Réédition : V.D.M., « Le disciple de J.-J. Rousseau », La Décade philosophique, littéraire et politique, n° 24, An X de la République Française, 3ème trimestre. 30 Floréal, p. 355-361.
LE DISCIPLE DE J.J.
ROUSSEAU
…… Mécontent du tableau que lui offre la société, Maurice pour qui elle avait tant de charmes, commence à s’en dégoûter. Il a reconnu l’illusion de cette peinture séduisante que lui en traçait, à vingt ans, son imagination. Lorsqu’il entra dans le monde, il entendit de tous côtés le langage de la bienveillance ; il en lut dans tous les regards la douce expression. On l’accablait pour ainsi dire d’offres de services, de protestations de dévouement. L’urbanité, l’affabilité embellissaient toutes les physionomies…. A vingt-cinq ans le charme disparut ; il ne croit plus voir partout que fausseté, envie de nuire, jalousie, crimes et passions haineuses…. Maurice a passé d’un excès à l’autre. Il se trompe aujourd’hui comme il se trompait alors.
Pour le réconcilier avec le genre humain, je lui proposai l’autre jour un petit voyage, à quatorze lieues de Paris. Il s’y décida sur la promesse que je lui fis de le conduire chez un misanthrope bien bilieux, de l’humeur la plus noire, avec lequel il pourrait à son aise, dire des hommes tout le mal qu’il en pensait.
Nous voilà en route pour Fontainebleau où nous arrivons le soir du 22 floréal. Nous avions encore trois lieues à faire. Le lendemain nous partons au lever de l’aurore. C’était une de ces belles journées du printems où la nature fraîche et parée, embellie par l’éclat du soleil, offre à l’homme sensible un spectacle attendrissant. La terre exhalait une odeur salubre : une multitude d’arbres en fleurs y mêlaient leurs parfums. Le chêne un peu tardif n’avait pas encore épanoui toutes ses feuilles : mais le bouleau précoce « talait déjà son feuillage aérien, et l’élégant acacia laissait tomber de ses rameaux des festons d’un verd-tendre. Presque immobile dans les cieux, la vigilante alouette faisait parvenir jusqu’à nous ses accens mélodieux, présage d’un beau jour. Si Maurice était brouillé avec les hommes, il ne l’était pas avec la nature. Nous cheminions tous les deux sans nous rien dire, et dans une extase continuelle. Quand on jouit du spectacle de la nature, on ne se livre point d’abord à des réflexions : il semble que la faculté de penser soit momentanément suspendue. On sent ; le cœur éprouve une douce ivresse : c’est une fête que lui donne la nature.
Nous arrivons entre deux côteaux couverts d’arbres, près d’un ruisseau dont nous suivons le cours inégal, en prenant un sentier tracé sur ses bords. Nous voyions sur les deux collines des halliers épais, des bosquets, quelques clairières, des bouquets de bois, et des rochers grisâtres qui donnaient plus de prix encore à la verdure. Plus loin un moulin dont la roue était immobile, et dont la digue fermée ralentissait le ruisseau dans son cours. Nous avançons en silence : bientôt les côteaux se resserrent, se joignent, se confondent, et dans l’angle qu’ils forment, nous apercevons une habitation charmante située entre deux belles sources d’eau vive, ombragée par des arbres antiques que la hache a respectés. C’était là le terme de notre promenade. Ce séjour champêtre est l’asyle du bonheur, de la vertu, de l’amitié ; c’est la retraite d’un sage qui coule des jours tranquilles loin de l’ambition et de ses prestiges, loin des passions trompeuses et de leurs vaines promesses.
Nous entrons. On nous dit que les maîtres sont absens, mais qu’ils ne tarderont point à rentrer. En les attendant, nous faisons l’inventaire du sallon où l’on nous avait introduit. C’était une pièce de moyenne grandeur ayant trois croisés qui dominaient toute la vallée. L’œil plongeait sur des prairies où l’on suivait toutes les sinuosités du ruisseau. Sur ce fond de verdure se détachait la fabrique du moulin dont on distinguait la roue, la chaussée, le petit canal.
Dans l’intérieur, des meubles d’une élégante simplicité : point de dorures ; point de luxe ; il ne contribue point au bonheur de la vie.
Sur la cheminée, on voyait à la fois l’instrument qui marque le tems, et les bustes de ceux qui surent en faire le meilleur emploi. En face, un piano ouvert sur lequel une sonate de Steibelt et quelques symphonies d’Hayd’n ; ce qui prouvait que dans ce charmant séjour on cultivait le plus aimable des arts. …. A cette vue, Maurice me jette un regard expressif qui semblait me dire que je l’avais trompé….. Mais l’arrivée des propriétaires prévint tout reproche et toute explication.
On nous fit cet accueil affable sur lequel on ne se méprend pas. La simple politesse a souvent le même langage que la bienveillance ; mais l’accent n’est pas le même, et le cœur sait en faire la distinction. Cette famille est composée de M. de L***, âgé d’environ 45 ans, de son épouse, d’une fille qui commence son dix-huitième printems, et d’un enfant de dix ans.
« Voici, dis-je, en présentant Maurice, un ami presque dégoûté de la vie, abreuvé d’amertumes, irrité de l’injustice des hommes, et que j’ai pris la liberté d’amener ici pour le réconcilier avec l’espèce ». On fit quelques plaisanteries sur la grande jeunesse de ce misanthrope ; on semblait lui dire : Mais vous n’avez encore rien vu !
M. de L*** que je connais particulièrement, était le fils de cette madame de L*** à qui J.J. a écrit plusieurs lettres dont quelques-unes se trouvent dans le recueil de ses Œuvres. Enthousiaste de l’auteur d’Emile, cette tendre mère avait elle-même nourri son fils unique. Pour prix de ce devoir si doux à remplir, Rousseau lui donna un lacet qu’il avait tressé lui-même, et que l’on garde précieusement. Cette dame fut une de celles qui conservèrent le plus long-tems des liaisons avec J.J., par l’intermédiaire de son enfant qu’il revoyait toujours avec plaisir, parce qu’il aimait les enfans et même les jeunes gens. Il avait en quelque sorte dirigé son éducation. M. de L*** était âgé de 18 ans lorsque son mentor mourut. Elevé d’après ses avis, on lui avait fait apprendre le métier de tourneur. A 25 ans M. de L*** fit un choix, se maria sans écouter les convenances, et fut heureux.
Des considérations de famille auxquelles il eut la faiblesse de céder, et quelques persécutions le forcèrent de quitter la France au moment où l’émigration était devenue une maladie épidémique, et avant qu’elle fût encore justifiée par les événemens. A cette époque, l’honneur, vain mot qui fit faire tant de sottises, mettait en route une foule de désoeuvrés auxquels on ne pensait pas encore. Ils partaient pour aller moissonner des lauriers. M. de L*** s’était cru obligé de suivre le torrent, mais il en gémissait. Il n’ignorait pas qu’en prenant les armes contre sa patrie, on ne pouvait, même en triomphant, acquérir de la gloire. Il vit bientôt que l’intrigue, la vanité et les passions n’avaient point cessé de dominer dans la cour fugitive. L’abandonnant à son sort, et ne voulant prendre aucune part à sa querelle, il se fixe avec sa femme et sa fille dans une petite ville de la Prusse où il vécut de son métier. Il sentit alors combien son maître avait raison de vouloir rendre l’homme indépendant de la fortune. Intelligent, adroit, laborieux, il parvint bientôt par son travail, à nourrir sa famille ; et la boutique du tabletier français était la plus achalandée. L’amour du pays le ramena en France il y a deux ans environ, dès que la tranquillité fut rétablie. Ses biens immenses avaient tous été vendus ; il ne lui restait que la petite propriété où nous étions et qui appartenait à sa femme.
Voilà en peu de mots l’histoire de M. de L***. Elle n’offre pas, comme on voit, de grands événemens ; mais le tableau de ses opinions est plus intéressant, et j’en présenterai une esquisse au lecteur.
Presque toutes les maximes de J.J. s’étaient gravées dans sa mémoire, dans son cœur. Il ne parlait qu’avec une grande vénération de cet homme extraordinaire, dont il expliquait les singularités.
Les persécutions qu’avait éprouvées J.J., nous disait-il, lui faisaient lire sur toutes les physionomies, l’expression de la haine et ce qu’il redoutait le plus au monde, était de rencontrer quelqu’un qui le connût. Un jour étant dans une de ces voitures des environs de Paris, et allant à Montmorency, un des voyageurs le salua en l’appelant par son nom. Rousseau fait arrêter sous quelque prétexte, descend, et retourne sur ses pas sans dire un seul mot et sans répondre au cochet qui l’appelait.
