[J.M. GALLANAR=éditeur]




JEAN JACQUES ROUSSEAU




POLYSYNODIE DE L'ABBÉ DE ST. -PIERRE / JUGEMENT SUR LA POLYSYNODIE.




[1758, mars - 1760, mars ;manuscrit, Neuchâtel, R. 2; Neuchâtel, R. 1, fos 2 r°-15 r°; publiée par Moultou- Du Peyrou ; le Pléiade édition, t. III, pp. 617-645.  == Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, XII, 53-75.]




 [53] CHAPITRE PREMIER.


Nécessité, dans la Monarchie, d'une forme de Gouvernement subordonnée au Prince.


Si les Princes regardoient les fonctions du Gouvernement comme des devoirs

indispensables, les plus capables s'en trouveroient les plus surchargés; leurs

travaux comparés à leurs forces, leur paroîtroient toujours excessifs; on les

verroit aussi ardents à resserrer leurs Etats ou leurs droits, qu'ils sont avides

d'étendre les uns & les autres; & le poids de la Couronne écraseroit bientôt la

plus forte tête qui voudroit sérieusement la porter. Mais loin d'envisager leur

pouvoir par ce qu'il a de pénible & d'obligatoire, ils n'y voient que le plaisir de

commander; & comme le peuple n'est à leurs yeux que l'instrument de leurs

fantaisies, plus à ont de fantaisies à contenter, plus le besoin d'usurper

augmente; & plus ils sont bornés & petite d'entendement, plus ils veulent être

grands & puissans en autorité.


Cependant, le plus absolu despotisme exige encore un travail [54] pour se soutenir:

quelques maximes qu'il établisse à son avantage, il faut toujours qu'il les couvre

d'un leurre d'utilité publique ; qu'employant la force des peuples contre eux-mêmes,

il les empêche de la réunir contre lui ; qu'il étouffe continuellement la voix de la 

nature, & le cri de la liberté toujours prêt à sortir de l'extrême

oppression. Enfin, quand le Peuple ne seroit qu'un vil troupeau sans raison,

encore faudrait-il des soins pour le conduire; & le Prince qui ne songe point à

rendre heureux ses sujets n'oublie pas, au moins, s'il n'est insensé, de conserver

son patrimoine.


Qu'a-t-il donc à faire pour concilier l'indolence avec l'ambition, la puissance

avec les plaisirs, & l'empire des Dieux avec la vie animale? Choisir pour soi les

vains honneurs, l'oisiveté, & remettre à d'autres les fonctions pénibles du

Gouvernement, en se réservant tout au plus de chasser ou changer ceux qui s'en

acquittent trop mal on trop bien. Par cette méthode, le dernier des hommes

tiendra paisiblement & commodément le sceptre de l'univers; plongé dans

d'insipides voluptés, il promenera, s'il veut, de fête en fête son ignorance & son

ennui. Cependant on le traitera de conquérant, d'invincible, de Roi des Rois,

d'Empereur Auguste, de Monarque du monde & de Majesté sacrée. Oublié sur le

trône, nul aux yeux de ses voisins, & même à ceux de ses sujets, encensé de tous

sans être obéi de personne, foible instrument de la tyrannie des Courtisans & de

l'esclavage du Peuple, on lui dira qu'il règne & il croira régner. Voilà le tableau

général du gouvernement de toute Monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le

monde & n'a pas les épaules d'Hercule, doit s'attendre d'être écrasé.


[55] Le Souverain d'un grand Empire n'est guère au fond que le Ministre de ses

Ministres, ou le représentant de ceux qui gouvernent sous lui. Ils sont obéis en

son nom, & quand il croit leur faire exécuter sa volonté, c'est lui qui, sans le

savoir, exécute la leur. Ce la ne sauroit être autrement, car comme il ne peut

voir que par leurs yeux, il faut nécessairement qu'il lu laisse agir par ses mains.

Forcé d'abandonner à d'autres ce qu'on appelle le détail,*[*Ce qui importe aux

citoyens, c'est d'être gouvernés justement & paisiblement. Au surplus, que

l'Etat soit grand, puissant & florissant, c'est l'affaire particulière du Prince, &

les sujets n'y ont aucun intérêt. Le Monarque doit donc premiérement

s'occuper du détail, en quoi consiste la liberté civile, la sûreté du peuple &

même la sienne à bien des égards. Après cela, s'il lui reste du temps à perdre, il

peut le donner à toutes ces grandes affaires qui n'intéressent personne, qui ne

naissent jamais que des vices du gouvernement, qui par conséquent ne sont rien

pour un Peuple heureux, & sont peu de chose pour un Roi sage.] & que

j'appellerois, moi, l'essentiel du Gouvernement, il se réserve les grandes affaires,

le verbiage des Ambassadeurs, les tracasseries de ses favoris, & tout au plus le

choix de ses maîtres ; car il en faut avoir malgré soi, si-tôt qu'on a tant

d'esclaves. Que lui importe, au reste, une bonne ou une mauvaise

administration? Comment son bonheur seroit-il troublé par la misère du Peuple,

qu'il ne peut voir; par ses plaintes, qu'il ne peut entendre, & par les désordres

publics dont il ne saura jamais rien ? Il en est de la gloire des Princes comme

des trésors de cet insensé, propriétaire en idée de tous les vaisseaux qui

arrivoient au port : l'opinion de jouir de tout l'empêchoit de rien désirer; & il

n'étoit pas moins heureux des richesses qu'il n'avoit point, que s'il les eût

possédées.


[56] Que feroit de mieux le plus juste Prince avec les meilleures intentions, si-tôt qu'il

entre prend un travail que la nature a mis au-dessus de ses forces? Il est homme

& se charge des fonctions d'un Dieu, comment peut-il espérer de les remplir ?

Le sage, s'il en peut être sur le trône, renonce à l'empire, ou le partage; il

consulte ses forces; il mesure sur elles les fonctions qu'il veut remplir; & pour

être un Roi vraiment grand, il ne se charge point d'un grand Royaume. Mais ce

que feroit le sage a peu de rapport à ce que feront les princes. Ce qu'ils feront

toujours, cherchons au moins comment ils peuvent le faire le moins mal qu'il

soit possible.


Avant que d'entrer en matière, il est bon d'observer que si par miracle quelque

grande ame peut suffire à la pénible charge de la Royauté, l'ordre héréditaire

établi dans les successions, & l'extravagante éducation des héritiers du Trône,

fourniront toujours cent imbéciles pour un vrai Roi; qu'il y aura des minorités,

des maladies, des tems de délire & de passion qui ne laisseront souvent à la

tête de l'Etat qu'un simulacre de Prince. Il faut cependant que les affaires se

fassent. Chez tous les peuples qui ont un Roi, il est donc absolument nécessaire

d'établir une forme de gouvernement qui se puisse passer du Roi; & dès qu'il

est posé qu'un Souverain peut rarement gouverner par lui-même, il ne s'agit plus

que de savoir comment il peut gouverner par autrui; c'est à résoudre cette

question qu'est destiné le discours sur la Polysynodie.


[57] CHAPITRE II.


Trois formes spécifiques de Gouvernement subordonné.


Un Monarque, dit l'Abbé de St. Pierre, peut n'écouter qu'un seul homme dans

toutes ses affaires, & lui confier toute son autorité, comme autrefois les Rois de

France la donnoient aux Maires du Palais, & comme les Princes Orientaux la

confient encore aujourd'hui à celui qu'on nomme Grand-Visir en Turquie. Pour

abréger, j'appellerai Visirat cette sorte de ministere.


Ce Monarque peut aussi partager son autorité entre deux ou plusieurs hommes

qu'il écoute chacun séparément sur la sorte d'affaire qui leur est commise, 

à-peu-près comme faisoit Louis XIV avec Colbert & Louvois. C'est cette forme

que je nommerai dans la suite demi-Visirat.


Enfin, ce Monarque peut faire discuter dans des assemblées les affaires du

Gouvernement, & former à cet effet autant de Conseils qu'il y a de genres

d'affaires à traiter. Cette forme de ministère, que l'Abbé de St. Pierre appelle

pluralité des Conseils ou Po1ysynodie, est à-peu-près, selon lui, celle que le

Régent Duc d'Orléans, avoit établie sous son administration, & ce qui lui donne

un plus grand poids encore, c'étoit aussi celle qu'avoit adoptée l'Elève du vertu

eux Fenelon.


Pour choisir entre ces trois formes & juger de celle qui mérite la préférence, il

ne suffit pas de les considérer en gros & par la première face qu'elles

présentent; il ne faut pas non plus opposer les abus de l'une à la perfection de

l'autre, ni [58] s'arrêter seulement à certains moments passagers de désordre ou

d'éclat; mais les supposer toutes aussi parfaites qu'elles peuvent l'être dans leur

durée, & chercher en cet état leurs rapports & leurs différences. Voilà de quelle

manière on peut en faire un parallèle exact.


CHAPITRE III.


Rapport de ces formes a celles du Gouvernement suprême.


Les maximes élémentaires de la politique peuvent déjà trouver ici leur

application. Car le Visirat, le demi-Visirat & la Polysynodie se rapportent

manifestement dans l'économie du gouvernement subalterne aux trois formes

spécifiques du gouvernement suprême; & plusieurs des principes qui

conviennent à l'administration souveraine peuvent aisément s'appliquer au

Ministère. Ainsi, le Visirat doit avoir généralement plus de vigueur & de

célérité, le demi-Visirat plus d'exactitude & de soin, & la Polysynodie plus de

justice & de constance. Il est sûr encore que,comme la Démocratie tend

naturellement à l'Aristocratie, & l'Aristocratie à la Monarchie; de même la

Polysynodie tend au demi-Visirat, & le demi-Visirat au Visirat. Ce progrès de la

force publique vers le relâchement qui oblige de renforcer les ressorts, se

retarde ou s'accélère à proportion que toutes les parties de l'Etat sont bien ou

mal constituées; & comme on ne parvient au despotisme & au Visirat que

quand tous les autres ressorts sont usés, c'est, à mon avis, un projet mal conçu

de prétendre abandonner cette forme pour en [59] prendre une des précédentes: car

nulle autre ne peut plus suffire à tout un peuple qui a pu supporter celle-là.

Mais, sans vouloir quitter l'une pour l'autre, il est cependant utile de connoître

celle des trois qui vaut le mieux. Nous venons de voir que, par une analogie

assez naturelle, la Polysynodie mérite déjà la préférence, il reste à rechercher si

l'examen des choses mêmes pourra la lui confirmer; mais avant que d'entrer

dans cet examen, commençons par une idée plus précise de la forme que, selon

notre Auteur, doit avoir la Polysynodie.


CHAPITRE IV.


Partage & Départements des Conseils. 


Le Gouvernement d'un grand Etat, tel que la France, renferme en soi huit objets

principaux qui doivent former autant de départemens & par conséquent avoir

chacun leur Conseil particulier. Ces huit parties sont: la justice, la police, les

finances, le commerce, la marine, la guerre, les affaires étrangères, & celles de

la religion. Il doit y avoir encore un neuvieme Conseil, qui, formant la liaison

de tous les autres, unisse toutes les parties du Gouvernement, où les grandes

affaires traitées & discutées en dernier ressort, n'attendent plus que de la

volonté du Prince leur entière décision, & qui, pensant & travaillant au besoin

pour lui, supplée à son défaut, lorsque les maladies, la minorité, la vieillesse, ou

l'aversion du travail, empêchent le Roi de faire ses fonctions; ainsi ce Conseil

général doit toujours être sur pied ou pour la nécessité présente, ou par

précaution pour le besoin à venir.


[60] CHAPITRE V.


Manière de les composer. 


A l'égard de la manière de composer ces Conseils, la plus avantageuse qu'on y

puisse employer paroît être la méthode du scrutin; car par toute autre voie il

est évident que la Synodie ne sera qu'apparente, que les Conseils n'étant remplis

que des créatures des favoris, il n'y aura point de liberté réelle dans les

suffrages, & qu'on n'aura sous d'autres noms qu'un véritable Visirat ou

demi-Visirat. Je ne m'étendrai point ici sur la méthode & les avantages du

scrutin ; comme il fait un des pointe capitaux du systême de Gouvernement de

l'Abbé de St. Pierre, j'en traite ailleurs plus au long. Je me contenterai de

remarquer que quelque forme de Ministère qu'on admette, il n'y a point d'autre

méthode par laquelle on puis se être assuré de donner toujours la préférence au

plus vrai mérite; raison qui montre plutôt l'avantage que la facilité de faire

adopter le scrutin dans les Cours des Rois.


Cette première précaution en suppose d'autres qui la rendent utile; car il le

seroit peu de choisir au scrutin entre des sujets qu'on ne connoîtroit pas, & l'on

ne sauroit connoître la capacité de ceux qu'on n'a point vu travailler dans le

genre auquel on les destine. Si donc il faut des grades dans le militaire, depuis

l'Enseigne jusqu'au Maréchal de France, pour former les jeunes officiers & les

rendre capables des fonctions qu'ils doivent remplir un jour; n'est-il pas plus

important encore d'établir des grades semblables dans l'administration civile,

[61] depuis les Commis jusqu'aux Présidents des Conseils? Faut-il moins de tems &

d'expérience pour apprendre à conduire un Peuple que pour commander une

armée; les connoissances de l'homme d'Etat sont-elles plus faciles à acquérir

que celles de l'homme de Guerre, ou le bon ordre est-il moins nécessaire dans

l'économie politique que dans la discipline militaire ? Les grades

scrupuleusement observés ont été l'école de tant de grands hommes qu'a

produits la République de Venise , & pourquoi ne commenceroit-on pas d'aussi

loin à Paris pour servir le prince, qu'à Venise pour servir l'Etat.


Je n'ignore pas que l'intérêt des Visirs s'oppose à cette nouvelle police: je sais

bien qu'ils ne veulent point être assujettis à des formes qui gênent leur

despotisme, qu'ils ne veulent employer que des créatures qui leur soient

entièrement dévouées, & qu'ils puissent d'un mot replonger dans la poussière

d'où ils les tirent. Un homme de naissance, de son côté, qui n'a pour cette foule

de valets, que le mépris qu'ils méritent, dédaigne d'entrer en concurrence avec

eux dans la même carriere, & le Gouvernement de l'Etat est toujours prêt à

devenir la proie du rebut de ses citoyens. Aussi n'est-ce point sous le Visirat,

mais sous la seule Polysynodie, qu'on peut espérer d'établir dans l'administration

civile des grades honnêtes, qui ne supposent pas la bassesse, mais le mérite, et

qui puissent rapprocher la noblesse des affaires dont on affecte de l'éloigner, &

qu'elle affecte de mépriser à son tour.


[62] CHAPITRE VI.


Circulation des Départements. 


De l'établissement des grades s'ensuit la nécessité de faire circuler les

départements entre les membres de chaque Conseil & même d'un Conseil à

l'autre, afin que chaque membre éclairé successivement sur toutes les parties

du Gouvernement, de vienne un jour capable d'opiner dans le Conseil général,

& de participer à la grande administration.


Cette vue de faire circuler les départements est due au Régent qui l'établit dans

le Conseil des finances; & si l'autorité d'un homme qui connoissoit si bien les

ressorts du Gouvernement ne suffit pas pour la faire adopter, on ne peut

disconvenir au moins des avantages sensibles qui naîtroient de cette méthode.

Sans doute, il peut y avoir des cas où cette circulation paroîtroit peu utile ou

difficile à établir, dans la Polysynodie; mais elle n'y est jamais impossible, &

jamais praticable dans le Visirat ni dans le demi-Visirat: or il est important, par

beaucoup de très-fortes raisons, d'établir une forme d'administration où cette

circulation puis se avoir lieu.


1̊. Premiérement, pour prévenir les malversations des commis qui, changeant de

bureaux avec leurs maîtres, n'auront pas le tems de s'arranger pour leurs

friponneries aussi commodément qu'ils le font aujourd'hui: ajoutez qu'étant,

pour ainsi dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront plus réservés, en

changeant de département, à laisser les affaires [63] de celui qu'ils quittent dans un

état qui pourroit les perdre, si par hasard leur successeur se trouvoit honnête

homme on leur ennemi. 2̊. En second lieu, pour obliger les Conseillers même à

mieux veiller sur leur conduite ou sur celle de leurs commis; de peur d'être

taxée de négligence & de pis encore, quand leur gestion changera d'objet sans

cesse, & chaque fois sera connue de leur successeur. 3̊. Pour exciter entre les

membres d'un même corps une émulation louable à qui passera son

prédécesseur dans le même travail. 4̊. Pour corriger par ces fréquens

changemens les abus que les erreurs, les préjugés & les passions de chaque

sujet auront introduits dans son administration: car parmi tant de caracteres

 différens qui régiront successivement la même partie, leurs fautes se

corrigeront mutuellement, & tout ira plus constamment à l'objet commun.

