Réédition: Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, ou Essai sur le beau dans les arts, précédé d’une notice sur la vie et les ouvrages de l’auteur par Albert Aubert, Genève, Dubochet, Lechevallier et Cie, 1848, 2 vol., livre troisième, chapitre 14. Rééd.: Préface de Charles Grivel. P., Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1998, p. 132-133.

 

Du relief

 

   Tout ce que je viens d’exposer sur le trait, ou plutôt sur l’importance de la forme dans les imitations de la peinture, s’applique en tout point au relief.

   En effet, ici le procédé seul diffère, mais le but est le même: il s’agit toujours de la forme, et uniquement de la forme. par le trait, je saisissais le profil des objets; par le relief, j’en saisis la saillie. Toute saillie peut, si je change mon point de vue, devenir profil, et tout profil saillie.

   Je n’ai donc rien à ajouter sur le relief, puisque je ne traite pas ici du procédé, par quoi seulement il diffère du dessin. Mais je veux, à propos du relief, citer un propos de Jean-Jacques qui montre combien l’on peut être grand peintre la plume à la main, sans même se douter de ce que c’est que de l’être avec le pinceau.

   « Pourquoi, dit-il, les peintres n’osent-ils entreprendre des imitations nouvelles, qui n’ont contre elles que leurs nouveautés et paraissent d’ailleurs tout à fait du ressort de l’art? Par exemple, c’est un jeu pour eux de faire paraître en relief une surface plane; pourquoi donc nul d’entre eux n’a-t-il tenté de donner l’apparence d’une surface plane à un relief? » (Essai sur l’imitation théâtrale, première note) etc., etc.

   Figurez-vous donc, lecteur, Raphaël employant tout son art à peindre une boule, de telle façon que cette boule paraisse plane à Jean-Jacques...

   Figurez-vous Jean-Jacques content, quand la boule sera plane...

   Et Raphaël immortel !

   A quoi donc pensait-il donc, le philosophe, quand lui vint cette idée toute neuve ?

 

Réédition: Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois, ou Essai sur le beau dans les arts, précédé d’une notice sur la vie et les ouvrages de l’auteur par Albert Aubert, Genève, Dubochet, Lechevallier et Cie, 1848, 2 vol., livre septième, chapitre 29. Rééd.: Préface de Charles Grivel. P., Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1998, p. 358-362.

 

Du cas où la liberté de conception est entravée par le but philosophique, ou social, ou religieux, ou politique, poursuivi principalement dans la peinture des caractères.

 

   Je reviens à mon sujet. l’asservissemnt de la conception esthétique se déguise quelquefois sous une autre forme pour produire le même effet, à savoir, un beau imparfait ou manqué. Je veux parler de ce procédé qui, dans le roman ou le poème, consiste à introduire l’idée philosophique sous forme de caractères ou de types, destinés soit à la mettre en lumière, soit à la faire accepter comme heureuse ou vraie ou d’une application désirable, en la dotant sous cette forme de traits propres à séduire. c’est ainsi que, dans La Nouvelle Héloïse, Julie est destinée à être le type d’une fille qui se livre à son amant sans cesser d’être pure, tout comme Wolmar y est destiné à être le type d’un athée déterminé qui pratique religieusement toutes les vertus d’un excellent chrétien.

   Le premier inconvénient de caractères ainsi traités est sans doute d’être faux, et c’est le cas, en effet, des caractères de Julie et de Wolmar, quelques belles choses que puissent dire ces deux personnages en faveur de la thèse dont Rousseau les a chargés d’être les avocats, l’un ennuyeux à la vérité, mais l’autre passionné, séduisant, rempli d’éloquence, et qui, sachant toujours se faire écouter, parviendrait inévitablement à convaincre, si, après tout, on ne sentait pas, malgré les raisonnements les plus forts et les sophismes les mieux déguisés, qu’une fille qui, trop sensible aux amorces de la volupté, se livre à son amant, est impure à côté d’une fille qui résiste à ces amorces et qui rompt avec son amant plutôt que de lui accorder d’illégitimes faveurs. Mais ce qu’il serait intéressant de rechercher, c’est si le défaut même de vérité, si le taux même de ces caractères-là, ne vient pas directement de ce que la libre conception du beau a été entravée, plutôt encore qu’il ne vient de ce que l’écrivain s’est proposé un but philosophique; or, ce que nous avons dit plus haut sur les deux conditions qui engendrent l’objectivité et la subjectivité, tend à démontrer qu’en effet la seule circonstance que la liberté de conception est partiellement assujettie à poursuivre un but autre que le beau suffit pour expliquer l’altération du vrai, ou, ce qui revient au même, pour expliquer comment tantôt le vrai universel, constant, profond, se change en vrai d’accident, de relation ou de surface, c’est-à-dire en vrai qui, au fond, n’est pas vrai; et comment tantôt il se change en vrai qui n’est même pas d’accident, encore moins universel ou constant, c’est-à-dire en faux.

   Mais le second et principal inconvénient, c’est que, pour traiter ainsi les caractères, il faut avoir préalablement enchaîné sa liberté de conception en lui imposant à poursuivre un but qui n’est pas le sien; en sorte que, non plus sous le rapport du vrai, mais sous le rapport du beau, l’œuvre est imparfaite ou manquée. En effet, la faculté esthétique ainsi assujettie ne saurait avoir son essor complet, et, au lieu d’aboutir à un tout pur et harmonieux, dont les parties, en se pénétrant intimement, se combinent en une naturelle et vivante beauté, elle s’emploie à revêtir seulement d’habits beaux à la vérité un être esthétiquement incomplet, louche ou boiteux. C’est le cas du livre de Rousseau envisagé comme roman et dans les conditions qui constituent la beauté d’un roman. admirable à divers égards, par parties, dans telle ou telle description, dans telle ou telle peinture de vive passion, il est manqué dans son ensemble, rempli de liens factices et de rapports forcés, faux et nuls en ce qui concerne les caractères, et, si j’ose le dire, en partie faux de style aussi, quand même le style, si on l’isole du roman proprement dit, ou des personnages de qui il est censé être le langage, y est la partie la plus belle du livre, celle surtout par laquelle il a mérité de vivre. Mais ce style très souvent ne convient pas à l’objet, encore moins à la personne: car il est pour elle ou trop tendu, ou trop orné, ou trop oratoire; partout il sent la thèse à soutenir, le paradoxe à rendre acceptable, en un mot la personnalité philosophique de Rousseau prévalant, quoi qu’il fasse, sur celle de ses personnages, et imprégnant d’une uniformité belle sans doute, mais relativement à eux fausse, toutes les lettres qu’ils s’écrivent. Qui parle mieux que saint-Preux, qui parle mieux que milord Edouard, que Wolmar lui-même, bien qu’il parle beaucoup trop? Personne, et je le crois bien, car chacun d’eux n’est que Rousseau, ici amant passionné, là sage romanesque, plus loin philosophe raisonneur, mais toujours Rousseau; le nom propre seul a changé. Quant à Claire, quant au baron d’Etanges et à la mère de Julie, Rousseau encore, alors même qu’il s’aide ici ou qu’il s’inspire de miss Howe, du père et de la mère de Clarisse. Car certes, on ne peut avoir lu à la fois Clarisse et La Nouvelle Héloïse sans reconnaître qu’enflammé comme Diderot par la lecture du roman anglais, Rousseau a dans plusieurs parties de son livre procédé de Richardson; et néanmoins, de l’un à l’autre de ces deux romanciers, quelle différence, quelle opposition presque, et que c’est bien là qu’on saisit le mieux comment l’emphase, le faux, l’affecté, naissent vite des entraves apportées à la conception du beau; et combien, au contraire, le naturel, l’aisance, l’ampleur, la fécondité, le vrai, naissent avec abondance de la conception du beau abandonnée à toute sa luxuriante liberté ! Tandis que pas un des personnages de Richardson n’écrit avec un style comparable à celui des personnages de Rousseau, si bien qu’isolé du roman proprement dit et des personnages de qui il est la langue, le style de Richardson est plutôt uni qu’éclatant, plutôt simple et familier qu’oratoire ou sévèrement châtié, en même temps ce style, naturel partout, varie de caractère avec chacun des personnages si divers dont il est le langage: il est pénétré, imbibé de leur personnalité, tour à tour piquant, sérieux, attachant, éloquent bien moins d’esprit, de passion ou de véhémence, que de vérité, de variété, de vie surtout; enfin, atteignant au beau non pas d’emblée et par lui-même, mais par le concours indirect et subordonné qu’il apporte au plein développement d’une conception libre et ordonnatrice, qui s’enquiert peu de l’y faire éclater partout, mais qui partout l’y fait circuler.

   C’est donc à ces causes, et parce que, en s’assujettissant à réaliser sous forme de types une idée philosophique, Rousseau n’a ni voulu ni pu procéder d’une libre conception de beauté, que sa Nouvelle Héloïse est une œuvre, esthétiquement parlant, si imparfaite. Sans vouloir affirmer par là que Rousseau eût le génie du romancier, ce que nous ne somme spas disposé à croire, nous pensons qu’il aurait eu tout à gagner en se laissant inspirer directement par la touchante histoire de l’autre Héloïse, de l’ancienne, dont il n’a abouti qu’à altérer et à fausser la physionomie, bein plutôt qu’il ne l’a reproduite ou renouvelée avec bonheur. Car si la nouvelle Héloïse n’est au fond qu’une fille aux trois quarts complice de la séduction à laquelle elle succombe, passionnée sans doute, mais tout autant raisonneuse, et encore plus esprit fort, et telle en un mot qu’elle doit être pour représenter le paradoxe moral dont elle est destinée à être le type vivant; l’ancienne Héloïse au contraire fut une amante seulement faible, non moins passionnée, et que tout, d’ailleurs, indépendamment de son âge et de son penchant, conspirait à séduire et à perdre: elle succombe donc, mais en femme qu’égare l’enivrement d’un amour aussi impétueux qu’il est naïf, et non pas en fille superbe qui raisonne sa passion, qui analyse la volupté, qui trouve à sa faute toutes les excuses du sophisme et presque toutes les palmes de la vertu. La nouvelle Héloïse, au sortir de son égarement, épouse Wolmar, pour devenir auprès de cet honnête athée fidèle sans amour et dévote sans piété, telle encore qu’elle doit être pour représenter le paradoxe moral dont elle est destinée à être le type vivant; l’anciene Héloïse au contraire, longtemps impénitente, connaît à la fin le remords, le combat, la victoire, et elle recouvre, aux eaux d’une piété humble et soumise, le calme des passions, le joug délaissé de la pudeur, et jusqu’au sceau perdu de la chasteté. Aussi l’une, être étrange, séduit, mais ne plaît pas; trouble, mais attache peu; captive, mais n’entraîne guère; tandis que l’autre, durant ses égarements comme durant sa pénitence, conserve toujours l’attrait profond du vrai, la grâce indélébile de son sexe, et le charme même de la pitié qu’elle inspire; toutes choses qu’il était de la conception esthétique librement agissante de s’approprier à son profit, mais toutes choses pareillement que le premier effet de l’assujettissement de cette conception esthétique à une intention philosophique déterminée devait être de faire proscrire ou de laisser méconnaître.

   Au surplus, nous vivons dans un temps où abondent le roman social, le roman politique, le roman religieux, le roman philosophique, et à la tête de cette école brille untalent qui, formé à bien de ségards sur celui de Rousseau, s’est complu dans les mêmes errements; je veux parler de l’auteur de Lélia.

   N’est-ce point pour cela que, malgré l’incroyable multiplicité des tentatives, et, en ce qui concerne l’auteur dont je viens de parler, malgré une fécondité d’imagination et une supériorité d’écrivain que nous sommes moins que personne disposé à contester, d’une part la tradition elle-même du bon roman semble s’être perdue, et d’autre part des romans qui remontent au commencement de ce siècle et qui sont l’ouvrage d’écrivains comparativement médiocres, outre qu’ils ont conservé une popularité tranquille et sans faste, mais réelle, paraissent destinés à survivre aux romans de notre époque, et en particulier à Lélia elle-même.

 

 

 

  

Réédition: Henri Malo, A l’enseigne de la Petite Vache. Souvenirs, gestes et figures d’explorateurs, Paris, Les Editions de la Nouvelle France, 1945, chapitre 2 consacré à Jean-Charles Töppfer, fils de Rodolphe, p. 20-21.

 

Artiste délicat, il modelait d’élégantes figurines qu’il exposait parfois. On imagine sa colère le jour où un critique d’art imprima: « M. Töpffer, qui fait de la sculpture à ses moments perdus... » Il sculpta un buste de Savorgnan de Brazza, un médaillon de son père et, parmi d’autres, un médaillon de Jean-Jacques Rousseau. Il répétait volontiers ce mot d’un de ses compatriotes à un Français: « Vous nous avez donné Calvin, nous vous avons donné Rousseau: nous sommes quittes ». Il s’amusa à coller au dos du médaillon cette brève notice: « Jean-Jacques Rousseau, né à Genève en 1712. fils d’un horloger, il fit toujours beaucoup pour la montre? Son père lui légua quelques bons conseils. Il se distingua comme laquais, herboriste, écuyer et amant de cœur. Il créa la méthode Galin-Paris-Chevé. Ce fut lui qui donna l’idée de creuser le lac Léman pour y placer quelques scènes de la Nouvelle Héloïse. Il a aussi inventé les hôpitaux pour y mettre ses enfants à l’abri de la misère. Il écrivit pour et contre le théâtre. Il se convertit au catholicisme pour avoir le plaisir de se refaire protestant et il épousa sa servante pour n’avoir pas à lui payer de gages. Excellent ami, il suffisait de lui rendre un léger service pour s’en faire un ennemi. Quoique déguisé en Arménien et souffrant de la vessie, il avait un caractère très désagréable et on peut lui attribuer en général tout ce qui n’est pas la faute à Voltaire. mot en 1778 pour ne pas voir la Révolution qu’il avait préparée ». Ceci fut écrit en 1878, à l’occasion du centenaire du philosophe de Genève.