Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville


par le Marquis de Ségur de l’Académie française




Après les orages dont fut traversée la vie de Jean-Jacques Rousseau, les dernières semaines que le philosophe passe à la campagne, à Ermenonville, dans la demeure hospitalière d’un grand seigneur, mettent une note heureuse de paix et de sérénité. Notre émiment collaborateur, le marquis de Ségur, a retracé ce séjour avec ce talent d’évocation, cette simplicité aisée et ce charme de récit qui donnent tant d’attrait à tout ce qu’écrit le savant et brillant historien.


Le beau et vaste château de Chaâlis, légué à l’Institut par son dernier propriétaire, va être prochainement ouvert au grand public. Les visiteurs qui s’y rendront ne manqueront pas, sans doute, de finir leur journée par une sorte de pélerinage au coin le plus romantique du domaine, ce célèbre « Désert », où Rousseau, bien près de sa fin, passa les heures les plus paisibles et les plus douces peut-être de sa vie, dans un cadre fait pour lui plaire et disposé selon ses goûts. C’est près de Chaâlis, en effet, que, le 20 mai 1778, Jean-Jacques vint se fixer, par une belle journée de printemps, pour reposer son corps vieilli et apaiser son coeur malade. Le pavillon d’Ermenonville, qui dépendait du château du même nom, lui fournit le modeste asile où il installa ses pénates. Il y fut l’hôte du marquis de Girardin, et il y vécut six semaines, les dernières qu’il passa sur terre.

Sur ce séjour, comme sur la maladie et la mort de Jean-Jacques, un très curieux petit volume, récemment publié nous fournit de précieux détails. Je veux parler de la biographie du marquis René de Girardin, dont l’auteur est M. Martin-Decaen. L’intéressant physionomie du « dernier ami de Rousseau », du plus sincère idéologue de la fin du XVIIIe siècle, y revit toute entière, dans sa grâce un peu surannée et sa candeur touchante. Ce personnage original, il convient d’en tracer l’esquisse, avant d’aborder l’épisode qui jette un rayon de gloire sur son nom. 


Un disciple de Jean-Jacques.


René de Girardin avait trente et un ans lorsque, en l’année 1766, après avoir parcouru tour à tour les principales contrées d’Europe, notamment l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre, il dit adieu à cette existence vagabonde, renonça aux devoirs de cour ainsi qu’à la carrière des armes, pour s’installer, non loin de la ville de Senlis, dans le domaine d’Ermenonville qu’il avait hérité de l’un de ses ancêtres.

Son premier soin, et le plus cher qui l’occupa durant plusieurs années, fut la transformation complète de sa propriété, moins toutefois du château que du parc et des dépendances. Il avait là-dessus des idées personnelles et nouvelles pour l’époque. Aux lignes droites des vieux jardins français, aux parterres carrés, aux charmilles, à l’art classique, un peu pompeux, formulé par le Nôtre, il voulut substituer des dessins moins géométriques et des formes plus capricieuses. Ce fut l’une des premières et des plus heureuses tentatives de ce « retour à la nature » inspiré par Jean-Jacques. Bien que novice en ce métier, René de Girardin s’y révéla en maître. Ces « paysages charmants », qu’on admire encore aujourd’hui, ces « bocages ombreux », ces « fabriques », si ingénieusement disposées pour le plaisir des yeux, tout ce qui fait du parc d’Ermenonville un endroit unique en son genre, c’est le marquis de Girardin qui en fut l’inventeur, le créateur et presque l’artisan.

Il faut se le représenter, en vaste chapeau mou, la cravate nouée négligemment, la redingote flottante, de hautes bottines aux pieds, une longue canne à la main, dirigeant, gourmandant, houspillant du matin au soir sa petite troupe de jardiniers, qui l’appelaient « le père La Tapette ». La partie de son beau domaine où il mit le plus de son coeur est assurément « le Désert », ce cirque de coteaux, où des blocs de rochers abrupts tantôt se hérissent de sapins, tantôt se fleurissent de bruyères, encadrant un étang dont le sombre miroir reflète toutes ces beautés agrestes, tandis que, sur les bords, verdit une ceinture d’herbes folles.

Au sommet, une petite cabane, à laquelle on accède par des sentiers rustiques, domine l’étroite vallée et offre à la rêverie un délicieux abri. C’est là surtout que triomphait le goût, alors nouveau, de la simple nature et de la « campagne sauvage ». On conçoit que Rousseau se soit pris pour ce lieu d’une tendresse passionnée, qu’il y ait retrouvé un reflet de son âme.

Ce n’était pas une rencontre fortuite. Le marquis, depuis sa jeunesse, était, sans le connaître, le plus grand ami de Jean-Jacques et son plus respectueux disciple. Il aspirait, comme lui, au bonheur de l’humanité, le poursuivait à peu près par les mêmes moyens. En politique, le Contrat social était son évangile. Surtout, il puisait dans l’Emile les principes essentiels qui présidaient à l’éducation de ses enfants ; car il était logique et il appliquait ses idées. C’est ainsi que ses quatre fils étaient élevés à la spartiate, courant les champs en liberté avec les petits paysans, instruits par eux par le magister du village, vêtus d’accoutrements légers qui dédaignaient la mode, faisant à pied le trajet d’Ermenonville à Paris, ce qui représentait une bonne douzaine de lieues, gagnant enfin leur frugal déjeuner en grimpant chaque matin à un mât de cocagne. La même simplicité régissait l’existence de la marquise et de ses filles. Elles ne portaient que des robes de « drap brun », fréquentaient peu les villes ; la musique, la philosophie et les plaisirs champêtres occupaient leurs journées. Comment un tel milieu n’aurait-il pas séduit Jean-Jacques ?

C’est en 1776 que le marquis de Girardin, s’arrêtant dans la capitale au retour d’Italie, fit connaissance avec le philosophe genevois, qui vivait misérablement dans son taudis de la rue Plâtrière. Il lui procura quelque argent avec des copies de musique et gagna promptement sa confiance. Deux ans plus tard, Rousseau, voyant sa santé s’affaiblir et ses ressources s’épuiser, cherchait, près de Paris, une modeste retraite. Le sieur Le Bègue de Presles, ami commun de Jean-Jacques et de Girardin, parla d’Ermenonville. L’idée fut, des deux parts, acceptée d’enthousiasme et, à quelques semaines de là, Rousseau était l’hôte du marquis, ainsi que Thérèse Levasseur, son inséparable compagne, son « épouse devant la nature » depuis trente-quatre ans révolus.

L’arrivée fut touchante. La vue des « arbres frais », sans fumée ni poussière, attendrit l’âme de l’auteur d’Héloïse ; il se jeta dans les bras du marquis : « Ah ! Monsieur, lui dit-il, il y a longtemps que mon coeur me faisait désirer de venir ici, et mes yeux me font désirer d’y rester toute ma vie ! » Puis il pleura d’émotion et de joie. Il n’était, en ce temps, point de bonne fête sans larmes.


La journée aux champs


L’installation fut vivement opérée ; une nouvelle existence commença pour Rousseau. Nous en connaissons le programme. Couché avec le soleil, il se levait dès l’aube et parcourait les champs, qui s’éveillaient au jour. Il rentrait à huit heures ; avec Thérèse et la servante, il déjeunait de café à la crème, puis repartait herboriser jusqu’à l’heure du dîner, qui, selon l’usage de l’époque, avait lieu vers une heure ou deux. Après quoi, il gagnait l’endroit nommé le « verger de Clarens », s’asseyait sur un banc de mousse, donnait du pain aux poissons du bassin et aux oiseaux de la volière. C’est là, le plus souvent, qu’il recevait la visite de ses hôtes. Il se montrait, dit-on, d’une société charmante, égayé, rajeuni par le contact de la nature, s’amusant avec les enfants, ou leur racontant des histoires « qui faisaient rire petits et grands ». Il jouait aussi parfois de la flûte ou du flageolet, ou bien encore canotait sur l’étang, car il maniait les rames avec dextérité. Le marquis et les siens l’appelaient familièrement « notre amiral d’eau douce ».

