Réédition : Victor Méric, « Billet à Jean-Jacques », La Guerre sociale, 19-25 juin 1912

 

 

Billet

à

JEAN-JACQUES

 

 

            Mon pauvre vieux,

  Il est donc vrai que, dès leur naissance, certains hommes sont marqués du sceau du malheur et que, quoi qu’ils tentent, il leur est interdit de conjurer le mauvais sort. Leur vie entière s’écoulera dans les deuils, les catastrophes, les calamités. Ainsi le veut l’Etre qui préside aux destinées humaines.

   Vous aviez su voir cela, mon pauvre Jean-Jacques, et vous l’avez expérimenté personnellement, lorsque chassé de Genève, réduit à la misère, persécuté et poursuivi, raillé et bafoué, tour à tour larbin, jardinier, charretier, copiste, herboriste, vous rêviez hautainement de justice sociale et vous échafaudiez la société future, laquelle, hélas ! n’a pas cessé d’être future. Vous aviez su voir cela et vous l’aviez dit non sans amertume. Aussi, de bons apôtres, bien placés dans la vie, vous accusaient-ils de misanthropie morbide et vous présentaient-ils comme en proie au délire de la persécution.

   Hélas ! qu’auriez-vous dit, mon pauvre Rousseau, si vous aviez pu soulever le voile de l’avenir ? Voici que même après la mort, alors que vous aviez pourtant conquis le droit à un repos durable, on vient encore se disputer sur votre tombe bouleversée.

   Certes, vous étiez fondé à vous plaindre du destin qui vous accabla de votre vivant. Mais que penser du malheur qui vous atteint alors qu’enseveli dans l’éternel sommeil, vous ne réclamiez que la paix éternelle ? Vous aussi aujourd’hui jeté en pâture aux rhéteurs. Contre votre mémoire s’exerce le protozoaire déraciné du jardin de Bérénice[1]. Ce pédant constipé compisse, d’un aigre filet, l’impérissable monument que vous aviez dressé à la logique et à la justice humaines. De cela, je vous supplie de n’avoir cure. Ça n’a qu’une importance bien secondaire. Ce fervent du culte d’Onan, dont l’existence s’est écoulée à dénombrer, devant son miroir, les verrues et les sillons de son noble visage et dont son collègue académique, Jean Richepin disait qu’il était le fils

 

                                               … du hasard qui lança

            Un spermatozoïde aveugle dans l’Auvergne

 

Est bien près d’être relégué au capharnaüm où gisent, pêle-mêle, les plus poussiéreuses antiquités.

   Il y a là aussi la phalange nationale-royaliste qui écume à ouïr seulement votre nom. Bah ! ces gens-là ne sont pas méchants. Ils ont repris le refrain de Gavroche : « C’est la faute à Voltaire ! C’est la faute à Rousseau ! » Votre grand crime, à leurs yeux, c’est de n’avoir pas pensé exactement selon leur désir et surtout, oh ! surtout ! de faire figure de métèque. Car vous êtes un métèque, mon pauvre Jean-Jacques, malgré que vous ayez enrichi la langue française un peu mieux que Jean Moréas, alias Papadiamantopoulos qui, lui, était un bon Français de France. Tout cela, voyez-vous, n’est pas très grave. Avec Chateaubriand, Coligny et quelques autres, vous êtes promu à la dignité de traître et d’anti-Français. Consolez-vous. Si on laisse faire ces messieurs, les patriotes, il n’y aura bientôt plus de héros en France et le seul grand homme qu’il nous sera permis d’honorer, sera la Pucelle d’Orléans.

   Mais le plus triste, le plus accablant pour vous, après de telles honorables attaques, c’est de voir votre œuvre défendue par des parlementaires retors qui se réclament de vous. On peut affirmer que c’est là le comble et le coup de pied de Massabuau[2] en devient réjouissant.

   Non, mais voyez-vous, de votre séjour élyséen, l’homme de Sidi-Bel-Abbès[3], vous prodiguant sa rhétorique creuse ? L’entendez-vous parler avec sonorité de vos vertus ? L’avez-vous compris lorsqu’il a lancé à la tête des députés ahuris les fameux « alluvions que le progrès dépose dans nos mains ». Non, vraiment, on savait déjà que Viviani avait les bras longs puisqu’il s’en servait pour éteindre les étoiles, mais on n’aurait  jamais cru qu’il avait les mains assez larges et les biceps assez vigoureux pour porter ainsi des alluvions à bras tendus.

   Ce renégat ne vous paraît-il pas simplement délicieux ? Et l’autre, le ministre, hein ! quel orateur, et comme il vous a enterré bellement sous un déluge de phrases et de fleurs. Mon pauvre Jean-Jacques, aviez-vous prévu de telles catastrophes ! Croyez-moi, écoutez un de ceux qui vous admirent en secret et sans bruit, vous n’aurez le repos définitif que lorsque votre mémoire sera entièrement abolie parmi les hommes. Lorsqu’on a eu la malencontreuse manie de semer des vérités et de remuer des idées, on a perdu tout droit au repos.

   Il faut en prendre votre parti, mon pauvre vieux. On ne vous laissera pas tranquille. Votre sommeil sera perpétuellement agité et traversé d’horribles cauchemars où des pions jaunis et d’abjects discoureurs s’ingénieront à vous torturer. Mais si vous voulez vivre paisible dans la mort, alors, mon vieux, faites comme le Christ : levez-vous et venez donner du pied dans le cul à toute cette horripilante canaille de Parlement et d’Académie.

 

Victor MERIC[4]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé et annoté par Tanguy L’Aminot



[1] . Il s’agit de Maurice Barrès, auteur du Jardin de Bérénice, qui prononça au nom de la droite et des nationalistes, à la Chambre des députés, le 11 juin 1912, un violent discours contre la célébration nationale de Rousseau proposée par le gouvernement d’Armand Fallières. Ce discours est numérisé sur ce site.

[2] . Joseph Massabuau, député conservateur de l’Aveyron, participa aussi à l’affrontement du 11 juin à la Chambre, déclarant notamment qu’il ne lisait jamais de livres et accusant le gouvernement radical d’être le continuateur de Rousseau et des révolutionnaires quand il bannit les congrégations religieuses..

[3] . René Viviani, né à Sidi-Bel-Abbès en 1863, a fondé le parti Républicain Socialiste en 1863. Il répondit au discours de Barrès le 11 juin par un discours ambigu où il émettait maintes réserves quant à Rousseau.

[4] . Journaliste, écrivain libertaire et antimilitariste, Victor Méric fut anarchiste et collaborateur du Libertaire. Il participe à la fondation de l'Association internationale antimilitariste. En 1906, il rejoint les socialistes révolutionnaires autour du journal de Gustave Hervé La guerre sociale, puis crée avec Henri Fabre Les Hommes du jour, journal illustré qui lui vaut deux condamnations pour « outrage à l'armée ». En 1920, dans l'enthousiasme de la révolution russe, il adhère au Parti Communiste, et est élu à son comité directeur. Mais, dès 1921, il s'oppose à la discipline bolchévique et sera exclu du Parti en 1923. Dès lors, il participe à la création du Parti Communiste Unitaire, qui devient rapidement l'Union Socialiste Communiste. En 1931, redevenu pacifiste, il crée le journal La patrie humaine et fonde La ligue internationale des combattants de la paix. Il est l’auteur d’un livre consacré à la bande à Bonnot qui est au coeur du débat à la Chambre en 1912 : Les bandits tragiques.