Réédition : La grande pitié des pavés gras

                                                                                 

Par Pierre Dac

 

 

            De nos jours, et c’est fort dommage, il n’y a plus de rhapsodes. Vous me direz que, en revanche, nous avons la machine à coudre ; c’est vrai, mais sans vouloir contester l’utilité de cette dernière, ceci ne compense pas cela.

            Le dernier rhapsode est décédé il y a quinze ans des suites d’une intoxication par la matraque ; je l’ai fort bien connu : c’était un de mes oncles, qui exerçait sa profession de rhapsode dans une usine de copeaux phosphorescents.

            Or, plus que jamais la présence d’un rhapsode serait nécessaire pour décrire comme il convient et sur le mode lyrique la grande pitié des pavés gras, objet de la présente chronique ; puisqu’il n’en est plus, je vais essayer, en raison de mon ascendance, de ranimer l’antique flambeau rhapsodique avec l’espoir que les frêles épaules de ma plume supporteront vaillamment le poids de la lourde tâche que j’ai entrepris d’assumer.

O Virgile, O Stephenson, inspirez-moi, pour que je puisse la clamer à la face du monde, cette grande pitié des pavés gras. Hélas ! où sont-ils, nos braves pavés gras d’antan ; ces aimables pavés souriants, dont l’aspect bon enfant réconfortait les plus pessimistes ? Ils se dressaient au milieu de la chaussée, l’un dépassant l’autre, inégaux, se chevauchant au gré de leur fantaisie, symboles d’un époque heureuse et douce à jamais révolue.

            Ne vous y trompez pas : la disparition des pavés gras, malgré son apparence futile, est chose grave ; Jean-Jacques Rousseau, dans sa parabole du casse-noix et de la chaîne d’arpenteur, a écrit : « un pays sans pavés gras est un pays décadent. »

            L’histoire, d’ailleurs ne fourmille-t-elle pas d’exemples qui renforcent la thèse du grand encyclopédiste ? Athènes, Rome, Sparte ont vu leur gloire décliner du jour où furent proscrits les pavés gras.

            Regardez-les, les pavés d’aujourd’hui : ils sont secs, sans âme, sans personnalité, standardisés ; il n’y en a pas un seul qui vous regarde en face, maigres, petits, rabougris, prétentieux, se haussant parfois jusqu’à la mosaïque dévaluée, ils sont l’exact reflet d’une humanité sans pitié, sans espoir et sans but.

            Croyez-moi, quand nos dirigeants auront compris que les pavés gras sont aussi indispensables à la prospérité de notre pays que l’oseille filtrée l’est à la fabrication du cristal de Bohême, nous pourrons alors envisager à nouveau calmement l’avenir dans l’union féconde d’une marche en avant qui laissera derrière elle tout ce qui ne la précédait pas.

 

 

                                               L’OS A MOELLE

                                                                     

            N° 8 du vendredi 1er juillet 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin