Réédition: Jean Richepin, “Jean-Jacques Rousseau musicien”, La Musique pour tous, avril 1907, p. 3-4.

 

JEAN-JACQUES ROUSSEAU MUSICIEN

par Jean Richepin

 

   Jean-Jacques musicien!

   — Comment peut-il se faire que notre génération ait presque négligé de se souvenir de ce titre délicat et charmant qui bruit autour du nom du premier ancêtre spirituel de notre littérature au XIXe siècle? Elle avait bien oublié, ou presque, quelle influence avaient eu, ont encore, sur le monde que nous sommes, les idées prodiguées par ce prodigieux publiciste.

   Cette influence est énorme, elle est capitale. Après avoir frappé d’une marque indélébile les preuves de sa filiation dans l’œuvre entière du siècle écoulé, pourtant si diverse et si étendue, dans notre poésie comme dans notre prose, notre théâtre, nos romans, jusque dans notre métaphysique et, pour mieux dire et plus largement, dans toutes nos façons de sentir et d’exprimer ce que nous sentons, on la retrouve indéniable, essentielle dans la musique moderne issue de Berlioz et de Wagner.

   Qu’apportait-il donc de neuf et de fort, cet écrivain non professionnel, ce plébéien sans instruction première, ce gauche et farouche autodidacte? Qu’apportait-il d’assez neuf et d’assez fort pour que notre sang littéraire et artistique en soit encore tout imbu, tout chargé, trouble et fumeux?

   Il apportait, ou plutôt il rapportait ce qu’on avait à peu près oublié depuis la Renaissance et tout-à-fait perdu pendant les deux siècles avant lui, il apportait ceci: l’individu posé en face de la Nature et qui la regarde, et qui la voit, qui s’en imprègne, qui s’y mêle intimement, qui la peuple de vivantes images, qui l’anime de ses propres émotions, qui la traduit à travers soi et se traduit à travers elle.

   Par la musique, même longtemps avant l’épanouissement des es livres, Rousseau avait infusé au XVIIIe siècle littéraire, si sec, si décharné et abstrait, au rictus et aux élégances de squelette, la sève lyrique et harmonique qui devait l’emporter jusqu’à faire naître de lui notre XIXe siècle concret, musclé, sanguin, nerveux aussi, positif, irritable et sensible, mais aux larges pleurs et aux larges rires sentant la vie intense et l’humanité en marche.

   La musique fut la grande passion, couvée, choyée, ornée, adulée et chérie de Jean-Jacques. Peut-être même fut-elle son unique amour, et les seuls enfants qu’il eut naquirent-ils de cette maîtresse idéale qui vivait en son cœur. Ceux-là, il ne les affuble pas de la puérile fable des Enfants-Trouvés, ils sont reconnus, ils exaltent la puissance paternelle; et jamais leurs voix, une fois entendues, ne se sont tues. Ils sont les fruits magnifiques, éclatants et certains d’une constante fidélité, surprenante et admirable.

   A cette compagne amoureusement liée à lui, il rendit, pendant sone xistence entière, mille soins; il l’entoura, sans cesse, de tendresses infinies. Et c’est en elle, dans cette âme, dans cette Musique, que Rousseau lui-même a qualifiée de «Consolations des Misères de ma vie», que l’on trouvera dans son plein épanouissement le secret de son culte et la beauté absolue de son exaltation.

   Son amour était né avec l’éveil de son intelligence. Adolescent chétif lancé à corps perdu parmi les aventures et les contrées les plus diverses, il s’était baigné lentement dans les ondes des harmonies naturelles. Il avait inscrit, au long de ses vagabondages, dans sa mémoire lucide, tous les bruits, tous les accords qui, réunis par l’habitude attendrie de l’imagination humaine, disent à l’oreille attentive et séduite, le secret candide, toujours émotionnant, des forces qui sommeillent, des passions qui éclatent, des frissons qui murmurent.

   Cela, les moins orgueilleux pouvaient l’entendre aussi vivement que lui, certes; et ils s’y appliquaient de tout leur cœur, depuis les temps les plus éloignés.

   Au-dessus, Jean-Jacques pressentait une loi universelle qui s’effeuillait dans l’oubli. Sa faiblesse passionnée voulut être la bouche prophétique qui redit au monde étonnée, et dans des lignes inoubliables, dans une forme si simple que nul ne pût s’en écarter, les notes, la cadence, le rythme et la sonorité des modulations éparses. Mais tout lui manquait pour un enseignement ausi haut: l’éducation, la science, le métier, l’étude, les maîtres. Tout, sauf l’énergie indomptable, et, la dominant, la conscience absolue de ce qu’elle avait saisi et de ce qu’elle devait réaliser. Jamais Rousseau n’a douté de sa vocation musicale et de son rôle d’éducateur musical.

 

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   L’enfant errant a dompté sa langueur physique, comme il a enrayé sa paresse native. Sa volonté a suppléé aux défaillances de son corps et aux coups de la pauvreté. Il a appris partout où le sort l’a entraîné. Les méthodes qui ne lui sont pas dévolues, il les crée. De toute sa vivacité intellectuelle, il se familiarise avec les formes expressives et les modes de notation de la musique. Il s’abreuve de mesures, de notes, de portées et de mouvement. Et il compose pour lui, des motets, des scènes lyriques, des airs dont trop peu ont survécu à sa négligence ou à la jalousie manifeste de ses ennemis, quand sa notoriété de musicien est vraiment établie par le succès de celles de ses œuvres représentées ou éditées. Il semble même que la secrète volonté de les préserver de la destruction ou de la mutilation des auteurs réputés ligués contre lui l’ait poursuivi pendant bien longtemps. Ne s’est-il pas appliqué constamment à copier de la musique? D’abord la sienne, bien souvent, et en nombreux exemplaires, puisque l’on possède de lui des partitions originales transcrites de sa propre main, avec un tel soin, qu’elles nous semblent des planches gravées. Alors qu’il s’exerçait sans relâche à ce travail ingrat, ne tentait-il pas d’acquérir cette rapidité d’exécution, cette perfection manuelle, qui le laisserait le dispensateur absolu de l’ensemble de son œuvre qu’on lui disputait âprement de son vivant, et qu’on a tenté de lui enlever après sa mort?

   Le rôle de copiste lui devint une occupation indispensable par la suite. Il le distribuait comme une panacée à l’oubli de ses soucis, à la guérison de ses perpétuelles désillusions et même au gain de son pain quotidien, quand il était las de lutter avec l’avarice des éditeurs et les conseils de ses terribles amis. Dans cette tâche subalterne, il trouvera le repos de son humeur enfiévrée, l’adoucissement momentané de ses douleurs, presque l’oubli des maux effroyables qui l’assaillent, d’autant plus inguérissables qu’ils étaient ulcérés de toute la souffrance et de tous les désirs insatisfaits des hommes.

   Cette si longue peine d’apprendre qui l’a emprisonné dans ses murailles mouvantes, elle est enfin vaincue, et il est le maître de sa théorie et de ses conséquences harmoniques. Cette si longue peine d’apprendre qui a cédé devant sa studieuse ténacité, il entrevoit qu’une joie peut en sortir pour une foule d’êtres simples, bien près de cette Nature qui est toujours en lui, malgré l’apparence abstraite de ses pensées. Qu’importe à ce misanthrope, à ce sauvage, à cet ermite, tous ses tourments passés. Il veut que sa gêne devienne une aise pour autrui, et il envoie à l’Académie des Sciences, en 1742 — il a alors trente ans — son fameux Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. A quelques années de là, avec la majestueuse possession du génie, sa démonstration de notation chiffrée devient plus ample encore et il l’établit lumineusement dans une méthode admirable de clarté, de puissance et de déduction, qu’il intitule: «Dissertation sur la Musique Moderne». Quel noble programme de pénétration et d’éducation musicales! Appliqué de nos jours sous le nom de méthode Galin-Paris-Chevé, de véritables apôtres, il a presque résolu le problème de la diffusion du chant et de la musique parmi les élèves de nos écoles primaires. Oh! la rapide entrée de ce domaine fastueux, autrefois presque complétement fermé à l’examen populaire, enfin ouvert par cette clef ingénieuse qui vainc les hésitations les plus obstinés, et les met en mesure de goûter aux chefs-d’œuvre! Et ceci, n’est-il pas l’œuvre détestable de ce quinteux, de cet atrabilaire, furieux et méchant, ennemi de tout, et du monde, de Jean-Jacques Rousseau, enfin, d’avoir fait que tant d’êtres, pour qui les mélodies tenaient à une sensation innée et confuse, se sont haussés graduellement jusqu’à la perception consciente des plus grands maîtres?

   Hélas! la reconnaissance qui n’existe pas dans la nature n’est guère le fait des hommes! Presque tous ces déshérités, à qui Rousseau a apporté tant de bienfaits, ignorent l’universalité de son esprit et de ses œuvres. ils n’ont pu excepter sa tendre musique. pourtant si ils tentaient de combattre leur inexcusable inertie, de combien d’adorables jouissances intellectuelles seraient-ils redevables encore au maître charmant qui a écrit le Devin du Village et tant d’œuvres exquises et justes!

   Car, et ceci est à considérer avec admiration, les théories et la partie didactique de son immense bagage spirituel n’ont pas pesé sur son effort de production dans le champ fleuri qu’il s’était réservé. Comme il l’a agrandi, embelli, et comme il l’a clairement marqué du signe de son génie! Non pas que Rousseau soit l’égal des plus grands musiciens; mais, pour ceux venus après lui, il est leur maître, il est leur guide, et la leçon qu’il leur a donnée, il l’a enseignée par l’exemple même de sa musique, qui eut la rencontre unique alors, d’allier la sensibilité tonique à la logique des situations.

