Réédition : André Savignon, « J.-J. Rousseau à Montmorency », Madame et Monsieur, 1912, p. 894-895.

 

Jean-Jacques Rousseau à Montmorency

   Jean-Jacques est à la mode. Ses admirateurs triomphent. Ceux-là même qui font profession de mépriser le philosophe en dissertent avec complaisance. Quelque chose de sa vie les retient, les inquiète et les émeut.

Les femmes sont intriguées surtout. Elles savent qu’il aima beaucoup et qu’il a souffert. Et voilà bien des titres à leur sympathie.

Etrange pouvoir de séduction qu’eut cet homme, et qui lui vaut des fidèles jusque dans al tombe… Le livre unique où il s’est peint, sans grâce, avec ses maladresses et ses erreurs leur sert à déchiffrer son âme. Et c’est à Montmorency que l’évocation devient tout à fait saisissante.

L’occasion leur fut offerte, précisément, d’une visite à ces lieux qu’il illustra de son séjour, puisque cette aimable ville a voulu consacrer un monument à la mémoire du penseur. Et personne n’y a manqué. On a revu l’Ermitage et Mont-Louis et ce coin du parc où Rousseau avait accoutumé de s’asseoir pour rêver. On a voulu visiter ce musée Jean-Jacques où la piété de quelques-uns assembla les objets qui appartinrent à l’auteur d’Emile. Diderot, d’Holbach et Grimm et d’Alembert leur faisaient cortège. Ils ont pensé vivre un instant dans cette société polie du château de la          Chevrette où Mme d’Epinay et Mme d’Houdetot apportaient la grâce de leur sourire. C’était charmant, mélancolique et tendre.

Une statue de Rousseau à Montmorency… hommage tardif et mérité. Il n’était d’ailleurs pas sans précédent. Déjà, en 1791, les habitants du bourg Emile (le nom révolutionnaire de Montmorency) s’étaient plu à commémorer par un monument, l’endroit célèbre où Rousseau avait vécu. C’était, lisons-nous dans une feuille du temps « un rocher de pierre de Champeau, de forme et de couleur pittoresques » ; il était surmonté d’un buste à l’image du penseur. Au jour de l’inauguration, les maires des communes voisines, St-Gratien, Montlignon, Margency, Eaubonne et Montmagny arrivèrent en cortège avec de nombreuses délégations. Ils précédaient une pierre de la Bastille, sur laquelle était gravée, au trait, l’effigie de Rousseau et au-dessous de on lisait :

Philosophe doux et modeste

Il a connu les droits de l’humanité :

C’est dans cette vallée

Que, contemplant l’image de la divinité,

Il a fait le Contrat social,

La base de notre constitution.

Piquante cérémonie révolutionnaire où le buste de Rousseau, avant d’être placé sur son socle, avait été porté « par des mères nourrices, au milieu d’une foule aimable d’enfants des deux sexes… »

Ç’avait été le premier monument élevé en France à la mémoire de Jean-Jacques. Il dura peu. On le démolit sous la Restauration et la plaque « faite d’une pierre de la Bastille » repose aujourd’hui au musée de Montmorency.

On y peut voir aussi le lit, quelques chaises, les livres et divers autres objets dont Mme d’Epinay avait meublé l’Ermitage quand elle offrit l’hospitalité à Rousseau. Sur cette simple table de bois fut écrite la Nouvelle Héloïse. Table historique, s’il en fut, puisqu’elle appartint tour à tour à Jean-Jacques, à Grétry et à Robespierre.

Ce sont là les épaves de l’Ermitage. En effet, il ne subsiste plus rien se rattachant à Rousseau dans l’ancien pavillon du Parc de la Chevrette.

La maison a été défigurée par des restaurations sacrilèges et les fervents de Jean-Jacques ont peine, les « confessions » en main, à reconnaître les lieux. Bien mieux ! L’indifférence du propriétaire actuel, un sujet turc, a débaptisé ce lieu vénérable.

L’ancien Ermitage est  affligé du nom prétentieux de Pansilippe. Une concierge farouche en interdit l’entrée. Et c’est à travers les grilles du jardin que notre opérateur dut braquer son objectif pour rapporter un cliché de l’asile choisi par Rousseau et « offert par l’amitié ».

Le parc de la Chevrette, morcelé, s’est aussi vu dépouiller de ses souvenirs. Les d’Epinay l’avaient selon le goût du temps, fait orner de statues qui enchantaient la solitude du lieu. Rousseau aimait ces sculptures allégoriques. Il les décrivit avec complaisance. Elles peuplaient ses méditations de figures candides où il entrevoyait l’homme idéal, selon la nature.

Le zèle ardent de M. J. Ponsin, le conservateur du musée Rousseau, est parvenu à sauver une de ces statues qu’il a pieusement recueillie. Elle n’est pas indifférente parce qu’un trait charmant s’y rattache.

Lorsque les embarras d’argent contraignirent les d’Epinay à quitter la Chevrette, en 1764, ils louèrent leur château à M. Savalette de Magnauville.

Celui-ci résolut de transformer le parc en jardin anglais. Il pria qu’on fit disparaître les statues qui ne se trouvaient pas en harmonie avec le nouveau tracé.

Mme d’Epinay hésitait et demanda d’attendre au lendemain pour répondre. Ce fut M. d’Epinay qui s’en chargea :

Savalette a fort bien tourné

Le parc de la Chevrette.

Mais on génie anglais a coiffé

Mon parterre en vergette.

En fait de goût, soit mal, soit bien,

Chacun trouve un apôtre.

Je fais un très grand cas du sien,

Mais j’aime mieux Le Nôtre.

 

Groupes qui m’avait tant coûté,

J’ai réglé votre usage,

Puisqu’on vous a tous mutilés,

Fuyez à l’Hermitage !

On m’a fait niche en vous brisant,

Mais aux fêtes de Pâques

Vous servirez de monument

Et de niche à Jean-Jacques.

 

On se souvient qu’un refroidissement passager dans les rapports de Rousseau avec Mme d’Epinay avait contraint le philosophe de se réfugier à Mont-Louis, une propriété appartenant à M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé, située à Montmorency.

C’est là qu’il écrivit Emile, le Contrat social, la lettre à d’Alembert sur les spectacles. Le maréchal et Mme de Luxembourg, le duc de Villeroy, la duchesse de Boufflers, la comtesse de Valentinois venaient lui tenir compagnie et formaient cercle autour de la table de pierre qu’on voit encore dans l’allée de tilleuls dont il avait fait un « cabinet de verdure ».

Le Donjon où il s’enfermait pour écrire subsiste aussi. C’était un petit pavillon ouvert à tous les vents. Il y travaillait « sans autre feu que celui de son cœur ». Mme de Luxembourg, touchée par cette détresse, y fit installer une cheminée. L’endroit devint souriant et confortable. Une société choisie en augmentait l’agrément. Rousseau y vécut heureux jusqu’à son départ pour la Suisse.

 

André Savignon

          

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Tanguy L’Aminot