Il recherchait pour ses promenades les endroits écartés, les bois ombreux, les allées discrètement cachées parmi l’épaisseur du feuillage. Le parc d’Ermenonville lui fournissait des sites propices à ses méditations. Un jour, à quelque distance du château, dans une petite clairière, il découvrit un autel à l’Amour, situé non loin du « temple de la philosophie moderne ». Il fut charmé, s’assit, se livra, quelques heures durant, aux pensées les plus douces, dont il sortit pour prendre son crayon et écrire sur l’autel ces mots : « A la Rêverie ». Cette inscription y fut ensuite gravée par les soins du marquis et le chemin qu’avait suivi Rousseau reçut le nom d’ « allée de la Rêverie » ; car, d’un tel homme, le moindre trait devait être fixé pour la postérité. Ce n’était pas pour déplaire à Jean-Jacques. Toute la philosophie du monde n’empêche pas qu’on ne soit sensible à de si flatteuses attentions.

Mais son lieu de prédilection était, comme j’ai dit, le Désert. Il y passait souvent une bonne partie de sa journée, tantôt niché dans la cabane, où il classait les plantes récoltées le matin, tantôt déambulant dans les taillis fourrés et parmi les rochers farouches, cherchant à oublier qu’il existait des humains et des villes, une civilisation perverse, jouant en un mot, au Robinson, avec la plus sincère ivresse. Il s’égarait volontiers dans ces courses, c’est-à-dire qu’il s’imaginait errer sans boussole et sans guide dans d’inextricables forêts, et c’était pour lui le délice suprême. Seule, Thérèse Levasseur grondait lorsque, au retour, il trouvait le rôti brûlé et la soupe refroidie.


Compagnons de promenade

 

Il emmenait quelquefois un petit compagnon dans ses excursions romanesques. Il s’était pris, en effet, d’affection pour le second des enfants Girardin, Amable-Ours-Séraphin, un garçon d’une douzaine d’années, d’humeur mélancolique. Rousseau le surnommait « son petit gouverneur ». Il causait longuement avec lui, lui enseignait la botanique, et bientôt, il s’engoua pour lui avec l’excès qu’il apportait en tout. Certain après-midi qu’il dînait au château, il ne vit pas Amable à sa place ordinaire ; il s’informa ; on lui dit que l’enfant était en pénitence pour quelque peccadille : « Oh !, s’écria-t-il, bouleversé, je sais bien que ce n’est pas lui qu’on veut punir, c’est moi ! » Sur quoi, il se leva de table et s’en fut pleurer dans sa chambre. On ne put le calmer qu’en envoyant chercher son « petit gouverneur ».

Pour tous, d’ailleurs, pendant cette dernière période de sa vie, il se montrait doux, prévenant et sensible. Il abordait les ouvriers des champs en leur serrant la main, les entretenait de leurs travaux, leur offait du tabac et se mêlait le dimanche à leurs jeux. Il fit partie de la confrérie des archers, qui était l’orgueil du village. Aussi fut-il rapidement populaire. Même, le curé de la paroisse, un brave homme, simple et charitable, fut l’un de ses plus grands amis. Rousseau lui rendait des visites, l’allait quérir au presbytère, anxieux de le trouver seul au logis. Quand le curé le voyait dans la rue, arrêté à sa porte, avançant timidement la tête, pour s’assurer qu’à l’intérieur il ne rencontrerait aucune compagnie importune : « Entrez, lui criait le pasteur, entrez monsieur Rousseau, il n’y a personne ! Nous irons nous promener quand vous voudrez. » Alors ils partaient tous les deux, devisant avec amitié, parlant des choses de la campagne, évitant les questions dangereuses. Rousseau, mis alors en confiance, laissait éclater son bon coeur. Au moindre mot qui pouvait l’émouvoir, sa voix tremblait et il versait des larmes, fût-on au milieu de la rue. Le curé le jugeait prodigieusement « enfant », mais l’aimait sincèrement et, à sa amort, fît paraître un réel chagrin.




