http://classiques.uqac.ca/classiques/jaures_jean/idees_politiques_Rousseau/Idees_pol_Rousseau.doc Jean Jaurès (1912) “ Les
idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau” Note introductive et notes de bas de page ajoutées Un document
produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole, professeur
de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais) Courriel: bertrand.gibier@ac-lille.fr Dans le
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édition électronique a été réalisée par Bertrand Gibier, bénévole,
professeur
de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais), bertrand.gibier@ac-lille.fr ,
à partir de :
Jean Jaurès
(1912)
“ Les idées politiques et sociales
de Jean-Jacques Rousseau ” (1912)
Une
édition électronique réalisée à partir de l'article :
Jean
Jaurès, “ Les idées politiques et sociales
de Jean-Jacques Rousseau” in Revue de
Métaphysique et de Morale, XXe année, n° 3, mai-juin
1912, pp. 371-381.
Note introductives et notes de bas de page
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Note introductive de Bertrand Gibier, décembre 2002
Jean Jaurès, “ Les idées politiques de Jean-Jacques Rousseau ”
Par Bertrand Gibier,
décembre 2002
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Lors de sa
publication, dans la Revue de
Métaphysique et de Morale (longtemps après avoir été prononcé), ce texte
était accompagné de la note suivante : « Conférence prononcée le
19 décembre 1889, à la Faculté des lettres de Toulouse, par
M. Jaurès, chargé de cours de philosophie, — recueillie par
M. Gheusi, professeur à l’Université de Toulouse, député de la Haute-Garonne.
M. Jaurès, qui n’a pu revoir cette conférence, a bien voulu nous autoriser
à la publier telle quelle. »
À cette époque,
Jean Jaurès venait de finir son mandat de député du Tarn. Et après sa défaite
aux élections de 1889, Jaurès avait repris son enseignement de philosophie
(après des études à l’École normale supérieure où il était entré premier, il
avait été reçu troisième à l’agrégation en 1881 juste derrière Bergson) :
il fut nommé maître de conférence à l’université de Toulouse (où il avait été
auparavant chargé de cours). Sa réélection à la députation pour la circonscription
de Carmaux en 1893 marquera la fin de sa carrière universitaire.
Dans cette
conférence, on sent une parenté d’âme entre Jaurès et Rousseau, parenté seule
capable d’éclairer un tel aspect de sa pensée. L’insistance que Jaurès met en
effet à rattacher les idées de Rousseau à son sentiment de la nature, n’est pas
sans rappeler l’inspiration qui animera sa thèse principale de doctorat d’État
que Jaurès soutiendra brillamment en 1892, contre la tendance idéaliste
dominante de l’Université d’alors : De
la réalité du monde sensible.
« La
pensée, d’un mouvement naturel et en dehors même de toute règle et de toute
méthode, s’élève, par degrés, des objets les plus particuliers aux conceptions
les plus générales. Il y a d’un degré à l’autre une certaine continuité
logique, parce que les idées superposées s’enveloppent partiellement les unes
les autres, et que l’esprit retrouve, dans les conceptions plus générales,
quelques-uns des éléments compris dans les idées moins générales, ou les objets
particuliers. Mais, au point de vue purement logique, ce mouvement de l’esprit
n’est en quelque sorte qu’un appauvrissement continu, puisqu’il laisse en
chemin toutes les déterminations, et qu’arrivé au bout, il n’a retenu qu’une
idée, la plus générale, mais aussi, au point de vue logique, la plus vide de
toutes, l’idée d’être. Comment se fait-il donc que dans ce mouvement de contemplation
l’esprit sente en lui-même, non pas une détresse croissante, mais, au
contraire, un enrichissement de joie et d’orgueil ? Comment se fait-il que
Platon, ayant longuement familiarisé son âme avec les objets bons et beaux,
s’élève, avec un enthousiasme grandissant, jusqu’à cette idée de l’être, qui
lui apparaît si belle et si pleine, qu’on se demande si ce n’est pas en elle
que l’idée du bon resplendit le mieux ? Cet ignorant de Jean-Jacques
s’abandonnait lui aussi, dans les champs et sous les bois, à l’essor spontané
de la pensée platonicienne ; il avait fait de l’histoire naturelle tout le
jour, il avait ramassé des échantillons minéraux, classé des plantes, étudié
des insectes, et peu à peu, le soir venu, il méditait sur tous les rapports qui
enchaînaient tous ces êtres, puis tous les êtres ; et sa pensée s’élargissait
bien au-delà des vastes horizons du soir jusqu’à l’idée de l’être universel, en
qui elle résumait et agrandissait tout ensemble les joies éparses de sa
journée. Comment cela est-il possible ? Comment la pensée, en paraissant
se dépouiller, s’enrichit-elle en effet ? C’est que l’idée d’être n’est
pas un élément juxtaposé aux choses qu’on en isole par dissection ou
analyse ; elle est au fond des choses, ou, plutôt, elle en est le fond. Ni
l’âme, ni l’esprit, ni les sens, ne peuvent rien toucher sans toucher à elle.
En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous
imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a,
de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service.
Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et
les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de
ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose
de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre
âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les
couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations.
Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations
sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus
libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations
sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui
leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai
admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis
enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions
disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y
répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà
comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue
en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dans les parfums, dans
les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque
chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles
que l’oreille n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves
que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans
l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est
marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a
débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les
herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans
son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude
mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme.
Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une
réalité ? » (De la réalité du
monde sensible, chapitre VI)
Sans doute,
dans son article, Jaurès prend-il la peine de se démarquer de Rousseau et de
son pessimisme. Néanmoins, en précisant que sa philosophie politique n’est
animée d’aucun ressentiment, d’aucune passion réactive, mais puise ses racines
dans son amour pour la nature[1], Jaurès ne donne-t-il pas à
reconnaître les sources de son propre socialisme, inspiré, positif,
généreux [2] ?
Toutes
les notes accompagnant le texte ont été ajoutées par nous.
Bertrand
Gibier
Décembre
2002
par Jean JAURÈS
in Revue de Métaphysique et de Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, pp. 371-381.
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Je ne pourrai
pas, en une heure, entrer dans le détail cependant si intéressant des idées
politiques et sociales de J.-J. Rousseau. Je serai même obligé, faute de
temps, de laisser de côté une partie essentielle de son œuvre, celle
qu’E. Quinet [3] considérait comme vitale,
celle qui a trait aux rapports de la religion et de l’État, l’institution d’une
religion civile. Je dois me borner à indiquer les grands traits des conceptions
politiques et sociales de Rousseau, à marquer surtout quel était son état
d’esprit et d’âme dans cet ordre de questions. Ce n’est peut-être pas
entièrement inutile à notre époque, car l’homme extraordinaire que
L. Blanc [4] et G. Sand [5] admiraient, n’est pas très
pratiqué par la nouvelle génération politique et littéraire. Il n’en reste
guère dans les esprits qu’une vague idée, une notion confuse de républicanisme
théorique, de brillants mais dangereux paradoxes, d’incurable misanthropie.
D’abord, si
l’on veut bien comprendre le sens profond de l’œuvre politique et sociale de
J.-J. Rousseau, il faut se rappeler qu’il n’a commencé que fort tard à
écrire, vers la cinquantaine, qu’il s’était nourri jusque-là sans aucune
préoccupation d’écrivain, de musique, de fortes et graves lectures [6] et surtout de toutes les
images familières ou grandioses de la nature, qu’il aimait les champs, les
bois, le ciel changeant. Il avait, sous les arbres, étudié et rêvé, classé des
herbes et songé à Dieu. — Puis un beau jour, ou plutôt une belle nuit, il
s’endort au bord d’un lac et il se réveille avec la lumière [7]. Rien ne pouvait remplacer
dans son cœur sensible la contemplation muette de la nature. Lorsqu’il avait pu
échapper aux importuns, qu’il avait tourné un certain angle de mur et qu’il se
voyait brusquement en face de la campagne solitaire, il avait des pétillements
de joie. Devant un certain site où il se trouvait seul, il s’imaginait être
devant un coin de la nature où personne n’avait jamais pénétré, il s’imaginait
qu’il l’avait découvert, et que l’innocence intacte des choses souriait à
l’innocence retrouvée de la pensée.
Cheminant à
pied en France, en Suisse, en Italie, il composait dans son imagination des
tableaux, il écrivait dans sa tête des paysages qu’il oubliait devant un
horizon nouveau. Qui saura jamais le nombre de chefs-d’œuvre perdus de cet
écrivain avide de vie et dédaigneux de gloire ?
Eh bien !
Rousseau retenait, probablement à son insu, ces impressions diverses ; et
un demi-siècle après, telle circonstance, tel son, telle couleur, tel parfum,
tel paysage se traduisaient harmonieusement sous sa plume...
Un pareil
homme, vivant avec la nature, y cherchant l’activité de l’esprit, le pain du
cœur, l’oubli des misères sociales, ne peut être le réformateur outré et
fiévreux qu’on s’imagine. À vouloir réformer le monde,
refaire les gouvernements, bouleverser la société, il aurait fallu y penser
sans cesse, et il les fuyait. – Ah ! certes, il y avait pourtant dans une
pareille existence, continuée cinquante ans en plein XVIIIe siècle,
un germe, un commencement de réforme politique et sociale. Il était impossible
à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la
joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que
les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et
la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il
était impossible à Jean-Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les
sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient
plus sur leurs bases. Les joies, même les plus naïves, soulevaient dans son
esprit de terribles questions politiques et sociales. Mais il semblait en
redouter, en contenir l’explosion. Il sentait que le combat qu’il fallait
livrer, allait bouleverser toute sa vie, et il hésitait, ou tout au moins il
attendait. Et si je veux me figurer à cette époque cette pensée faite pour
révolutionner le monde, qui le révolutionnera en effet, qui en a sans doute
l’inquiet pressentiment, qui tâche de s’arrêter, de se fixer dans sa sérénité
première, je la comparerai à ces beaux lacs de la Suisse que Rousseau a tant
aimés : on dirait qu’ignorant, l’issue et la pente par où ils se précipitent
en fleuves, ils s’enferment en eux-mêmes et que leur joie est de réfléchir les
rivages verts et les nuées roses...
C’est ainsi que
Jean-Jacques a été réformateur, révolutionnaire malgré lui, et que sa pensée a
eu toute sa puissance. En effet, il n’apportait pas au monde les combinaisons
arbitraires d’un cerveau inquiet, mais des conclusions naturelles, pleines de
vie intérieure, très riches, interprétées par un esprit puissant. Lorsque les
esprits entraient dans ses doctrines, qu’ils étaient entraînés par lui, au
moment où ils pouvaient hésiter, résister, ils sentaient tout à coup que ses
doctrines avaient pour arrière-fond la nature immense, joyeuse et libre. Le
point de départ des idées sociales de Rousseau était l’amour du monde naturel ;
il arrivait à une source délicieuse, cachée sous bois. En communiquant aux
hommes ses joies, il communiquait sa doctrine. Il semblait qu’on ne pût revenir
à la nature que par ses études. Danton disait dans sa prison, après les
agitations furieuses de sa -vie révolutionnaire : « Que je voudrais voir des arbres ! ».
Il y a là une contradiction bizarre que les épris des œuvres de Jean-Jacques
n’avaient pas à redouter. Partout dans la doctrine du maître, circule la sève,
pénètrent les senteurs des grands bois. Et les hommes qui retrouvaient à la
fois la nature et la liberté, s’éprenaient pour l’âme que leur donnait cette
révélation, de cette sorte d’adoration qui fut, dans la société vieillie, une
grande force de transformation.
Rousseau a
encore donné beaucoup d’autorité à ses idées, et notamment au commencement
d’idée socialiste qui était en lui, par son désintéressement, son détachement
personnel. Certes, il a eu de grands défauts, il a eu peut-être des
vices ; mais dans sa longue vie de travaux, de pauvreté et de rêveries,
s’il a connu l’orgueil, il n’a jamais connu l’envie. Or, s’il y avait eu
seulement un peu d’envie dans le premier germe du socialisme français, ce
socialisme eût été diminué et discrédité. — C’est Rousseau qui a dit, par une
belle application d’une loi physique au monde moral : « l’eau n’agit jamais qu’au niveau de sa
source » ; et si ses idées avaient eu leur source dans les
bas-fonds de l’envie, elles se fussent depuis longtemps englouties dans la
fange de leur origine.
Mais Rousseau,
suivant le mot d’un homme d’esprit, n’était pas « un de ces philanthropes
à pied pour qui la circulation des voitures était une injure
personnelle ». Il plaignait beaucoup de riches, n’en jalousait aucun.
Lui-même, dans un de ses Dialogues [8] qui sont, avec ses Rêveries, comme son testament moral, dit
qu’il a vécu dans un monde idéal où la lumière est plus belle, les sons plus
éclatants et plus doux, les couleurs plus vives, les parfums plus exquis. Ce
monde est le monde réel, savouré par des sens d’artiste. Pourquoi Rousseau
vient-il apparaître, lui aussi, comme un privilégié du bonheur ? C’est
pour écarter tout soupçon d’amertume, toute accusation d’envie et de
méchanceté. « J’ai été heureux à ma façon, peut-il s’écrier ; ce
n’est donc pas pour moi que je réclamais ». — Messieurs, il serait
sacrilège de notre part de repousser l’appel de la justice, même lorsqu’il s’y
mêlerait parfois l’âpre appel de là souffrance ; mais j’aime qu’il ne se
soit pas glissé dans l’œuvre de Rousseau une seule goutte de fiel, un seul
ferment de haine, et je voulais d’abord rétablir au profit de celui qui a lutté
pour la justice ce premier titre d’honneur [9].
Mais ce
désintéressement même contribuait à empêcher Rousseau de devenir je ne dis pas
un homme d’action, mais un penseur d’action. Il regardait l’humanité, avec sa
passion, mais avec sa raison, et il ne croyait guère à la possibilité d’obtenir
les transformations profondes exigées par le droit. Chose étrange ! Cet
homme, qui a agi si puissamment sur la Révolution, ne croyait pas au succès
possible de cette Révolution. Dans la dédicace aux magistrats suisses, dans son
discours sur l’inégalité, il écrit : « Les peuples, une fois accoutumés à des maîtres, ne sont plus en état de
s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de
la liberté que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée,
leurs révolutions les livrent presque toujours à des séductions qui ne font
qu’aggraver leurs chaînes [10]. ». Bonaparte,
Messieurs, est au bout de ces lignes. — À un autre point de vue, il reprend la
même idée dans le contrat social : « La plupart des peuples ainsi que des hommes ne sont dociles que dans
leur jeunesse ; ils deviennent incorrigibles en vieillissant. Quand une
fois les coutumes sont établies et les préjugés enracinés, c’est une entreprise
dangereuse et vaine de vouloir les réformer [11] ». — Mais dans le même
chapitre du Contrat social il ajoute
ces paroles, qui sont une prévision nette, quoique farouche, de la
Révolution : « Ce n’est pas
que, comme quelques maladies bouleversent la tête des hommes et leur ôte le
souvenir du passé, il ne se trouve quelquefois dans la durée des États dès
époques violentes où les révolutions font sur les peuples ce que certaines
crises font sur les individus, où l’horreur du passé tient lieu d’oubli, et ou
l’État, embrasé par les guerres civiles, renaît pour ainsi dire de sa cendre et
reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la mort. »
Dans ces
grandes commotions nationales, même si elles sont des commotions de liberté et
de justice, Rousseau redoutait les dérèglements des passions mauvaises. Il
déplorait dans les temps calmes les usurpations des riches, dans les temps
troublés les brigandages des pauvres. Je ne suis pas sûr que pour cet homme
concentré, fermé à certaines légèretés d’enthousiasme, la Révolution française
n’eût pas été une nouvelle cause de désespoir. Il a, en termes catégoriques,
condamné d’avance le régicide [12] : « le sang d’un homme a plus de prix que la
liberté du genre humain ». — Vous voyez que Robespierre a bien fait,
pour accomplir en paix son voyage à Ermenonville, d’attendre qu’il n’y eût plus
qu’un tombeau...
— Et cependant,
un siècle après ces paroles de renonciation et de doute, non seulement notre
pays a traversé sans sombrer les terribles secousses de la Révolution
française ; non seulement il paraît être entré définitivement — et c’est
ma foi profonde — dans la liberté ordonnée ; non seulement cette liberté
républicaine, que Rousseau ne croyait possible que pour de petits États, est
devenue le patrimoine du grand pays de France, mais la France libre, avant
d’être entièrement sortie de cette terrible crise, se retourne vers son passé,
et par ses historiens, ses poètes, ses orateurs politiques, Quinet, Michelet,
Hugo, Gambetta [13], au lieu de rejeter sa longue
histoire d’avant la liberté, cherche à renouer par une brillante chaîne ses
glorieuses annales et cette liberté qu’elle a conquise, et fait entrer le passé
mieux connu que jamais dans sa conscience agrandie.
Si bien que si
Rousseau s’est trompé, c’est pour n’avoir pas eu assez de confiance. — On
traite volontiers cet homme de chimérique : toutes ses erreurs sont de
n’avoir pas cru assez à sa chimère. Dans ce manque de foi est la clef de ces
apparents paradoxes sur les progrès funestes de la civilisation. S’il avait cru
possible de rectifier la société actuelle dans le sens de l’égalité et du
bonheur, il aurait beaucoup moins célébré la condition primitive de l’homme.
Mais il ne voulait pas que l’humanité eût tout à fait manqué sa vie et voyant
le présent mauvais, ne croyant pas l’avenir meilleur, il attribuait l’innocence
et la joie à certaines périodes lointaines du développement humain. Jamais il
n’a célébré, sous le nom d’état de nature, la grossièreté première des hommes
voisins de l’animalité, et lorsqu’il veut condamner la guerre il la donne comme
un prolongement faux de l’état de nature. Il montre que les hommes, en aliénant
leur liberté naturelle, ont retrouvé plus qu’ils n’ont donné ; qu’ils ont
échangé une manière d’être, précaire contre la sécurité, l’indépendance contre
la liberté, la force contre le droit. Même dans le Discours sur l’inégalité des conditions, Rousseau ne propose pas
comme idéal la période la plus primitive du développement humain. L’état le meilleur
dans le passé, ce n’est pas, suivant ses explications, le pur état de nature,
c’est la société naissante. C’est lorsque les hommes ont déjà inventé le
langage, fondé la famille, assuré la stabilité du foyer, lorsque l’agriculture,
les travaux de la terre ont nécessité la constitution de la propriété
individuelle, que les hommes, engagés dans les lieux de la société, déjà
robustes mais encore souples, jouissent le plus pleinement des biens naturels
et sociaux.
La fameuse
phrase de Rousseau sur la propriété n’a pas été très bien comprise. Oui,
Rousseau a écrit : « Le premier
qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva
des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs
n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant le pieux ou comblant
les fossés eut crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet
imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et
que la terre n’est à personne [14] ! » — Eh bien !
Messieurs, malgré tout cela ; Jean-Jacques ne conteste pas la nécessité de
la propriété individuelle à un moment des révolutions humaines. Il n’en
conteste pas non plus la légitimité. Aussitôt à la suite de ce passage, il
déclare que la constitution de la propriété individuelle était inévitable et
qu’elle est légitime lorsqu’elle est fondée, sur le travail. Ce qu’il à voulu
dire, c’est que d’abord dans l’institution, dans l’origine de cette propriété individuelle,
il y a un mélange de droit et d’usurpation, de force, de hasard et de travail,
et ensuite que les hommes n’étaient pas capables d’entourer cette propriété de
telles garanties qu’elle ne dégénérât pas en instrument de tyrannie et de
spoliation. C’est une force bonne et salutaire en soi, mais qui, insuffisamment
maîtrisée, se déchaînera et aboutira aux plus monstrueuses inégalités.
C’est là le
sens, la clef de toutes les théories de Rousseau sur le développement de la
société. Elles peuvent se résumer ainsi : la faiblesse humaine est
disproportionnée au progrès humain.
Oui, des hommes
ont raison d’élever leur âme à Dieu et d’instituer un culte, mais ils ne
restent pas maîtres de ces mouvements : les castes privilégiées, les
superstitions dégradantes, le fanatisme horrible viennent leur dérober les
douceurs premières de la religion. — Oui, les hommes ont raison d’instituer les
lois, l’ordre, la paix ; mais les lois, gardiennes du droit, deviennent
les gardiennes de l’illégalité, et la paix sociale n’est plus que la dérision
de la paix, alors que ce que les hommes avaient voulu, c’est la paix dans la
justice. — Oui, les hommes font bien de s’élever de l’instinct à la raison,
mais des hardiesses téméraires et des sophismes dangereux font descendre cette
raison au-dessous de l’instinct. L’histoire du progrès humain est ainsi une
série de déceptions. L’homme est un artiste étrange, sublime et
inconstant : il crée, il sculpte des statues vivantes, il les anime de son
souffle libre, mais ce souffle se refroidit, les puissances de la matière
prévalent, le sourire se change en grimace, les lèvres raillent, l’œuvre blesse
l’artiste, la chose créée enchaîne le créateur, et Jean-Jacques crie à l’âme
humaine : « Garde-toi de créer ! »
Mais,
Messieurs, le vigoureux esprit de Rousseau lui retraçait pourtant avec tant de
relief l’idéal de la liberté politique et de l’égalité sociale que, peu à peu,
à son insu même, cet idéal lui apparaissait bientôt comme réel. Aussi dans le Contrat social il se laisse aller beaucoup
plus à l’espérance que dans le Discours
sur l’inégalité. Il y fait œuvre involontairement mais manifestement utile.
Lorsqu’il montrait que le pacte social de la liberté était sans cesse violé par
les gouvernements, lorsqu’il montrait que les hommes peuvent reprendre cette
liberté de nature, il sapait la base sur laquelle reposait le pouvoir arbitraire,
il ouvrait les portes du Droit.
Rousseau était
républicain. Il l’était de patrie, étant né à Genève, il l’était d’âme, car nul
n’a mieux compris que lui les joies de la liberté, de l’auguste liberté [15], comme il disait ; il
l’était de raison, car selon lui, ou plutôt selon le droit, les hommes ne
peuvent aliéner dans l’ordre social leur liberté naturelle qu’à la condition de
la retrouver confirmée, élevée par ce même ordre social. Il se peut que les
clauses de ce contrat n’aient jamais été exposées, mais partout elles ont été
facilement adoptées et reconnues. Tout homme entrant dans l’ordre social doit y
trouver l’égalité, en échange de la liberté dont il fait abandon. Il doit y
retrouver une part de souveraineté égale à la part de souveraineté d’un
autre ; chaque homme est une partie égale du souverain, et l’assemblée des
volontés libres constitue effectivement ce souverain.
Rousseau a
ainsi proclamé à l’avance, sans le nommer, le suffrage universel ; et si
les assemblées nationales de la Révolution avaient été plus imprégnées des
doctrines de Jean-Jacques, elles n’auraient pas commis la faute mortelle, de
diviser la France nouvelle en citoyens actifs et citoyens passifs.
Rousseau a
d’ailleurs le sentiment que le peuple doit avoir une certaine culture d’esprit.
Il félicite les magistrats suisses d’avoir su former un peuple qui, par ses
lumières et sa raison, est au-dessus des autres, et, citant à ce propos
l’exemple de son père, il dit : « Qu’il
me soit permis de citer un exemple dont il devrait rester de meilleures traces
et qui sera toujours présent à mon cœur. Je ne me rappelle point sans la plus
douce émotion la mémoire du vertueux citoyen de qui j’ai reçu le jour et qui
souvent entretint mon enfance du respect qui vous était dû. Je le vois encore
vivant du travail de ses mains et nourrissant son âme des vérités les plus les
sublimes. Je vois Tacite, Plutarque et Grotius mêlés devant lui avec les instruments
de son métier[16]. » Et plus loin :
« Tels sont ces hommes instruits et
sensés dont, sous le nom d’ouvriers et de peuple, on a chez les autres nations
des idées si basses et si fausses. » Pour permettre à tous les
citoyens de mêler ces deux vies politique et individuelle, Rousseau aurait
réclamé pour eux non seulement les lumières, mais aussi les loisirs que le
travail manuel ne laisse pas à beaucoup.
Un homme n’a
pas le droit d’aliéner sa propre liberté et à plus forte raison celle de ses
descendants. L’exercice de la souveraineté est indivisible. On ne peut pas
opposer à la légitimité du souverain celle d’un autre pouvoir. Il n’y a pas de
compromission possible entre le pouvoir légitime et un autre, pas de
collaboration entre l’arbitraire et le droit.
En établissant
ces principes, Rousseau condamnait les tentatives hybrides de monarchie
constitutionnelle et affirmait la légalité de la démocratie républicaine. Ce
n’est pas à dire qu’il veuille aboutir à la confusion des pouvoirs, à
l’anarchie. Précisément parce que la souveraineté est indivisible, une fraction
du peuple, isolée du reste, ne peut rien. Le règne des factions est une usurpation
comme une tyrannie de caste. — Puis, Rousseau distingue profondément, quoiqu’on
ait prétendu le contraire, trois pouvoirs : judiciaire, législatif,
exécutif. Il n’admet pas que le droit qu’a le souverain de faire les lois lui
confère celui de juger : « Sitôt
qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été
réglé par une convention générale et antérieure, c’est un procès où les
particuliers intéressés sont une des parties et le public l’autre... Il serait
ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté
générale qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties et qui par
conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en
cette occasion à l’injustice et à l’erreur[17]. » Il faut donc que le
pouvoir judiciaire soit un pouvoir distinct.
Quant au
pouvoir exécutif, qui est si contesté aujourd’hui dans la démocratie
française, le théoricien absolu de la démocratie a reconnu non seulement que ce
pouvoir devait exister, mais encore qu’il était nécessaire qu’il eût une force
propre lorsqu’il a dit : « Il
faut à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette en œuvre
selon la direction de la volonté générale, qui serve à la communication de
l’État et du souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique ce
que fait dans l’homme l’union de l’âme et du corps[18]. » Et plus loin :
« Le gouvernement est une personne
morale douée de certaines facultés. » Et encore « Il lui faut un moi particulier, une
sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre qui tende à sa
conservation. »
Dans les petits
États, où l’écart entre la volonté du souverain et celle des particuliers ne
saurait être très grand, le pouvoir exécutif peut être faible sans danger. Mais
dans un grand État, il faut au pouvoir exécutif une très grande force ; et
comme, suivant la pensée de Rousseau, le gouvernement se relâche à mesure que
le nombre des magistrats s’accroît, il faut qu’une grande démocratie constitue
une certaine unité de magistrature. Les Constituantes des États-Unis, quand
elles ont assuré au Président de la République une initiative considérable, se
sont visiblement inspirées des vues de Jean-Jacques, et je crois qu’aujourd’hui
il conseillerait formellement à la démocratie française de donner toute force à
son pouvoir exécutif.
C’est ici que
se place la théorie de Rousseau sur le gouvernement parlementaire.
Jean-Jacques est beaucoup trop sévère pour ce régime qui est l’essai au moins
de la liberté. Il faut donc se rendre compte de la force avec laquelle il le
montre comme l’organisation raisonnée de l’asservissement populaire. Il fallait
être démocrate comme il l’était pour dénoncer hautement le parlementarisme
anglais du XVIIIe siècle, ce jeu d’oligarchies rivales qui donne au
peuple seulement la comédie de la souveraineté. J’ajoute que l’école des constitutionnels
anglais a été une grande déviation pour notre pays.
Rousseau se
rendait compte que la pratique de la souveraineté populaire, comme il
l’entendait, avec là ratification constante des lois, était difficile. Il
admettait qu’elle n’était pleinement praticable que dans un État très petit, et
où les citoyens pouvaient disposer d’une grande somme de loisirs. Telles
étaient les Républiques antiques : « Tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ;
il était sans cesse assemblé sur la place ; il habitait un climat
doux ; il n’était pas avide ; des esclaves faisaient ses travaux. Sa
grande affaire était sa liberté [19]. »
Messieurs, je
ne crois pas, pour ma part, que le problème dans ce qu’il a d’essentiel,
c’est-à-dire la participation effective du véritable souverain à l’exercice de
la souveraineté, soit insoluble. Ce n’est pas le lieu de discuter sur les
moyens de le réaliser. Je voulais seulement vous montrer que Rousseau avait
prévu les deux périls qui menacent actuellement notre démocratie : la nation
française gouverne trop et ne légifère pas assez. Ce peuple intervient
constamment par ses représentants dans la pratique du pouvoir exécutif ;
il pèse sur les administrations publiques, faussant leur droiture ; et il
est incapable de suivre, de diriger l’élaboration des lois. Dans ces
conditions, l’exercice intermittent du pouvoir pourrait livrer la démocratie
française à toutes les oligarchies, surtout à l’oligarchie d’argent.
