http://www.carnetsduvietnam.com/web/cdvn/cdvn10.htm

 

 

 

 

La France et L’Indochine

 

 

 

   Longtemps avant l'arrivée des Français en Indochine, la doctrine confucéenne qui régit la société et forme l'individu chez les Jaunes, avait été dé]à faussée en Annam.

   Les idées confucéennes étaient entrées dans la masse à tel point qu'on n'avait plus besoin de les chercher dans les livres. Les lettrés ne pénétraient plus la doctrine du Maître : ils n'avaient en vue que le succès dans les concours royaux et l'accès au mandarinat.

   Ils n'étaient plus que des dilettantes qui pouvaient citer quelques phrases des Quatre-Livres et faire des vers. Ils n'étaient plus des « hommes supérieurs » tels que le conçoit la doctrine confucéenne, droits, justes, humains, fiers, c'est-à-dire des hommes. Dans la société annamite, édifiée sur une base démocratique, les lettrés décadents arrivaient à introduire la seule différence sociale, qu'on puisse noter dans l'histoire de l'Annam : ils se parlaient en un langage que le peuple ne pouvait comprendre. La classe des lettrés d'où sortaient les mandarins, qui devaient guider le pays, sombrait dans l'abîme des vers. Elle devenait ignorante, était non seulement incapable de diriger et de défendre le pays, mais encore exploitait sans scrupule la masse, qu'elle avait la mission d'aimer et de guider. L'ancien gouverneur général, P. Doumer, a fait preuve d'une rare intelligence en disant : « Quand les Français venaient conquérir l'Indochine, les Annamites étaient déjà mûrs pour l'esclavage. »

   Le peuple seul gardait quelque vertu confucéenne….

   Le paysan retenait en lui la conscience des devoirs sociaux enseignés par les préceptes confucéens. Pendant que les lettrés exposaient le pays aux guerres civiles et aux convoitises des étrangers, c'était de la  masse paysanne illettrée que sortaient les héros qui sauvèrent maintes fois le royaume. Un héros, connu sous le nom de Thàng Lia, apparaissait un peu avant Nguyen-Anh, le fondateur de la famille des Nguyên actuels. Ancien gardien de buffles, que révoltait la décadence sociale, il se fit brigand pour pratiquer la justice. Plus beau et plus fort que le Brigand de Schiller, auquel d'ailleurs il ressemblait par la façon tragique dont se termina sa vie, il arrivait à créer un empire dans l'empire et établissait sa capitale au col de Cumôn, dans le centre même de l'Annam.

  Ce furent encore les paysans, ce fut le peuple des communes qui lutta contre les troupes françaises appelées par les Nguyên. Aujourd'hui même, le peuple des communes n'accepte pas encore la domination française et garde, malgré le partage arbitraire du pays en trois tronçons, la conscience de son unité, c’est-à-dire la conscience qu'il est un peuple. Et, pendant que le peuple des communes se courbe vers la terre et espère encore des événements favorables, des Annamites, qui ne peuvent supporter un régime d'esclavage, s'enfuient et se rencontrent à l'étranger. D'autres se résignent et restent dans le pays, mais refusent de coopérer à l'œuvre de domination. La révolte populaire couve partout et éclate à des intervalles intermittents. Même les fonctionnaires annamites, que les nécessités de la vie et leur faiblesse morale contraignent à collaborer avec les Français, attendent la délivrance

Seuls, les boys élevés par le Gouvernement aux plus hauts rangs et les héritiers des lettrés corrompus chantent les bienfaits de la domination française. Ils chantent le loyalisme de la masse et le prouvent par des banquets auxquels ils contraignent les notables, les phu et les huyen.

   Le Gouvernement colonial de l'Indochine entretient un service d'espionnage local et extraterritorial monstrueux, met en œuvre tous les moyens pour étouffer et réprimer les révoltes même pacifiques. Un revolver introduit en fraude dans le pays effraie toute la colonie européenne.

   L'esprit d'indépendance de la race annamite a fait ses preuves à travers l'histoire. La Chine l’avait connu. Elle n'avait pu le vaincre malgré ses efforts parfois violents, mais généralement patients et doux. Les soldats français, au moment de la conquête, l'ont connu également. Le gouvernement colonial actuel le connaît aussi bien qu'eux. Mais cette race d'agriculteurs sans armes, avec ses conceptions et ses moyens de lutte arriérés, n'étant pas un ennemi redoutable, le Gouvernement colonial est sûr de pouvoir la maîtriser grâce à sa puissante organisation et ses méthodes de répression brutale. Ce gouvernement est même habitué aux révoltes de la masse comme on est habitué à quelque phénomène naturel qui apparaît à des périodes calculables. En face des événements qui montrent l'avenir prochain réservé à l'Asie, cet entêtement des coloniaux à subjuguer une race asiatique qu'ils ne peuvent tout à fait réduire à l'impuissance fait penser aux calculs d'un marchand de mauvaise foi qui vend à perte en sachant la faillite prochaine.

