Rééditions

Nous nous proposons de donner dans cette rubrique des rééditions de textes anciens ou modernes portant sur J.-J. Rousseau, dans tous les domaines que son œuvre a abordés. Nous donnons les textes dans leur graphie d'origine et respectons la ponctuation. Certaines rééditions pourront être accompagnées de notes et commentaires, mais soucieux d'être utiles et de mettre à portée du lecteur le plus rapidement possible des écrits rares et difficiles à consulter, nous les donnons aussi telles quelles.

 

Réédition 1: [Jacques-Louis] Vachard: Installation de Jean-Jacques Rousseau, auteur du Contrat social, dans la société des indigens, amis de la Constitution, séante rue Jacob... [sans lieu ni date], 4 p.

 

Installation de Jean-Jacques Rousseau,

auteur du Contrat social,

 

Dans la société des Indigens, amis de la constitution, séante rue Jacob, vis-à-vis celle Saint-Benoît.

 

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L'an deuxième de la liberté, ce samedi 6 mai 1791, la société des Indigens arrête qu'elle place à côté de la déclaration des droits de l'homme le buste de J. J. Rousseau; arrête de même qu'il lui sera décerné une couronne civique dans une des plus prochaines séances.

 

 

FRERES ET AMIS,

 

Vous venez de placer parmi vous l'élève de la nature et le père de la liberté. L'hommage que vous lui rendez est beaucoup au-dessus de ces panégyriques ampoulés, dans lesquels l'homme d'esprit se dégrade, lorsqu'il se met bassement à genoux devant l'idole qu'il encense. Ce sont des cœurs et des vertus que votre ardent patriotisme vient lui offrir. O Rousseau! toi qui connus si bien la grandeur et les foiblesses de la nature; toi, dont les écrits brûlants échauffent des hommes que tu as longtemps plaints de leur assoupissement, contemple aussi l'instant de leur réveil; le crêpe hideux, qui nous cachoit la saine philosophie, vient d'être déchiré par la lecture du Contrat Social. Les Français, ce peuple que tu as tant chéri, ce peuple qui ne te connoissoit pas assez, regrette aujourd'hui de ne pouvoir rendre hommage qu'à ce buste inanimé, mais qui nous est cher. Ton génie, tes lumières étoient l'ouvrage de la divinité; et ce buste insensible n'est que l'œuvre de l'humanité. Si, des bords du Styx, tu peux lire dans nos cœurs, tu nous vois, en nouveau Pygmalion, invoquer les dieux, pour qu'ils rendent à ta statue et ta force et ta sensibilité. mais quoi! les dieux nous ont entendus, ils t'ont permis de revivre parmi nous! Nous pourrons toujours te voir, nous croirons t'entendre, et nous pourrons nous disputer la gloire de marcher sur tes pas. Quel feu sacré vient embrâser mon ame! Combien mon cœur se sent élevé! Oui, je foule à mes pieds ces titres vains, que l'orgueil, l'ambition et le crime avoient su créer. Allez, spectres affreux, rentrez dans le néant; Rousseau nous a préché l'égalité; Rousseau, l'organe d'un Dieu bienfaisant, de ce Dieu qui, en nous créant, nous soumit aux mêmes peines et aux mêmes plaisirs.

Rousseau, nous t'avons entendu, et nous avons voulu la liberté; cette liberté qui te fut si chère, et que tu nous préparais aux dépens de la tienne. En homme libre, tu sus triompher des tyrans, tu les fis même trembler; aujourd'hui que leurs déprédations sont à leur comble, ils se tourmentent encore pour réunir les débris épars de l'affreux despotisme; il est encore des êtres vils qui, sous les faux dehors d'un ardent patriotisme, mettent tout en usage pour ensevelir la liberté au pied de l'autel de la patrie; mais nous ne craignons rien, ta philosophie est notre bouclier, c'est elle qui doit nous servir d'égide. Venez, tyrans, traitres, valets, venez tomber aux pieds de ces hommes qui ont juré de vivre ou de mourir libres. Il ne faudroit qu'un seul regard pour vous abattre; trop foibles et trop avilis pour oser vous montrer, ce n'est que dans la fange des noirs complots que vous traînez votre misérable existence. Eh bien! nous la méprisons, et nous avons le courage de vous offrir votre pardon. Oui, si foulant à vos pieds ces prétentions futiles, barbares, inhumaines, vous vous présentiez vers nous, nos cœurs sont assez généreux pour répandre des larmes sur votre aveuglement, vous serrer dans nos bras, et vous traiter en frères. Comme nous, lisez les œuvres de Jean Jacques, vous sentirez comment il nous est devenu cher; à chaque page vous verrez vos droits écrits à côté de vos devoirs; vos ames transportées, se rapprochant de la nature, se livreront à cet épanchement si doux, dont le charme incorruptible va vous procurer la jouissance qui fait le triomphe de l'humanité. C'est avec ces sentimens, Rouseau, que nous te plaçons parmi nous; sois le modèle des hommes qui n'ont d'autre fortune que leur patriotisme, et qui n'ambitionnent d'autre bien que la liberté.

