Réédition : Hippolyte Buffenoir, « Le Musée J.-J. Rousseau à Montmorency », La Vie illustrée, 12 janvier 1899, p. 162-163. 

 

 

 

Le Musée Jean-Jacques Rousseau à Montmorency

 

   L’Ermitage de Jean-Jacques Rousseau à Montmorency a été acquis récemment par un Turc : cet étranger a, paraît-il, l’intention de démolir cette maison célèbre qui, depuis longtemps, devrait appartenir soit à la ville soit au département de Seine-et-Oise.

   Si nous avions le culte de nos grands hommes, comme les Anglais ou les Allemands, nous ne laisserions point disparaître ainsi les demeures historiques qui rappellent chez nous des faits et des pensées mémorables. La maison du divin Mozart, à Salzbourg, est devenu possession nationale ; de même pour celle de Goethe, ce géant de la pensée, dans la gracieuse ville de Weimar ; de même encore celle de Shakespeare, à Strafford-sur-Avon.

   Quelle que soit le destin de l’Ermitage, le mobilier dont Rousseau se servit, pendant qu’il y séjourna du 9 avril 1756 au 15 décembre 1757, ne périra point. Il a été, en effet, légué à la ville de Montmorency par M. Alphonse Huet, le 20 août 1878. Ce mobilier, plus que modeste, si on considère sa valeur  marchande, mais inestimable par s avaleur de souvenir, avait été jusqu’ici conservé dans une annexe d’école, et peu de personnes s’en inquiétaient.

   Mais depuis quelques années, depuis surtout les fouilles et les recherches d’Ermenonville et du Panthéon, à la fin de 1897, recherches qui ont abouti à la découverte des restes mortels de Voltaire et de Jean-Jacques, un mouvement en faveur de ce dernier s’est réveillé à Montmorency. La municipalité, poussée par quelques fervents, a résolu de transformer en Musée Rousseau, ouvert au public, le pavillon où ont été déposés les meubles de ce grand homme, ainsi que différents autres souvenirs, livres et objets d’art le concernant.

   Ce musée vient d’être inauguré. Toutes nos félicitations à la municipalité de Montmorency. Que n’a-t-elle agi plus tôt ! Elle eût facilement acquis l’Ermitage et le musée Rousseau eût été installé là : c’était bien sa place.

 

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   Les meubles du philosophe, légués par M. Alphonse Huet, consistent dans deux couchettes en bois avec dossiers, deux chiffonniers en bois avec tiroirs, un petit corps de bibliothèque en bois, peint en rouge, un baromètre en bois, peint blanc et or, deux cylindres en verre pour protéger les lumières dans le jardin, la table enfin sur laquelle Rousseau composa la Nouvelle Héloïse.

   Ce mobilier, nous le répétons, est celui dont Jean-Jacques et Thérèse se servaient pendant le séjour à l’Ermitage. Lorsqu’à la suite d’une cabale de jalousie organisée contre lui par de faux amis, l’écrivain quitta brusquement cette poétique retraite et rompit avec la société de Mme d’Epinay, il n’emporta aucun des meubles de la maison : ils appartenaient à sa bienfaitrice. Ce sont ceux-là justement que nous venons d’énumérer.

   Personne n’y toucha par la suite : Mme d’Epinay et les différents locataires et propriétaires de l’Ermitage, les laissèrent en place et les respectèrent, tous étant des admirateurs de Rousseau, depuis l’architecte Bénard, le généalogiste Chérin qui devint général, Regnault de Saint-Jean d’Angély, Robespierre jusqu’à Grétry qui acquit la demeure illustre en 1797, et la conserva jusqu’à sa mort.

   Après le grand musicien, ce fut son neveu Flamand-Grétry qui, en 1814, devint possesseur de l’Ermitage, et qui le garda jusqu’en 1839. A cette date, M. Alphonse Huet, avoué, l’acheta à son tour, avec le mobilier de Jean-Jacques resté intact. En 1852, il céda sa propriété à la comtesse de Chaumont, mais il emporta les meubles à Paris, après les avoir fait reconnaître, inventorier et sceller par le maire de Montmorency, M. Reynard, le 22 juillet de ladite année 1852. Les cachets de la mairie s’y trouvent encore. En 1878, voulant les préserver de la spéculation et de l’éparpillement, il en fit donation à la ville de Montmorency, qu’ils ne doivent plus quitter.

