L’Observateur littéraire, n° 645 du 13 septembre 1962.

 

Rousseau ou les dessous de la Raison

          Par Yvon Belaval.

 

 

Le siècle des Lumières ? Certes ! Néanmoins, à les définir par Voltaire et l’esprit encyclopédique, on découvrirait de plus près que les lumières ont été une mode dont le triomphe s’est développé entre 1748 et 1762 environ. Vers 1762 une réaction s’organise : la religiosité en est la tendance majeure. On se met à lire Ossian, Young, davantage les Idylles de Gessner, mais, par-dessus tout, Rousseau qui publie coup sur coup : la Nouvelle Héloïse (1761), Emile (avec sa fameuse Profession de foi du vicaire savoyard) et le Contrat social (mai 1762). Le succès de ces trois chefs d’œuvre fut tel que Napoléon se demandera « s’il n’eût pas mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau ni moi n’eussions vécu », tandis qu’Auguste Comte doutera si La Bible et le Coran ont jamais soulevé autant d’enthousiasme.

            D’où vient l’importance exceptionnelle de Rousseau ? Pour mieux répondre, il faudrait recourir à des analyses historiques. Arrêtons-nous à l’œuvre. Qu’est-ce qui en explique la fortune ?

            D’abord son style. Voltaire a beau le déclarer décousu, inégal, confus, obscur, insolent, tantôt bas et tantôt violent, sans harmonie, véritable menace pour la littérature française, et ne voir que maître Aliboron à y reconnaître « une prose brûlante », il doit cependant accorder à la Profession de foi une douzaine de pages éloquentes. Même un adversaire comme d’Alembert cède au charme. Un partisan, Louis-Claude de Saint-Martin, en arrive toutefois à se défier : ce style est comparable à un grand seigneur bien habillé et couvert de décorations, il fait « un si brillant vacarme » que personne n’a le pouvoir  ni le temps de bien se retrouver dans le jeu de contrastes – plus de mots que d’idées – qui en fait le grand prix mais nous laisse souvent dans les avenues de la vérité et dans la région de l’apparence. Voltaire, Saint-Martin : lumière et illuminé se rejoignent. Ce style inquiète. Est-il vrai ? N’égare-t-il pas en touchant ? Cette ambiguïté exprime une ambiguïté fondamentale à laquelle la pensée de Rousseau doit sa force[1].

La philosophie des lumières était un rationalisme sceptique. Elle entendait ne se fier qu’à une raison expérimentale pour qui, l’idée devenue image, les abstractions et les systèmes étaient (en principe) à proscrire ; elle préférait s’en tenir à cela seul que la lumière naturelle permet de percevoir ; ni les vérités révélées, ni la science des substances et des causes, objets du métaphysicien, n’apparaissent plus accessibles ; enfermés dans les bornes qui nous sont prescrites, nous devions avoir la sagesse de cultiver notre jardin.

            Rousseau rompt-il avec cette philosophie ? Si peu qu’il suffit de rouvrir Voltaire pour y apercevoir, au Poème sur la religion naturelle (1756), les thèmes essentiels de l’Emile : l’Etre suprême a mis en nous un instinct qui nous lie à la société ; chez l’enfant, la raison se développe avec le corps ; elle ne résulte pas de l’habitude, elle a un principe divin ; la conscience morale en est le premier fruit, etc. Là-dessus, Voltaire conclut à un scepticisme de bon sens : il défend bien l’Etre suprême, mais à froid, comme un postulat raisonnable ; ce postulat sans cœur, sans religiosité n’a plus rien d’une religion, même naturelle.

            Aussi, quel changement avec Rousseau ! Tout s’anime. Un élan surgit d’une angoisse. D’un abandon monte un appel à l’absolu. Le scepticisme se retourne contre les philosophes, il n’est accepté que contre eux ; il se retourne également contre toute religion révélée, mais au profit, cette fois, d’une religiosité exaltée, chez cet être inquiet, par le contraste entre la confiante paix qu’il retrouve au sein de la nature et la méfiance de plus en plus folle et coûteuse qui l’alarme parmi les hommes. Oui, tout change. Comme pris dans son propre piège, voici le scepticisme maintenu dans ses limites. Le scepticisme de la raison – celle des philosophes – se complète par un dogmatisme du sentiment qui le fonde.

            Cette ambiguïté commande les jugements contraires, passionnels, qu’on porte sur Rousseau. Philosophe ? On en dispute. Inspire-t-il le matérialisme ou le spiritualisme ? Le rationalisme ou le pragmatisme ? reste-t-il fidèle à Descartes ou anime-t-il la nature ? La nature du Contrat n’est-elle qu’une somme de volontés individuelles, ou s’élève t-elle à l’universel ? Est-il libertaire ou despote ? Démocrate ou fasciste ? A-t-il servi ou desservi la renaissance religieuse ? Etc.

            La même ambiguïté reparaît sous une autre forme. Rousseau est un fou, un rêveur. Or ce rêveur est réaliste. Son sens des choses et des hommes émerveillait Napoléon. On a parlé des rêveries d’un pédagogue solitaire ; et les rêveries d’Emile nourrissent les pratiques de Pestalozzi et annoncent Piaget. On aurait pu parler des rêveries d’un politique solitaire ; et il arrive à la Constituante de les mettre en œuvre. On a raillé le bon sauvage – encore un rêve ! – et l’ethnologue Lévi-Strauss jure maintenant qu’il existe.

            Que cache donc cette ambiguïté ?

            Souvent, qui le nierait, elle irrite par les protestations de bonne foi, de bon sens ou de simplicité du cœur. Cet évangile travesti peut tourner à la comédie. Les bien pensants ne s’y sont pas trompés : ce n’est plus la faute à Rousseau, c’est toujours la faute Voltaire ; le vicaire prêche pour eux. Oublions-les. Rappelons-nous plutôt que le dogmatisme du sentiment se rattache à une des traditions les plus anciennes : celle des défenseurs du scepticisme au profit de la religion. Chaque fois que Rousseau en appelle, contre les philosophes, à la simplicité du cœur, c’est qu’il entend nous ramener de la raison argumenteuse, corrompue par l’orgueil, à une raison primitive, intègre, adamique. Le sentiment semble être la pathologie de cette raison droite après la déchéance de l’homme naturel, et, la sincérité, le sens d’une véracité première. Il ne suffit donc pas qu’une vérité soit comprise par l’intelligence : elle ne fournit bien ses preuves qu’à l’épreuve du sentiment.

            On voit comment le dogmatisme fonde le scepticisme : c’est que notre raison déchue,  celle des philosophes, n’est plus que la manifestation extérieure, superficielle, d’une activité interne absolue. Ici s’ébauche, à l’état brut, sans critique, la conception de la raison qui sera celle de Kant et de Fichte.

            Rousseau nous instruit encore autrement. Il nous montre que la raison n’est pas la sèche démonstration qui répète aux élèves des vérités déjà dites. Pour parvenir à ces démonstrations, elle a dû, faisant un retour en arrière, dégager de ses ronces et de ses fleurs le chemin qu’elle s’était ouvert à l’aveuglette, en titubant, supprimer les crochets, couper au plus droit, consolider la route bien tracée que tous les hommes peuvent emprunter. A retenir le résultat d’une seul travail, on oublierait le travail même. Reproduire n’est pas produire. La raison ne s’anime que sous une impulsion. Elle est d’abord amour, nostalgie : quelque chose lui manque dont elle commence à rêver. Elle se perd, elle délire. Elle est tout à la fois la puissance de délire et de surmonter son délire. Les plus grands génies, quels enfants ! Et quels amoureux ! Que de défis au bon sens chez Platon ! Voyez Descartes qui construit le monde avec son meccano. Partez avec Leibniz, pour un fabuleux roman de métaphysique. Comparez Rousseau avec Nietzsche. Comme ils sont tous, par quelque endroit, contradictoires, gauches, aheurtés ! Nous voici loin des démontrants. Selon certains psychologues et physiologistes, la privation des rêves nocturnes nous rendrait fous. Privée d’erreurs, de confusions, de délires, la raison cesserait d’être créatrice et deviendrait, par conséquent, incapable de démontrer : ce ne serait plus la raison. La valeur de Rousseau est de nous imposer, souvent, à notre insu, cette image de la raison vivante.



[1] J’en ai esquissé l’analyse dans Au siècle des Lumières (Histoire des littératures. Encyclopédie de la Pléiade, t.2 édit. Gallimard).