprétation, ou plutôt se fond en elle.

            Si l’on veut rencontrer, dans un génie individuel au puissant relief (et par là plus accessible à l’analyse), un équivalent de ce penchant collectif, il faut relire Jean-Jacques Rousseau. Rappelez-vous l’inépuisable épisode de la servante Marion, que Rousseau accuse du vol d’un « ruban » que lui-même avant dérobé : « Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi qu’en ce cruel moment ; et lorsque je chargeai la malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée (il voulait lui donner le ruban volé) ; je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit à ma vue. »

            Dans ce récit, comme dans la justification « historique » du jeune Allemand, le fait se résorbe entièrement dans son interprétation, de sorte qu’on ne peut plus rejoindre l’un qu’à travers l’autre. De même, lorsque Jean-Jacques répond à Mme de Franqueville sur les enfants qu’il aurait mis aux Enfants Assistés, il lui répond bien moins qu’il ne l’accuse, elle et le système social où elle fleurit, de rendre possible un acte dont il ne reconnaît pas d’ailleurs explicitement la réalité. Ce qui lui importe, c’est d’avoir raison, n’importe comment. Mais ce n’est point par entêtement brutal : c’est par un besoin profond de se protéger dans un monde où il vit isolé, nu, livré au jeu des vents.

            Notre propagande, qui sera toujours notre propagande, nous a déformé par trop de raccourcis le discours de Hitler du 6 octobre dernier. De toutes les harangues qui se croisaient sur les longueurs d’ondes, la sienne fut assurément la plus pathétique, la plus serrée, la seule qui révélât en profondeur la tragédie d’un homme et d’un destin national. Je suis persuadé, après avoir pu en lire, non sans peine le texte in extenso, que Hitler y a mis au point, distribué, équilibré et nuancé sa pensée après une intense concentration d’esprit, et que son entendement était tendu à se rompre. Or, rien ne ressemble plus à ce discours, mutatis mutandis, qu’un plaidoyer de Jean-Jacques Rousseau.

            Hitler, tout comme Rousseau, le Rousseau du ruban et de la lettre à Mme de Franqueville, prend la parole après un événement que le monde réprouve et dont il est ouvertement responsable : l’envahissement et la destruction de la Pologne. La première partie de son discours est la justification de cet événement. Le gros de cette justification est une critique de l’état social, militaire, économique de la Pologne. (Rousseau, de même, aurait pu ou avait pu confier ses enfants à la charité publique, non par défaillance personnelle, mais parce que la société de Mme de Franquevillle était mal faite.) Ainsi, pour un peu, pour très peu, l’Allemagne aura rendu un fier service à la Pologne en y portant le fer et le feu. Le Chancelier du Reich ne s’est pas rendu compte que ce que le monde attendait de lui, ce n’était pas des considérations sur l’état arriéré de sa victime , mais des déclarations précises sur la partie de l’événement qui relevait, non de la situation polonaise, mais de sa propre responsabilité.

            Il y a plus. Vers la fin du discours, Hitler indique un étonnement que bientôt il souligne. Il est surpris que la Grande-Bretagne et la France s’entêtent à vouloir lui faire la guerre ! Voici le texte :

 

            Aujourd’hui, tout au plus peut-on déplorer que des gens, qui pour leur soif de sang, n’ont jamais assez vu la guerre, ne se trouvent pas là où la guerre se fait réellement, et que, dans le passé non plus, ils ne se soient pas trouvés là où pleuvaient les balles. Je comprends parfaitement qu’il y ait des personnes intéressées qui ont plus à gagner dans la guerre que dans la paix ; et je comprends en outre que, pour une certaine sous-espèce de journalistes internationaux, il soit plus intéressant de faire des comptes-rendus sur la guerre que sur des pourparlers, ou par Dieu sur les œuvres culturelles d’une paix qu’ils n’apprécient ni ne comprennent.