5̊. Pour donner à chaque membre d'un Conseil des connoissances plus nettes &

plus étendues des affaires & de leurs divers rapports ; en sorte qu'ayant manié les

autres parties, il voye distinctement ce que la sienne est au tout, qu'il ne se croye

pas toujours le plus important personnage de l'Etat, & ne nuise pas au bien

général pour mieux faire celui de son département. 6̊. Pour que tous les avis

soient mieux portés en connoissance de cause, que chacun entende toutes les

matières sur lesquelles il doit opiner, & qu'une plus grande uniformité de

lumieres mette plus de concorde & de raison dans les délibérations communes.

7̊. Pour exercer l'esprit & les talents des Ministres: car, portés à se reposer &

s'appesantir sur un même travail, ils ne s'en font enfin qu'une routine qui

resserre & circonscrit, pour ainsi dire, le génie par l'habitude. [64] Or, l'attention est à

l'esprit ce que l'exercice est au corps; c'est elle qui lui donne de la vigueur, de

l'adresse, & qui le rend propre à supporter le travail: ainsi l'on peut dire que

chaque Conseiller d'Etat, en revenant après quelques années de circulation à

l'exercice de son premier département, s'en trouvera réellement plus capable

que s'il n'en eût point du tout changé. Je ne nie pas que, s'il fût demeuré dans le

même, il n'eût acquis plus de facilité à expédier les affaires qui en dépendent;

mais je dis qu'elles eussent été moins bien faites, parce qu'il eût eu des vues

plus bornées, & qu'il n'eût pas acquis une connaissance aussi exacte des

rapports qu'ont ces affaires avec celles des autres départemens: de sorte qu'il ne

perd d'un côté dans la circulation que pour gagner d'un autre beaucoup

davantage. 8̊. Enfin, pour ménager plus d'égalité dans le pouvoir, plus

d'indépendance entre les Conseillers d'Etat, & par conséquent plus de liberté

dans les suffrages. Autrement, dans un Conseil nombreux en apparence, on

n'auroit réellement que deux ou trois opinans auxquels tous les autres seroient

assujettis; à-peu-près comme ceux qu'on appelloit autrefois à Rome Senatores

pedarii, qui pour l'ordinaire regardoient moins à l'avis qu'à l'auteur: inconvénient

d'autant plus dangereux, que ce n'est jamais en faveur du meilleur parti qu'on a

besoin de gêner les voix.


On pourroit pousser encore plus loin cette circulation des départemens en

l'étendant jusqu'à la Présidence même; car s'il étoit de l'avantage de la

République Romaine, que les Consuls redevinssent au bout de l'an simples

Sénateurs en attendant un nouveau Consulat, pourquoi ne serait-il pu de

[65] l'avantage du Royaume, que les Présidens redevinssent après deux ou trois ans

simples Conseillers, en attendant une nouvelle Présidence ? Ne seroit-ce pas,

pour ainsi dire, proposer un prix tous les trois ans à ceux de la Compagnie qui

durant cet intervalle, se distingueroient dans leur Corps? Ne seroit-ce pas un

nouveau ressort très-propre à entretenir dans une continuelle activité le

mouvement de la machine publique; & le vrai secret d'animer le travail

commun n'est-il pas d'y proportionner toujours le salaire?


CHAPITRE VII.


Autres avantages de cette circulation. 


Je n'entrerai point dans le détail des avantages de la circulation portée à ce

dernier degré. Chacun doit voir que les déplacements devenus nécessaires par

la décrépitude ou l'affoiblissement des Présidens, se feront ainsi sans dureté &

sans efforts; que les Ex-présidens des Conseils particuliers auront encore un

objet d'élévation, qui sera de siéger dans le Conseil général, & les membres de

ce Conseil celui d'y pouvoir présider à leur tour; que cette alternative de

subordination & d'autorité rendra l'une & l'autre en même tems plus parfaite &

plus douce; que cette circulation de la Présidence est le plus sûr moyen

d'empêcher la Polysynodie de pouvoir dégénérer en Visirat; & qu'en général la

circulation répartissant avec plus d'égalité les lumières & le pouvoir du

Ministere entre plusieurs membres, l'autorité royale domine plus aisément [66] sur

chacun d'eux: tout cela doit sauter aux yeux d'un lecteur intelligent; & s'il

falloit tout dire, il ne faudroit rien abréger.


CHAPITRE VIII.


Que la Polysynodie est l'administration en sous-ordre la plus naturelle.


Je m'arrête ici par la même raison sur la forme de la Polysynodie, après avoir

établi les principes généraux sur lesquels on la doit ordonner pour la rendre

utile & durable. S'il s'y présents d'abord quelque embarras, c'est qu'il est

toujours difficile de maintenir longtems ensemble deux Gouvernements aussi

 différens dans leurs maximes que le monarchique & le républicain, quoiqu’au

fond cette union produisît peut-être un tout parfait, & le chef-d'oeuvre de la

politique. Il faut donc bien distinguer la forme apparente qui règne par-tout, de

la forme réelle, dont il est ici question: car on peut dire en un sens que la

Polysynodie est la première & la plus naturelle de toutes les administrations en

sous-ordre, même dans la Monarchie.


En effet, comme les premières lois nationales furent faites par la nation

assemblée en Corps, de même les premières délibérations du Prince furent faites

avec les principaux de la nation assemblés en Conseil. Le Prince a des

Conseillers avant que d'avoir des Visirs ; il trouve les uns & fait les autres.

