Ce pauvre Jean-Jacques parmi les fleurs

 

                                                             Par Alexandre Arnoux.

 

Gavroche. 28 mars 1946. p. 4.

 

 

Jean-Jacques Rousseau aime l’humanité abstraite et déteste les hommes qui le persécutent, croit-il, qui ont entrepris cet œuvre des ténèbres dont nul, ni lui ni un autre, n’a jamais percé l’effrayante obscurité. Pour fuir cette haine mystérieuse et implacable, qu’il a forgée de toutes pièces, au moins en partie, il se réfugie dans la botanique où il trouve l’oubli, la paix et des ravissements inexprimables, une joie enfantine, l’extase de se fondre au sein du système des êtres, de s’identifier à la nature. Sa misanthropie le précipite à une sorte d’idolâtrie végétale. Personne à la vérité, que je sache, parmi les littérateurs, n’a mieux communié avec les plantes, n’a mieux écrit à leur sujet, avec plus d’effusion, de minutie et d’amour. Il vagabonde, il cueille un bouton, un rameau, il broute son foin au hasard, comme il le dit lui-même. Le moindre détail l’enchante, le jette à des exaltations naïves : la fourchure des étamines de la brunelle, le ressort de celles de l’ortie, l’explosion de la balsamine. Il marche allègrement, lui, le mélancolique, aux rivages du lac de Bienne, aux environs de Lyon, à Montmorency, à Ermenonville. Près de Grenoble, au bord de l’Isère, il mange par bravade le fruit de l’arbousier, baies astringentes que les gens du pays considèrent comme un poison ; il n’a pas une colique ; il triomphe, une fois de plus les hommes ont calomnié un innocent. Même à Paris il déserte souvent les salons des grands ; où sa sauvagerie, sa solitude, son mépris des préjugés sociaux ne dédaignent pas de se commettre, y prennent un amer plaisir de trahison ; il gagne Ménilmontant, il prend à travers les vignes et les prés, le sentier du village de Charonne ; il pousse un cri de bonheur, en latin, il a découvert, là, à si peu de distance des Boulevards, le Cerastium aquaticum ; il a pour le latin une prédilection d’autodidacte, d’érudit ignorant. Plus tard, se souvenant de cette heureuse journée, il aura, grâce au Cerastium aquaticum, presque oublié l’affreux incident qui la termina, le chien danois qui le culbuta, le carrosse qui faillit l’écraser, ses dents enfoncées, son bras foulé, toutes ces avanies sans doute machinées, aboutissement de l’universel complot du siècle contre le pauvre Jean-Jacques. Je m’excuse d’avoir l’air de me moquer un peu de lui ; je le chéris pour ses passades mêmes d’absurdité, revanche du Destin contre le génie. Et peut-être qu’à ses morceaux les plus achevés, où il atteint ce sublime sensible qu’il poursuit, à ses invocations bocagères (Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages, ruisseaux, etc.) à ses pleurs si profusément versés, peut-être qu’à tout cela je préfère encore quelques phrases, ça et là, tirées de ces lettres sur la Botanique qui n’ont d’autre but que l’initiation aux éléments de jeunes filles profanes et où la simple description de la fleur des pois constitue le chef-d’œuvre de la vulgarisation familière, étincelante, on ne sait comment ni pourquoi, de la mieux dissimulée, de la plus involontaire (ou alors quel prodige d’habileté !) de la plus ensorcelante des poésies. Presque rien, une énumération fidèle et sommaire, l’analyses des organes, l’explication des fonctions, et cela vous souffle au visage comme l’haleine même de la nature. Le vent primordial, la rosée de l’aube et la plus haute beauté dans un paragraphe de rudiment, à l’usage des écolières. Pour cette fleur du pois, je donnerais volontiers Héloïse, le Contrat social et l’Emile par dessus le marché.