Messieurs, je
m’étais proposé, et je vois que cette tâche dépasse mon temps, d’entrer aussi
dans le détail des idées sociales de Jean-Jacques. Je vois, à mon grand regret,
qu’il m’y faut renoncer pour ce soir, je me bornerai à vous dire que si
Jean-Jacques a formulé un système précis d’organisation politique qui contient,
rigoureusement exprimés, tous les traits d’une constitution immédiatement
applicable, il n’a pas indiqué par quel mécanisme, par quelles mesures
pratiques, il comptait faire pénétrer dans les rapports des citoyens plus
d’équité, plus de justice. Le problème qu’il s’est posé n’était pas avant tout
un problème de propriété, mais bien de souveraineté. Nous pouvons dire
qu’aujourd’hui la question de souveraineté est résolue selon le droit ;
c’est celle de propriété qui reste à résoudre.
Mais si l’on ne
trouve pas dans Jean-Jacques de solution précise, on peut y chercher une
inspiration supérieure de justice. Lorsqu’on dit à ceux qui se contentent de
prêcher la justice qu’ils devraient indiquer les moyens de la faire entrer dans
l’ordre social, on raisonne juste. Mais le premier moyen de réaliser cette
réforme, c’est de tomber d’accord sur la nécessité de la faire, et les hommes
qui établissent cette convention commencent par là même à la réaliser.
Ah ! je ne me dissimule pas les difficultés qui attendent l’accomplissement de cette deuxième partie de l’œuvre sociale. Je sais qu’aux hommes de bon vouloir il faudra lutter contre l’ignorance dormante et routinière des foules assujetties, contre le discrédit que les démagogues et les charlatans de la démocratie jettent sur les meilleures causes, contre les basses habiletés des bas politiciens. Il faudra lutter contre les pharisiens de la démocratie, qui acceptent tout du droit, à l’exception des sacrifices qu’il commande, qui prétendent ouvrir leur âme à certaines espérances, pourvu qu’elles restent toujours de vagues chansons sous le ciel étoilé, qui veulent bien saluer la Justice lorsqu’elle passe dans les nuées, mais qui l’oppriment dès qu’elle descend sur la terre. Mais nous qui allons chercher dans Jean-Jacques l’inspiration de la justice, nous savons par une expérience qu’il n’avait pas, et qui s’appelle la Révolution française, qu’il ne faut jamais désespérer, et qu’un jour ou l’autre, dans notre pays de France, la grandeur des événements répond à la grandeur de la pensée.
Fin de l’article.
[1] On trouverait chez Rosa Luxembourg un autre exemple d’attachement à la nature ; ses Lettres de la prison en témoignent. Sur cette question, on peut lire l’étude de Marcel Conche publiée dans Présence de la nature (PUF, 2001) : « Rosa Luxembourg : la nature comme réconfort ».
[2] Henri Bergson avait écrit la note suivante sur son
ancien condisciple : « Jaurès, quand je l’ai connu, était éloquent et
généreux. Quand il vint au socialisme, plus tard, je l’avais perdu de vue, mais
je suis sûr que ce fut encore par éloquence et générosité. »
[3] Edgar Quinet.
[4] Louis Blanc.
[5] George Sand.
[6] « En lisant chaque auteur, je me fis une loi
d’adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un
autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis : Commençons par me
faire un magasin d’idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma
tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode
n’est pas sans inconvénient, je le sais ; mais elle m’a réussi dans
l’objet de m’instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser
exactement que d’après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans
raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à
moi-même, et penser sans le secours d’autrui. » (Confessions, VI)
[7] Rêveries du
promeneur solitaire, Ve promenade.
[8] Rousseau
juge de Jean-Jacques, Dialogues.
