Réédition : Ernest Gegout, « Barrès contre Rousseau », L’Idée libre, n° 9, août 1912, p. 193-196.

Je crois que toute oppression appelle la 

revendication et que tout oppresseur, indi

viduel ou collectif, s’expose à la violence.

Quand un homme isolé, emporté par la 

colère, se venge contre la Société qui l’a

mal nourri, mal conseillé, qu’ai-je à dire ?

C’est la résultante d’horribles forces, la

conséquence de passions fatales, l’explosion

d’une justice rudimentaire. Prendre parti

contre le malheureux pour justifier ainsi

d’une manière indirecte tout le système de 

scélératesse et d’oppression qui pèse sur

lui et des millions de ses semblables, jamais !

                                                                                                                  Elisée RECLUS.

BARRÈS CONTRE ROUSSEAU

   Le 18 décembre 1897, à l’heure même où l’on enterrait Ernest Daudet, j’assistais avec quelques confrères et gens officiels à l’ouverture des cercueils de Voltaire et de J.-J. Rousseau. Spectacle macabre et philosophique qu’éclairait le lumignon fumeux d’une vieille lanterne. On prétendait alors que les ossements de ces deux irréconciliables avaient été détruits par la haine de leurs détracteurs. Pas plus que leurs idées. Tous deux reposaient en des réduits voisins. Je retrouve ces notes sur cette indiscrétion nécropolaire :

   Les planches en bois vermoulu du cercueil de Voltaire sont arrachées et, au fond de cette sorte de caisse, apparaissent les vagues débris d’un squelette noirâtre perdu dans un amalgame de choses sans nom. La tête est portée à la lumière, on en reconstitue aisément la forme vivante immortalisée par Houdon et Pigalle ; je soulève la partie supérieure du crâne, sectionné par l’autopsie, de ce crâne d’où sortit, pour planer sur le monde, l’esprit émancipateur. Il est bien léger : que pèsera celui de Rochefort ? Les tibias du podagre amant de la du Châtelet, supplanté par Saint-Lambert, –  un clou chasse l’autre, – sont énormes, les osselets des mains et des pieds sont introuvables, les côtes sont en partie brisées. Un confrère me remet quelques brindilles ramassées auprès du patriarche de Ferney, reste de plantes aromatiques, et, après un instant de rêverie, nous nous dirigeons vers le sarcophage de Jean-Jacques.

   Le squelette de l’auteur du Contrat social est plus fort, plus complet que celui de son contemporain ; la tête est mieux conservée, les cheveux adhèrent au crâne, cinq ou six dents sont enchâssées dans les maxillaires, la colonne vertébrale est puissante ; de-ci, de-là, entre les côtes, de noirs lambeaux de chair, des débris de suaire…

   Ce squelette de l’amant non moins complaisant de Françoise-Louise de Warens et non moins sincère de dame Nature reposait aussi sur un lit de plantes diverses. Plus d’un visiteur fourra subrepticement quelque souvenir dans sa poche. Quand les cercueils furent refermés, je sentis, en m’éloignant, quelque chose rouler sous mon pied : c’était une rotule. Je l’emportai et, le soir même, durant mon dîner, je m’en servis pour méditer sur l’alimentation carnée de nos derniers et fidèles mais les vers, mais, l’ayant oubliée auprès de mon assiette, on la mit où, à Paris, vont toutes choses, les os de gigot et les vieilles roses. Quand je songe que pareille aventure peut arriver aux restes mortels de notre Immortel Barrès et vois sa mâchoire façonnée, – et comment ! – par des générations judéennes, portugaises, auvergnates et finalement vosgiennes, prise pour celle du préhistorique anneau reliant les vertébrés à l’humanité académique, le souffle de l’horreur frissonne à travers mes cheveux gris.

   Sorti des catacombes panthéonesques, je jugeai ma curiosité idiote. Ce n’était pas la peine, assurément, de se débarrasser d’une aristocratie de vivants pour s’embarrasser d’une aristocratie de morts. Celle-ci devient aussi barbante que le fut celle-là. Pourquoi donc ne pas laisser les macchabés s’en aller en paix, où ils veulent, loin du bruit, des cancans, des vains trémoussements des vivants dont ils ont définitivement soupé, avec la seule escorte des croque-morts rondouillards, au nez cramoisi et des pauvres héritiers aux yeux larmoyants et au cœur réjoui, les uns dans leurs prés, les autres dans leurs champs.

Demain, sur leurs tombeaux,

Les blés seront plus beaux !

   Berthelot, qui prit entre ses mains le crâne de Jean-Jacques, constate la fausseté du suicide par un coup de pistolet à la tempe et Jules Lemaître, imbibé de principes religieux exigés par les convenances mondaines en montra une âme fort réjouie.

*

                                                                         * *

   La culture naturelle du moi chez Rousseau a produit un individualiste libertaire que l’expérience a rudement mais utilement façonné ; la culture artificielle et hâtive du moi, chez Barrès, n’a produit qu’un égotiste roublard, insatiable, décadent et fâcheux.

   Rousseau n’a jamais obéi qu’à lui-même, à son tempérament, à son humeur, à sa raison, jamais il n’a cédé à l’intérêt ni à l’ambition ; les principes, les lois, les convenances sociales, l’exemple n’ont eu aucune action sur son vouloir. L’Homme libre que dit être Barrès est resté empêtré par les préjugés, a barboté dans la tradition. Résultat : Barrès a barbé tout le monde et Rousseau l’a séduit.

   De soi-disant psychologues prétextent pour expliquer le merveilleux individualisme de Rousseau, l’influence de la race, de la religion, de diverses ambiances, de l’amour, etc… C’est bavarder pour ne rien dire, alors qu’ils se montrent incapables le plus souvent d’analyser les actes de leurs contemporains et de deviner les mobiles auxquels ils ont cédé.