   Tel est brièvement résumé, l’historique de ces modestes meubles, précieusement conservés, et désormais à l’abri de la dispersion et de la ruine. Depuis quelques mois, ils sont couverts par une assurance qui s’élève à 14.000 francs.

 

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   Le souvenir le plus précieux, à notre avis, dans le musée de Montmorency, est la petite table sur laquelle Rousseau écrivit la Nouvelle Héloïse. La table de Rousseau !... Je me rappelle quelle impression elle produisait sur les visiteurs, lorsqu’elle figura à Paris à l’exposition iconographique organisée en l’honneur de l’écrivain. On ne se lassait pas de la contempler. Je vis plusieurs personnes pleurer en regardant cette pauvre table, sur laquelle le génie mit sa pensée. Plus ce souvenir est frêle et modeste, plus l’émotion est grande.

   Dans les musées des grandes villes, dans les palais nationaux ou particuliers, il est de stables historiques que les gardiens ou les possesseurs montrent avec orgueil. Il y en a à Versailles, à Fontainebleau, au Palais des Archives, au Musée Carnavalet, au Louvre… Ici, c’est où fut signé tel traité de paix ; là, la table où Napoléon abdiqua, ailleurs celle du Comité de Salut public. A Chantilly, le duc d’Aumale, par qui j’eus l’honneur d’être reçu jadis, me fit voir, avec une satisfaction non déguisée, la table du connétable de Montmorency, puis celle du grand Condé.

   Certes, ce sont là des souvenirs éloquents, et nous les contemplons avec curiosité. L’art y a mis son empreinte en même temps que l’histoire. On s’écrie : « Quels admirables cuivres dorés ! quel bois magnifique ! Voyez cette pierre, ce marbre, ce sont des présents de rois et d’impératrices !... »

   Oui, mais personne n’a pleuré devant ces grandes merveilles des palais.

   La table de Rousseau, elle, n’a point d’ornementation, point de cuivres dorés, point d’incrustation d’or ou d’ivoire ; elle est en bois, tout simple, elle n’a guère plus d’un mètre carré, et a dû coûter 4 ou 5 francs à Mme d’Epinay. Sa valeur marchande, comme nous le disions, est donc bien peu de chose, mais sa valeur de souvenir est sans prix. Un amateur en offrit un jour dix mille francs. S’il l’eût obtenue, il eut fait une bonne affaire, car il aurait pu la revendre facilement vingt ou trente mille francs à un musée d’Allemagne ou d’Angleterre.

   L’homme de pensée, l’écrivain, le poète, le philosophe incarne vraiment la puissance suprême. La table où un empereur, un roi aura mis sa signature de paix ou de guerre n’excite qu’une curiosité historique, tandis que la table où l’Héloïse du écrite émeut le visiteur et peut lui faire verser des larmes.

 

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   Un souvenir intéressant aussi à contempler est une pierre de la Bastille, offerte par le patriote Palloy. Elle joua un rôle important dans une fête organisée à Montmorency, en l’honneur de Rousseau, le 25 septembre 1791.

   Ce jour-là, le premier monument élevé en France à l’auteur d’Emile fut solennellement inauguré, à l ‘entrée du bois d’Andilly, à un endroit où Jean-Jacques aimait à se reposer. Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet, Guinguené, le sculpteur Houdon, Barère, Boissy-d’Anglas, Treillard, Rabaud Saint-Etienne, Bosc, l’ami de Mme Roland, Fourcroy et beaucoup d’autres personnages célèbres assistaient à cette fête, dont les détails révèlent bien les mœurs du temps.