   En évoquant les noms supérieurs de Wagner et de Berlioz et en les rapprochant de celui de Rousseau, je n’ai fait que rappeler une constatation évidente, indéniable, qui a eu le tort de n’être pas assez propagée: celle de la filiation certaine qui les unit. Soit que le nom de l’auteur du Dictionnaire de la musique ait eu une réputation trop philosophique ou trop littéraire pour des musiciens, soit qu’ils se soient parfois arrêtés d’eux-mêmes devant une de ces questions d’école, comme il y en eut de tous temps, aussi bien entre notre Jean-Jacques, Rameau, et le chevalier Glück que par la suite entre d’autres illustres personnalités altières et sonores.

   En citant son Pygmalion qu’il qualifie de scène lyrique, on trouve le prototype du drame lyrique moderne. Supprimez le nom de l’auteur, ne regardez pas le millésime, et vous aurez sous les yeux, par définition, le thème de rénovation musicale autour duquel on se bat depuis cinquante ans. Rousseau fut-il évoqué, seulement? Je sais que le mérite de l’écriture lui en fut contesté, pour être attribué à quelque gagiste contemporain; mais contre cette allégation s’inscrivent et les manuscrits de Rousseau et les faits eux-mêmes. A la fin du XVIIIe siècle, comme en d’autres époques, il y eut des gens de goût mauvais, qui trouvaient que l’œuvre forte conçue par l’auteur devait être rendue jolie, aimable, arrangée à la mode du jour, et c’est aux représentants de cette façon de style que l’on s’adressait pour ces pires besognes. Ils étaient couverts d’éloges et sans doute de profits. Le vent passait, leur nom s’effaçait à jamais.

   Mais le vent qui a soufflé d’abord, a foncé contre Rousseau. Il était lourdement chargé de mensonges, de haines et de calomnies. Il a fait rage contre ses œuvres, et contre son image. Puis le vent a tourné, et il a recouvert d’une fine poussière ceux qui avaient tenté d’escalader le piédestal.

   Les faits..... ils sont innombrables, les faits. Et sans rechercher ceux qui ont trait à Pygmalion ou au Devin du Village, (dont la Vérité qu’on a tenté d’habiller s’est enfin montrée dans sa tranquille nudité, faite de  grâce) il est réconfortant d’en suivre plusieurs, tels qu’il les a exposés lui-même. C’est d’abord cette vive description d’une promenade sur le Pont-Neuf: il entend sonner le carillon de la Samaritaine, et il constate finement que “l’espèce de perfection qu’on a mise à l’exécution ne sert qu’à mieux faire sentir combien ceux qui choisissent ces airs connaissent peu le caractère convenable au sot instrument qu’ils emploient” — Et au-dessous de son impression, il note son célèbre «Air de Cloches». Puis, c’est en considérant l’évolution d’une troupe de gardes-françaises qu’il est saisi de ce fait que les musiques militaires sont plus convenables à la parade qu’à aider à la cadence des soldats en marche, et il écrit ses «Airs pour être joués la troupe marchant

   Puis... mais il y a les faits évoqués par la publication, ici-même dans la Musique pour tous, de quelques-unes des plus célèbres pièces de Jean-Jacques (1), chansons gracieuses, airs caressants, tendres évocations où se complaisait son âme endolorie. Voilà le devoir de reconnaissance presque accompli envers ce perpétuel disgracié qui a tant donné, et qui en a si peu rendu. Jouez ces mélodies, si près des plus saines traditions populaires, chantez ces chansons amoureuses et caressantes, gardez-les prèsd evous, apprenez-les, répandez-les à profusion, surtout redites bien le nom de leur auteur: Jean-Jacques Rousseau; car ce grand calomnié, que l’on a tenté de faire oublier, a versé dans ces chants, dans ces mélodies, dans ces harmonies, tout le calme qu’il sentait être indispensable à celui qui sans arrêt, avait par d’autres mots sonné le glas d’un crépuscule agonisant, fait entendre l’angélus d’une aube naissante. N’oubliez pas que ce tocsin et cette diane furent sonnés par le plus prodigieux des sonneurs, puisque notre monde moderne est encore plein de leurs rumeurs retentissantes, et qu’à leurs vibrations n’ont pas cessé de tressaillir les plus nobles cellules de nos cerveaux et les fibres les plus profondes de nos cœurs.

 

                                                           Jean RICHEPIN.

 

 

(1) Les morceaux de J.-J. Rousseau publiés ici ont été harmonisés par M. Francisque Darcieux, qui a rempli cette mission avec un zèle de disciple en se reportant aux manuscrits originaux, déposés à la Bibliothèque Nationale. [Ces morceaux accompagnés de la partition sont l’Air du devin pour le Devin du village; Amour me tient en servage; Le Rosier; Que le jour me dure; Il est donc vrai Lucile et la Romance d’Alexis. - note de l’éditeur].