   Rousseau a vécu sa vie, à son gré, il l’a vécue sans contrainte – comme beaucoup le font aujourd’hui. Il a lâché la famille qui ne lui plaisait plus, les diverses patries adoptives qui n’avaient pas su captiver son cœur, les maîtres qu’il méprisait, les mondains auprès desquels il s’abrutissait, les amis qui le jalousaient, le trahissaient et il a tourné le cul à la société hypocrite, à laquelle, néanmoins, il a rendu mille fois plus qu’elle ne lui avait donné : « Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance et la pauvreté le peu de temps qu’il me restait à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l’opinion et à faire avec courage tout ce qui me paraissait bien sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes… Mais tandis que je foulais aux pieds les jugements insensés de la tourbe vulgaire des soi-disant grands et de soi-disant sages, je me laissais mener comme un enfant par de soi-disant amis jaloux de me voir marcher fièrement et seul … »

   Demandez-en autant à son dénigreur béjaune et officiel, admirateur de Louise Michel au temps de son antiparlementarisme !

   Le seul tort de Rousseau, à mes yeux, est d’avoir trop écrit, trop rabâché ; s’il eût condensé en cinq ou six volumes les pensées qu’il délaya en vingt-cinq ou trente, son œuvre serait aujourd’hui dans toutes les mains, tandis qu’elles n’envahissent que les bibliothèques officielles où personne ne les consulte, et les rayons des groupes d’études socialistes où l’on n’a guère le temps de les digérer. 

   C’est excusable, toutefois, car il lui fallait vivre, et pour vivre, il lui fallait penser pour une société qui n’en avait ni le goût, ni le loisir, ni le désir, ni l’aptitude.

   Ni les déboires, ni les misères morales, ni les souffrances physiques n’entamèrent l’énergie de Rousseau, n’altérèrent son noble individualisme. Il s’est imposé, il s’impose toujours. Et il eut cet admirable courage de livrer la nudité de sa conscience au jugement de l’humanité, bravant tous scrupules, toute pudeur, tous préjugés, tout respect humain.

   J’ajoute qu’il ne rechercha point les grandes dames, comme Barrès, ce sont elles qui allèrent à lui, mais la viduité de leur cerveau l’écoeura bien vite. Aucune de ses lettres à Mme de Warens, à la d’Epinay, ou à la d’Houdetot n’a la platitude de celle du jeune Maurice à la juive Ackerman, avant son antisémitisme…

   Rousseau n’a même pas recherché la dot qui assure l’indépendance, facilite l’œuvre. Thérèse Levasseur ne lui apporta qu’une famille dévorante à combler et il la combla sans rouspéter jusqu’à la fin de ses tristes jours, s’imposant un surcroît de labeur, de dures privations, malgré la maladie, la déchéance physique. Je ne vois pas l’Elyacin du cardinal Mathieu, le Croisé de la famille et de ses austères vertus, se livrant bénévolement à de pareils sacrifices.

   Rousseau, logique avec lui-même, a confié ses enfants à l’Etat. Ce faisant, en temps de paix, il se montra moins sot et plus humain que notre nationaleux, en livrant le sien en temps de guerre. Il est vrai que le patriotisme est vertu essentiellement bourgeoise, qu’elle dut être pratiquée par la bourgeoisie au temps des coalitions internationales de ses intérêts ; mais aujourd’hui elle apparaît surannée devant la jeune, ardente, vigoureuse, universelle et souveraine solidarité prolétarienne que Barrès ignore. Or, un philosophe, et il prétend l’être, doit voir au delà de son milieu, de son camp, de sa patrie, de sa race, de son époque, et surtout de ses propres intérêts… Mais Barrès, comme les serins, ne voient pas au-delà de sa cage qui, heureusement pour lui, est dorée, ce qui la différencie des autres.

   Il faut que le pauvre moi du député des Halles soit bien asservi par l’Eglise pour que celle-ci nous le serve à son heure à la tribune de la Chambre, comme poisson pourri. Ce Beaufort aux longs pieds, au crâne plat, ce ramasseur de bouts d’idées et collectionneur de fins de saison, juge criminel « l’homme qui inventa le paradoxe détestable de mettre la société en dehors de la nature, de dresser l’individu contre la société ». Cela dit avec un organe qui a la sonorité d’un olifant faussé.

   Le pseudo-penseur et lettré, l’académicien puffiste, ne connaît pas mieux Rousseau que l’irréductible et patriote amoureux de la petite motte de terre ne connaît sa Lorraine.

   Rousseau dit dans le Contrat social : « Le passage de l’état de nature à l’état civil, substitue dans la condition de l’homme la justice à l’instinct et donne à ses actions la moralité qui lui manquait… La voix du devoir succède à l’impulsion physique et le droit à l’appétit… L’homme consulte alors sa raison avant d’écouter ses penchants. Ce nouvel état a fait d’un animal stupide et borné un être intelligent !… »

   Et le Gugusse des Halles-Centrales et marchés se permet de traiter académiquement nos instituteurs d’Aliborons !

   Jean de Bonnefon ne se trompait pas sur lui : « La montagne est en carton, le roc escarpé n’est qu’un décor. Les articles et discours de Barrès ne sont qu’arabesques sur un vieux canevas de Taine » (l’expression arabesque est seule exagérément flatteuse).

   Défendre Rousseau, Grave, Kropotkine et les légions toujours plus nombreuses d’individualistes contre le Chevalier de la triste figure serait extravagante bouffonnerie.

Ernest GEGOUT.

Texte numérisé par Tanguy L’Aminot