L'ordre le plus élevé de l'Etat en forme naturellement le synode ou Conseil

général. Quand le Monarque est élu, il n'a qu'à [67] présider & tout est fait: mais

quand il faut choisir un Ministre, ou des favoris, on commence à introduire une

forme arbitraire où la brigue & l'inclination naturelle ont bien plus de part que

la raison ni la voix du Peuple. Il n'est pas moins simple que dans autant

d'affaires de différentes natures qu'en offre le Gouvernement, le Parlement

national se divise en divers comités, toujours sous la présidence du Roi qui leur

assigne à chacun les matières sur lesquelles ils doivent délibérer. & voilà les

Conseils particuliers nés du Conseil général, dont ils sont les membres naturels,

& la Synodie changée en Polysynodie; forme que je ne dis pas être, en cet état,

la meilleure, mais bien la premiere & la plus naturelle.






CHAPITRE IX.


Et la plus utile. 


Considérons maintenant la droite fin du Gouvernement & les obstacles qui l'en

éloignent. Cette fin est sans contredit le plus grand intérêt de l'Etat & du Roi; ces

obstacles sont, outre le défaut de lumières, l'intérêt particulier des

administrateurs; d'où il suit que, plus ces intérêts particuliers trouvent de gêne

& d'opposition, moins ils balancent l'intérêt public; de sorte que, s'ils pouvoient

se heurter & se détruire mutuellement, quelque vifs qu'on les supposât, ils

deviendroient nuls dans la délibération, & l'intérêt publie seroit seul écouté.

Quel moyen plus sûr peut-on donc avoir d'anéantir tous ces intérêts particuliers

que de les opposer entr’eux par [68] la multiplication des opinans? Ce qui fait les

intérêts particuliers c'est qu'ils ne s'accordent point , car s'ils s'accordoient ce

ne seroit plus un intérêt particulier mais commun. Or, en détruisant tous ces

intérêts l'un par l'autre, reste l'intérêt public qui doit gagner dans la délibération

tout ce que perdent les intérêts particuliers.


Quand un Visir opine sans témoins devant son maître, qu'est-ce qui gêne alors

son intérêt personnel ? A-t-il besoin de beaucoup d'adresse pour en imposer à un

homme aussi borné que doivent l'être ordinairement les Rois, circonscrits

par tout ce qui les environne dans un si petit cercle de lumieres? Sur des exposés

falsifiés, sur des prétextes spécieux, sur des raisonnemens sophistiques, qui

l'empêche de déterminer le Prince avec ces grands mots d'honneur de la

Couronne & de bien de l'Etat aux entreprises les plus funestes, quand elles lui

sont personnellement avantageuses? Certes c'est grand hasard si deux intérêts

particuliers aussi actifs que celui du Visir & celui du Prince, laissent quelque

influence à l'intérêt public dans les délibérations du cabinet.


Je sais bien que les Conseillers de l'Etat seront des hommes, comme les Visirs,

je ne doute pas qu'ils n'aient souvent, ainsi qu'eux, des intérêts particuliers

opposés à ceux de la nation, & qu'ils ne préférassent volontiers les premiers aux

autres en opinant. Mais dans une assemblée dont tous les membres sont

clairvoyans & n'ont pas les mêmes intérêts, chacun entreprendroit vainement

d'amener les autres à ce qui lui convient exclusivement : sans persuader

personne, il ne feroit que se rendre suspect de corruption & d'infidélité. Il aura

beau vouloir [69] manquer à son devoir, il n'osera le tenter ou le tentera vainement

au milieu de tant d'observateurs. Il fera donc de nécessité vertu, en sacrifiant

publiquement son intérêt particulier au bien de la patrie, & soit réalité, soit

hypocrisie, l'effet sera le même en cette occasion pour le bien de la société.

C'est qu'alors un intérêt particulier très-fort, qui est celui de sa réputation

concourt avec l'intérêt public. Au lieu qu'un Visir qui sait, à la faveur des

ténèbres du Cabinet, dérober à tous les yeux le secret de l'Etat, se flatte toujours

qu'on ne pour ra distinguer ce qu'il fait en apparence pour l'intérêt public de ce

qu'il fait réellement pour le sien, & comme, après tout, ce Visir ne dépend que

de son maître, qu'il trompe aisément, ils'embarrasse fort peu des murmures de

tout le reste.


CHAPITRE X.


Autres avantages. 


De ce premier avantage on en voit découler une foule d'autres qui ne peu vent

avoir lieu sans lui. Premiérement les résolutions de l'Etat seront moins souvent

fondées sur des erreurs de fait, parce qu'il ne sera pu aussi aisé à ceux qui feront

le rapport des faits de les déguiser devant une assemblée éclairée, où se

trouveront presque toujours d'autres témoins de l'affaire, que devant un Prince

qui na rien vu que par les yeux de son Visir. Or, il est certain que la plupart des

résolutions d'Etat dépendent de la connoissance des faits, & l'on peut dire

même en général qu'on ne prend guère d'opinions [70] fausses qu'en supposant vrais

des faits qui sont faux, ou faux des faits qui sont vrais. En second lien, les

impôts seront portés à un excès moins insupportable, lorsque le Prince pourra

être éclairé sur la véritable situation de ses peuples & sur ses véritables besoins:

mais ces lumieres, ne les trouvera-t-il pas plus aisément dans un Conseil dont

plusieurs membres n'auront aucun maniement de finances, ni aucun

ménagement à garder, que dans un Visir qui veut fomenter les passions de son

maître, ménager les fripons en faveur, enrichir au créatures & faire sa main

pour lui-même . On voit encore que les femmes auront moins de pouvoir &

que par conséquent l'Etat en ira mieux. Car il est plus aisé à une femme

intrigante de placer un Visir que cinquante Conseillers, & de séduire un homme

que tout un college. On voit que les affaires ne seront plus suspendues ou

bouleversées par le déplacement d'un Visir; qu'elles seront plus exactement

expédiées, quand, liées par une commune délibération, l'exécution sera,

cependant partagée entre plusieurs Conseillers, qui auront chacun leur

département, que lorsqu'il faut que tout sorte d'un même Bureau ; que les

systèmes politiques seront mieux suivis & les réglemens beaucoup mieux

observés, quand il n'y aura plus de révolution dans le Ministère, & que chaque

Visir ne se fera plus un point d'honneur de détruire tous les établissemens

utiles de celui qui l'aura précédé, de sorte qu'on sera sûr qu'un projet une fois

formé ne sera plus abandonné que lorsque l'exécution en aura été reconnue

impossible ou mauvaise.


