Le précurseur



par C. Michelfelder





Jean-Jacques Rousseau, de tous les écrivains de langue française, fut sans doute celui qui souffrit le plus, jusqu’à l’angoisse et à la folie, du lamentable besoin d’être adulé des hommes. Et comme il sait se présenter ! Quelles roueries chez ce prétendant à l’ingénuité !

« J’aime mieux qu’on dise moins de bien de moi et qu’on en parle davantage. » Oui-da ! Voyons-le dans ses Confessions. Après s’être rendu pitoyable et intéressant (oh ! l’atroce bonhomme, qui ne sait devenir intéressant qu’en se découvrant pitoyable ! Il ne sera pas le seul), après avoir conjuré tout un chacun : « par mes malheurs, par vos entrailles », et même (de quel droit ?) « au nom de toute l’espèce humaine », le voilà qui se risque : « Et puisqu’un seul te dise, s’il l’ose : « Je fus meilleur « que cet homme-là. » Alors ? « J’aime mieux qu’on dise moins de bien de moi » ?

Qu’à cela ne tienne ! Suivons-le jusqu’à l’histoire du ruban volé, l’une des plus odieuses, car il s’y gargarise encore de l’intérêt qu’on pourra lui porter, et il aggrave son cas par la manie de vouloir à tout coup raconter l’événement à la fois le plus triste et le plus important de sa vie, et il prend si facilement figure de criminel qui se repent ! Que de belles larmes sur les belles joues des sensibles du siècle cela dut faire couler ! Et son remords au sujet de cette pauvre Marion : « Qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi ! » Pire que lui, Jean-Jacques, pensez-vous ? Y en a-t-il eu cependant un seul qui fût « meilleur que cet homme-là ? », disait-il au premier chapitre. Allons ! cette pauvre Marion aura été pire que le meilleur des hommes. Il n’y a pas grand mal. Comment n’aurait-elle pas été pire que le meilleur des hommes ? Mais pourquoi attendre la moindre logique du larmoyant Rousseau ? Il est tellement doux de pleurer ! Pleurons, pleurons sur la pauvre Marion, et plaignons aussi ce malheureux Rousseau, oh ! oui, plaignons-le bien ! Sinistre guignol !

Sinistre et irresponsable ? Voire ! La sincérité de Rousseau cache des arrières-pensées. Ses erreurs dans le récit sont inclinées vers ce qu’il aurait voulu être, ce qu’il voudrait surtout qu’on croie qu’il a été. Sa mise en scène est un battage savant, et même son sentiment de la nature, si célèbre, témoigne d’une faiblesse, car c’est un abandon.

Rousseau est le père d’une littérature ignoble : la littérature de l’aveu, où la sincérité justifie toutes les fautes et même chez certains les fautes de styles. Littérature de l’impudeur, de l’inconséquence, reposant sur un formidable complexe d’infériorité tout mêlé de prétention, de vanité, comme il se doit ! Littérature de la malédiction de la vie ! Littérature à la recherche des secrètes extases du néant et, pour cela, si cultivée par tous les faux Dostoïevski n’ayant pas eulement le courage de quêter la rédemption dans l’infini de la détresse ! « J’ai fait cela mais je l’avoue. » Faute avouée est à moitié pardonnée : la glorification n’est pas loin, depuis, surtout qu’une doctrine d’Occident veut que l’aveu sincère efface la faute. « Nos actes nous suivent » disent la sagesse orientale – et ce qui reste de sagesse en Occident, Rousseau s’élève contre cette sagesse, et l’on a vu Tolstoï, disciple de Rousseau, après avoir pourtant écrit Guerre et Paix et Anna Karénine, prêcher Résurrection. A ce degré, Tolstoï en arriva, dit-on, à louer le Journal d’une femme de chambre, cette pollution rageuse de Mirbeau ?  



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Qu’y a-t-il de positif dans l’oeuvre de Rousseau ? Rien : aucun sens de la construction, de la vie, du dépassement. Les Confessions sont un livre de lâcheté. L’être s’y dissocie, s’y désintègre dans des passivités, dans des névroses, dans les plus hideuses pirouettes. Sans cesse il s’y complaît dans ses dérobades devant les nécessités de la condition humaine.