[9] « Un innocent persécuté prend longtemps pour
un pur amour de la justice l’orgueil de son petit individu. Mais aussi la
véritable source, une fois bien connue, est facile à tarir ou du moins à
détourner. L’estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières,
l’amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette
estime, mais quand la fraude enfin se découvre et que l’amour-propre ne peut
plus se cacher, dès lors il n’est plus à craindre et quoiqu’on l’étouffe avec
peine on le subjugue au moins aisément. Je n’eus jamais beaucoup de pente à
l’amour-propre, mais cette passion factice s’était exaltée en moi dans le monde
et surtout quand je fus auteur, j’en avais peut-être encore moins qu’un autre
mais j’en avais prodigieusement. Les terribles leçons que j’ai reçues l’ont
bientôt renfermé dans ses premières bornes ; il commença par se révolter
contre l’injustice mais il a fini par la dédaigner. En se repliant sur mon âme,
en coupant les relations extérieures et qui le rendent exigeant, en renonçant
aux comparaisons, aux préférences, il s’est contenté que je fusse bon pour moi ;
alors, redevenant amour de moi-même il est rentré dans l’ordre de la nature et
m’a délivré du joug de l’opinion. Dès lors j’ai retrouvé la paix de l’âme et
presque la félicité ; car, dans quelque situation qu’on se trouve ce n’est
que par lui qu’on est constamment malheureux. Quand il se tait et que la raison
parle elle nous console enfin de tous les maux qu’il n’a pas dépendu de nous
d’éviter. » (Rêveries du promeneur
solitaire, VIIIe promenade). Sur la différence entre l’amour de
soi et l’amour propre, nous renvoyons à la note XV du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes et au deuxième dialogue de Rousseau
juge de Jean-Jacques : « L’amour-propre est toujours irrité ou
mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout, ce qui ne se
peut ; il s’irrite des préférences qu’il sent que d’autres méritent, quand
même ils ne les obtiendraient pas ; il s’irrite des avantages qu’un autre
a sur nous, sans s’apaiser par ceux dont il se sent dédommagé ».
[10] Discours sur l’inégalité,
Dédicace à la République de Genève.
[11] Du Contrat social,
II, viii.
[12] « En lisant et en méditant Kant, on le prendrait presque
pour un philosophe français plein de l’esprit révolutionnaire et se fiant
uniquement à la liberté. Mais voilà que réapparaît le type de l’État qui
répugne le plus à la philosophie française. Le contrat constitutif de l’État
existe dans la raison, mais non dans le temps. Ils se méprennent ceux qui se moquent
du contrat primitif, dont a disserté Rousseau, comme si Rousseau avait dit
qu’il fut une époque où les hommes, abandonnant l’état de nature élaborèrent et
conclurent un pacte social. Théoriquement, mais non historiquement, le contrat
est à l’origine de l’État. En effet, aucun homme n’a pu aliéner une parcelle de
sa liberté naturelle, si ce n’est par un quasi-assentiment tacite. D’où résulte
la conséquence que tous les pouvoirs, par cela même qu’ils existent, s’appuient
sur la base dissimulée du contrat. — Lorsque les Français mettent volontiers en
regard le droit et le fait, et qu’ils s’efforcent même au prix de changements
violents, de conformer les faits et les choses à un certain idéal de droit
parfait, Kant reconnaît dans le fait lui-même, parce qu’il est un fait, une
certaine forme de droit. Il n’est aucun pouvoir sur terre, quel qu’il soit, qui
ne découle du peuple comme de sa source naturelle ; par conséquent tout
pouvoir, quel qu’il soit, est légitime par certains côtés. Quand plus tard
Hegel dira : Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel
est réel ; il ne diffère pas autant du grand et noble Kant, que pourraient
le faire croire les premières apparences. C’est pourquoi la rébellion contre
les pouvoirs existants est toujours et partout un crime. Puisque matériellement
et moralement, la puissance dirigeante tire en quelque sorte son origine du
peuple, c’est-à-dire du pouvoir législatif, cette puissance dirigeante est le
peuple lui-même, donc, lorsque le peuple s’insurge contre elle, il s’attaque et
se détruit lui-même par une horrible contradiction ; toute rébellion est
comparable à un suicide. Quand les peuples mettent à mort leur roi, qu’il
s’appelle Charles ou Louis, l’intelligence est frappée d’un certain effroi
sacré, comme par un crime contre nature. De tels crimes peuvent seulement s’expliquer
d’une façon : Les hommes de désordre craignent d’être eux-mêmes livrés au
supplice par le roi qu’ils n’auraient pas tué. La conscience frémirait moins
d’horreur, si ces scélérats massacraient le roi, comme un chien, sans aucun
jugement. Mais l’institution d’un tribunal où le peuple juge le roi,
c’est-à-dire où la volonté du peuple juge la volonté du peuple, cela est en
vérité une monstruosité. Tel est cet abîme de crimes et de contradictions qu’il
apparaît à ses scrutateurs de plus en plus profond et insondable. » (Jean
Jaurès, Les Origines du socialisme
allemand, II, thèse latine : De
primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte, Hegel)
[13] Edgar Quinet, Jules Michelet, Victor Hugo, Léon Gambetta.
[14] Op. cit., IIe
partie.
[15] Discours sur l’inégalité,
Dédicace à la République de Genève.
[16] Id., ibid. De même pour
la citation suivante.
[17] Contrat social, II, iv.
[18] Op. cit., III, i. De même pour les deux citations suivantes.
[19] Op. cit., III, xv.