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Article - 04/11/2010  Tribune de Genève

Fêter Rousseau «intra muros»…

Il y a quelque temps de cela, les organisateurs de «2012 Rousseau pour tous» se demandaient pourquoi fêter Rousseau, acceptant ainsi la mise en débat du principe même d’une semblable commémoration. Bien entendu, personne n’eut le mauvais goût de conclure qu’il convenait de laisser en paix les cendres du fameux citoyen de Genève. Le verbe choisi – fêter – n’était pas neutre s’agissant de Rousseau.

On s’en souvient, dans sa fameuse Lettre à M.  D’Alembert, l’artiste et philosophe dénonçait les spectacles «exclusifs», éprouvant dans un confinement social, se gondolant de la vertu, admirant le vice sublimé par l’héroïsme. Il leur opposait la sainteté des fêtes populaires, illustrant celles-ci d’un souvenir de jeunesse dans le quartier de Saint-Gervais.

Au cœur de ce souvenir comme à celui de sa philosophie politique, un même idéal: la participation. Une exigence plus complexe à interpréter qu’il n’y paraît, en un temps – le nôtre – qui voit le politique traiter le citoyen en client et le marché former la valeur dans le déni de l’usage. Jamais sans doute l’être humain ne fut-il soumis à tant de stimulations, jamais les occasions d’effusions ne furent aussi nombreuses qu’aujourd’hui. Pourtant, solitude et superficialité prévalent. La «fête» consumériste de notre époque accomplit-elle ou dénature-t-elle l’idéal rousseauiste? Nos démocraties d’opinions consacrent-elles la souveraineté prêchée par le Contrat social ou la singent-elles? Répondra-t-on assez clairement en rappelant qu’avec une prescience certaine, Rousseau fut aussi le penseur de l’aliénation. Il a levé le voile sur maintes déterminations non perçues des peuples et les étreignant pourtant. Il a plaidé l’authenticité, dans ses ouvrages et par l’exemple. Il a pensé l’absolu sans omettre le réel – refusant de prétexter celui-ci pour tourner le dos à celui-là; refusant symétriquement les lubies indifférentes à la force des choses. Genève doit chérir ce fait d’avoir enfanté, voilà près de trois cents ans, un génie si multiple, «découvreur» – entre autres – de la démocratie, de l’égalité, de l’enfance et de la nature. Avec profit, elle peut faire de ces réflexions l’étalon de ses progrès et reculs actuels. Avec profit, si la commémoration envisagée problématise l’héritage de Rousseau, si elle ne se berce pas uniquement d’une mémoire d’Épinal, si elle ne sombre pas dans un «hommagisme» creux d’artistes et d’institutions en mal d’inspiration, faisant des anniversaires l’échine de leur programmation.

Tandis qu’elle s’avisait de trahir l’esprit dialectique de Marx, la Russie soviétique couvrait son territoire de ses effigies. Sans ériger de statues – elles glacent le plus souvent les veines de leur modèle – il conviendrait que les pointes acérées de la pensée de Rousseau, sa critique de la modernité, de l’hypocrisie, du luxe, de la vanité, de la propriété et de l’exploitation, ne soient pas étrangères aux festivités voulues; que l’on ne refoule pas ce qui pulse encore dans ses manuscrits comme, un soir, Genève refoula son plus remarquable fils, refermant derrière lui ses sévères portes.