La perversité de Rousseau s’y exerce contre tout ce qui, « étant quelque chose, nous empêche d’être tout ». On saisit là l’une des maladies spécifiques du démocrate : l’inaction par peur de l’échec et par impuissance à s’attacher à une oeuvre précise et particulière, le goût du « tout ou rien » qui mène à l’anarchisme, en définitive, l’impuissance à devenir un homme dans l’attente d’être un jour l’élu du destin. Rousseau, quelquefois, essaya de réagir contre ses débilités : ce fut pour y retomber de plus belle, pour retomber dans cette littérature du péché originel, où il doit toujours y avoir faute, d’abord parce que l’auteur est incapable de concevoir un être assez fort pour épuiser la vie dans son innocence. Dans l’amour, la grandeur est-elle donc impossible, se demande-t-on en lisant La Nouvelle Héloïse, si l’on n’est pas de ceux qui confondent les valeurs ? N’est-ce pas dans l’amour que se rencontre peut-être le plus haut sens tragique ? Mais comment le sens tragique de l’amour pourrait-il apparaître au coeur écoeurant de Jean-Jacques et à ses protecteurs prêts pour la guillotine ? «  Il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. » Cette phrase du roman résume tout : le refus de la vie, la consolation de l’être dans sa rêverie, l’asthénie chronique, l’atonie généralisée et l’accumulation des fantasmes pour combattre leur insuffisance manifeste devant la vie. « Il n’y a de beau que ce qui n’est pas. » Est-ce assez grégaire, assez fade, assez liquéfié, assez corrompu ? Quelques mouches par-dessus ? Ah ! sinistre guignol !

Ce sinistre guignol est un romantique, un inadapté. Il confond sa révolte sentimentale avec le profond esprit critique dont il est incapable. Ce masochiste du martyre social n’eût pas davantage supporté l’héroïsme de la solitude. Dans la solitude, il ne se supporte que parce qu’il se déplore, et son besoin d’universelle bonté prouve sans cesse son irréalisme. Il est comique, d’ailleurs, de voir à travers la vie de Rousseau, telle qu’il l’avoue, combien aisément se perd un homme « naturellement bon  » et quelle est la faiblesse de sa résistance. Lorsque, sur la fin, peut-être pour qu’on s’apitoie encore, il regrette ce qu’il aurait pu être (et il aurait pu être si bon, n’est-ce pas ?), on s’aperçoit que l’homme « naturellement bon » serait devenu un pauvre petit bourgeois si sa naissance n’avait été « le premier de ses malheurs », affirmation qui sera reprise en choeur par les romantiques, fils de parias ou fils de princes. Tous ces malheureux d’être nés n’ont pu qu’amollir la pensée.


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Sans doute, la sclérose du classicisme au dix-huitième siècle n’a-t-elle pas été l’un des moindres éléments du succès de l’attitude romantique, cette pose de soi-même devant soi-même et devant les autres ! Mais, que cette attitude ait été longtemps prise au sérieux, et le soit encore, constitue l’un des plus évidents signes cliniques de la dégénérescence de la pensée. Le romantisme réagit contre une diathèse du classicisme : l’absence d’aération dans les formes de l’art. Quelques-uns, par cette aération, surent donner à leur art de l’espace et du ton, un air vivant. Mais la plupart se sont abandonnés à cet espace vague, comme il était normal. Ce fut l’ère des invertébrés. Contre le classicisme desséché de l’époque antérieure, ils cultivèrent l’indécence du coeur. Ils méditèrent sur des tombeaux ; ils allèrent vers la nature : hélas ! ce fut pour y dessiner des cartes de Tendre en jardins anglais. On vit naître chez ces disciples de Rousseau la folie des états d’âme, du « je ne sais quoi ». Certains se mouraient de sentir et chacun aspirait à cette petite mort. L’esprit délaissait sa suprématie pour frissonner. Le désir du frisson brisait le coeur. Rien de solaire, mais une tendresse mélancolique dans une vie d’illusions.

On raconte queMme de Staël et ses amis voulaient instaurer le régime de l’esprit. Il eût fallu d’abord maintenir l’esprit dans sa sphère. On doit toujours en revenir là : dès que l’esprit va mendier les approbations, il se suicide. L’esprit est mâle, qu’on ne s’y trompe pas ! Que paraisse en Europe un grand génie viril, et déjà il surmonte tous les malaises de l’Europe ! C’est ainsi qu’on a vu quelques grands génies surmonter admirablement le malaise romantique. Mais, au-dessous d’eux, le romantisme continue son action délétère et nous en sommes plus que jamais meurtris.

Qu’on cesse donc un bon coup d’encenser, dans les manuels de littérature, le précurseur, l’annonciateur de la mauvaise nouvelle : c’est Jean-Jacques Rousseau !



Révolution nationale, n° 97 du samedi 21 août 1943, p. 3.