Réédition : Ravussin, Ch..-E. « La Constituante algérienne », Journal de Genève, 8 septembre 1963

 

 

 

 

La Constituante algérienne

 

                                               (De notre correspondant à Alger)

 

 

Au terme de débats souvent passionnés, échelonnés sur six longues séances, l’Assemblée constituante algérienne a donc adopté le projet qui lui avait été soumis par le gouvernement et le bureau politique, par 139 voix sur 170 votants ( et sur un total de 139 députés, dont 23 étaient absents). S’il est un article de ce texte constitutionnel dont l’Algérie a le droit d’être fière, c’est celui (art. 10) qui stipule « la condamnation de la torture et de toute atteinte physique ou morale à l’intégrité de l’être humain ».

 

                       Une occasion perdue : supprimer la peine de mort

 

En revanche, au cours des débats, l’Assemblée nationale constituante – et à travers elle toute l’Algérie – a perdu une magnifique occasion de donner un exemple, à presque tous les pays de monde. Mme Zorah Bitat, député, avait déposé un amendement tendant à inclure dans le texte constitutionnel une disposition supprimant la peine de mort. Mme Bitat savait de quoi elle parlait, et elle défendit son amendemant avec chaleur, en termes émouvants. Avant son mariage, elle s’appelait Zorah Driff, un nom célèbre dans les annales de la révolution algérienne. Elle fut elle-même condamnée à mort. Souvent, elle a vu ou entendu partir, des cellules voisines de la sienne, des compagnons condamnés comme elle. Et elle avait du reste d’autres arguments. En matière de droit commun, dit-elle en substance, la peine de mort n’a jamais été un frein à la criminalité. Et sur le plan politique, tous les patriotes algériens connaissent l’absurde vanité d’un tel moyen. Les condamnations à mort prononcées pendant la guerre d’Algérie, souvent suivies d’exécutions, n’ont nullement ralenti l’action des patriotes ni l’aboutisement de leurs efforts.

            Malheureusement les arguments de Mme Bitat ne furent pa suivis, pas plus que ceux de ses collègues qui soutinrent sa thèse, Mlle Benmilboud et M. Embarek Djilani. Dans ce pays où l’on parle sans cesse de révolution, plus ou moins en connaissance de cause, on se refuse à accomplir le geste réellement révolutionnaire qui consistait à inclure l’abrogation de la peine de mort dans la Constitution. Au contraire, on vit plusieurs ministres lever les bras au ciel et proclamer qu’il ne fallait pas s’éloigner des sentiers battus de la jurisprudence classique, que la peine de mort relevait du code pénal, etc. Et l’amendement de Mme Bitat fut rejeté, comme le furent du reste tous ceux par lesquels on avait tenté d’introduire quelques modifications dans le texte soumis aux députés.

 

Rousseau et Montesquieu :

vieilles lunes.

 

 

Il fut beaucoup question de Jean-Jacques Rousseau et de Montesquieu, au cours de cet interminable débat qui se prolongea près d’une semaine. Les adversaires du projet invoquèrent plusieurs écrits des deux philosophes, afin de démontrer que le régime prévu par la Constitution algérienne n’était pas conforme aux lois de la démocratie. Ce à quoi les défenseurs du texte répondirent que Montesquieu et Rousseau étaient « de vieilles lunes », que sans doute, leurs oeuvres étaient révolutionnaires il y a deux siècles, mais qu’elles étaient « dépassées » depuis longtemps. Périmé, aussi, le régime de la séparation des pouvoirs, dont plusieurs députés s’imaginaient naïvement qu’il représentait le système idéal pour une démocratie. Le rapporteur du projet, M. Benabdallah, balaya d’un geste de la main toutes ces notions anachroniques. Son argument principal fut que la Constitution ne plaçait pas le pouvoir entre les mains d’un seul homme, comme l’assurait l’opposition, mais entre les mains du parti. « Cette Constitution n’est ni présidentielle ni parlementaire, c’est un régime du gouvernement par le parti » précisa-t-il. Le texte constitutionnel fut du reste défendu par un député de Miliana, Me Gharsi, avec plus de conviction et avec des arguments plus érieux, que parle rapporteur.

Quant à ceux qui critiquaient le projet, les plus dynamiques furent l’ancien leader syndicaliste Ali Yaya (qui était le secrétaire général de l’UGTA lorsque cette centrale siégeait à Tunis), l’avocat Bouzida et l’abbé Bérenguer. Ce dernier (qui devait finalement voter le projet) mit en garde contre le risque de dictature déjà mentionné par M.Ferhat Abbas dans son mémorandum. Tandis que Me Gharsi fit une comparaison entre les pouvoirs qui seront accordés au président algérien et ceux dont disposent divers chefs d’Etats pourtant démocratiques (le président des Etats-Unis ou le premier ministre de sa Majesté britannique, par exemple), la comparaison étant à l’avantage du futur régime algérien, où l’action du président sera contrôlé par le parti et par le parlement.

 

                       Ch.–E. Ravussin                    Journal de Genève, 8 septembre 1963.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin