Un citoyen du XXe siècle, Jean-Jacques Rousseau.

                                                                                                                     Par Edgar Morin.                  

 

Lettres françaises. 1er janvier 1948, p. 5.

 

 

 

            Condamné par l’archevêque de Paris, mis à l’index par Rome, les jésuites, les ministres de Berne, Neuchâtel, Genève, lapidé à Môtiers, censuré par la Sorbonne, persécuté au point d’en devenir fou de persécution, Jean-Jacques Rousseau semble aujourd’hui encore sous le coup d’on ne sait quel obscur index. Ne parlons pas de cette haine dont l’accable Jules Lemaître, dont le poursuivent encore les Maurrassiens. Syphilitique, dépravé, impuissant, exhibitionniste, père dénaturé, crient-ils avec une hargne rétrospective qui nous montre que pour eux Rousseau est toujours l’ennemi. Ne parlons pas de ce mépris de demi-intellectuels, qui ont fait semblant de lire Nietzsche, pour la « sensibilité » de Rousseau. Prenons-nous en simplement à nos amis de gauche, intarissable sur les « philosophes » et muets sur Rousseau. Ont-ils pris parti dans la brouille qui a séparé Rousseau des encyclopédistes et contre Rousseau ? Mais alors oublient-ils que si Rousseau a parmi ses disciples immédiats ce bon benêt de Bernardin de Saint-Pierre, ses véritables disciples, ceux qui, le 11 octobre 1794, transportèrent ses cendres au Panthéon, sont les hommes de 93, ceux du 2e comité de salut public, groupés autour de Robespierre et de Saint-Just ? C’est en Rousseau qu’ils ont reconnu le père de la Révolution – et non en Diderot et Voltaire. C’est Rousseau le grand esprit révolutionnaire qui se penche sur le XXe siècle. C’est de lui que part, non seulement la théorie politique de la révolution, de la démocratie, mais la grande révolution de la sensibilité. « D’Ermenonville part toute la sensibilité moderne », a dit justement Jean Cocteau. Elle déferle alors sur l’Europe avec le romantisme, revient par une coïncidence troublante à Ermenonville avec Gérard de Nerval, et repart à nouveau dans le monde. De Rousseau part aussi cette révolution littéraire : pour la première fois, à travers l’écrivain, jusqu’alors un peu pédant, demeure son œuvre, un homme parle, toujours sincère, et nous fabrique avec son bonheur et son malheur, sa vie vraie, ces immortels chefs-d’œuvre, que sont les Confessions et ces Rêveries du promeneur solitaire, belles à « s’ouvrir les veines », comme disait Garcia Lorca de la beauté.

Rousseau est donc debout devant le XIXe siècle parce qu’il ouvre le chemin de la démocratie et celui du romantisme. C’est le plus concrètement révolutionnaire de tous les philosophes. Mais alors ? Une vertu authentiquement révolutionnaire ne s’épuise pas en un siècle. Tandis que l’on nous sert un peu trop de la tarte à la crème d’Helvétius, Diderot, Condillac, d’Holbach, pourquoi n’allons-nous rien demander à Rousseau ?

Bien sûr, l’on nous rétorquera tout d’abord les insuffisances de Rousseau par rapport à ses contemporains les philosophes. Ne montre-t-il pas un scepticisme injustifiable à l’égard de l’entreprise encyclopédique ? Ne compromet-il pas le rationalisme par ses appels à la morale du cœur ? Ne ressuscite-t-il pas l’infâme qu’écrasait Voltaire ? Ne manque-t-il pas enfin de cette énergie dans la négation, l’énergie même de l’esprit livré à lui-même, qu’admirait tant Hegel dans le XVIIIe siècle français ?

N’est-il pas, dans un certain sens, un restaurateur ?

C’est contre ces reproches – valables en faible partie – qu’il faut d’abord défendre Rousseau. Les philosophes détruisaient avec une belle énergie, mais ils finissaient par saper les bases mêmes de leur action révolutionnaire. Sous leurs armes critiques se dissolvait, se pulvérisait la personne humaine, réduite à un agrégat d’impressions sensibles (Condillac) ; la nature (cette totalité qu’on peut appeler aussi le monde extérieur) réduite à une poussière de faits isolés ; la moralité réduite à des rapports passionnels et exigée uniquement selon les normes de l’égoïsme réfléchi ; La religion elle-même si justement attaquée, n’était pas comprise par les philosophes, parce que considérée comme une invention absurde des prêtres.

Dans tous ces domaines, Rousseau restaure en effet, mais il restaure si l’on peut dire en révolutionnaire, en ayant presque l’intuition de ce que Hegel appelle « Vernuft » : la raison vivante, par opposition au « Verstandt », l’entendement, l’abstraction. En ce qui concerne la religion, il ne faut pas croire Henri Guillemin, farouche annexionniste, convertisseur de cadavre, trop heureux de faire de Rousseau un croyant. Rousseau croit en la religion naturelle : Voltaire aussi croyait à l’horloger ; Rousseau y croit avec sa sensibilité, une sensibilité panthéiste : « Grand être, Grand Etre », crie t-il avec extase. Mais ce déisme n’est que du déisme. Rousseau est l’ennemi des prêtres, des textes, des interprétations des églises. C’est-à-dire de ce qu’il y a de réactionnaire dans la religion.