A toutes ces conséquences, ajoutez-en deux non moins certaines, mais plus

importantes encore, qui n'en sont que le [71] dernier résultat & doivent leur donner

un prix que rien ne balance aux yeux du vrai citoyen. La première, que dans un

travail commun, le mérite, les talens, l'intégrité, se feront plus aisément

connoître & récompenser; soit dans les membres des Conseils qui seront sans

cesse sous les yeux les uns des autres & de tout l'Etat, soit dans le Royaume

entier où nulles actions remarquables, nuls hommes dignes d'être distingués, ne

peuvent se dérober long-tems aux regards d'une assemblée qui veut & peut tout

voir, & où la jalousie & l'émulation des membres les porteront souvent à se

faire des créatures qui effacent en mérite celles de leurs rivaux; la seconde &

dernière conséquence est que les honneurs & les emplois distribués avec plus

d'équité & de raison, l'intérêt de l'Etat & du Prince mieux écouté dans les

délibérations, les affaires mieux expédiées & le mérite plus honoré doivent

nécessairement réveiller dans le coeur du Peuple, cet amour de la Patrie qui est

le plus puissant ressort d'un sage gouvernement & qui ne s'éteint jamais chez

les Citoyens que par la faute des Chefs.*[* Il y a plus de ruse & de secret dans le Visirat,

mais il y a plus de lumieres & de droiture dans la Synodie.]


Tels sont les effets nécessaires d'une forme de gouvernement qui force l'intérêt

particulier à céder à l'intérêt général. La Polysynodie offre encore d'autres

avantages qui donnent un nouveau prix à ceux-là. Des assemblées nombreuses

& éclairées fourniront plus de lumières sur les expédiens; & l'expérience

confirme que les délibérations d'un Sénat sont en général plus sages & mieux

digérées que celles d'un Visir. Les Rois seront plus instruits de leurs affaires; ils

ne sauraient [72] assister aux Conseils sans s'en instruire, car c'est là qu'on ose dire

la vérité, & les membres de chaque Conseil auront le plus grand intérêt que le

Prince y assiste assidument pour en soutenir le pouvoir ou pour en autoriser les

résolutions. Il y aura moins de vexations & d'injustices de la part des plus forts,

car un Conseil sera plus accessible que le trône aux opprimés; ils courront

moins de risques à y porter leurs plaintes, & ils y trouveront toujours dans

quelques membres plus de protecteurs contre les violences des autres que sous

le Visirat contre un seul homme qui peut tout, ou contre un demi-Visir d'accord

avec ses collègues pour faire renvoyer à chacun d'eux le jugement des plaintes

qu'on fait contre lui. L'Etat souffrira moins de la minorité, de la foiblesse ou de

la caducité du Prince. Il n'y aura jamais de ministre assez puissant pour se

rendre, s'il est de grande naissance, redoutable à son maître même, ou pour

écarter & mécontenter les grands, s'il est né de bas lieu; par conséquent, il y

aura d'un côté moins de levain de guerres civiles, & de l'autre plus de sûreté

pour la conservation des droits de la Maison Royale. Il y aura moins aussi de

guerres étrangères, parce qu'il y aura moins de gens intéressés à les susciter &

qu'ils auront moins de pouvoir pour en venir à bout. Enfin le trône en sera

mieux affermi de toutes manières; la volonté du Prince, qui n'est ou ne doit être

que la volonté publique, mieux exécutée & par conséquent la nation plus

heureuse.


Au reste, mon Auteur convient lui-même que l'exécution de son plan ne seroit

pas également avantageuse en tous tems; & qu'il y a des momens de crise &

de trouble où il faut [73] substituer aux Conseils permanens des Commissions

extraordinaires, & que quand les finances, par exemple, sont dans un certain

désordre, il faut nécessairement les donner à débrouiller à un seul homme,

comme Henri IV fit à Rosni & Louis XIV à Colbert. Ce qui signifieroit que les

Conseils ne sont bons pour faire aller les affaires que quand elles vont toutes

seules. En effet; pour ne rien dire de la Polysynodie même du Régent, l'on sait

les risées qu'excita dans des circonstances épineuses ce ridicule Conseil de

raison étourdiment demandé par les notables de l'assemblée de Rouen &

adroitement accordé par Henri IV. Mais, comme les finances des Républiques

sont en général mieux administrées que celles des Monarchies; il est à croire

qu'elles le seront mieux, ou du moins plus fidèllement par un Conseil que par

un Ministre; & que si, peut-être, un Conseil est d'abord moins capable de

l'activité nécessaire pour les tirer d'un état de désordre, il est aussi moins sujet à

la négligence ou à l'infidélité qui les y font tomber: ce qui ne doit pas s'entendre

d'une assemblée passagère & subordonnée, mais d'une véritable Polysynodie où

les Conseils aient réellement le pouvoir qu'ils paroissent avoir, où

l'administration des affaires ne leur soit pas enlevée par des demi-Visirs, & où

sous les noms spécieux de Conseil d'Etat ou de Conseil des Finances, ces Corps

ne soient pas seulement des tribunaux de justice ou des chambres des comptes.


[74] CHAPITRE XI.


Conclusion. 