   C’est ainsi que, dans le cortège nombreux qui se mit en marche, on voyait quatre jeunes filles de Montmorency, portant le buste de Jean-Jacques sur un brancard orné de feuillage. Elles étaient suivies par des mères de famille. Venait ensuite un groupe de citoyens qui portaient la pierre de la Bastille dont nous parlons, pierre sur laquelle on voyait l’image du philosophe gravé au trait.

   Cette pierre, longtemps perdue, fut retrouvée en 1896 par M. Julien Ponsin, architecte, sous l’estrade de la Justice de Paix. Elle était en mauvais état, mais on l’a réparée avec soin, d’après les indications des journaux de l’époque. Aujourd’hui, elle est doublement chère aux habitants de Montmorency. L’âme des aïeuls semble revivre dans cette pierre qui fut portée en triomphe.

 

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   Nous tenons à mentionner encore un fort beau portrait au pastel de Rousseau, qui a appartenu à Grétry, un buste en bronze, et un fragment de buste en terre cuite provenant d’un petit monument que Mme d’Epinay avait élevé à l’Ermitage en l’honneur de l’écrivain.

   Le plâtre à côté, qui attire vivement l’attention, est un surmoulage du masque pris par Houdon sur le visage de Jean-Jacques, le lendemain de sa mort à Ermenonville, 3 juillet 1778.

   Enfin, sur une petite estrade, on remarque une cheminée à la prussienne assez primitive. Quel rapport peut-elle avoir avec le citoyen de Genève ? Cette cheminée servait à le chauffer jadis dans le petit pavillon, ou donjon de la maison de Montlouis, où il alla loger, en quittant l’Ermitage.

   C’est là qu’il se plaisait à travailler, et à recevoir la société élégante que lui amenaient le maréchal et la maréchale de Luxembourg, et qui comptait les premiers noms du royaume, à commencer par le prince de Conti, son partenaire malheureux au jeu d’échecs. C’est là que fut achevée la Nouvelle Héloïse, et que fut écrite la Lettre à d’Alembert sur les spectacles ; c’est là qu’en partie fut composé l’Emile.

   Le maréchal de Luxembourg trouva plus d’une fois Rousseau grelottant dans son donjon. Afin de le préserver du froid, il fit faire cette cheminée qui a survécu, preuve touchante de sa sollicitude et de son amitié de grand seigneur à l’égard d’un philosophe qui n’avait que son génie et sa gloire pour fortune.

 

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   Un autographe de Mme d’Houdetot, élégamment encadré, va figurer à côté du baromètre de Jean-Jacques. C’est une pièce de vers que nous croyons inédite, et qui est offerte par M. Julien Ponsin. Nous en donnons la primeur aux lecteurs de cette Revue :

 

A M. DE VINTIMILLE

 

Du temps où nous vivions vous aviez tous les charmes,

Vous en aviez les goûts, l’esprit et les talents !

Même encor après tant d’alarmes,

Vous nous rendez ses agréments…

Votre aimable coquetterie

Du Temps a démenti le cours :

Il n’est point d’âge dans la vie,

Lorsque l’on sait plaire toujours !

 

   Il est facile de comprendre que ces vers ont été écrits après la Révolution. C’est le soupir de soulagement du naufragé après la tempête ; c’est aussi le regret résigné des jours lointains de la jeunesse dont rien, hélas ! ne remplace la splendeur et l’attrait… Du temps où nous vivions !...

   Quand on descend l’escalier du musée de Montmorency, l’esprit est absorbé par de fortes impressions, et aussi par de sémillantes réminiscences. Tous ces modestes souvenirs en même temps qu’ils rappellent le plus puissant, le plus éloquent des penseurs, évoquent aussi par contraste les jolies marquises qui dévoraient ses œuvres, s’enivraient l’âme de sa prose incandescente, et par lui revenaient à la nature. La grâce de Mme d’Houdetot, de Mme d’Epinay, de la maréchale de Luxembourg, et de combien d’autres ! est inséparable de cette grande mémoire.

 

  

 

 

                                             Hippolyte Buffenoir

 

                                                      La Vie illustrée, 12 janvier 1899, p. 162-163.