La fin du philosophe


Nul ne pensait, d’ailleurs, que cette fin fût si proche. Sans doute Jean-Jacques avait beaucoup vieilli, se disait souvent fatigué. Les derniers jours de juin, il se plaignit à diverses reprises de maux de têtes, d’étourdissements. Comme, cependant, son humeur restait gaie, qu’il mangeait de bon appétit et ne changeait rien à sa vie, on n’éprouvait pas d’inquiétudes. Le mercredi 1er  juillet, ayant pris pour son déjeuner des fraises avec du lait, il se sentit un peu « incommodé » ; au cours d’une excursion qu’il fit avec « son petit gouverneur », il dut s’arrêter plusieurs fois, dans la crainte de tomber. Le lendemain, 2 juillet, il semblait à peu près remis. Il fit, comme de coutume, une promenade matinale, rapporta des graines et des herbes pour « le déjeuner du serin », ainsi qu’il le dit à sa femme, puis s’attabla lui-même, pour prendre son café, avec Thérèse et la servante. Ce fut à ce moment qu’il se plaignit soudain d’un grand et douloureux malaise, comme s’il avait, expliqua-t-il, reçu quelque « coup sur la tête ». Il se mit dans son lit, dont il ne devait plus sortir.

Il semble que dès lors, sans éprouver de vives souffrances, il ait eu la nette intuition que le cas était sans remède et la fin imminente. Il enjoignit, en effet, à Thérèse de bien fermer à clé la porte de la chambre, afin que personne n’y entrât, car il ne voulait recevoir « médecin ni chirurgien » ; puis il fit ses recommandations dernières, l’exhortant à la charité, à la résignation, lui conseillant de se confier à la protection du marquis, ce « parfait honnête homme ». Il eut ensuite un léger retour théâtral : « Ma bonne amie, s’écria-t-il, ouvrez la croisée : l’air est si pur et si serein ! Que je voie encore une fois le soleil ! Il me semble que je voie les cieux ouverts ! » Quelques instants plus tard, il prit une cuillerée d’eau des Carmes, qui amena quelque soulagement, puis une gorgée de « bouillon blanc » ; mais il rendit la tasse, en disant à Thérèse : « Mon coeur ne peut plus rien supporter. » Il fit, en même temps, un effort pour se lever du lit ; aussitôt il roula de son long sur le plancher. Thérèse le saisit dans ses bras, le mit dans un fauteuil ; il ne fit nul mouvement, et elle comprit qu’il était mort. Tous les vésicatoires du monde, qu’on lui appliqua tardivement, ne purent le ranimer. Il était dix heures du matin.

Ainsi mourut Rousseau, sans fracas, sans incidents, sans drame. Les bruits, accrédités plus tard, de meurtre ou de suicide ne sont donc que de vaines légendes ; ils ne sauraient tenir devant les témoignages des gens appelés dès le premier moment, parmi lesquels René de Girardin lui-même. Au reste, le lendemain, à l’ouverture du corps, qui eut lieu en exécution de l’ordre formel de Rousseau, les chirurgiens présents constatèrent dans le crâne un épanchement considérable, indiquant une attaque d’apoplexie séreuse. Quelques heures avant autopsie, Houdon avait pu prendre un moulage de la face, qui lui servit pour faire un buste, destiné au marquis.

Le samedi 4 juillet, on embauma le corps, on l’enferma dans le cercueil, et, quand sonna minuit, on le porta dans l’île des Peupliers. Les paysans, torches en mains, éclairaient les rives de l’étang, tandis que la barque funèbre glissait lentement sur la moire silencieuse des eaux. Un petit monument, fait de sable et de chaux – un tombeau surmonté d’une urne – fut improvisé sur l’heure même, d’après le plan dressé par Girardin, qui, jusqu’à trois heures du matin, demeura pour veiller à l’exécution de son oeuvre. Ce tombeau provisoire fut remplacé un peu plus tard par un mausolée plus orné, dessiné par Hubert Robert.

L’étang d’Ermenonville et l’île des Peupliers devinrent, dès les premiersd moments, un lieu de pélerinage. Tous les plus grands seigneurs y accoururent apporter leur hommage. Louis XVI et Marie-Antoinette eux-mêmes y vinrent, le 14 juin 1780, et cette visite royale déchaîna un grand enthousiasme. Mais, si les mânes du philosophe furent fidèles aux principes que professait  celui qui dormait dans la tombe, ces honneurs officiels durent moins lui plaire que le souvenir d’une vieille femme du village, jadis secourue par Rousseau, qui, chaque jour, son chapelet en main, se rendait au bord de l’étang et priait pour son bienfaiteur. « Pourquoi priez-vous pour M. Rousseau, qui n’était pas catholique ? lui demandait un indiscret. – Je n’en sais rien, répondit-elle. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’a fait du bien. »

Et Jean-Jacques eût non moins goûté cette naïve et simple mention inscrite dans son livre de comptes par Nicolas Harlet, le bon magister du village : « Aujourd’hui, 2 juillet, est mort à Ermenonville, Jean-Jacques Rousseau, en son vivant grand philosophe. » Après quoi, il mentionne l’achat et le prix d’un lapin.


Le Lendemain de l’enthousiasme


La fin de Rousseau est touchante et elle fait oublier dans une certaine mesure les faiblesses de sa vie. Pourquoi faut-il qu’au poétique souvenir de son séjour suprême au pavillon d’Ermenonville vienne s’ajouter un vulgaire épilogue ? Dans un accès de générosité, Girardin voulut conserver à la pseudo-veuve du défunt l’abri qu’il avait offert à Jean-Jacques. Pendant près d’une année, il garda Thérèse Levasseur dans cette même maisonnette où avait logé le ménage ; il l’établit ensuite, tout près de là, dans une autre demeure, qu’on appelait le « petit Clarens ». Il s’occupa de ses affaires, lui obtint diverses pensions, lui assura des rentes sur le produit des oeuvres de Rousseau, se fit enfin le protecteur, ou plutôt le tuteur de cette femme incapable. Il en fut mal récompensé. Elle n’était pas plutôt installée au « petit Clarens » que la quasi sexagénaire s’éprenait des beaux yeux d’un domestique anglais, du nom de John Bally, valet de chambre du marquis, et se laissait circonvenir à tel point qu’elle lui abandonnait une partie de ses rentes.

Il y eut de pénibles scènes, après lesquelles la veuve voulut quitter Ermenonville, laissant pour adieu, une lettre d’un style injurieux, qui se terminait par ces mots, dont je respecte l’orthographe : »

« Geu quite votreu messon geu n’aporteurai rien à vous. Gen suis avecque è touteu la reuquonessanceu posible, monsieur,

Fameu deu Gan Gacque.

Ce qu’il faut traduire de la sorte : « Je quitte votre maison ; je n’emporterai rien à vous. Je suis avec respect, et toute la reconnaissance possible, monsieur,

Femme de Jean-Jacques. »


La déplorable équipée de Thérèse fut la première déception du marquis. Le reste de son existence lui en réservait beaucoup d’autres. Il se montra, comme on s’en peut douter, l’un des plus chauds admirateurs de la Révolution naissante. Il fut, dans son village, le commandant de la garde nationale ; à Paris, il fut assidu aux réunions du club des Jacobins. Pendant la Terreur, confiné à Ermenonville, dans une obscure retraite, il n’échappa pas pour cela aux suspicions. Il vit ses enfants arrêtés, sa femme et lui gardés à vue, emprisonnés dans leur propre demeure ; il vit ses jardins saccagés, ses jolis édicules détruits, l’oeuvre de sa vie profanée ; il vit enfin les restes de Jean-Jacques arrachés de leur tombe champêtre et transférés au Panthéon ; et un immense découragement envahit, submergea son âme.. .

La rafale terminée, il quitta pour jamais le domaine qu’il avait créé et qu’il reconnaissait à peine, et il se retira dans une maison qu’il possédait à Vernouillet, sur les rives de la Seine. Il y vécut dix ans, oublié. Ce fut là que mourut, le 20 septembre 1808, le fidèle ami de Rousseau et le consolateur de ses derniers jours.


MARQUIS DE SEGUR.


Lectures pour tous, 1er décembre 1913, pp. 409-416.