Réédition : Georges Servigne, « La mission du socialisme français dans l’organisation économique. Jean-Jacques Rousseau », L’Effort, n° 450 du 12 novembre 1941, p. 2.


Il est de ceux dont on peut dire qu’ils n’ont jamais terminé leur mission. Voltaire triomphait. Le peuple de Paris déjà prêt pour les journées révolutionnaires, se pressait sur son passage et acclamait le vieux philosophe, ami des rois et des princes. Il avait assisté au couronnement de son buste. Franklin lui avait présenté à bénir. Et Voltaire s’endormit ainsi dans le triomphe de son incomparable gloire. Au même moment, Jean-Jacques Rousseau usait les derniers jours de sa vie que troublaient seulement les fantômes de son imagination maladive. Le 2 juillet 1778, il mourrait après d’atroces douleurs, emportant le secret d’une fin qui devait donner lieu à tant de polémiques. Il avait eu le temps d’en appeler une fois encore à « l’Etre des êtres » et d’emporter dans l’ombre des choses qui ne sont plus le souvenir de l’éclatante nature qui avait soutenu son âme et illuminé son heure suprême.

Deux jours après, le 4 juillet, des amis déposèrent les dépouilles mortelles de Rousseau dans l’île des peupliers, loin des villes et parmi les fleurs qu’il aimait. Terrible destinée. Toujours en lutte avec la misère, sans cesse guetté par l’indigence, demandant des amis et tenu d’avoir des protecteurs qui blessaient son orgueil, Rousseau eut le tort de faire renaître le sentiment dans un siècle qui en appelait à la raison. On avait jeté les bases de l’individualisme et il avait répondu soudain par un mot immense de fraternité, se tournant, en dépit du rationalisme voltairien vers les Evangiles qui parlaient à son coeur torturé. Sa vie était presque finie lorsqu’il commença à écrire et il produisit vite et bien. Ses voyages accomplis le plus souvent à pied, le bâton de proscrit à la main, les graves lectures dont il avait nourri son esprit, les impressions reçues et qui avaient en lui des retentissements infinis, tout contribuera à faire éclore à l’âge des cinquante ans, cet incomparable génie. Et, disons-le, s’il y a eu en Rousseau un peu de socialisme, jamais nous ne trouvons l’envie, cette envie que beaucoup de détracteurs donnent sentencieusement comme prétexte à de légitimes revendications. Mably vivait en dehors de la société, Mably y avait trouvé des joies et des satisfactions mondaines, Rousseau avouait : « J’ai été heureux à ma façon, ce n’est donc pas pour moi que je réclamais. » Il n’y a donc chez aucun de ces précurseurs un sentiment quelconque de haine. C’est un appel à la justice sociale et auquel il se mêle parfois un peu de souffrance. Jean-Jacques Rousseau s’élevait jusqu’à Dieu. L’athéisme que préparait la philosophie de son siècle ne lui convenait point. Il le craignait même et il s’y opposa dans son premier discours qui devait établir sa réputation. Il lança les plus violentes attaques contre l’intelligence elle-même, sous prétexte de frapper les sciences et les arts. Puis, dans la lettre à d’Alembert sur les spectacles, il redoubla d’énergie. 

La lutte était désormais ouverte entre les philosophes de l’individualisme et Rousseau, philosophe de l’unité. Voltaire se dressa contre lui. Censuré par le Parlement et la Sorbonne, n’ayant su conserver l’amitié de Diderot, Jean-Jacques passa sans voir que déjà le peuple l’aimait et surtout sans comprendre qu’un jour cette Révolution qu’il prévoyait et craignait tout à la fois, s’inspirerait de sa pensée.

Et cette timidité intellectuelle qui l’empêche d’espérer franchement en la réforme qu’il appelle de tous ses voeux est ce qu’il y a de plus étrange chez Rousseau. Dans son Contrat social, il donne l’impression étonnante de blâmer les usurpations des privilégiés et, en même temps, par un retour au moins singulier, de trembler devant les passions possibles des excès, les « brigandages » de ceux qui souffrent. Même la liberté qu’il désire avec ardeur, il semble en réserver les bienfaits aux petits Etats.

Jaurès a dit que l’erreur de Rousseau venait d’un manque de confiance. Parmi tant d’opinions émises sur le philosophe de Genève, ce jugement de Jaurès est le plus absolument vrai. Rousseau en effet, est amené à célébrer la « condition primitive » de l’homme, l’état de nature. Cette idée qui apparaît à l’examen superficiel, comme un simple paradoxe, exprime, au contraire, toute la méfiance de Rousseau pour le progrès humain qui lui est suspect précisément en raison de l’état social actuel.

Au reste, jamais Rousseau ne fait allusion à l’état sauvage. Il en appelle à la société jeune, encore fondée sur la famille, mais qui n’a pas encore d’organisation tyrannique et dans laquelle, par conséquent, les membres peuvent profiter largement des biens naturels et des avantages sociaux. Ici, nous atteignons un point élevé – le plus élevé peut-être – de la pensée de Rousseau. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » et il ajoute « Vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ».

Gardons-nous de croire qu’après cette ferme déclaration, Rousseau a combattu la propriété dans son principe. Il déclare, au contraire, que la propriété individuelle est une conséquence de la vie en société et qu’elle est légitime si elle est le fruit du travail. Mais ce que Rousseau a bien vu, bien compris et bien expliqué, c’est d’abord l’élément de force et d’usurpation qui entre dans la constitution du droit de propriété, ensuite, et surtout, c’est l’incapacité des hommes à trouver des garanties pour ceux qui ne possèdent point et éviter ainsi que la propriété ne devienne un « instrument de tyrannie et de spoliation ».

En d’autres termes, Rousseau pense que le principe de propriété n’est pas mauvais, mais qu’il ne doit pas aboutir à l’inégalité sociale. Les hommes, dit-il, ont raison de suivre le dogme et d’adorer Dieu – superstitions, fanatisme, tyrannies, viennent aussitôt se servir des croyances pour les dominer. il faut à la société des lois, un ordre, la paix, mais ces lois deviennent arbitraires, cet ordre injuste, la paix, une illusion pour faire triompher les forts.

Tout ce qui est humain est frappé d’impuissance et Rousseau en arrive à préférer l’inaction plutôt que de créer d’une façon aussi monstrueuse. Ce doute qui l’a déchiré, ces contradictions dans lesquelles il s’est débattu toute sa vie, devaient encore ouvrir des controverses après sa mort, et Rousseau a été réclamé par les deux écoles individualiste et socialiste. Il n’y a aucun doute, sans être un socialiste, Rousseau a donné beaucoup au socialisme. Il représente une tendance vers l’idéalisme et rien – ni les épreuves, ni la misère, ni la douleur, dont il a touché les bornes – rien au monde ne pourra le détacher de cette sublime aspiration. Il oppose au mensonge d’une collectivité l’humble vérité sentimentale et, parmi la lutte des dogmes, il tente d’enseigner la religion universelle. enfin Rousseau substitue – ou veut substituer –, une expression épurée de la volonté générale, une égalité complétant la liberté et radicalement opposée au monopole des groupements et aux privilèges des castes.

Eh bien ! si l’humanité assagie accepte un jour de faire elle-même son bonheur par l’acceptation de la dignité dans le travail et de l’identité des moyens offerts aux individus, si elle s’élève enfin comme le socialisme lui en donne – ou doit lui en donner – la force tranquille, Jean-Jacques Rousseau revivra pour donner à cette évolution le goût de la perfection, le sentiment de l’idéal. Il a inspiré toute une production littéraire incomparable, et son nom a retenti dans les assemblées révolutionnaires qui légiféraient, dans le tumulte, pour la France contemporaine. Sainte-Beuve a écrit quelque part : « Pauvre Rousseau ! » Ce jugement d’un homme bien connu pour sa malveillance a été révisé par les générations qui n’ont cessé d’admirer Jean-Jacques malgré ses défauts, ses vices peut-être, et en dépit d’une critique intéressée. Refuge des âmes inquiètes, consolateur des malheureux, découvrant toujours au ciel quelque coin de lumière ou une étoile, Rousseau doit encore servir de guide. Universel et éternel, ayant donné un peu de son âme à celle de René, de Werther et même de Lamennais, aimé par Robespierre, préféré à Voltaire par Marat, admiré de tous ceux qui bâtissaient un ordre nouveau, Jean-Jacques Rousseau doit encore être invoqué pour l’avenir. Il est de ceux dont on peut dire qu’ils n’ont jamais terminé leur mission.


Georges Servigne

 




Texte numérisé par Pascale Pellerin