 

VACHARD

 

Réédition 2: Jean-Jacques Rousseau des Champs-Elisées, à la Nation Françoise. Paris, Chez Garnery et Volland, [1791], 15 p.

 

Jean-Jacques Rousseau des Champs-Elisées, à

la Nation Françoise

 

 

Lorsque je disois s'il existoit en Europe un seul Gouvernement éclairé dont les vues fussent vraiment utiles & saines, il me rendroit des honneurs publics, il m'éleveroit des statues. Vous êtes cette Nation! ô François, vous sentez l'excellence des vérités que j'ai annoncées au genre humain, & vous me rendez enfin une justice que j'ai toujours méritée tant que j'ai vécu parmi vous.

Quand j'ai commencé à écrire, le droit des Nations étoit encore à naître. Grotius, le maître de tous nos sçavants en cette partie, n'est qu'un enfant, & qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Lorsque j'entendois élever Grotius jusqu'aux nues & couvrir Hobbes d'exécration, je voyois combien d'hommes sensés lisoient ou comprenoient ces deux Auteurs, dont les principes sont exactement semblables; ils différent par les expressions & par la méthode. Hobbes s'appuie sur des sophismes, & Grotius sur des Poëtes: tout le reste leur est commun. le seul moderne en état de créer la grande science du droit des Nations eût été l'illustre Montesquieu, mais il n'eut grade de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des Gouvernements établis, c'est-à-dire, du fait au lieu du droit. Un grand obstacle qui s'opposoit encore à ce que les ouvrages sur le droit politique disent la vérité, venoit des préjugés de l'enfance, des maximes dans lesquelles on étoit nourri, sur-tout de la partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité, dont ils ne se soucioient guères, ne songeoient qu'à leurs intérêts, dont ils ne parloient point. Montesquieu étoit noble, Président, malgré ces considérations, cet illustre Ecrivain auroit dit la vérité, s'il neût pas vécu sous un Empire despotique. mais Grotius, réfugié en France, mécontent de sa patrie & voulant faire sa cour à Louis XIII, à qui son livre étoit dédié, n'épargnoit rien pour dépouiller les Peuples de tous leurs droits, & pour en revêtir les Rois, avec tout l'art possible. C'eût été aussi le goût de Barbeyrac, Traducteur & Commentateur de Grotius, qui dédioit sa traduction à Georges I, Roi d'Angleterre; mais malheureusement l'expulsion de Jacques II (en 1689) qu'il appelle abdication, le forçoit à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux Ecrivains avoient adopté les vrais principes, toutes les difficutés étoient levées, mais ils auroient dit tristement la vérité, & n'auroient fait que leur cour au peuple. Or, le Peuple ne donnoit ni chaires, ni pensions, ni places d'Académie. Qu'on juge comment ses droits devoient être défendu par ces gens-là. Sans m'embarrasser de ce qui avoit été écrit par mes devanciers, j'ai travaillé, bien sûr que dans l'étude du droit politique, de grands talents sont moins nécessaires qu'un sincere amour de la justice, & un vrai respect pour la vérité; j'ai cherché, j'ai approfondi, je suis enfin parvenu à déchirer le voile qui la déroboit à mes yeux; j'ai voulu voir, j'ai vu que l'homme né libre étoit par-tout dans les fers. dès cet instant je me suis déclaré le défenseur des droits de l'homme. Les usurpateurs de ces droits ont jetté les hauts cris; le Peuple lui-même, façonné à l'esclavage, aimant les fers comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement, avoit perdu jusqu'au desir d'en sortir; le Peuple de l'Europe prit le parti de ses tyrans.

On m'a traité de visionnaire, de fou, d'homme à paradoxes, d'écrivain inintélligible & dangereux; on a brûlé mes Ouvrages, on m'a persécuté. N'importe, ma consctance a triomphé de tous les obstacles; j'ai lassé mes persécuteurs, & je me suis constamment écrié.

DROITS DE L'HOMME. Tous les hommes dans la société sont libres, puisque la liberté de chacun ne doit être restreinte que par les Loix faites par lui. Tous les hommes sont égaux, puisque tous sont tenus d'obéir à la Loi: qu'elle doit contre la violence sa protection également à tous, sans faire exception de personne. mais ces Loix doivent être faites par les Nations & non par les Princes, qui ne sont que ses Officiers. les Rois ont passé leurs pouvoirs, lorsqu'ils ont réunis les fonctions incompatibles de Législateurs avec celles d'exécuteurs des volontés des Nations, qui seules leur appartenoient.

Parmi les Anciens comme parmi les Modernes, ce sont les Rois qui, par intérêt, ont fait des exceptions à ces Loix, en créant des patriciens, des Privilégiés, des Nobles, exceptés héréditairement de certaines Loix générales. Ces distinctions étoient nécessaires aux Princes pour se faire des créatures, pour soutenir leurs usurpations des droits des Peuples & continuer à les asservir.

Que les Nations ne s'y trompent pas, on dit aux Princes que le meilleur moyen d'être absolu est de se faire aimer de leurs Peuples. La puissance qui vient de l'amour des Peuples est sans doute la plus grande, mais elle est précaire & conditionnelle; jamais les Rois ne s'en contenteront s'ils n'y sont contraints. Un Sermoneur politique aura beau dire aux Rois que la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le Peuple soit nombreux & redoutable; ils sçavent très-bien que cela n'est pas vrai, que leur intérêt personnel est que le Peuple soit faible, misérable, afin qu'il ne puisse jamais leur résister.

J'avoue que ces maximes seroient très-vraies à l'égard des Princes, dominés par le seul amour du bien public; mais comme il en est des Rois ainsi que des autres hommes, que l'intérêt général est presque toujours secondaire, lorsqu'il est en concurrence avec l'intérêt particulier, il est naturel que les Princes, si on n'y met obstacle, donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est la plus immédiatement utile; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. cet Auteur étoit un honnête homme & un bon citoyen. En feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux Peuples. Le Prince de Machiavel est le Livre des Républicains.

On dit aux Peuples que les Rois, possédant par droit de conquête, doivent être obéis. Premièrement, le droit de la guerre ou du plus fort, n'est pas plus un droit que le pistolet d'un brigand qui me contraint de lui donner ma bourse. Une force ne fait pas droit. On n'est tenu d'obéir qu'aux Puissances légitimes.

Restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime; plusieurs ont prétendu, Grotius entr'autre, qu'un Peuple, comme un Particulier, pouvoit aliéner sa liberté & se rendre Sujet d'un Roi.

Aliéner, c'est donner ou vendre; or, un homme qui se fait esclave d'un autre, ne se donne ps, il se vend tout au moins pour sa subsistance; mais un Peuple, pourquoi se vend-il? Bien loin qu'un Roi fournisse à ses Sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d'eux, & selon Rabelais, un Roi ne vit pas de peu.

On dira que le despote assure à ses Sujets la tranquillité civile, soit: mais qu'y gagnent-t-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feroient leurs dissenssions? Qu'y gagnent-ils, si cette tranquillité est même une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots; en est-ce assez pour s'y trouver bien? Les Grecs, enfermés dans l'antre du Cyclope, y vivoient tranquilles, en attendant que leur tour vint d'être dévorés; dire qu'un homme, qu'une Nation se donnent gratuitement, c'est dire une chose absurde, inconcevable; c'est supposer un homme qui n'est pas dans son bon sens, un Peuple de fous. La Folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourroit s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants, ils naissent hommes & libres; nul n'a droit de disposer de leur liberté qu'eux. Ils peuvent aller où bon leur semble, si la vie domestique ou civile du pays où ils sont nés ne leur convient pas.

Il est absurde de dire qu'un homme peut renoncer même pour lui à la liberté; une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme, & c'est ôter toute moralité à ses actions, que d'ôter toute liberté à sa volonté. D'après ces principes, comment doit-on regarder ceux qui retiennent les Negres dans les fers?

Il n'y a pas même d'autre contrat que la volonté de la Nation, lorsqu'en instituant le Gouvernement, la Nation donne au Prince le pouvoir exécutif, la puissance de se mouvoir & vivre le corps politique.

L'Autorité Suprême ne peut pas plus se modifier que s'aléner. La limiter, ce serait la détruire. Il n'y a qu'un contrat dans l'Etat; c'est celui de l'association contre toute violence. Celui-là seul en exclut tout autre. Un second contrat public serait une violation du premier.

De ces éclaircissements, il résulte que l'acte qui institue le Gouvernement n'est pas un contrat, mais une Loi; que les Rois ne sont point les maîtres de la Nation, mais ses Officiers; qu'il n'est point question pour eux de contracter, mais de remplir leurs devoirs de Citoyens, en obéissant sans avoir en aucune sorte le droit de disputer sur les conditions.

Les Gouvernements remplis comme tous les établissements humains de vices internes, tendent toujours à dégénérer, ils passent de la démocratie à l'aristocratie, de l'aristocratie à la royauté, de la royauté au despotisme, & de là à l'inclinaison naturelle des Gouvernements.

Les meilleurs moyens de les conserver, sont les Assemblées périodiques les plus fréquentes possibles, parce que plus les Assemblées Nationales sont fréquentes, plus le Gouvernement a de force.

Il faut que ces Assemblées fixées, ne puissent être, ni retardées ni abolies, tellement qu'un jour marqué, le peuple soit légitimement convoqué par la Loi, sans qu'il soit besoin de convocation formelle. Car alors, le Prince ne sçauroit les empêcher, sans se déclarer ouvertement infracteur des Loix, & ennemi de l'Etat.

L'ouverture de ces Assemblées Nationales, qui ont principalment pour objet le maintien du traité social, doit toujours se faire par deux propositions qu'on ne puisse jamais supprimer, & qui passent séparément par les suffrages.

1°. S'il plaît à la Nation de conserver la présente forme du Gouvernement.

2°. S'il plaît à la Nation, d'en laisser l'administration à ceux qui en sont actuellement chargés.

Il n'y a dans l'Etat aucune Loi fondamentale qui ne puisse se révoquer; si tous les Citoyens même s'assembloient pour rompre le contrat, le pacte social, on ne peut douter qu'il ne fût très-légitimement rompu. Grotius pense qu'en sortant du pays, on peut reprendre sa liberté naturelle; or, il seroit absurde que tous les Citoyens réunis, ne puissent pas, ce que peut séparément chacun d'eux.

Des Loix. Un Législateur qui veut donner des Loix, doit examiner si le Peuple auquel il les destine, est en état de les porter. C'est pour cette raison que Platon refusa de donner des Loix aux Arcadiens & aux Cyréniens, sçachant que ces deux Peuples étoient riches, & ne pouvoient souffrir l'égalité. C'est pour cela qu'on vit en Crete de bonnes Loix & de méchants hommes, parce que Minos n'avoit discipliné qu'un Peuple chargé de vices.

Le Peuple le meilleur pour la législation, est celui qui, réunissant la consistance d'un ancien Peuple, avec la docilité d'un Peuple nouveau, n'a ni coutumes, ni superstitions bien enracinées; celui qui ne craint pas ses voisins, qui peut se passer des autres Peuples, & dont les autres Peuples peuvent se passer.

Enfin, ce qui rend la législation pénible est moins ce qu'il faut établir, que ce qu'il faut détruire.

Quoique la Nation Française ne réunisse pas tous les caractères destinés pour une bonne législation, elle ne doit pas en désespérer. Il en est des Empires, comme des individus. Il se trouve quelquefois dans le durée des Etats, des époques violentes, où les révolutions font sur les Peuples, ce que certaines crises font sur les individus. L'horreur du passé, tient lieu d'oubli, & l'Etat embrâsé par les guerres civiles, renaît de sa cendre, & reprend la vigueur de la jeunesse, en sortant des bras de la mort.

Telle fut Sparte, au temps de Lycurgue; Rome après les Tarquins; telles ont été parmi nous, la Hollande & la Suisse, après l'expulsion des tyrans; & telle sera la France, si elle se donne une bonne constitution.

Pour y parvenir, il y a diverses relations à considérer.

1°. Les Loix politiques ou fondamentales, qui reglent le rapport de la Nation à elle-même, & celui du pouvoir législatif, avec le pouvoir exécutif.

2° Les Loix civiles, qui reglent les relations des membres de l'Etat avec la Nation, avec le Gouvernement entr'eux, ensorte que chaque Cityen soit dans une parfaite indépendance de tous les autres, & dans une excessive dépendance des Loix faites par la Nation.

3° Les Loix criminelles forment la troisième relation, elles sont moins une espece particulière de Loix, que la sanction de toutes les autres.

A ces trois sortes de Loix, il s'en joint une quatrième, qui, gravée dans le cœur des Citoyens, fait la véritable force de l'Etat; je parle des mœurs & de l'opinion: d'elles dépend le succès de toutes les autres.

François, que vos Législateurs détruisent radicalement tous les abus qui se ramifient, & qui, transformés en privilèges de tous les genres, ont jettés de profondes racines; jamais il ne se présentera une aussi belle occasion de le faire. Tant que ces abus subsisteront, il est moralement impossible que vous ayez de bonnes Loix. L'époque de la liberté des Romains, fut le commencement de la république; mais elle ne prit pas une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage, en n'abolissant point le Patriciat. L'aristocratie héréditaire, qui est le pire de tous les Gouvernements, resta en conflit avec la démocratie qui ne fut bien déterminée, selon Machiavel, qu'à l'établissement des Tribuns. Le Gouvernement Romain, suivant sa pente naturelle, & par les menées des Patriciens, dégénéra en aristocratie. De l'abus de l'aristocratie, n'aquirent les guerres civiles, le Triumvirat, & la Monarchie; enfin sous le despotisme de Tibere, l'Etat fut dissous.