   Dans ces dernières années, malgré tous les efforts des coloniaux pour maintenir les Annamites dans la réclusion, quelques-uns de ceux-ci ont pu, sous la poussée du mouvement qui entraîne la jeunesse asiatique vers l'Europe, venir en France observer la vie européenne et le secret de la puissance matérielle de l'Europe. Ils en ont rapporté les idées démocratiques européennes, l'esprit critique de l'Europe, une vigueur et une foi revivifiées par le souffle occidental, Ils ont reçu des mains des Français mêmes l'acte de  condamnation du régime imposé par les coloniaux à l'Indochine. Les coloniaux ne peuvent empêcher les Annamites qui savent le français de lire Montesquieu, Rousseau et Voltaire dans le texte.

   Et, en même temps, l'esprit critique européen aide les jeunes Annamites qui portent en eux l'âme de leur race à dégager la doctrine de Confoutseu et de Mengtseu de l'épaisse poussière du confucianisme corrompu. Déjà quelques esprits se révèlent et s'affirment, qui tentent de faire abandonner à la masse ses espoirs de revanche par la violence et de l'engager sur un terrain de lutte nouveau : réclamer les libertés élémentaires qui protègent la dignité humaine, réclamer les réformes qui concilient l'esprit démocratique du peuple annamite avec les idées européennes. Ils n’acceptent plus, comme l'a accepté la masse, comme l’acceptent ceux qui sont vaincus sur un champ de bataille, la loi de la guerre, le triomphe brutal du vainqueur et l'humiliation du vaincu. Ils ne combattent plus en secret et par pur patriotisme. Ils combattent au nom des principes de 1789, ouvertement. Et les coloniaux n'osent plus s'appuyer sur le prétexte de « la souveraineté française en péril » pour envoyer ces Annamites au bagne et au poteau.

   Ainsi s'annonce la faillite inévitable de la politique de l'exploitation de l'homme par l'homme en Indochine. Ou bien l'oppression, enragée de son insuccès, s'entêtera, malgré les signes annonciateurs des événements prochains, à peser sur sa proie qui ce débat; alors ce sera la catastrophe commune où la France perdra son renom et ses intérêts ~ où la « mission civilisatrice » de l'Europe sera révélée sous son vrai jour — et d'où l'Annam, après bien des peines et des angoisses, sortira plus libre pour accomplir son destin. Ou bien la France républicaine viendra en Indochine remplacer la bande des coloniaux ; et alors, non seulement les intérêts et le renom de la France seront sauvés, mais encore elle aura droit à la reconnaissance d’une race qui soutiendra, en Asie, son prestige. Il y a une quinzaine d'années, les coloniaux, pour répondre aux plaintes de ceux qu'ils oppriment, écrivaient dans leurs journaux : « La France ne vient pas ici avec le glaive et la Loi. Elle n'apporte ici que son glaive ». Il semble qu'après soixante-dix années de domination et d’influence françaises, aujourd'hui que la terre cochinchinoise a été déclarée terre française, les Annamites ont le droit de demander à la France d'apporter en Indochine la Loi et un glaive qui serve la Loi.

 La conciliation de l'idéal républicain français et de l’esprit démocratique d'une société bâtie sur les idées confucéennes ne devance pas, comme les coloniaux le font croire, l'évolution naturelle. Le mouvement d’émancipation de l'Asie ne suit pas les lois qui régissent l'évolution lente d'une société primitive vers la société européenne moderne. Il faut être « colonial ». au sens le plus sot, pour croire à la « mission civilisatrice » des Européens qui « colonisent » l'Indochine. Dans l'Inde, la proclamation de la mission civilisatrice de l'Europe éveille chez un Tagore la conscience d’une « mission civilisatrice » de l'Asie. En Chine, la jeunesse chinoise, qui a étudié en Europe, pose, dans ses journaux, comme un défi à l'Europe, la question : «Pouvez-vous nous dire si la civilisation existe chez vous? » C'est que la jeunesse chinoise s'imagine que la civilisation en Europe, comme en Extrême-Orient, se reflète jusque dans la masse. Pourtant les jeunes Chinois ne se sont pas demandés pourquoi leur énergie et leur foi se fortifient quand ils ont séjourné en Europe, Ainsi, pour que le désir d'émancipation de la jeunesse annamite ne puisse se servir contre la France des arguments dont s'est servi la jeunesse chinoise contre l’Europe — pour soutenir le prestige de la France au milieu .des idéaux asiatiques qui se réveillent — il importe également que l’Europe, j'entends l’ Europe dans ses éléments élevés et forts, sa sincérité poussée jusqu'au sublime et son esprit critique qui fait tomber ce qui est mort et dégage ce qui vit, il importe que l'Europe soit connue en Indochine.

 

*

 

 

   Nous constatons dans la politique coloniale appliquée par la France en Indochine :

 

1° Que la France en Indochine non seulement n’applique pas les grands principes qu'elle-même a proclamés, mais encore y détruit l'esprit démocratique de la société annamite.

 

2° Que la France, qui accorde la liberté et les droits de citoyen français à des hommes qui, hier, étaient encore esclaves, impose en Indochine l’esclavage à un peuple libre qui possédait déjà une civilisation à l'heure où l'habitant du sol français vivait dans des cités lacustres.

 

 

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   Le prestige européen... Les Français qui ignorent les choses d'Indochine croient que l'expression « prestige français » serait plus juste.

   En Indochine, deux peuples importants se rencontrent: le peuple français et le peuple annamite. Le problème est franco-annamite. Cependant, malgré tous les efforts des coloniaux pour empêcher les Annamites d'entrer en relations avec d'autres peuples asiatiques, par la force invisible et invincible de quelque grande loi sociale, le problème franco-annamite .en Indochine s'enveloppe légèrement de l'atmosphère du problème européen-asiatique. Grâce à quelque fissure inexplicable dans la muraille établie par les coloniaux, la loi qui régit la transformation de la Chine au contact de l'Europe régit également la transformation de l'Annam au contact de la France. Sauf les nuances dues aux différences locales, l'évolution de la pensée, les tâtonnements, les inquiétudes, les réactions sont visiblement les mêmes dans les deux pays.

   L'Annamite appelle les Français les « tây », c'est- à-dire occidentaux, mot qui s'applique à tous les Européens. Seuls les Annamites des grands ports savent distinguer un Anglais d'un Français. Du côté français, un « blanc», quelle que soit sa nationalité, qui mendie en Indochine, souille de honte toute la colonie française du pays. Les Russes qui tirent des pousse-pousse à Tien-Tsin, ou qui travaillent dans les soutes des paquebots à côté des Asiatiques, blessent l'amour- propre des Français d'Indochine. Le prestige européen en Indochine n'est basé ni sur la supériorité morale ni sur la supériorité intellectuelle de l'Européen sur l'Asiatique. Il est cultivé par le gouvernement colonial, parce qu'il est la seule force morale qui soutienne ce gouvernement. De par le « prestige européen », le plus sot des Européens peut être le chef d'un Annamite et l'inverse est inadmissible. C'est le « prestige européen » qui explique les avantages et privilèges monstrueux accordés aux Français. C'est le « prestige européen » qui tue la justice dans les tribunaux, qui interdit d'infliger une même peine à un Français et à un Annamite coupables d'un même délit, qui condamne à des peines dérisoires, et avec sursis par surcroît, les Français qui tuent les indigènes. C'est au nom du « prestige européen » que le célèbre « bandit » Darles, l'ancien résident au Tonkin, qui a été cause de la révolte de Thai-Nguyên, fut condamné à cent francs d'amende pour toutes les atrocités et les crimes dont il fut reconnu officiellement coupable. Luong Hgoc-Quyên, accusé d'on ne sait quel crime politique, et dont l'emprisonnement a beaucoup contribué à la révolte de Thai-Nguyên, a été, m'a dit Phan Chu Trinh, enfermé pendant un an dans un cachot haut de un mètre, où ses membres pourrissaient dans les chaînes. Par la contrainte des événements, on a révoqué Darles, il est vrai, mais on lui a donné en compensation et, pour ne pas trop altérer le « prestige européen », un poste important aux distilleries Fontaine en Cochinchine Comme il ne peut plus régner au Tonkin, il règne en Cochinchine. Il s'y promène en auto tous les soirs avec le gouverneur et se contente d'un pouvoir occulte d'Eminence Grise.

 

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   « L'indigénat » comporte des règlements particuliers auxquels sont seuls soumis les indigènes. Ainsi le gouverneur général, les gouverneurs ou résident supérieurs, même les résidents ou administrateur ont le droit d'emprisonner les indigènes, sans jugement, pendant un certain laps de temps fixé par un texte légal.

   Sur une accusation, vraie ou fausse, on peut emprisonner un homme, même s'il est gravement malade : ainsi Thuan accusé de relations avec les émigrés,  arrêté pendant sa maladie, mort en prison. Ainsi Nguyên-hûn Hay, de Badiêms, ancien secrétaire du gouvernement, arrêté pendant une grave maladie, puis relâché. On a, pendant six mois, emprisonné sans jugement un groupe de notables indigènes à Mytho. Phan Chu Trinh, l'âme du mouvement de 1908, a été condamné à mort, puis, sa peine commuée, envoyé au bagne comme un vulgaire criminel, puis remis en liberté, puis invité à visiter la France, reçu en France comme un roi par le monde officiel. Alors qu'on le dédommage des injustices dont il a été victime et qu'il jouit de la liberté, ceux qui ont été accusés pour les mêmes crimes que lui pourrissent au  bagne et meurent sur une terre réservée aux bandits et aux assassins. Phan Chu Trinh, quand il était encore en Annam, a été enfermé avec un de ses élèves par un douanier, parce qu'ils ne se découvraient pas en passant devant la maison de celui-ci.     

 

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   La liberté de la presse n'existe pas en Indochine.

   En Cochinchine, où le journalisme est assez développé, il y a deux sortes de journaux annamites : les uns rédigés en langue française, les autres rédigés en langue annamite.

 Les journaux annamites de langue française ne sont lus que par la minorité francisée. La loi sur la presse française n'est pas applicable aux Annamites. Cependant, ces derniers peuvent se servir d'un Français ou d'un naturalisé Français pour les formalités nécessaires à la fondation d'un journal de langue française. Ainsi, en fait, les Annamites peuvent bénéficier d'une élasticité, non prévue par la loi, pour écrire librement ; s ils en ont le courage, bien entendu, car en Indochine la liberté d'opinion se paie assez cher et les esprits indépendants sont taxés par le Gouvernement d'anti-français, de révolutionnaires, communistes, anarchistes, bolchevistes. Je m'empresse d'ajouter qu'il ne serait guère facile, ou même possible, d'y rencontrer un Annamite à même de vous définir, même vaguement, le communisme et vous dire ce qu'est le bolchevisme.

   Mais le Gouvernement colonial trouve mille moyens pour combattre les journaux annamites de langue française qui ne le flagornent pas. Par exemple, interdiction à tous les imprimeurs d'imprimer ces journaux, interdiction aux fonctionnaires de les lire. Et les fonctionnaires annamites forment une clientèle qu'on ne peut négliger. Des Annamites qui lisent le français, les neuf dixièmes sont fonctionnaires. Quant à ceux qui lisent le français et qui sont commerçants ou propriétaires fonciers, les administrateurs, chefs de province, les convoquent à leur bureau et les engagent à s'abstenir de certains journaux. « Je crois que la sagesse vous conseille...qu'il est de votre intérêt de ne pas lire ces journaux... » Le Gouvernement colonial viole même les correspondances adressées à ces journaux, pour connaître les noms de ceux qui leur procurent des abonnements.

   La Cloche Fêlée, journal que j'ai fondé et que j'ai sous-intitulé « organe de propagande d'idées françaises », a connu tous ces tracas. Je puis dire que ces procédés gouvernementaux épuisent terriblement la force financière d'un journal qui ne dispose pas d'assez gros capitaux pour se payer le luxe d'avoir une imprimerie et se dispenser d'abonnements. II faut ajouter certains dangers : j'ai été désigné comme communiste, menacé de violence par des journalistes français, accusé par le journal français le plus lu de Cochinchine, L’Impartial, journal de M. Outrey, député, d'être l'auteur de l'attentat contre le gouverneur général Merlin à Canton. La Cloche Fêlée n'a pas été la seule victime.

   Quant aux journaux de langue annamite, ils touchent la masse, mais ils n'ont aucune liberté. En fait, tous les journaux de langue annamite sont gouvernementaux. Les Annamites ont le droit de demander la création d'un journal de langue annamite ; cependant, elle est soumise à trois conditions : 1° Autorisation préalable du gouverneur général ; 2° Chaque numéro doit être soumis à la censure avant de paraître ; 3° Interdiction de traiter des sujets politiques.

   L'autorisation du gouverneur général, en fait, ne s'obtient pas. Une seule autorisation a été accordée à un Annamite, M. Nguyên Kim Dinh ; et encore l'a-t-il  obtenue grâce à un Français puissant. Tous les autres journaux de langue annamite sont affermés. Un Français obtient l'autorisation de faire paraître un journal de langue annamite. Il cède à un Annamite le droit de l'exploiter, à la condition qu'il puisse résilier le contrat à sa guise.

