Critique du suffrage universel

                                                         

Par Marcel Déat. L’Oeuvre des 23 et 24 janvier 1942.

 

 

Chaque siècle a ses passions. Le nôtre ne prendrait plus les armes pour défendre la liberté, sous les espèces décevantes du bulletin de vote. Alors que les Français ont multiplié les émeutes, et même les révolutions, pour la conquête ou la reconquête du suffrage universel. Ce n’est pas que les critiques aient manqué au XIXe siècle, non pas seulement à droite, et dans le camp de la contre-révolution, mais à l’extrême-gauche, et d’abord cet enfant terrible de Proudhon. Aucun réquisitoire ne vaut les siens, aucun n’est plus têtu et plus pertinent.

            Notez que Proudhon ne déserte pas volontiers les rangs populaires, et que, même s’il boude aux barricades, son cœur ne change pas d’inclination. Mais il se méfie grandement de l’usage que le peuple est capable de faire de ce suffrage dont il a la hantise. Aucun plébiscite impérial n’a jamais manqué son effet. Et puis voici le 2 décembre qui ne va pas contredire cette espèce de loi. Déjà le Prince-Président avait été porté à l’Elysée par la vox populi, il sera  par elle vers le pouvoir total.

            Et Proudhon enrage de voir qu’une sorte d’accord spontané s’établit entre la foule et la tyrannie, il constate avec une colère sans étonnement que la passion de la foule, régulièrement, la ramène à cette dictature césarienne, contre quoi, lui, Proudhon, n’a pas assez d’anathèmes. Non pas tellement parce qu’il s’agit d’un Bonaparte : cela lui est assez égal. Mais parce que c’est encore toujours l’omnipotence de l’administration, l’hypertrophie de l’Etat, la négation de cette destinée contractuelle qui, à son sens, devrait être celle du citoyen. Et qui, par le libre jeu des accords économiques conclu entre les individus, devrait assurer la vie collective, dans l’absence de gouvernement, qui est étymologiquement l’an-archie.

            Nous avons déjà opposé Proudhon à Rousseau, l’anti-Etat à l’Etat. Sont-ils pourtant si loin l’un de l’autre, quand il s’agit du suffrage universel, et leurs conceptions, pour être apparemment en antithèse, n’aboutissent-elles pas à des conclusions assez voisines ? Il est très certain que Rousseau n’admet pas d’autre source à la souveraineté que le « Contrat social », et que tout pouvoir est délégué, procède de la « volonté générale » exprimée par tous les membres de la communauté. En ce sens, il ne fait aucun doute que Jean-Jacques soit du côté de la démocratie, du pouvoir populaire. Mais que doit-être le citoyen, ainsi consulté, et selon quelles règles doit-il se prononcer ?

            En vérité, il s’agit d’un citoyen sublimé oubliant ses intérêts privés, s’abstrayant des conditions quotidiennes de la vie, se séparant de tous les partis et de tous les groupements secondaires auxquels il peut appartenir. Et ce n’est que si tous les citoyens font cet effort de purification qu’ils sont certains de formuler, au moins à la majorité, sinon à l’unanimité, la fameuse « volonté générale ». De laquelle procédera la loi, à la fois obligatoire et juste, indiscutablement.

            Les consultations populaires contre lesquelles s’élève la colère de Proudhon ne sont certes point de ce type, et la question est justement de savoir si elles ne sont pas un mythe, si même il est concevable que tant de sagesse humaine s’exprime collectivement. Rousseau légifère dans l’idéal, afin d’ailleurs d’en déduire parfois, dans des projets plus concrets, une pratique plus humble et plus viable. Proudhon constate l’échec d’une expérience ou les intérêts et les passions l’emportent sur la raison. C’est Kant abandonnant la « cité des fins » pour considérer les mœurs.

            Si bien qu’on a envie de leur donner raison à tous, et qu’en effet on ne les voit plus tellement loin de l’autre. Mais des conséquences en découlent, les unes simplement logiques, les autres expressément formulées, qui nous ramènent à la plus brûlante actualité.

            Si Rousseau vivait de nos jours et qu’il fût toujours en quête de la volonté générale, il aboutirait sans aucun doute au Parti unique. Dont les militants doivent toujours être capables de se hausser à la considération du seul intérêt général, du seul « bien commun », comme disent les théologiens catholiques. Ces militants sont une minorité et une élite, nécessairement, et il faut qu’ils soient soumis eux-mêmes à une stricte discipline il faut qu’ils réchauffent leur âme à un foyer brûlant, qui est celui de la foi révolutionnaire. Il faut qu’ils aient eux-mêmes des chefs meilleurs qu’eux, plus rudes et plus purs. Et c’est ainsi que le Parti, brisant les coalitions, quelles qu’elles soient, celles des puissances d’argent comme celle celles des dogmatismes, celles des partis comme celles des trusts, retrouve, définit, exprime et impose la « volonté générale ».

            Très expressément, Rousseau réclame des « guides » et prévoit les interprétations nécessaires de ces décisions populaires formulées au hasard et dans la nuit. Quel interprète meilleur peut-il y avoir que le Parti, dont c’est là la très expresse fonction ? Sans forcer les idées ni martyriser les mots, nous affirmons que la logique du « Contrat social » conduit à la solution moderne du Parti soutenant, animant, contrôlant l’Etat et les pouvoirs. Ce qui n’est possible que si le Chef du Parti est aussi le Chef de la nation.

            Quant à Proudhon, ayant honni le suffrage universel, mais se refusant à abdiquer aux mains d’un seul, il ne renonce pas à l’expression des volontés individuelles, et même il leur fait confiance pour reconstruire un ordre meilleur. Mais à une condition expresse, c’est que l’individu se prononce et légifère dans le milieu qu’il connaît, dans la sphère qui lui est propre, disons dans le cadre de la commune et dans celui du métier. En quoi nous nous trouvons en plein accord avec le vieux révolté. Car il nous est arrivé maintes fois de réclamer un suffrage universel, mais cantonné en ces deux domaines, où le jugement retrouve cette liberté et cette compétence réclamés par Jean-Jacques Rousseau.

            A côté donc du Parti, une hiérarchie élective et souhaitable, qui aboutisse à une Assemblée politique, de type sénatorial, et à une Assemblée professionnelle et corporative. Ainsi achèverons-nous de concilier les vues de Rousseau avec celles de Proudhon, la puissance des principes et la force des faits. Et nous tenons à notre manière, les deux bouts de la chaîne, sans rien sacrifier d’aucune sagesse. L’une et l’autre étant de très française tradition et promettant quelque originalité aux solutions nationales, si nous savons prendre notre bien où il est, et d’abord chez nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin