Rousseau et les négociants d’idées
Séville, 8 mai 1831. – Pendant tout le dix-huitième siècle, je ne vois guère en France que Rousseau qui ait rendu témoignage, par ses actes autant que par ses paroles, à la grandeur du sacerdoce littéraire ; au lieu de vivre de ses écrits, de vendre ses pensées, il copiait de la musique et ce trafic fournissait à ses besoins. Ce noble exemple, tant ridiculisé par un monde aveugle, me paraît à lui seul capable de racheter les erreurs de sa vie. Sa conduite était une prédication en action : car sans la célébrité qu’il devait à ses ouvrages la musique ne lui aurait même pas valu le pain qu’elle lui rapportait& ; cependant, il y avait dans cette espèce de mensonge dont il se payait lui-même une énergie d’orgueil plus noble que les brillantes mais vaines déclarations de ses rivaux. Il pressentait, il prouvait d’avance par sa manière de vivre, le règne d’un messie dont nous n’avons pas encore vu l’avènement : le génie. On retrouve dans la fierté cynique du philosophe de Genève quelque chose de la grandeur des prophètes hébreux, de ces hommes dont l’existence tout entière n’était qu’un symbole destiné à prouver aux Juifs la vérité de leurs paroles. Il y a loin de la dignité d’action du pauvre Rousseau à la pompeuse fortune littéraire des spéculateurs en philanthropie, Voltaire et son écho lointain, Beaumarchais. Ces deux hommes, malgré l’éclat de leur esprit et à cause de celui de leurs richesses, ne sont que les chefs de fils de ces négociants d’idées qu’on appelle aujourd’hui des écrivains. Ces entrepreneurs de livres, ces auteurs-libraires, ont fait de notre littérature une métairie aussi lucrative, mais aussi poudreuse, aussi crottée qu’un champ de betteraves ou de colza. Moi, tout comme un autre, je voudrais trafiquer du talent que je puis avoir, le peser au poids de l’or : je voudrais vendre, et vendre très cher, jusqu’aux lettres que j’écris ; et je m’estimerais sur leur prix plus que sur le témoignage de ma conscience. Pourtant je ne mentirais jamais afin d’augmenter ce prix, fût-il destiné à me procurer le nécessaire. Mais sans falsifier les œuvres de mon esprit je tâcherais de les vendre au mieux que je pourrais.
Rousseau me paraît faire exception en son siècle non seulement par son talent mais par son caractère. Je trouve qu’on est injuste aujourd’hui avec lui. Il fut le précurseur d’une race d’hommes supérieurs et qui doit renouveler le monde par la puissance de l’esprit ; à la vérité elle n’est pas encore née, mais je l’attends d’après le témoignage de l’écrivain-prophète, prophète par ses actes plus que par ses livres, puisque dans un siècle déjà bien avide d’argent il nous a montré un homme de lettres qui aimait mieux rester pauvre que de s’enrichir du produit de ses œuvres. Ce génie d’action vaut mieux que tous les privilèges d’un beau style : le talent de Rousseau a eu jusqu’ici plus d’imitateur que sa fierté ; mais qui sait ce que le temps nous réserve ?
La richesse se passe si bien de gloire qu’il faut espérer que la gloire finira par se passer de richesse, et c’est alors qu’elle acquerra toute son influence ; voilà ce que je remercie Rousseau de m’avoir fait pressentir. Mais la gloire mercenaire qui promet tout et se contente de si peu n’est qu’une ombre, une caricature de la vraie gloire ; celle-ci accompagne la haute renommée, l’autre retarde le règne du génie en usurpant la charge et la place.
Je ne croirai au gouvernement des hommes de talent que lorsque je verrai l’esprit dédaigner la fortune ; mais tant que les œuvres de la pensée arriveront à leur rang sur la liste des produits de la société comme une étoffe brodée à la vapeur, ou comme un peloton de laine filée à la mécanique, je dirai : les hommes d’esprit n’ont pas trouvé leur sphère, ils sont des marchands menteurs ainsi que tous les autres marchands ; car tout commerce dégénère en mensonge, mais les mensonges de marchands de vérité devraient être punis plus sévèrement que la fraude d’un poids ou d’une mesure.
Adolphe de Custine
Souvenirs et portraits. Textes choisi et présentés
par Pierre de Lacretelle. Monaco, Editions du Rocher, 1956, p. 153-154.