   Aucune réglementation ne précise le pouvoir de la censure. Celle-ci ne peut lire aucune phrase sans la suspecter d'avoir deux ou trois sens, de cacher une invitation adroite à la rébellion. Lors de l'affaire de la concession du Port de Saïgon, pour avoir adressé une louange ironique aux conseillers coloniaux annamites qui ont voté pour la concession, le jeune rédacteur en chef du Nang--min-dàm, Lâm Hiêp Châu, a été blâmé par le chef du service de la censure. Pour avoir fait des allusions lointaines, mais désagréables, aux mêmes conseillers, puis parlé de « cloche qui réveille », le directeur du Dong Phap Thoï Bao a reçu successivement deux menaces de suppression. La censure interdit de parler d'une inondation en Cochinchin. Elle empêche de publier telles nouvelles de l'étranger qui ne lui plaisent pas, par exemple des nouvelles sur les  mouvements d'émancipation dans certaines colonies européennes.

   La troisième condition est assez ridicule. Rien ne précise le sens du mot « politique ». Le Nam Ky Kinh bào, pour avoir écrit contre la concession du port de Saïgon, a été supprimé. Le Gouvernement colonial a soutenu que la question du Port de Saïgon rentre dans le domaine politique et non dans le domaine économique. Quant au droit d'écrire des livres, voici la traduction d'une lettre de cet ancien Rédacteur en chef du Nang---nin-dàm, dont nous venons de parler, M. Lâm Hiêp Châu :

 

 

 

Saïgon, le 4 octobre 1924.

 

Cher monsieur Nguyên an Ninh,

 

... En collaboration avec Trân Huy Lieu, j'avais projeté d'écrire une série d'ouvrages. Nous avons donné au premier le titre : Plume de fer. A peine ce premier ouvrage paru, le Procureur de la République me convoqua en son cabinet, le 13 septembre, vers 4 heures de l'après-midi. Cette convocation  m’étonna beaucoup ; ]e ne pouvais en deviner la cause. Je ne sus qu'il s'agissait de la Plume de fer qu'en présence du Procureur de la République. Il me demanda :

— Qu'avez-vous écrit là?

— Un livre, répondis-je.                          

— Ceci n'est pas un livre, c'est une Revue. Un livre ne traite pas tant de sujets. Un livre, du commencement à la fin, doit traiter un même sujet.

— Non, monsieur le Procureur. Dans une revue ou dans un journal, il y a plusieurs signataires. Dans mon livre, vous n'en voyez qu'une... J'écris sur des sujets divers. Il ne s'agit pas d'un groupe d'auteurs. Ce n'est pas une Revue.

 — Mais cet ouvrage, le ferez-vous paraître à des périodes fixes ?                     

C'est ce que je ne puis prévoir. Quand j'ai achevé d'écrire un livre, je l'apporte à l'imprimerie pour le faire paraître.

             Alors votre livre est un ouvrage périodique. Quand un livre paraît deux fois par semaine, deux fois ou une fois par mois, il est qualifié « périodique .». Telle est la loi, lisez-la vous même. De ce jour, il vous est défendu de faire des livres de ce genre. Si vous violez cette défense, vous irez en prison. Si vous voulez faire paraître une Revue, il vous faudra une autorisation du Gouverneur général, puis îa soumettre à la Censure.

 Alors le Procureur de la République écrivit en français un texte qu'il me força de signer. Sur quoi il me renvoya sur-le- champ et je ne pus lire ce qui était écrit sur la feuille.

 Pour le deuxième volume de la Plume d'acier, je me conformai à tous les ordres du Procureur de la République ; je ne traitais qu'un seul sujet, du commencement à la fin. Mais le directeur de l'imprimerie, M. Testelin, me dit d'apporter les morasses à la censure, c'est-à-dire à M. Arnoux, le Chef de la  Sûreté. Je cédai à cette exigence et j'apportai les morasses à la censure. M. Arnoux ne voulut pas les signer. Il écrivit un mot  à M. Testelin pour lui dire que l'arrêté du Gouverneur général ne lui donnait pas le droit de censurer les livres. Et il me congédia.

J'eus beau rapporter au Directeur de l’Imprimerie la réponse du Censeur, celui-ci persista à déclarer qu'il n'osait pas imprimer mon livre sans la signature de M. Arnoux sur les morasses. Le médecin prétendait que la faute en était au sorcier, le sorcier imputait la faute au médecin. Enfin je ne pus faire paraître  mon livre.  J'allai alors à l'imprimerie de J. Viet. Celui-ci me dit qu'il venait de recevoir un papier l'avertissant qu'il lui était défendu  d'imprimer les œuvres de M. Lâm Hiêp Châu. Je lui demandai de me montrer le papier. Il refusa, prétendant qu'il n'avait pas le droit de montrer les papiers secrets du Gouvernement.