            Mais il est enfin très clair qu’un certain capitalisme et un certain journalisme judaïco-international ne respectent nullement le sentiment des peuples dont ils prétendent représenter les intérêts. Il s’agit là de gens qui voient dans la provocation et l’incendie le plus grand succès de leur existence.

 

            Vous avez bien lu : les gens qui provoquent à l’incendie, ce sont les capitalistes et les journalistes juifs ; les gens qui veulent faire la guerre, ce sont les démocraties occidentales. Pourtant n’est-ce pas Hitler qui a déclenché la guerre, allumé l’incendie ? Sans doute, mais songez au ruban de Rousseau, à sa lette à Mme de Franqueville. C’est Rousseau qui avait volé le ruban : il accuse Marion du vol. C’est Rousseau qui avait mis ses enfants aux Enfants Assistés : il en accuse, par un détour, Mme de Franqueville. Rousseau illustre Hitler, et tout cela revient à dire que les actes commis matériellement par le Chancelier du Reich, ce sont les autres qui en ont la responsabilité morale. Donc, il ne les a pas commis, à proprement parler ; il est l’agent innocent de la volonté mauvaise des autres ; il représente la fatalité du péché des autres. C’est pourquoi nous lisons un Rousseau larmoyant qui geint sur la méchanceté du monde ; et pourquoi nous lisons ces lignes de Hitler, qu’on jugerait celles d’un vieux pacifiste ému et indigné par ceux qu’il appelle plus loin, avec une étonnante ingénuité, les « va-t-en guerre ».

            L’Allemagne est le Rousseau des nations, Rousseau l’Allemagne des individus. Non par affinité de race, mais par analogie de situation historique et psychologique. Rousseau et l’Allemagne sont pareillement et extraordinairement solitaires. Que les gentillesses de certains neutres ou celles de la duchesse de Montmorency-Luxembourg ne nous égarent pas : il y a dans les deux cas solitude, une solitude très rare, d’une espèce très particulière. Le sujet ne se reconnaît pas dans le monde qui l’entoure ; il n’y trouve aucune correspondance, aucun point d’appui, aucune répétition, aucun reflet de lui-même. Le collectif d’une civilisation, c’est justement ces références de soi-même qu’on relève autour de soi avant de s’être soi-même affirmé, et qui vous guident vers vous-même en quelque sorte, ces ressemblances, ces reconnaissances, ces miroirs. Mais lorsque votre action n’est pas assimilée par le milieu, lorsque les idées morales, les valeurs, les habitudes de ce milieu vous rejettent, vous et vos actes, comme un corps étranger, il ne vous reste plus, car vous vivez, qu’à sortir par dépit tout un monde vous-même.

            On n’a pas assez considéré le curieux synchronisme historique entre l’apostolat de Rousseau et la première grande offensive nationaliste allemande au XVIIIe siècle. D’un côté un homme, de l’autre une nation intellectuelle (car les esprits allemands se sont unifiés avant les territoires allemands) lancent un défi à la société stabilisée et civilisée. Puisque les autres ont déjà tout cuit, tout mijoté, tout avalé, ils seront autres que les autres ; ils reprendront tout à pied d’œuvre ; ils recommenceront. Recommencer : se recommencer soi-même et recommencer les autres, nier le fleuve en captant la source. Les Allemands recommencent l’antiquité et se font, contre Racine et La Fontaine, une Grèce qui leur est propre ; ils ne voient plus Phidias qu’à travers Winckelmann. Rousseau recommence la société civile, l’éducation, l’amour. L’originalité, pour Rousseau et pour l’Allemagne, ce sera le refus du monde établi et l’illusion de naître à soi-même en renaissant avec le passé, un passé enfin saisi, croit-on dans son indétermination première. Ce sont des êtres qui ne peuvent vivre qu’à l’origine de quelque chose, d’eux-mêmes aussi, c’est-à-dire dans un état où ils ne sont, par rapport à eux-mêmes, qu’un avenir. Et dans un état où ils font appel à un avenir, actualisé par l’imagination, afin que celui-ci efface un présent insupportable.

