Courrier du Centre du 14 mai 1916, n° 135, p. 1.

 

 

UNE BELLE PAGE

 

 

Nous avons parlé de la thèse de doctorat de M. Pierre Maurice Masson, tué à l’ennemi.

Cette thèse sur la religion de Jean-Jacques Rousseau forme un volume compact de 450 pages. Elle est précédée d’un avant-propos daté du 26 avril 1914. Cet avant-propos est suivi d’un « post-scriptum » écrit dans les tranchées, à la date du 22 septembre 1915, et signé « P.P.M. sous-lieutenant … au régiment d’infanterie ».

Nous tenons à mettre sous les yeux de nos lecteurs cette page émouvante : « Cet ouvrage était déjà chez l’imprimeur depuis quelques semaines, et déjà aux deux tiers composés quand la guerre survint et me mit à mon poste de combat. J’y suis encore. Il m’a paru préférable de ne pas attendre les hypothétiques loisirs d’une paix que je ne connaîtrais peut-être point, et de rendre dès à présent leur liberté à tous ces caractères que j’ai immobilisés trop longtemps…

Il pourra paraître impertinent ou frivole de s’amuser à corriger des épreuves en redescendant des avant-lignes, et de songer encore à un livre, quand c’est la vie du pays qui est en jeu. Moi-même, je n’ai pas été sans penser ainsi plus d’une fois. Il ne faudrait pourtant pas se scandaliser à l’excès. Quand mes hommes ont passé avec moi la nuit au guet, dans les fils de fer, et qu’ils rentrent dans leur forêt, ils se détendent et se retrouvent ingénieux pour les arts de la paix : ils sculptent des cannes, dessinent des jardinets, apprivoisent des geais, s’improvisent orfèvres pour tailler des bijoux dans l’obus qui les a manqués. J’ai suivi leur exemple, je n’ai pas fui le « divertissement » qui s’offrait à moi et ce livre aura été pour moi, si l’on veut, comme la bague-souvenir que l’on cisèle en campagne. D’ailleurs à regarder les choses plus avant, la fréquentation de Rousseau n’est pas inopportune en ces jours de lutte. Nul n’a pu poser plus fortement que l’auteur du Contrat social les maximes du citoyen sous les armes, et c’est seulement dans la nation mobilisée pour sa défense que l’on peut accepter cette « aliénation » qu’il réclamait, « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Mais Jean-Jacques est là pour nous rappeler que le citoyen n’est pas tout l’homme. Les jours reviendront où le problème national ne sera plus l’unique problème, où la victoire et la paix, nous libérant de l’angoisse collective, rendront à chacune de nos âmes le tragique de nos destinées individuelles. Alors ce qu’a dit le Vicaire savoyard sur le « vrai prix de la vie » reprendra tout son sens. D’ici là, du reste, sa parole n’est pas inutile ; et beaucoup sans le savoir, lui doivent peut-être quelque chose de leur courage et de leur sérénité, qui n’ont pas voulu redire le blasphème de Brutus aux champs de Philippes, et qui sont morts, confiants dans la revanche du droit avec « l’espoir du juste qui ne trompe point. »

Les universitaires et les lettrés s’associeront à l’hommage rendu à celui qui a connu en plein combat, « le tragique des destinées individuelles » et qui a su donner le noble exemple de la stricte et pure obéissance au devoir.