 J'allai, immédiatement après, à Cholon dans une imprimerie chinoise, « A-dông-ân-qùan ». Le directeur chinois me dit : « Vous n'avez pas une autorisation du Gouverneur général, je n'ose imprimer votre livre. J'ai peur de la prison... »    

Je vous écris cette lettre pour vous montrer comment le  gouvernement français est équitable et droit,

Le Procureur de la République a également convoqué en son cabinet mon collaborateur Trân Huy Lieu pour le menacer. Je lui dirai de vous écrire pour vous donner quelques renseignements nouveaux.                                   

                                                                                                    Votre,    

                                                                                                     LAM HIEP CHAU.

 

  

   Voilà où en est la liberté d'écrire en Indochine.

   La liberté de pensée exige également la liberté de parler et de se réunir.                           

La « Société d'Enseignement mutuel de Cochinchine » m'a invité à faire en son foyer une conférence. J'ai répondu à l'invitation. Les fonctionnaires qui ont assisté à la Conférence ont été blâmés,         

J'ai reçu une convocation du gouverneur de la Cochinchine, M. Cognacq. Au cours de notre discussion en son cabinet, celui-ci trancha d'un : « II ne faut pas d'intellectuels en ce pays.» Cette phrase, conforme au programme de « l'enseignement sur le plan horizontal » de M. Merlin, gouverneur général, trahit la politique suivie par les coloniaux en Indochine. Ce même Cognacq m'a également menacé, au cas où je continuerais ma propagande, de « se servir des derniers moyens ». A quels moyens fait-il allusion?... Quant à la Société d'Enseignement mutuel, elle a été sommée de me « flétrir » (c'est le mot dont s'est servi M. Cognacq) ou d'accepter sa dissolution, Elle n'a pu me désavouer, puisqu'elle m'avait invité, mais la subvention annuelle de 3.000 piastres, qui lui avait été accordée par le gouvernement colonial lui  a été retirée.

  J'ajoute que les livres chinois ne peuvent pénétrer  qu'en fraude en Indochine, même les traductions d'œuvres de Rousseau ou de Montesquieu. Si l’on sait que l'Extrême-Orient est la seule partie du monde où les hommes peuvent se faire comprendre partout, grâce à une écriture commune, et qu'une harmonie de l'esprit, grâce à cette facilité, a pu se créer qui unit toutes les races jaunes, on comprend toute la gravité de cette politique d'isolement.

 

*

 

    De tous les pays qui composent l'Indochine, la Cochinchine seule est déclarée « terre française ». C'est pourquoi quelques Annamites de Cochinchine ont réclamé pour leurs compatriotes habitant la Cochinchine la «naturalisation en masse ».

   Il est assez délicat de satisfaire à cette réclamation. Le peuple, les cultivateurs comme les lettrés, est étranger à cette question. Tous ignorent totalement les droits et les devoirs du citoyen français. Aucun travail de préparation n'a été tenté par ceux-là mêmes qui réclament la « naturalisation en masse ». La masse même est opposée à cette mesure. Ni les cultivateurs ni les lettrés n'acceptent le titre de « citoyen français » sans éprouver un certain malaise moral qui vient d'un préjugé ancré dans la race. Les Annamites du Nord et du Centre-Annam partagent d'ailleurs leur sentiment. Cette réclamation, que le désir d’émanciper la race annamite a inspirée, a été suggérée probablement par quelque bouquin de droit français.

   Voici comment, en réalité, se pose en Indochine la question de l'accession des indigènes aux droits de citoyen français. Les Annamites sortis des écoles primaires françaises acceptent la condition de petits .auxiliaires qu'on leur réserve dans l'Administration.

   Ceux qui ont une instruction plus haute, ou sont formés par des écoles techniques dont l'ensemble forme ce qu'on appelle pompeusement l'Université indochinoise, acceptent le «cadre latéral » qu'on a créé pour eux. Mais il y a des Annamites qui font leurs études en France dans des universités on dans des haute écoles techniques françaises. Ceux-là, à leur retour en Indochine ne peuvent, avec leurs diplômes prétendre aux places auxquelles a droit un Français titulaire des mêmes diplômes. Ainsi, un Annamite licencie ou docteur en droit ne peut être juge ou avocat en Indochine. On en donne cette raison juridique ; les Annamites du Tonkin et du Centre Annam ne sont que « protégés » français et ceux de Cochinchine, étant sujets français, ne peuvent jouir des droits d’un citoyen français. Ils ne peuvent juger les Français. Dans les tribunaux civils en Indochine, il y a pourtant une division nette entre les affaires indigènes et les affaires européennes. Une remarque en passant : Les Anglais ont la réputation d’être moins Libéraux que les Français. Dans l’Inde, néanmoins, les Hindous; diplômés en droit, non seulement ont le droit d’être juges ou avocats, mais encore de juger les Anglais, à la condition, toutefois, que le jury soit anglais.

   Comme, en fait, deux ou  trois naturalisations seulement sont accordées chaque année aux indigènes, et qu’elles sont rarement accordées aux diplômés des écoles supérieures de France, il se forme une classe de spoliés qui réclame pour elle les droits attachés aux  diplômes qu’elle a conquis. Pour résoudre la question de la naturalisation des indigènes, conformément à la façon dont elle se pose à l’heure actuelle, il faut donner aux Annamites formés par les écoles françaises le droit, et non plus la possibilité, d’être  naturalisés, et laisser de droit à la portée de ceux qui veulent en bénéficier.

 

 

*

 

   Les Annamites ne peuvent voyager à l’étranger. Ils n’ont pas le droit d aller en France librement,  Jusqu'à ces dernières années ils ne pouvaient même pas circuler librement dans leur pays.

   L'Annam a été, depuis la domination française, partagé arbitrairement en trois tronçons désignés officiellement sous les noms de Tonkin, Annam et Cochinchine. Il y a quelques années, pour aller d'une région à l'autre, il fallait encore un passeport. Cette exigence gouvernementale a suscité des rumeurs de révolte. Le passeport a été supprimé. Mais il faut maintenant, pour aller d'une région de l'Indochine à l'autre, une pièce d'identité nouvellement créée et appelée « titre d'identité».

   Le Gouvernement a été également contraint par l'indignation générale de supprimer l'exigence d'un passeport pour aller en France. Aujourd'hui, le «titre d'identité» dont j'ai parlé suffit. Mais le gouvernement exige un visa de la police. Ce n'est qu'une manœuvre destinée à cacher la réalité au Gouvernement métropolitain. Le visa peut être refusé.

   Les coloniaux empêchent les Annamites d’aller s'instruire en France. « Car, disent-ils, plus les Annamites s'instruisent, plus ils deviennent anti-français. » En vérité, les Annamites façonnés par les écoles françaises n'ont plus, comme la masse, la haine du conquérant, mais presque tous, ils sont anti- coloniaux. Le Courrier Saïgonnais, quotidien français, a ouvertement approuvé le gouvernement colonial d'avoir restreint autant que possible les exodes d'études, pour barrer le chemin de la Métropole à ce qu'il appelle l'anti-France. »

   Liberté individuelle, liberté de pensée, liberté de voyage... Quand une réforme est nécessaire au progrès et à la vie d'un peuple, ce peuple la réclame. Mais quand ces trois libertés élémentaires lui sont refusées il ne reste au peuple que le silence et la révolte.

   C'est pourquoi j'éprouve quelque pudeur à parler pour mon pays. Je sais qu'en 1789 les Droits de l'Homme ont été proclamés en France même, et c'est pourquoi j'espère pouvoir toucher les Français de la Métropole en révélant l'absence complète en Indochine des libertés élémentaires qui protègent la dignité humaine. Je sais que la France ne peut à l'heure actuelle s'occuper de ses colonies autrement que pour en tirer un intérêt immédiat et matériel. Je sais que l'Europe en arrive actuellement au point où la destinée humaine est attachée au sort de la machine économique, sur laquelle elle n'a plus de pouvoir; et que les représentants du peuple français confient le sort de l'Indochine à la fatalité et à un groupe de rapaces, Mais l'Indochine en est encore à un stade sentimental où la volonté humaine peut beaucoup.

   Pas plus en Indochine qu'ailleurs 1 homme ne peut empêcher les événements de surgir ; mais il y peut éviter les catastrophes stupides. Il s'agit d'un peuple de vingt millions d'âmes. Il n'est pas besoin de beaucoup de volonté pour diriger l'Indochine sans trop de heurts. Un peu de bonne volonté suffit.

   Il ne me semble pas nécessaire de montrer aux Français de la Métropole la façon dont les coloniaux dirigent et exploitent l'Indochine, comment ils y forment une véritable monarchie absolue, avec son régime de cour, ses courtisans, ses grands favoris, ses privilèges féodaux, ses gaspillages insensés. Cette monarchie absolue, qui épuise notre race, est dominée par un groupe de financiers. Le Dr Cognacq, gouverneur de la Cochinchine, a pour Eminence Gris Darles. le fameux « bandit» de Thai-Nguyên, plus intelligent que le gouverneur, un vrai barbare, sanguinaire et d'une cruauté qui ne le cède point à celle qu'on attribue aux indigènes les plus arriérés de l'Afrique. Ce Darles, à son tour, est sous l'autorité des Fontaine/ des -Distilleries de l'Indochine — ces Fontaine auxquels le monopole de la fabrication de l'alcool fut renouvelé sans consultation de la représentation indigène — ces Fontaine qui, avec l’appui de la police gouvernementale, imposent aux villages une limite de consommation. Cette trinité est le symbole de la puissance qui tient l'Indochine.

