La promenade à Ermenonville 

Par Jean Guéhenno.

 

Le Figaro. 24 mai 1945.

 

 

 

            Quelle peine à retrouver la paix ! Reviendra-t-elle, nous vivants ? Un moment, l’autre jour, cependant, j’ai cru la retrouver. J’avais dû aller du côté de Senlis, Mortefontaine, Chaalis, Ermenonville, Othis, il y avait six ans que je n’avais plus revu ces campagnes aux beaux noms. Soudain, dans les bois vers Chaalis, le parfum fut si fort que j’arrêtai la voiture. Partout autour de nous les clochettes des muguets embaumaient le silence. Trois belles filles sont passées, belles parce que, comme le dit Nerval, on ne saurait rencontrer une fille laide à Senlis. Je me suis rappelé la chanson :

 

                                   Trois filles dedans un pré,

                                               Mon cœur vole,

                                               Mon cœur vole,

                                   Mon cœur vole à votre gré.

 

            Ma paix était là assurément, comme jadis, comme il y a six ans, au moins pour un moment, pour cette après-midi admirable, et mon cœur a volé à son gré. L’air, enfin, m’a semblé léger. Cette sécheresse m’a quitté soudain qu’engendre l’habitude de vivre mal et comme sans respirer. J’ai oublié ce que j’étais venu faire du côté de Senlis, et je n’ai plus pensé, puisque que j’en étais si près qu’à aller à Ermenonville, à l’île des Peupliers. J’ai repris la route, lentement. Sur les bas côtés du chemin les Américains avaient entassé des milliers d’obus, mais l’ami qui m’accompagnait m’a fait remarquer qu’ils étaient inoffensifs, ans fusée, rien que des quilles d’acier avec un gros anneau au bout. Nous sommes arrivés à Ermenonville. Le château de M. de Girardin était occupé par un état-major, mais discret et qui ne sa faisait pas même garder, et les portes du parc étaient grand ouvertes.

            Nous sommes entrés. Les orties avaient envahi les allées. Nous avons fait le tour de l’étang. Il n’y avait personne. Rien entre les grands arbres que l’eau, le silence et le soleil, et tout cela que depuis des années nous ne sentions plus, nous ne connaissions plus, nous ne pensions plus à regarder, la beauté tranquille des choses. Une poule d’eau surprise quitta les joncs, traversa l’étang, suivie de ses poussins. Mon ami qui a les yeux d’un paysan et sait tout voir me montra, entre les nénuphars, des poissons qui se disputaient les entrailles d’un de leurs semblables, restes du repas d’un brochet, mais nous n’avons pas suivi les noires idées où un tel spectacle invitait. Nous avons laissé derrière nous le petit temple faussement ruiné. O l’heureux temps où les hommes construisaient des ruines pour se donner prétexte à pleurer. Et nous sommes arrivés à l’île des Peupliers et à son tombeau vide.

            Personne. Toujours rien que le silence et le soleil, mais aussi tout ce que nous portions en nous, nos rêves intacts et nos pensées fidèles. Si j’étais venu jusque là, et presque sans le vouloir, une fois sur la route de Senlis, je comprenais maintenant que c’était comme en pèlerinage. Durant ces cinq années, j’avais eu un grand compagnon, et maintenant je foulais la terre, où s’étaient marqués ses derniers pas, et sur le petit temple, sur les rochers, sur quelques-uns de ces vieux arbres peut-être, sur cet étang miroitant s’étaient posés ses derniers regards.

            Jean-Jacques. Pourquoi, dans l’hiver 1940, dans ces jours sombres et lâches, voulant me perdre dans quelque grand travail qui m’aidât à traverser l’épreuve, et hésitant entre nos vrais maîtres, les philosophes du dix-huitième siècle, ai-je fini par le choisir, lui, Jean-Jacques, plutôt que Voltaire ou que Diderot ? C’est qu’il était un meilleur guide pour les temps du malheur – les autres me semblaient avoir toujours été un peu trop heureux – c’est que le fond de son âme était de ne se rendre pas, jamais, à rien ni à personne. Il n’était pas orgueilleux, comme ses ennemis qui ne l’ont pas lu le disent, mais seulement fier. Et c’est sa fierté qui me décida. Il savait ses faiblesses et ses indignités, mais il se disait aussi que chacun a les siennes et que la conscience même que chacun peut en avoir est tout justement ce qui peut faire sa dignité. Notre viatique à tous, c’est cette fierté qui nous reste, quand nous avons reconnu tous nos manques et toutes nos fautes. Tout est sauvé dans un homme, dans un peuple aussi peut-être, aussi longtemps que la fierté veille. C’est là ce que durant cinq années sa vie, ses lettres, ses œuvres m’avaient rappelé tous les jours, et devant le tombeau de l’île des Peupliers je me sentais plein de gratitude. Que demain ce soit la paix enfin ou la guerre encore, sa leçon pour moi ne sera pas perdue. Je tâcherai de m’y tenir. Il disait que la grande affaire était de rester soi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin