Réédition : Hugues Rebell, « Une âme délivrée », L’Esprit français, n° 55, 10 janvier 1931, p. 126-130.

 

 

Une âme délivrée.

ERMENONVILLE — LA SAINTE CURIOSITÉ

Les hommes pour moi sont morts,
Je dois me chercher des amis
Parmi les chênes et les hêtres
Et leur clamer mon malheur.

Tieck.

Si près de Paris et si loin! sans le tumulte des
gares, avec des hôtels aux salles obscures, à
peine retentissantes d'un pas pressé de touriste.
Et voici, au soir, des frondaisons énormes, des
verdures vastes en un clair ciel d'été; puis, dé-
laissé de ses hôtes accoutumés, muet et bien clos,
en tache blanche, le château. Alors, de la nuit
des grands arbres termes, le lac s étale; le lac dont 1’eau a
de frissonnantes tristesses, de molles et douloureuses rêveries.

« C'est bon pour mon frère! » dédaigneuse fut ainsi, selon
la légende, la voix de l'Empereur, lorsqu'on voulut lui montrer
la dernière habitation de Rousseau. Le barbare qu'il fut tou-
jours se révélait en cette parole, repoussant de toute sa brutalité
le méditatif et le cérébral, en homme d'autre race qui ne sait
rien d'une âme différente et, en général, de toute âme, contemp-
teur des victoires silencieuses de l'esprit. Nous n'imiterons pas
ces mépris. Pieusement, il faut s'acheminer vers l'îlot des peu-
pliers et. son monument vide. Peut-être en ce doux paysage
évoquerons-nous l'ombre admirée.

Aux premiers jours du renouveau, parmi la volée jacassante
des vieux rêves, quelle amertume pour ce vieillard de soixante-
cinq ans, qui s'était prouvé sa royauté, sans rien obtenir de ce

qu'il souhaita, et dont il se jugeait digne! Il s'était choisi sa
retraite, d'un charme discret et apaisant. Dans ce parc, bordé
de toutes parts, il serait à l'abri de ses ennemis et de lui-même.
Le calme des herbes fleuries, les sommeil des hêtres et des chê-
nes, voilà les secours qu'il demanderait contre la haine et les
soupçons. Un ciel étroit, emprisonné par les hautes cimes fie
laisserait point son imagination se perdre en songeries inutiles,
en vains désirs. Hélas! il oubliait l'eau! Miroir magique, plein
d'étranges images pour ceux qui le regardent trop amoureuse-
ment! Toute sa vie lui remonta en vivaces et cruels souvenirs.
Il entendit le bruissement dès robes, les rires en fusées des fem-
mes qu'il eut pu aimer. Mlle de Graffenried, la petite Gôton,
Mme d'Epinay et les amies d'un jour et celles qui lui apparu-
rent un jour de soleil, quel navrant cortège de regrets! Mieux
eut valu pour lui être un Don Juan et ouïr les reproches des
délaissées. A bien étreindre une existence, on la quitté sans
regret, comme une grappe dont on a sucé tout le jus, mais à
Rousseau la vie semblait une trahison. « Je n'ai pas laissé de
jouir beaucoup par la pensée », dit-il dans ses Confessions,
essayant de se mentir à lui-même : il ne réussit pas à s'illusion-
ner, et nous fait l'aveu navrant qu'il n'a jamais eu ce qu'un
manoeuvre possède : le bonheur dans une chère étreinte.

A notre déclin, ces sortes de constatations sont des supplices.
Beaucoup d'hommes qu'on croyait sourds aux insidieuses ro-
mances, quelques années ayant la mort, se retournent ainsi vers
leur jeunesse. Leurs heures se sont écoulées à l'ombre dès bi-
bliothèques et voici tout à coup qu'ils s'aperçoivent qu'ils ont
sauté par-dessus leurs meilleures années. Avec une âme diffé-
rente, Rousseau en était au même point. Il avait passé ses jours
à se taire auprès de celles qu'il aimait le plus et il enviait ces
joies vulgaires qu'il eut voulu mépriser. Nous touchons sans
doute au secret des profondes mélancolies, à cet antagonisme
du rêve et de la réalité qui fait le malheur de tant d'existences.
Ceux qui sentent beaucoup n'osent jamais et les Lauzun ne sont
pas les plus grands amoureux.

Qu'on ajoute à ces tourments, d'un ordre, si l'on veut, infé-
rieur, les souffrances d'une âme aimante qui se sent seule, d'un

artiste qui se croit oublié (1), qu'on imagine Rousseau, pauvre,
malade, en proie à mille soucis et l'on comprendra qu'il avait
toutes les raisons ipour désirer en finir avec l'existence. Mais
ceci n'eut pas lieu. Nous pouvons l'affirmer hautement devant
les hésitations des critiques. Que dans une minute d'égarement,
au milieu d'atroces douleurs, il se soit oui ou non tiré un coup de
pistolet, cela ne nous intéresse pas. Ce qui nous importe, c'est
ce qu'il voulut dans les moments de conscience, et cela, nous le
savons : il voulut vivre. Dominant le Passé, il alimenta sa sen-
sibilité d'émotions nouvelles, sa pensée s'élança, rajeunie, vers
d'autres régions et les fugitives images s'effacèrent pour laisser
seul transparaître l'Esprit.

Vaste et magnifique ambition! Vers le monde alors dédai-
gné de la musique, vers le monde à peine exploré des sciences
naturelles, voici qu'il s'achemine, oubliant les études anciennes.
Jusqu'alors, c'avait été comme un divertissement abandonné et
repris au hasard des circonstances. A présent, la nature l'occu-
pera tout entier. Il a renoncé à l'homme et aux hommes, il trou-
vera parmi les plantes les joies qu'il cherchait vainement ailleurs
et la musique traduira ses exaltations.

Malgré le mal dont il souffrait, j'entrevois, aux approches de
cette mort, des journées de paix, de tranquille bonheur éclairées
de,ces rayons gais et charmants qui luirent sur son enfance, à
Bossey. Comme le puissant génie de notre siècle, Richard Wa-
gner, s'en donnant, après Tristan, sur les sereines hauteurs de
Montsalvat, Rousseau plaçait enfin dans la nature ce capital
d'amour que les hommes avaient repoussé.

Voilà bien le fait de cette grande intelligence amoureuse
de toutes les formes de la vie, voilà bien cette divine curiosité
qui semble générale au XVIIIe siècle, mais que seul réellement
eut Rousseau!

En effet, tandis qu'un Voltaire pillait la science des autres,

(1) Rousseau eut de nombreux amis et une foule d'admirateurs. On
sait le succès de la Nouvelle Héloïse et la façon dont il fut accueilli
en France et en Angleterre. Malheureusement, Rousseau comme les êtres
chez Qui la faculté de l'analyse s'est développée en même temps que la
sensibilité, était dans une continuelle inquiétude au, sujet de ses amitiés,
attachant une importance exagérée à un mot, bouleversé par la plus
légère critique.
prenait des moitiés d'idées dans une conversation ou un livre;
parcouru, passait en aveugle devant l'histoire, l'art, la société*,
l'auteur de l'Emile allait jusqu'à l'âme des Choses, la pressait
et l'étreignait, la forçant de lui livrer son secret. Il-lisait énor-
mément, il lisait tout. Faisant un paquet de ses opinions qu'il
mettait sous clef, il endossait les habits de l'auteur pour l'étudier,
échangeait sa personnalité contre la sienne et ne la retrouvait
qu'après pour le juger. Cette curiosité est le trait caractéristique
de son génie. Elle apparaît à l'heure où toutes les facultés dé-
faillent et s'en vont : au moment de l'agonie. Alors il donne
l'exemple à nos modernes qui, de tous les livres, ne savent que les
leurs, croyant être par là plus originaux, il se montre immense
et complexe comme l'univers. Saluons cette lumière au vaste et
merveilleux éclat! Le génie à venir, le génie qu'est déjà Rous-
seau, le génie que sera Goethe, n'a d'école ni de caste ; ni chi-
miste, ni littérateur, ni philosophe, ni mathématicien, mais sim-
plement le Penseur et le Poète, il régira les connaissances et
les rythmes. Ayant vécu mille existences, amant et mystique»,
solitaire et mondain, artiste et manoeuvre, voyageur et cloîtré,
il incarnera dans son oeuvre son temps et les temps passés, le
monde qu'on voit et le monde qu'on rêve. Le dilettantisme dont
on a tant médit n'est donc à mes yeux qu'une vertu corrompue»
l'excès d'une qualité. C'est dans l'amour de l'univers et l'activité
de toutes nos facultés que se trouve le salut. Les Grecs étaient
tour à tour commerçants et poètes, soldats et historiens. Au.
moyen âge, le monastère ou l'apostolat couronnait une existence,
de voyageur ou d'homme d'épée. Aujourd'hui l'être qui, de cette
plate-forme de clocher, promène un regard distrait et calme;
sur l'immense horizon ne peut prétendre au titre sacré. Il lui
faut le vertige, l'exaltation devant le mystère et s'il n'a pas
rencontré Dieu au seuil, il doit fureter partout pour le trouver.

Joie, souffrance de la connaissance qui marche sans cesse!
l'âme est toute en ce désir d'élargissement et d'élévation. Je
sais, hélas ! que pour se reconnaître en la forêt des idées, chacun
a choisi sa route; du moins, voyons les lacis et les croisements»
et en avançant nous-mêmes, n'oublions pas les efforts de nos
compagnons.

Chez Rousseau, le lien qui unit toutes les sciences n'est.

jamais rompu. Une rigoureuse méthode le conduit d'wne étude
à une autre. La psychologie des Confusions (1),, le mène à sa
théorie de l'amour de la Nouvelle Hélwsé, de l'amour il passe
à l'enfant, de l'enfant à l'homme, de l'homme à la nature, tandis
que la musique lui donne sa phrase large et harmonieuse, son
style aux solennelles cadences.

Pour éteindre cette admirable curiosité qui eut sans doute
été féconde, il fallait la mort. Elle vint trop vite, encore que
l'oeuvre laissée soit immense, mais l'homme, devant elle, ne subit
pas d'effacement. Sur ces suprêmes hontes, un voile est tiré. On
peut croire de Rousseau, comme les premiers Romains le pen-
sèrent de Romulus, qu'un Dieu l'a enlevé. Ermenonville, de nos
jours village perdu, aiu XVIIIe siècle est encore plus lointain.
Rousseau ne meurt pas : il disparaît. Maintenant que lé pauvre
corps est rejeté, l'âme va luire, divine; des âmes naîtront et
vivront d'elle, des peuples et des peuples s'agiteront à son souf-
*fle : elle ordonnera leur gouvernement et leurs fêtés, leurs
moeurs et leurs labours; puis, à son tour, cette âme disparaî-
tra; comme le corps, mêlé à la terre, elle sera mêlée à d'autres
âmes, mais celles-ci pourront l'acclamer ou la maudire, elle
demeurera avec elles, elles sera dans leurs pensées, dans leurs
sentiments, dans leurs désirs, dans leurs vôlitions et — germe
bienfaisant ou corrupteur, — elles la transmettront à l'avenir,
sans que jamais tous leurs efforts parviennent à l'étouffer. Peut-
être même un jour viendra où les hommes reconnaissant en eux
la Disparue, sauront que c'est elle qui leur a donné le concept
de la Beauté. Alors, ils lui rendront des actions de grâces; alors
ils la salueront de louanges et d'encens.

Hugues REBELL.

(1) Les Confessions ont été écrites après la Nouvelle Héloïse, mais
la date de la composition n'est pas celle de la conception.