Mais, dit-on, Rousseau réclame une religion pour sa société. En effet, mais pourquoi ? Parce qu’il faut un culte qui rassemble le corps social dans l’amour de la vertu et du bien. La religion de Rousseau, c’est déjà le culte à l’Etre Suprême qu’instituera Robespierre, c’est-à-dire pour une société révolutionnaire encore mal dégagée de la formidable emprise mythologique religieuse du passé, la façon de communier.

Historiquement parlant donc, la tentative de Rousseau, reprise par Robespierre, aurait abouti à approprier la force du sentiment religieux au profit du peuple, contre les privilégiés. Cette force était prépondérante, comme nous dit Maxime Leroy dans son Histoire des idées sociales en France. Il n’y avait pas (durant la Révolution) d’irréligion dans le peuple.

De même, Rousseau est « progressiste », disons-nous, parce qu’il a la vision du devenir historique et des déterminations naturelles et techniques qui font avancer l’histoire (la propriété, l’habitat, l’outil, voir les deux discours à ce sujet), inexistante chez Voltaire. Il y a chez lui une sorte de loi des trois états : l’âge d’innocence ou l’étape présociale, l’âge de déchéance ou l’étape sociale actuelle et l’âge de restauration, celui du contrat social. Il est progressiste là où pose en totalité la Nature, avec laquelle l’homme doit chercher l’harmonie et la réconciliation, alors que pour les philosophes n’existe pas cette opposition dramatique entre l’homme et le monde. Il est progressiste là où il rétablit l’unité humaine, ce qu’il appelle la « conscience », parce que toute entreprise révolutionnaire ne peut se faire que sur une religion  de l’homme, c’est-à-dire un humanisme. Il est progressiste là où il est moral, c’est-à-dire dressé de toute sa colère contre l’effroyable hypocrisie des salons, des gens en place, des arrivistes, c’est-à-dire le caractère odieux de la société du XVIIIème siècle. Il est progressiste, enfin et surtout, lorsque le premier de tous, il fonde une sociologie et une politique républicaines.

En effet, Rousseau est le premier penseur moderne qui ait fondé la notion de l’Etat populaire. Voilà ce que nous hommes du XXe siècle, nous pouvons chercher chez Rousseau. La société – depuis Montesquieu l’aristocrate – était singulièrement absente aux philosophes. Ils n’y voyaient que conflits d’individus ; ils ne rêvaient que « despotisme éclairé », c’est-à-dire la primauté du plus intelligent des individus – conception impliquant le mépris de la masse. Rousseau arrive. Il aime la masse. Il en est. Voltaire lui rappelle avec mépris qu’il fut garçon horloger. Ah ! voilà qui classe Voltaire d’au moins une révolution en arrière. Rousseau veut vivre de la vie du salarié, en copiant de la musique ; il aime marcher de la rue de Clignancourt à la rue Plâtrière, se mêlant aux chaudronniers, aux vieux invalides, aux enfants. Et c’est un homme du peuple, aimant le peuple qui, le premier, donne une réalité à ces masses qui, en 1789, vont faire irruption au grand jour. Rousseau fut le premier des philosophes qui fit de ce mot de peuple un mot sacré, un mot d’amour et de respect, le premier qui déclare que seul le régime populaire est légitime, et, pour cela, il est, comme l’a dit B.Groethuysen, dans une remarquable étude sur Rousseau, « le premier qui donne une existence réelle à cet être collectif qu’on appelle peuple. » Devançant Durkheim, Rousseau fait du peuple une réalité propre, une personne : le peuple c’est le souverain. C’est la seule transcendance. C’est la réalité historique, sociologique, politique fondamentale. Pour la première fois, les rois, les despotes éclairés, les systèmes oligarchiques sont radicalement écartés. Ils n’ont plus de justifications. Ils n’en auront plus.

Et déjà Rousseau forge les armes et les armures du parti de la démocratie. Il dit qu’il faut partout traquer les volontés particulières, les intérêts particuliers.

Rousseau dit encore, « Pratiquez la vertu. » Qu’est-ce-à-dire ? Est-ce moralisme de Genevois calviniste ? Pour une part, peut-être. Mais c’est surtout un conseil pathétique adressé aux démocrates. Le plus grand risque, le risque permanent, terrible, pour le parti démocratique, pour l’état démocratique, c’est la corruption. La notion de vertu, c’est ce qui permet de vaincre la corruption.

La vertu, nous dit Rousseau, qui est la faculté de sacrifier son intérêt particulier à la chose commune est finalement plus utile que l’intelligence.

Auguste Comte a fréquemment repris cette idée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin