Le Caveau, 49, 1883, p. 51-55.

 

 


LA MISSION DU FOUTAH-DJALON

 



AIR-: Jadis les rois, race proscrite (MADAME ANGOT).



Tout Paris a vu dans les rues

De noirs habitants des déserts

Promener leurs têtes crépues

Sous leurs burnous aux tons divers.

Le Foutah-Djalon a vu naître

Ces Africains au teint bronzé ;

En France, ils ont voulu connaître

Un peuple dit civilisé.

Vraiment, sommes-nous donc plus sages

Que les sauvages
Du pays du Foutah-Djalon ?
Qu'en pensez-vous ? Je crains que non !

Or, en moins de quelques semaines,
Le prince, en décembre et janvier,
Apprit ce que sont les étrennes,
Les exigences du portier.

 

   52 —

Il connut que les journalistes

Sont des gens rien moins que discrets,

Et ce que des Nanas-zolistes

Vous coûtent les charmes secrets.

« Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages ;
» N'importons pas cela, non, non',
Dit le prince, » au Foutah-Djalon ! »

Il vit comparer le divorce

Avec la séparation;

Il ne se jugea pas de force

A discuter la question.

Mais, voyant les femmes coquettes,

Il comprit très facilement

Qu'afin de payer leurs toilettes

Au mari se joint un amant.

 » Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages.
 » N'importons pas cela, non, non,
Dit le prince, » au Foutah-Djalon,! »

 

Il vit la débâcle fameuse

De la Bourse qui fit un krack ;

Il vit la foule agioteuse

Tout effarée, en proie au trac.

 

   53 –

 


II vit l'Union Générale,
La dévote banque à Bontoux,
Dégringoler sous la rafale,
Sans que ce soit perdu pour tous.
« Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages.
» N'importons pas cek., non, non,
Dit le prince, » au Foutah-Djalon! »

Il lut dans des feuilles diverses,

Sur l'enterrement d'un préfet,

De violentes controverses

Dont il ne saisit pas l'effet;

Puis ces mots qu'il ne peut comprendre :

« Libre-penseur ! clérical ! fou ! »

— a Quoi ! dit le prince, on veut défendre

» Aux gens de mourir à leur goût ?

» Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages.
» N'importons pas cela, non, non,
» Jamais, dans le Foutah-Djalon ! »

Un jour, à la Chambre il assiste :
Un ministre y veut, vainement,
Substituer le scrutin- de liste
Au scrutin d'arrondissement.

 


- 54-

L'Africain remarque à merveille
Que, frais élus, nos députés
Brisent l'idole de la veille,
De peur d'être désappointés.
« Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages.
» N'importons pas cela, non, non,
Dit le prince, » au Foutah-Djalon! i

Ah ! c'est surtout aux vins de France
Qu'il trouve un charme merveilleux,
Car il leur doit l'intelligence
De tout ce qui frappe ses yeux.
Ce vin est la liqueur magique !
Mais il demeure épouvanté,
Quand il apprend qu'on le fabrique
Avec tout... raisin excepté.
« Ces civilisés sont moins sages

» Que mes sauvages.
» N'importons pas cela, non, non,
Dit le prince, » au Foutah-Djaldn ! »

Du prince africain il faut croire
Que le jugement n'est pas sot,
Car bien avant lui <— c'est notoire —
C'est ce qu'avait écrit Rousseau.

 

.— 55 -

Ce philosophe nous assure,

Dans une dissertation,

Que pour nous l'état de nature

Vaut la civilisation.

Vraiment, sommes-nous donc plus sages

Que les sauvages
Du pays du Foutah-Djalon ?
Qu'en pensez-vous ? Je crains que non I

A. VACHER,
Membre titulaire.