« J’eus comme vous, dit M. de L***, en s’adressant plus particulièrement à notre misanthrope, j’eus comme vous de bonne heure des préjugés contre la société, et je ne l’aimais pas, sans avoir cependant à m’en plaindre. Ces préjugés m’étaient inspirés par J.J. en qui plus qu’en tout autre ils étaient excusables. Il me disait souvent qu’il y avait dans l’homme social deux individus bien distincts : L’homme de la nature et l’homme façonné par la société. Plus, selon lui, nous conservons des dons que nous prodigue la première, et mieux nous valons. Plus nous en perdons pour les remplacer par les funestes faveurs de la société, et moins nous avons de prix. D’après cette distinction, il prétendait expliquer toutes nos contradictions. C’est à lui que je dois mes principes sur le bonheur et conséquemment le bonheur même. Ce qui en fait la base, est ce contentement intérieur que produit une conscience pure et exempte non-seulement de crimes et de fautes, mais encore de souhaits coupables. Le désir et l’envie marchent presque toujours de compagnie. Si l’on désire un emploi occupé par un autre, on finit nécessairement par lui porter envie : voilà déjà un sentiment pénible qui doit altérer la tranquillité. En s’occupant toujours de cette idée, on se trouve dans une disposition telle que l’on en vient, presque sans s’en apercevoir, à souhaiter quelques événement qui rende l’emploi vacant, à calculer même les chances favorables, les probabilités sur lesquelles l’espérance est fondée. On est impatient : on accuse la lenteur du tems, on s’en prend à la fortune et l’on oublie qu’il existe derrière soi quelqu’autre envieux qui forme les mêmes plaintes, les mêmes souhaits. Mais vous voilà parvenu à cet emploi, unique objet de vos désirs ; vous en tiendrez-vous là ? Quel est le terme de l’ambition ? L’a-t-on vu quelque fois se poser des bornes et les respecter ? Non. Vous verrez au-dessus de vous quelqu’un dont vous analyserez le mérite ; et le résultat de cet examen sera de vous faire conclure que vous avez pour le moins autant de mérite et de droits aussi bien fondés que les siens; et vous rentrez dès-lors de nouveau et pour n’en plus sortir, dans le cercle de l’envie, des calculs et de l’intrigue. Ces réflexions sont justifiées par l’expérience, et je l’ai acquises à mes propres dépens. Aussi je m’empressai de quitter les emplois, et je crus être plus heureux en fréquentant les brillantes sociétés de la capitale. Mais hélas ! ce qu’on y appelle des plaisirs, mérite peu ce nom. Le donnerez-vous à des fêtes où l’on brille à grands frais, à des représentations fastueuses où l’on s’ennuie en grande cérémonie ? Convenons que là encore il ne faut point chercher le bonheur. C’est dans ma boutique de tabletier que j’ai commencé d’en goûter les prémices. Occupé sans cesse de mes travaux, quand la fatigue arrivait, je pensais à ma famille, à ses besoins ; et cette idée me donnait un nouveau courage. Enfin, c’est ici, c’est dans cette solitude que je de viens totalement heureux. Je m’y livre sans crainte aux émotions les plus douces. Je m’occupe de l’éducation de mes enfans : Anna doit à sa mère ses vertus et ses talens ; mon fils Théodore me devra le goût du travail, un jugement sain dans un corps robuste….. »
M. de L*** parlait encore lorsque son fils entra. C’était un enfant de dix ans qui paraissait n avoir quatorze. Il tenait à la main une petite coupe de bois, qu’il venait de façonner lui-même sur le tour de son père. « Je suis, nous dit M ; de L***, dans l’éducation de mon fils, les préceptes de J.J. Je ris de la mauvaise foi avec laquelle on isole quelques-uns de ces préceptes, pour faire le procès à son auteur. Je plains bien sincèrement ce père qui, par l’usage des bains froids, perd ses enfans ; mais il murmure contre Rousseau, et ne devrait accuser que lui-même. Tel remède n’est salutaire que par le mélange d’un certain nombre de substances. Chacun séparément est peut-être un poison. Je ne prétends point que J.J. n’ait jamais erré dans ses principes d’éducation ; mais j’assure qu’un père tendre et prudent saura distinguer l’erreur et n’en sera jamais victime. Au nombre des ennemis de J.J. , vous ne voyez point de mères, vous comptez bien peu de pères : presque tous sont des célibataires à système, qui n’ont point encore savourer les caresses d’un enfant. Cette remarque mérite quelque attention. »
Maurice était sérieux ; en contemplant le bonheur de M. de L***, son dépit contre la société augmentait encore. M. de L*** le devina et lui dit : « Vous pouvez bien ne pas aimer la société, mais il ne vous est pas permis de haïr les individus qui la composent. La plupart possèdent des vertus dont ils ne font usage que dans l’intérieur de leur famille. En fréquentant beaucoup les hommes civilisés, lorsque des intérêts ou des affaires les rassemblent, on serait tenté de croire en effet que chacun laisse chez soi la bonne foi, la vertu et n’apporte dans le commerce social que méfiance et dissimulation. C’est donc, monsieur, l’intérieur des familles qu’il faut visiter et non les sociétés. Un vrai misanthrope est un homme à plaindre ; vous devez éviter de devenir misanthrope. »
Il fallut quitter ce séjour du bonheur ; l’invitation que l’on nous fit d’y revenir souvent, diminua l’amertume de nos regrets, et je m’aperçus que la belle Anna avait, peut-être plus encore que M. de L***, réconcilié Maurice avec le genre humain ?
V. D. M.
Texte numérisé par Tanguy L’Aminot