 

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   Il existe au Tonkin, dans le Centre-Annam, en Cochinchine, un Conseil où l'élément indigène est représenté. Cela s'appelle au Tonkin le « Conseil consultatif » ; dans le Centre-Annam, « Conseil du Protectorat » ; en Cochinchine, « Conseil Colonial ». Le « Conseil Consultatif » du Tonkin et le « Conseil du Protectorat » dans le Centre-Annam sont purement consultatifs, et nous savons ce que veut dire ce mot dans l'esprit des coloniaux.

   L'exemple que j'ai cité, du monopole de la fabrication de l’alcool, renouvelé au Tonkin sans consultation aucune du « Conseil Consultatif », montre l'importance que le Gouvernement accorde à .cette institution. Le « Conseil Colonial » en Cochinchine jouit d'une autorité morale plus grande. Mais il ne peut non plus échapper au régime des « vœux». Les délégués annamites y sont toujours la minorité. Et si l'on sait comment les candidats officiels annamites, présentés par le Gouvernement colonial, sont soutenus dans les élections, on ne peut dire que les indigènes y sont représentés. Aux dernières élections coloniales en Cochinchine, à Tra Vinh, M. Huot, candidat non officiel, a accusé le Gouvernement colonial d'avoir emprisonné dans des barques au milieu du fleuve les notables Annamites électeurs, pour les isoler de l'influence des candidats non officiels et les forcer à voter pour le candidat officiel, M. Phat. M. Huot a même accusé le Gouvernement de fraudes électorales. Et, malgré ces accusations, grâce à d'habiles manœuvres que permet la distance qui sépare l'Indochine de la Métropole, M. Phat continue à « représenter » au Conseil colonial la population, indigène de sa circonscription électorale. `Quant à celui qui se pare, à la Chambre des Députés, du titre de Député de la Cochinchine, il n'est que le représentant de la majorité de la colonie européenne  en Cochinchine. Et cette majorité est composée de fonctionnaires et de huit cents Hindous que les coloniaux ont fait venir de l'Inde pour les manœuvres électorales. Ces Hindous, étrangers à la vie du pays, assurent le triomphe de ceux qui les entretiennent.

 Je ne dirai rien de la destruction par les coloniaux de l'idéal démocratique annamite, réfugié dans la commune. Je ne dirai rien de la Cour pourrie ni de ses mandarins ignorants, entretenus comme instruments  d'oppression.                                    

   Les Annamites formés par les écoles françaises désirent pour leur race une évolution lente et sûre, sous la souveraineté française, vers la forme constitutionnelle des nations européennes. Quelques-uns : parmi eux, patriotes éclairés, se sont même dévoués à une propagande dans la masse pour essayer de démontrer à celle-ci les dangers de la revanche et les avantages du patriotisme qui accepte, sous la souveraineté française, l'évolution vers la liberté politique promise dans des discours officiels. Ils croient à la collaboration possible entre Français et Indigènes. Mais si les coloniaux s'entêtent à refuser aux Annamites les libertés élémentaires, ceux-ci ne pourront désapprouver la violence de la masse.

   La longue série des révoltes qui ont éclaté depuis l'installation de la France en Indochine — les « cinq tigres qui châtiaient l'Occident », la fuite du roi Duy- Tan, le mouvement de 1908, L’affaire Gilbert Chieu, Dong-Kinh-Nghia-Shuc, la bombe de Hanoi, la révolte de Thai-Nguyên, le complot Phan-Xich- Long, l'attaque de la Prison Centrale de Saïgon. etc., prouve que la masse n'est pas tout à fait paralysée.

   La récente bombe de Canton, lancée, disent les journaux chinois, par un Annamite, prouve que la masse révoltée a pu trouver une base d'action en dehors des frontières indochinoises. Sans doute, le gouvernement colonial a pris toutes mesures utiles contre les révoltes. Le service militaire sera imposé à tous les Annamites, sauf aux fonctionnaires. Mais le tirailleur tonkinois qui empoisonna la garnison française de Hanoï avait, pendant dix ou quinze ans, servi dans les troupes indochinoises. Et un jour, devant les tirailleurs, il brisa les médailles dont l'avait récompensé le Gouvernement colonial.

    L'absence des libertés élémentaires unit tous les Annamites instruits pour une commune revendication. Quelque événement prochain en Extrême-Orient pourrait provoquer la révolte de la masse. Que la France songe à toutes ces forces tendues !

   Je fais appel à la France et à l'égoïsme éclairé des coloniaux. On dit en Annam : « La malédiction du Ciel est suspendue au-dessus de la tête des égoïstes et des inhumains. »

 

NGUYEN AN NINH.

 

Ngyen An Ninh en 1923