Que vos Législateurs s'attachent à faire des Loix françoises. Outre les maximes communes à tous les peuples, chaque Nation renferme en elle quelque cause qui rend sa législation propre à elle seule. C'esta insi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la Religion; les Athéniens, les lettres; Carthage & Tyr, le commerce; Rhodes, la marine; Sparte, la guerre; & Rome, la vertu.

Le Czar Pierre a manqué son but. Il a d'abord voulu faire des Allemands des Anglois, quand il falloit commencer par faire des Russes; il a voulu civiliser son Peuple, quand il ne falloit que l'aguerrir; il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu'ils pourroient être, en leur persuadant qu'ils étoient ce qu'ils ne sont pas.

François, la nature vous a placés dans la position la plus avantageuse, le sol le plus fertile; adonnez-vous à l'agriculture, elle n'enrichit pas, elle fait mieux, elle fait régner l'abondance, & multiplie les hommes. Que le commerce ne soit chez vous, qu'un objet secondaire, un moyen d'accroître les produits de l'agriculture. Tous peuple qui n'a par sa position, que l'alternative du commerce ou de la guerre, est foible en lui-même; il dépend de ses voisins.

François, que vos Législateurs reglent bien la distribution des habitants de la France. Après une population nombreuse, rien ne marque mieux la bonté d'un gouvernement, qu'une répartition d'habitants la moins inégale possible; ce sont les grandes villes qui épuisent un Etat, & sont sa foiblesse.

Lorsque j'entendois un François et un Anglois, tous fiers de la grandeur de leurs Capitales, disputer entr'eux, lequel de Paris ou de Londres, contenoit le plus d'habitants, c'étoit pour moi, comme s'ils eussent disputé lequel des deux Peuples avoit l'honneur d'être le plus mal gouverné.

DE LA RELIGION, c'est à la Nation à fixer la profession de foi, non pas comme un dogme de Religion, mais comme sentiment de sociabilité.

Les dogmes positifs de la Religion civile, sont l'existence de la Divinité, l'immortalité de l'ame, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social & des loix.

Le seul dogme négatif, est l'intolérance, c'est-à-dire au lieu de forcer à croire ces dogmes, la Nation peut bannir de l'Etat, non come impie, mais comme insociable, celui qui ne les croît pas.

Quiconque ose dire, hors de l'Eglise point de salut, doit être chassé, à moins que l'Etat ne soit l'Eglise, & que le Prince ne soit le Pontif. Cette union des deux Puissances a malheureusement cessé, lorsque Jésus est venu établir sur la terre un Royaume spirituel; le systême théologique a été séparé du systême politique. Alors, à cause des effets civils, le Souverain a été, même au temporel, dans la dépendance du Sacerdoce, & les Rois n'ont été que les Officiers des Prêtres; l'Etat ayant cessé d'être un, delà sont nées les divisions intestines, qui n'ont jamais cessé d'agiter les Peuples Chrétiens.

Néanmoins, François, suivez le culte de vos ancêtres, sans vous embarrasser dans des disputes interminables, soyez Chrétiens; rapportez-vous-en à l'expérience d'un penseur: j'ai fait de très-fortes objections contre le Christianisme, mais on m'en a proposé aussi, que je n'ai pas pu résoudre.

Ce à quoi vous devez vous attacher, François, c'est à avoir moins de superstitions. Si vos Législateurs vous jugent assez éclairés, qu'ils élaguent de vos rites cet amas de pratiques superstitieuses qui déshonorent le culte de l'Etre Suprême.

Dans vos projets de législation, je vous souhaite, François, les succès les plus constants. J'apprendrai votre bonheur avec transport. J'ai toujours aimé la France. Lorsqu'elle étoit en guerre, je m'occupois des événements, mais avec une telle partialité pour la Nation Françoise, que le cœur me battoit de joie à ses moindres avantages, & que ses revers m'affligeoient comme s'ils fussent tombés sur moi. Lorsque dans Paris, je faisois l'anti-Despote & le fier Républicain, je sentois une prédilection secrette pour cette même Nation que je trouvois servile, & pour ce Gouvernement que j'affectois de fronder. Je me faisois un faux air de dédaigner les François & je les adorois. Enfin, mon penchant pour eux se trouvoit si désintéressé, si fort, si constant, si invincible, que même lors de ma sortie du Royaume, lorsque le Gouvernement, les Magistrats, les Auteurs se déchaînoient à l'envi contre moi, qu'on m'accabloit d'injustices & d'outrages, je ne pouvois me guérir de ma folie; j'aimois les François quoiqu'ils me maltraitassent.

Jugez, François, quels doivent être mes vœux & mon amour pour vous, dans un moment où, rendant enfin homage & à mes lumières & à la pureté de mes intentions, vous avouez, à la face de l'Univers, que la liberté de la Nation Françoise sera mon Ouvrage.

FIN

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Chez GARNERY, & VOLLAND Libraire, quai des Augustins, n°. 25. [1791]

 

Réédition 3: Ed. Gachot: Un sosie de Jean-Jacques dans Le Magasin pittoresque, 1910.

 

Un sosie de Jean-Jacques

 

Descendu, le 25 mai, du Grand-Saint-Bernard, quand le printemps fleurissait la vallée du Rhône, je devais passer à Genève quelques jours. Temps donné à des promenades et aussi à de srecherches historiques. Il me plaisait de vivre en désœuvré d'abord, portant mes pas, le matin, de la belle cathédrale où Calvin eut sa chaire, à l'île verte, que domine une statue de Jean-Jacques Rousseau. Chaque soir, ma petite excursion aboutissait au monument si ouvragé de Brunswick.

Ayant réservé aux études plus sérieuses la dernière journée de mon séjour en Helvétie, j'allais présenter à un petit neveu du célèbre Saussure des lettres de recommandation, sûr moyen de lire des manuscrits gardant en des pages jaunies, mille et un souvenirs inédits, tous consécutifs des deux derniers siècles.

J'en ai pu retenir un récit vraiment curieux. Il a trait à la première occupation des troupes françaises, accomplie lorsque nos grands aïeux brûlaient de cette fièvre de conquête qui devait conduire Massena à Zürich et Napoléon à Berlin, puis à Moscou.

 

***

 

"La Suisse éprouvait de grands troubles. On s'y battait tous les jours, pour ou contre le régime Liberté. Des oligarchistes ou aristocrates représentaient et défendaient une ancienne féodalité. Des démocrates, moins nombreux, s'élevaient contre l'octroi de tout privilège non justifié par des services exceptionnels. Or, si deux bataillons viennent troubler le repos des voisins, la nécessité impose d'appeler le gendarme qui peut obtenir une trêve, avant la paix définitive. Ce fut le gendarme français qui intervint cette fois en se disant publiquement un bon camarade des frères ennemis.

Quand la neige drapait de son manteau blanc les montagnes; quand, des cheminées, la fumée montait en colonne dans l'air très pur; quand le Rhône coulait avec fracas des glaçons détachés d'une banquise; quand les habitants apeurés fermaient leurs portes, le ronflement des tambours se faisait entendre

- Ran, tan, plan. Ran, tan, plan.

Et le général Brune, commandant un corps, dit d'occupation, traversait le 28 janvier 1798, derrière les chasseurs formant une avant-garde, l'antique cité de Genève, afin de porter deux demi-brigades d'infanterie devant Lausanne, où il fallait éteindre les feux d'une révolution.

Rampon, le héros de Montelegino, conduisait la deuxième brigade. Sa fière attitude, sa voix impérieuse indiquaient aux Genevois que c'était lui le général en chef. Aussi, un brillant état-major le suivait. A la droite du général, un vieillard, couvert d'un ample manteau noir au col orné de broderies vertes, semblait, tant le rayonnement du plaisir éclairait son visage, éprouver la joie du conquérant qui rentre chargé d'honneurs dans ses foyers, ou la satisfaction de l'enfant prodigue pour lequel une fête est préparée, à la maison paternelle, afin de célébrer presque religieusement son retour.

Ce personnage qui allait remplir les fonctions d'Ordonnateur de larmée d'occupation, eut, pour logis, la grande maison Neuman, située Vieille-Rue-du-Mont-Blanc. Au seuil, une femme, richement vêtue et parée de bijoux, s'empressa de lui souhaiter la bienvenue. Et des secrétaires obéissant presque servilement au fonctionnaire, eurent bientôt transformé une chambre en bureau. Les bons de réquisition, envoyés dans les demi-brigades, ne portaient en signature que les initiales: J.-J. R.

 

Vingt feux de bivouac allumés sur les places, des soldats tâchaient à se réchauffer en marchant autour. Plusieurs chantaient les vieux couplets de l'Amie abandonnée:

 

Cruel, pourquoi m'avoir trahie?

Je t'aimais de si bonne foi!

J'ai tout sacrifié pour toi,

Et c'est toi qui me sacrifies!

Tu m'as condamnée à la mort;

Je te déplais, je suis coupable.

Hélas! s'il suffisait d'aimer pour être aimable...

Ingrat, je te plairais encor.

 

Si la douleur flétrit mes charmes;

C'est toi qui causes ma douleur;

Mon teint reprendrait sa fraîcheur,

Si ta main esuyait mes larmes.

Mais tu fuis et j'attends la mort...

Je te déplais, je suis coupable.

Hélas! s'il suffisait d'aimer pour être aimable,

Ingrat, je te plairais encor.

 

Du moins, à mon heure dernière,

S'il m'était permis de te voir,

Si je mourais avec l'espoir

Que tu fermerais ma paupîère!

Mais je suis seule avec la mort,

Je te déplais, je suis coupable.

Hélas! s'il suffisait d'aimer pour être aimable,

Ingrat, je te plairais encor.

 

Au cabaret, les démocrates répondaient à ce chant par la Carmagnole suisse:

 

Libérateurs de la Patrie!

Français, vers nous pressez vos pas;

De l'orgueil et de l'anarchie

Venez terminer les combats.

En fixant le sort de la guerre,

Chez nous fixez aussi la paix.

Faites-nous sentir ses attraits,

Après tant d'éclatants tonnerres!

Français, dont l'univers admire les exploits,

Venez nous raffermir sous l'Empire des lois!

 

Ces strophes criées, une cloche sonna dans la haute ville: celle du beffroi qui annonçait huit heures et le couvre-feu, suivant l'antique usage. Mais un vieillard, l'ouvrier de cette sorte de glas, la tour fermée, dirigea ses pas vers le pont du Rhône, donna aux patrouilles rencontrées le mot de ralliement et s'enquit auprès du premier officier qu'il rencontra:

- Monsieur, je désire connaître...

- Dites "Citoyen" dans la libre Genève, recommanda le capitaine qui était de haute taille.

Le Genevois ôta son bonnet et s'inclina avant de reprendre:

- Cher Citoyen, je désire savoir si le nom de Jean-Jacques Rousseau fut quelquefois prononcé devant vous.

- Qui ne connaît pas Rousseau, dans la foule des hommes qui ont fait la Révolution Française? Oui, Rousseau de Genève. Sujet extraordinaire d'après mon jugement d'officier philosophe. Cet hommed ébuta, si j'ai bonne mémoire de ce qui m'a été dit quant à sa personne qui est aujourd'hui presque déifiée, en faisant les trente-six métiers dans lesquels un pauvre diable trouve difficilement son pain. Puis il fabriqua, avec la plume pardi, la Nouvelle Héloïse, ouvrage qui le rendit célèbre. D'autres suivirent, parmi lesquels on doit citer: Lettres inédites de la montagne, Emile, Les Confessions. Retiré chez le ci-devant marquis de Girardin, au pavillon d'Ermenonville, usé par le travail ou empoisonné, il mourut au mois de juillet 1778. Nos Républicains ont fait porter ses cendres en l'asile sacré du Panthéon, le 20 vendémiaire an III (11 octobre 1794). Et des savants se groupent, aujourd'hui, pour lui élever une statue aux Tuileries.

- Heu, heu, heu, dit le Genevois.

- Ai-je commis quelques erreurs dans mon historique? demandait le capitaine.

- Oui, Monsieur... Pardon, oui, citoyen officier, car l'illustre Jean-Jacques n'est pas mort.

- Que dites-vous là?

_ Jean-Jacques, persécuté par les ministres de Louis XVI, s'est fait célébrer un enterrement pompeux. Puis, étant sorti nuitamment d'Ermenonville, le Genevois a vécu pendant onze ans dans une retraite bien cachée, au milieu des Alpes... En 1789, il est retourné à Paris.

- Rousseau vivant? C'est impossible!

Le sonneur renseigna:

- Rousseau vivant est entré à Genève parmi les soldats de la Liberté, comme fonctionnaire attaché à l'état-major de votre armée.

Et le sonneur du beffroi, laissant tout étourdi son interlocuteur, reprit à grands pas le chemin de sa maison, où Jean-Jacques travaillait, aux lueurs d'une petite lampe, sur de larges papiers.

 

Valérie Neuman, une octogénaire restée alerte, avait crue reconnaître l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, dans le fonctionnaire qu'elle devait loger. Ce visage coloré, sous des cheveux poudrés, ces yeux ronds, aux regards inquisiteurs; cette buche qui ne laissait échapper que des paroles graves, c'était bien le portrait d'un homme célèbre auquel la Genvoise avait à Paris, en 1775, été présentée chez Mme Du Pan; et vingt-trois ans n'avaient pas affaibli la mémoire de l'Helvétienne.

- Monsieur, je vous prie de considérer, dit-elle, ma maison comme la vôtre. Ici, tous vos désirs seront satisfaits.

- Je vous ai, Madame, à l'avance, mille obligations. Et que j'ai du plaisir à revoir Genève!

Cette confession échappait sans doute inopportunément à l'homme qui avait écrit ses Confessions. Dans le bureau qu'il occupait avec ses aides, il regardait avec une attention soutenue la gravure représentant Jean-Jacques pensif et solitaire sur un rocher, au printemps.

- Ne le reconnaissez-vous pas? risquait Mme Neuman.

Rousseau avait le front plus large, les yeux plus vifs, le menton plus rond.

- Le grand homme! bavardait la vieille dame. Il règne ici en demi-dieu, parce que je suis un peu de sa famille. Mais j'ose dire que Paris nous l'a gâté...

Le commissaire avait froncé les sourcils.

- Madame, je vous prie de croire que Paris fut, pour votre parent, un lieu d'asile, puisque la République de Genève, jadis peu tolérante, osait éloigner de ses murs, l'homme qui courageusement prenait la défense du pauvre en disant aux riches: "Donne quelque chose de ton superflu à celui qui n'a pas de pain". Mais souffrez que je me livre à mes occupations, il y a maintenant urgence et devoir.

Mme Neuman se crut obligée de prévenir son neveu, le carillonneur, que vraiment l'illustre Rousseau n'était pas mort. Elle craignit un moment qu'il ne fût venu pour persécuter des compatriotes ayant jadis brûlé son effigie. Le voisinage fut informé. Ces initiales dont l'homme signait les bons correspondaient d'ailleurs à celles de l'illustre écrivain.

Le commissaire acceptait le souper que son hôtesse lui offrait.

- Monsieur Jean-Jacques me passera la simplicité de son couvert.

Par exemple, perçant toutes les manœuvres exécutées par Mme Neuman pour arracher au commissaire des souvenirs rétrospectifs, celui-ci ne livra rien de son passé. Levé de table, il disait:

- Je dois aller prendre les ordres du général Rampon, mon chef.

Vite, le commissaire releva le collet de son manteau. Dans la nuit noire, traversée par une chute de grésil, l'octogénaire vit J.-J. R. gravir les pentes d'une ruelle. Elle attendit longtemps le retour du factionnaire, lequel s'effectuait après onze heures du soir, lorsque le ciel dégagé de nuages, la lune planait au-dessus du Léman, qui ressemblait alors à un miroir.

- Monsieur Jean-jacques, votre chambre est au premier étage.

L'octogénaire ne confiait point à une servante la tâche d'accompagner le commissaire, qui trouva lappartement très confortable et bien chauffé. Son "merci" et son "bonsoir" étaient brefs, pourtant. La lampe qui l'éclairait ne s'était pas éteinte lorsque les douze coups de minuit jetaient comme un glas lugubre à travers la nuit.

Indiscrète, Valérie Neuman, restée aux écoutes sur le palier, entendit l'homme parler des choses de la guerre et nommer Bonaparte, Kléber, Desaix, ceux qui étaient en Egypte. Puis, baissant la voix, le commissaire composait ou relisait ce poème:

 

Embellissez ce bord tranquille,

Croissez, remparts majestueux.

Murs naisssants, protégez l'asile

D'un peuple aimable et vertueux.

Loin d'être le trouble et la crainte,

Que le paisible voyageur

Ne quitte jamais cette enceinte

Sans avoir trouvé le bonheur.

 

C'est bien Rousseau, le poète. pour sa patrie, il compose un chef-d'œuvre.

 

Le 29 janvier, des lueurs jaunâtres annoncèrent le jour. Déjà levé, le commissaire expédiait vingt ordres, par estafettes. Invité à prendre le premier déjeuner, l'homme si affairé mangeait debout et il annonçait son départ.

- Monsieur Jean-jacques, me ferez-vous le très grand plaisir d'indiquer sur ce livre de famille, votre séjour dans ma maison?

Le commissaire prit la plume d'oie qu'on lui présentait. Il écrivit:

"Je déclare avoir passé, maison Neuman, la nuit du 8 au 9 pluviose, an IV, et reçu une hospitalité dont je serai toujours reconnaissant".

"Jean-Jacques Rouzière"

Rouzière saluait Valérie restée immobile. Et il s'éloignait à grands pas, pendant que la brave femme disait:

- C'est un sosie de notre grand homme".

 

Ed. Gachot