            Pour l’Allemagne et pour Rousseau, le présent est toujours insupportable ; et si ce présent leur est insupportable parce qu’ils ont commis des fautes qui leur en ont fait perdre le contrôle, ils ne reconnaissent pas ces fautes, qui ont fait souffrir les autres, mais seulement le contrôle, dont ils souffrent eux-mêmes. S’ils ne reconnaissent pas ces fautes, c’est qu’habitués à déterminer leur passé en fonction de leur avenir, ils déforment ce qui a été en l’insérant dans la nébuleuse mouvante de ce qui n’est pas encore. Si votre intention échoue et que le fait, votre fait, ne soit qu’un échec, il vous reste l’envie de réussir, d’avoir raison, grosse de bien plus de richesses, de rêves et de gloire qu’un maigre constat qui déjà n’appartient plus qu ‘au souvenir.

            D’où le besoin de conquête chez un peuple, de révolte chez un individu aussi animés. La conquête, la révolte sont des mouvements orientés du présent vers le futur ; les seuls dont la nature, la capacité d’illusion, le tonus vital, la puissance d’excitation cérébrale et de défi moral permettent en quelque manière de modifier le passé en en métamorphosant les suites. Conquête et révolte ont ceci de commun qu’elles autorisent, si elles réussissent, à modeler le passé à coups de décrets ; ce qui entraîne cette conséquence singulière qu’afin de régner sur le passé il faut ratiboiser le présent.

            C’est une inspiration fréquente du démon de la solitude. On est solitaire dans la mesure où l’on est entouré. Le fameux « encerclement » de l’Allemagne n’est-il pas analogue à ce cercle de regards invisibles qui entouraient Rousseau, à ce cercle d’ennemis cachés qui ordonnaient qu’on lui vendît, disait-il, de l’encre blanche pour l’empêcher d’écrire sa justification ?

            L’analogie que je souligne ici entre un grand homme et une grande nation n’est pas un jeu d’esprit pour soirées du temps de guerre. C’est une relation vraie, un rapport de positions. L’Allemagne est arrivée trop tard dans une Europe qui s’était distribué le monde. Rousseau est arrivé trop tard dans une Europe bien ajustée où il ne pouvait trouver son espace vital. Trop tard ou trop tôt. Car il reste à ces solitaires orgueilleux d’étendre démesurément leur solitude, de la peupler, sans la dissiper pour cela, du plus grand nombre d’autres possible, et de toucher enfin aux bornes du monde sans avoir effacé la différence irréductible qui subsistera toujours entre le monde et eux.

            Il y a bientôt neuf ans, j’écrivais dans cette Revue quelques réflexions sur l’Allemagne, alors pré-hitlérienne, qui me valurent autant de critiques que d’approbations. J’y avançais entre autres jugements, que les Allemands n’étaient ni pour ni contre la paix, n’ayant pas de doctrine arrêtée sur ce chapitre, et n’ayant pas les possibilités mentales d’en concevoir une, parce que la guerre, ou la paix, ne pouvaient être pour eux que les conséquences contingentes d’un mouvement beaucoup plus vaste et lui-même nécessaire : le mouvement du cosmos humain. Il ne faut pas s’étonner si les Allemands identifient ce mouvement avec le mouvement allemand, puisque c’est le sentiment très vif de cette tendance en eux qui leur fait concevoir cette théorie.

            Sous cet angle, la question du morcellement de l’Allemagne, souvent bien légèrement traitée dans les journaux, apparaît dans un jour plus clair. Ce qui a été dit de l’Allemagne, ici, ne vaut que pour l’Allemagne unifiée, car l’histoire nous enseigne que les Allemagnes s’étaient naturellement ordonnées à l’Europe et à son sens de l’universel. Mais ceci nous entraînerait trop loin, sur un chemin où il ne faut avancer que pas à pas.