Libé- Soir, samedi 4 août 1945, p 1 et 2.  Par Pierre Le Christian.

 

 

 

 

ON VA REPRENDRE L’ENCYCLOPEDIE…

 

… Mais la cabane de Jean-Jacques et délabrée et implore pitié

 

 

On va reprendre, à grands frais, l’Encyclopédie. Une encyclopédie de la renaissance française, large, humaine, vivante.

Pas de sectarisme, nous avertit un manifeste, en cette colossale entreprise. Savants et penseurs de 1945 ne déplacent pas du socle de la scolastique Thomas d’Aquin, ce géant de la spéculation qu’ils situent fraternellement aux côtés de Voltaire, l’homme du chevalier de la Barre.

            Au lendemain des catastrophes, la créature aime à se recueillir, face à l’effrayant  problème de la vie et des responsabilités spirituelles.

            Mais que laissent, dans la tracée de leur tombe, les penseurs ?

            Si nous surprenions, sans crier gare, la demeure dernière d’un encyclopédiste selon le cœur ? Allons faire visite à Jean-Jacques.

 

                       Chez Jean-Jacques

 

            Ermenonville. La mer de sable… Le « Désert »… Fougères géantes, canards sauvages chantés par Maupassant. Roches où glisse une couleuvre. Troublante solitude à quarante-sept kilomètres de la Villette.

            Un sentier perdu, glissant à force d’aiguilles de pin séchées. On écarte les plantes hautes ; on se griffe.

            Voici la cabane… Un désastre ! Pittoresque, bien sûr, mais qui s’écroule, chaume rongé par toutes les pluies et tous les soleils.

            Là, près de cette ouverture qui découpe un fond de lac grisâtre dans la lumière de juin, Jean-Jacques signa le « bon à tirer », des Confessions… Contre la cheminée empruntée, dirait-on, à quelque film de trappeurs américains, il a bouclé, toussant et cassé, les suprêmes pages des Rêveries d’un promeneur solitaire… . Le chant du cygne. Comme ceux qui glissent, en bas, dans la trouée feuillue.

            Sur les moellons, cimentés à la romaine – ce ciment qu’il célébra dans le Pont du Gard – une main a gravé, en capitales, sur trois mètres de longueur : « Jean-Jacques est immortel. »

            Au-dessus, un souvenir à la pointe du canif : « Rémy et Poupette… » Hommage ?… Irrespect ?

            Il dormait là, sur cette couche de pierre surélevée, comme un lit clos breton. Vingt centimètres sous le chaume, contre les étoiles.

            Pauvre Jean-Jacques !… Roi des bohêmes, saute-ruisseau, élève horloger abandonné par son père… Comme il abandonnera, lui, sa couvée.

            « L’île des Peupliers »… Il entendait y reposer au bord de l’eau. Tel Chateaubriand l’orgueilleux qui devait exiger pour son compte, l’océan. On a retiré d’ici la poussière de Jean-Jacques. L’orage chuinte à travers les arbres en forme de chandeliers funèbres. Des gouttes éclaboussent le mausolée de Lesueur.

            Faut-il croire, avec Bonaparte, premier consul, un Bonaparte en pèlerinage à la Cabane, qu’il aurait mieux valu pour l’humanité que Jean-Jacques et lui ne fussent pas nés ?

            « Celui-là est véritablement libre, écrivait Rousseau, qui n’a pas besoin de mettre les bras d’un autre au bout des siens. »

            Ce message d’outre-tombe éveille, dans le siècle du travail à la chaîne et des V-I, de bien curieuses résonances.

 

                                                                     

                                                                                  Pierre Le Christian.

                                              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte numérisé par Pascale Pellerin