Réédition : Léo Larguier, « L’ours de la rue Plâtrière » dans Fâchés, solitaires et bourrus, Paris, Albin Michel, 1949, p. 97-107.

 

 

L’OURS DE LA RUE PLÂTRIÈRE

 

Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de    ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre…

( Les Confessions. J.-J. Rousseau)

 

   Le guide qui va nous conduire n’est pas de taille à figurer dans cette galerie de grands hommes, mais étant des plus malveillants et toujours fâché contre quelque chose, on peut le suivre à travers le Paris du XVIIIe siècle, ce jour où il fit visite à Jean-Jacques Rousseau qu’il admirait par-dessus tout.

   Il s’agit de Sébastien Mercier qui est un petit écrivain pittoresque et perpétuellement mécontent. Sa vie était  difficile. Jamais peut-être auteur dramatique ne fut plus sifflé que lui. Les comédiens qu’il avait malmenés dans un de ses écrits interprétaient sans enthousiasme ses pièces : l’Habitant de la Guadeloupe ou la Brouette du vinaigrier que le public accueillait fort mal, et Rivarol avait coutume de dire : « Ma vie est un drame si ennuyeux que je soutiens toujours que c’est Mercier qui l’a fait ».

   C’est après tous ses échecs qu’il publia son Tableau de Paris, sans le signer, craignant l’insuccès qui avait accablé ses comédies.

   Drôle d’homme pour l’époque ! Il avait sur Boileau, Racine, Voltaire et les grands classiques l’opinion sans respect d’un rapin de 1830. Les perruques et les bustes n’étaient pas sacrés à ses yeux, et il fut toujours contre le gouvernement, contre celui de Louis XVI, contre celui de Napoléon qu’il appelait : « un sabre organisé ».

   Cet écrivailleur bourgeois et bougon était un républicain avant la République, mais, Parisien pur sang, il ne fut pas curieux de a ville.

   Il l’affirme du moins :

   « Si quelqu’un s’attendait à trouver dans cet ouvrage une description topographique des places et des rues, ou une histoire des faits antérieurs, il serait trompé dans son attente. Je me suis attaché au moral et à ses nuances fugitives, mais il existe chez Moutard, imprimeur-libraire de la reine, un dictionnaire en quatre énormes volumes où l’on n’a pas oublié l’histoire des châteaux, des collèges et du moindre cul-de-sac. S’il prenait un jour fantaisie au monarque de vendre sa capitale, ce gros dictionnaire pourrait tenir lieur de catalogue et d’inventaire ».

   C’est un promeneur hargneux qui feint de ne pas s’intéresser au décor mais qui vous guide tout de même et fort bien à travers le Paris de 1760.

   Voici au bas du Pont-Neuf les sergents recruteurs qui prennent les beaux gars à la pipée et leur arrachent un engagement, en faisant sonner à leurs oreilles un sac d’écus et en criant : quii en veut ? qui en veut ?

   « C’est de cette manière, dit-il, qu’on vient à bout de compléter une armée de héros qui feront la gloire de l’Etat et du monarque. Ces héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres pièce ; quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus… ».

   Voilà le ton.

   Devant la Sainte-Chapelle, il se moque du monument, mais en profite pour dire que sa bête noire, Nicolas Boileau, « placé si mal à propos au rang de nos grands hommes, y est enterré précisément sous le lutrin qu’il a chanté ».

   Ne cherchez pas à voir les vitraux. Cela n’en vaut pas la peine, et il vous dira en passant qu’ils datent du temps des Croisades qu’il traite d’époque singulière et cocasse. Il s’élève contre tout, contre les latrines publiques, les portes cochères, les réverbères, les blanchisseuses qui gâtent le linge, la foule et le carnaval.

   Il n’admire rien de ce qui fait la joie du badaud.

   S’il prend l’omnibus qu’on appelle alors le carrabas, il est bondé et « quand la machine part, voilà que toutes les têtes s’entre-choquent et qu’on tombe dans la barbe d’un capucin ou dans les tétons d’une nourrice ». Il ne décolère pas. Comme il adore Jean-Jacques Rousseau, il va lui faire visite rue Plâtrière où il habite et le voici qui sort de la maison de son grand homme :

        « … De quelle douleur profonde ne fus-je pas pénétré, lorsque, me trouvant en face de l’auteur de l’Emile, je vis que ce fameux écrivain était malade du cerveau !

  « Je soupirai lorsque je l’entendis me parler de ses chimériques ennemis, de la conspiration universelle formée contre sa personne, et je me disais tout bas, les larmes de compassion me roulant dans les yeux : Quoi, cet homme que j’ai tant admiré est un maniaque !

   «  Je ne savais pas alors qu’il confirmerait ce premier et triste aperçu par des œuvres posthumes, indiscrètement publiées, et qui nuiront infailliblement à ses autres écrits.

   « Oui, J.-J. Rousseau, mû par une imagination trop ardente et plein d’un orgueil inconnu à lui-même, s’imaginait voir autour de lui une ligue d’ingénieux ennemis qui avaient déterminé les décrotteurs à lui refuser leurs services, les mendiants à rejeter son aumône, et les soldats invalides à ne pas le saluer. Il croyait fermement qu’on suivait tous ses pas, qu’on épiait tous ses discours, et qu’une foule d’émissaires, sentinelles assidues, étaient répandus dans toute l’Europe, pour le dénigrer, tantôt dans l’esprit du roi de Prusse, tantôt dans l’esprit de la fruitière sa voisine, qui ne se relâchait du prix ordinaire de la salade et des poires que pour l’humilier. Tel je l’ai vu et je dois cet hommage à la vérité ; car son caractère est devenu un problème ; Jean-J. Rousseau, dans sa vie privée était attaqué d’une manie folle, et d’autant plus incurable, que son extérieur demeurait toujours calme et tranquille. O bon sens ! bon sens ! n’es-tu pas mille fois préférable à ce génie qui tourmente son possesseur et lui dérobe la vue des choses ordinaires pour le jeter dans un monde particulier et bizarre !… ».

 

***

 

     On connaît toutes les singularités, les bizarreries de Jean-Jacques, les maux imaginaires dont il souffrit, tous les fantômes qu’il créait et qui ne le quittaient pas.

   Son existence fut médiocre, douloureuse et aucune n’a  plus de désordre, moins d’élégance que celle qu’il mena.

   L’auteur de La Nouvelle Héloïse eut pour compagne une pauvre femme vulgaire ; le pédagogue de l’Emile se désintéressa de ses enfants ; l’Homme de la Nature, le Promeneur solitaire des bois mélancoliques et des champs, le grand lyrique épris d’horizons et d’air balsamique, de cimes et d’espaces, vécut au quatrième étage d’une maison de la rue Plâtrière, dans un triste quartier comme un petit locataire parisien.

   Il ne fut que contradictions, soupçons, colères, rebutant ses admirateurs et ses amis, toujours persécuté, odieux et insociable.

   Ce n’est pas un homme du dix-huitième siècle, de cette époque légère, intelligente, épicurienne, élégante.

   Il n’est pas le contemporain de Voltaire, de Diderot, de Marivaux, de Watteau, de Chardin, de Fragonard, et sans doute ne faut-il pas oublier qu’il n’est pas de chez nous, et que son préromantisme tumultueux n’est pas français.

   Les libertés qu’il prend toujours mal à propos, la franchise dont il est fier ne sont que balourdise, rusticité, sauvagerie et la belle marquise de Pompadour l’appelait Le Hibou.

   On remplirait un volume de ses bouderies, de ses fâcheries d’enfant, de ses brouilles avec ses amis, de ses bassesses de laquais, de ses grossièretés de rustre et de ses généreuses fureurs, mais puisque le nom de la favorite est sorti de mon encrier, pimpant, arrondi, semble-t-il, comme une couronne de roses-pompons autour d’une blonde chevelure sentant le refrain, le tralala et l’amour auquel il rime, je m’en tiendrai à une petite scène où le butor de Genève, l’ours de la rue Plâtrière est tout entier.

   La marquise qui adorait le Devin du village pour sa musique, voulut faire représenter cette pièce à Fontainebleau.

   Elle invita l’auteur et il est facile d’imaginer l’assemblée.

   La Cour !… un éblouissement de luxe, de toilettes, des gentilshommes beaux comme des femmes dans leurs costumes de satin et de velours, sous leur perruque poudrée ornée d’un large ruban, les cordons bleus ou rouges de leurs ordres, les étoiles et les plaques de leurs décorations semblables à des parures et à des bijoux ; des femmes dont la mode la plus charmante favorisait la beauté, des perles, des diamants, des dentelles, des sourires, des parfums, toute la grâce, toute l’élégance du règne et du monde.

   Au premier rang, dans un fauteuil en tapisserie de Beauvais, la favorite était pareille au pastel qu’en fit La Tour, dans sa robe de satin blanc broché de fleurs, les bras nus jusqu’à ses coudes à fossettes, avec ses beaux yeux d’azur, ses mules roses, sa bouche spirituelle de bourgeoise devenue reine par le caprice amoureux d’un roi de féerie…

   Le philosophe arriva en… philosophe, en homme de la nature revenu de tout et considérant comme une faiblesse indigne d’un esprit libre de se plier aux exigences de la société, mais lorsqu’il fut au milieu de ce parterre éblouissant, de cette assemblée royale, la barbe mal faite, la perruque de travers, dans son vieil habit, il comprit qu’il n’était pas à sa place, malgré son génie, et il s’esquiva furieux, vexé, mais fier de lui, puisqu’il écrivit dans ses Confessions qu’agissant ainsi, il perdait « la pension qui lui était offerte en quelque sorte, mais qu’il s’exemptait du joug qu’elle lui eût imposé »…

   L’ours suisse de la rue Plâtrière, le hibou de madame de Pompadour, le grand écrivain lyrique et sensible… mais quand était-il sincère ?

   Toujours sans doute, lorsqu’il était odieux ou qu’il pleurait parce qu’il avait entendu dire : La pervenche est en fleurs !…