Quoique les avantages de la Polysynodie ne soient pas sans inconvéniens, &

que les inconvéniens des autres formes d'administration ne soient pas sans

avantages, du moins apparens, quiconque fera sans partialité le parallele des

uns & des autres, trouvera que la Polysynodie n'a point d'inconvéniens essentiels

qu'un bon Gouvernement ne puisse aisément supporter; au lieu que tous ceux du

Visirat & du demi-Visirat attaquent les fondemens mêmes de la constitution;

qu'une administration non interrompue peut se perfectionner sans cesse, progrès

impossibles dans les intervalles & révolutions du Visirat ; que la marche égale &

unie d'une Polysynodie comparée avec quelques moments brillants du Visirat,

est un sophisme grossier qui n'en sauroit imposer au vrai politique, parce que ce

sont deux choses fort différentes que l'administration rare & passagere d'un bon

Visir, & la forme générale du Visirat où l'on a toujours des siècles de désordre

sur quelques années de bonne conduite; que la diligence & le secret, les seuls

vrais avantages du Visirat, beaucoup plus nécessaires dans les mauvais

Gouvernemens que dans les bons, sont de foibles supplémens au bon ordre, à

la justice & à la prévoyance, qui préviennent les maix au lieu de les réparer;


qu'on peut encore ne procurer ces supplémens au besoin dans la Polysynodie

par des commissions extraordinaires, sans que le Visirat ait jamais pareille

[75] ressource pour les avantages dont il est privé; que même l'exemple de l'ancien

Sénat de Rome & de celui de Venise prouve que des commissions ne sont pas

toujours nécessaires dans un Conseil pour expédier les plus importantes affaires

promptement & secrétement; que le Visirat & le demi-Visirat avilissant,

corrompant, dégradant les ordres inférieurs, exigeroient pourtant des hommes

parfaits dans ce premier rang; qu'on n'y peut guère monter ou s'y maintenir qu'à

force de crimes, ni s'y bien comporter qu'à force de vertus; qu'ainsi toujours en

obstacle à lui-même, le Gouvernement engendre continuellement les vices qui

le dépravent, & consumant l'Etat pour se renforcer, périt enfin comme un

édifice qu'on voudroit élever sans cesse avec des matériaux tirés de ses

fondemens. C'est ici la considération la plus importante aux yeux de l'homme

d'Etat, & celle à la quelle je vais m'arrêter. La meilleure forme de

Gouvernement, ou du moins la plus durable, est celle qui fait les hommes tels

qu'elle a besoin qu'ils soient. Laissons les lecteurs réfléchir sur cet axiome, ils

en feront aisément l'application.



























[76] JUGEMENT SUR LA POLYSYNODIE


De tous les ouvrages de l'abbé de St. Pierre, le discours sur la Polysynodie

est, à mon avis, le plus approfondi, le mieux raisonné, celui où l'on trouve le

moins de répétitions, & même le mieux écrit: éloge dont le sage Auteur se seroit

fort peu soucié, mais qui n'est pas indifférent aux lecteurs superficiels. Aussi

cet écrit n'étoit-il qu'une ébauche, qu'il prétendoit n'avoir pas eu le tems

d'abréger; mais qu'en effet il n'avoit pas eu le tems de gâter, pour vouloir tout

dire: & Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon!


Il a su même éviter dans ce discours le reproche si commode aux ignorans qui

ne savent mesurer le possible que sur l'existant, ou aux méchans qui ne

trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté, lorsqu'on montre aux uns & aux

autres que ce qui est pourroit être mieux. Il a, dis-je, évité cette grande prise que

la sottise routinée a presque toujours sur les nouvelles vues de la raison, avec

ces mots tranchans de projets en l'air & de rêveries; car quand il écrivoit en

faveur de la Polysynodie, il la trouvoit établie dans sons pays. Toujours paisible

& sensé, il se plaisoit à montrer à ses compatriotes les avantages du

Gouvernement au quel ils étoient soumis; il en faisoit une comparaison

raisonnable & discrete avec celui dont [77] ils venoient d'éprouver la rigueur. Il

louoit le systême du Prince régnant; il en déduisoit les avantages ; il montroit

ceux qu'on y pouvoit ajouter; & les additions même qu'il demandoit consistoient

moins, selon lui, dans des changemens à faire que dans l'art de perfectionner ce

qui étoit fait. Une partie de ses vues lui étoient venues sous le règne de Louis

XIV ; mais il avoit eu la sagesse de les taire, jusqu'à ce que l'intérêt de l'Etat,

celui du Gouvernement & le sien, lui permissent de les publier.


Il faut convenir cependant que, sous un même nom, il y avoit une extrême

différence entre la Polysynodie qui existoit, & celle que proposoit l'Abbé de

St. Pierre; & pour peu qu'on y réfléchisse, on trouvera que l'administration

qu'il citoit en exemple, lui servoit bien plus de prétexte que de modele pour

celle qu'il avoit imaginée. Il tournoit même avec assez d'adresse en objections

contre son propre systême les défauts à relever dans ce lui du Régent; & sous le

nom de réponses à ses objections, il montroit sans danger & ces défauts & leurs

remedes. Il n'est pas impossible que le Régent, quoique souvent loué dans cet

écrit par des tours qui ne manquent pas d'adresses, ait pénétré la finesse de cette

critique, & qu'il ait abandonné l'Abbé de St. Pierre par pique autant que par

foiblesse, plus offensé peut-être des défauts qu'on trouvoit dans son ouvrage,

que flatté des avantages qu'on y faisoit remarquer. Peut-être aussi lui sut-il

mauvais gré d'avoir, en quelque manière dévoilé ses vues secrètes, en montrant

que son établissement n'étoit rien moins que ce qu'il devoit être pour de venir

avantageux à l'Etat, & prendre une assiette fixe & durable. En effet, on voit

clairement que c'étoit la forme de Polysynodie établie [78] sous la Régence que l'Abbé

de St. Pierre accusoit de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-Visirat &

même en Visirat ; d'être susceptible, aussi bien que l'un & l'autre, de corruption

dans ses membres, & de concert entre eux contre l'intérêt public; de n'avoir

jamais d'autre sûreté pour sa durée que la volonté du Monarque régnant; enfin

de n'être propre que pour les Princes laborieux, & d'être, par conséquent, plus

souvent contraire que favorable au bon ordre & à l'expédition des affaires.

C'étoit l'espoir de remédier à ces divers inconvéniens qui l'engageoit à proposer

une autre Polysynodie entiérement différente de celle qu'il feignoit de ne vouloir

que perfectionner.


Il ne faut donc pu que la conformité des noms fasse confondre son projet

avec cette ridicule Polysynodie dont il vouloit autoriser la sienne, mais qu'on

appelloit dès-lors par dérision les soixante & dix Ministres, & qui fut réformée au

bout de quelques mois sans avoir rien fait qu'achever de tout gâter: car la

manière dont cette administration avoit été établie fait assez voir qu'on ne s'étoit

pu beaucoup soucié qu'elle allât mieux, & qu'on avoit bien plus songé à rendre

le Parlement méprisable au peuple qu'à donner réellement à ses membres

l'autorité qu'on feignoit de leur confier. C'étoit un piège aux pouvoirs

intermédiaires, semblable à celui que leur avoit déjà tendu Henri IV à

l'assemblée de Rouen, piége dans lequel la vanité les fera toujours donner &

qui les humiliera toujours. L'ordre politique & l'ordre civil ont dans les

Monarchies des principes si differéns & des règles si contraires qu'il est

presque impossible d'allier les deux administrations, & qu'en général les

membres des Tribunaux sont peu propres pour les [79] Conseils; soit que l'habitude

des formalités nuise à l'expédition des affaires qui n'en veulent point, soit qu'il y

ait une incompatibilité naturelle entre ce qu'on appelle maximes d'Etat & la

justice & les loix.


Au reste, laissant les faits à part, je croirois, quant à moi, que le Prince & le

Philosophe pouvaient avoir tous deux raison sans s'accorder dans leur systême;

car, autre chose est l'administration passagere & souvent orageuse d'une Régence,

& autre chose une forme de gouvernement durable & constante qui doit faire

partie de la constitution de l'Etat. C'est ici, ce me semble, qu'on retrouve le

défaut ordinaire à l'Abbé de St. Pierre qui est de n'appliquer jamais assez bien

ses vues, aux hommes, aux temps, aux circonstances, & d'offrir toujours comme

des facilités pour l'exécution d'un projet, des avantages qui lui servent souvent

d'obstacles. Dans le plan dont il s'agit, il vouloit modifier un gouvernement que

sa longue durée a rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étrangers à sa

constitution présente: il vouloit lui rendre cette vigueur universelle qui met,

pour ainsi dire, toute la personne en action. C'étoit comme s'il eût dit à un

vieillard décrépit & gouteux; marchez, travaillez, servez-vous de vos bras et

de vos jambes; car l'exercice est bon à la santé.


En effet: ce n'est rien moins qu'une révolution dont il est question dans la

Polysynodie, & il ne faut pas croire, parce qu'on voit actuellement des Conseils

dans les Cours des Princes, & que ce sont des Conseils qu'on propose, qu'il y ait

peu de différence d'un système à l'autre. La différence est telle qu'il faudroit

commencer par détruire tout ce qui existe pour [80] donner au Gouvernement la

forme imaginée par l'Abbé de St. Pierre; & nul n'ignore combien est

dangereux dans un grand Etat le moment d'anarchie & de crise qui précéde

nécessairement un établissement nouveau. La seule introduction du scrutin

devoit faire un renversement épouvantable, & donner plutôt un mouvement

convulsif & continuel à chaque partie qu'une nouvelle vigueur au corps. Qu'on

juge du danger d'émouvoir une fois les masses énormes qui composent la

Monarchie Françoise! qui pourra retenir l'ébranlement donné, ou prévoir tous les

effets qu'il peut produire ? Quand tous les avantages du nouveau plan seroient

incontestables, quel homme de sens oseroit entreprendre d'abolir les vieilles

coutumes, de changer les vieilles maximes & de donner une autre forme à

l'Etat que celle où l'a successivement amené une durée de treize cents ans ? Que

le Gouvernement actuel soit encore celui d'autrefois, ou que durant tant de

siècles il ait changé de nature insensiblement, il est également imprudent d'y

toucher. Si c'est le même, il le faut respecter; s'il a dégénéré, c'est par la force

du tems & des choses, & la sagesse humaine n'y peut rien. Il ne suffit pas de

considérer les moyens qu'on veut employer, si l'on ne regarde encore les

hommes dont on se veut servir: or, quand toute une nation ne sait plus

s'occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner au grandes choses,

& dans un pays où la musique est devenue une affaire d'Etat, que seront les

affaires d'Etat sinon des chansons ? Quand on voit tout Paris en fermentation

pour une place de baladin ou de bel-esprit & les affaires de l'Académie ou de

l'Opéra faire oublier l'intérêt du Prince & la gloire de la Nation; que [81] doit-on

espérer des affaires publiques rapprochées d'un tel Peuple, & transportées de la

Cour à la Ville? Quelle confiance peut-on avoir au scrutin des Conseils quand

on voit celui d'une Académie au pouvoir des femmes ; seront-elles moins

empressées à placer des Ministres que des Savans, ou se connoîtront-elles

mieux en politique qu'en éloquence? Il est bien à craindre que de tels

établissemens, dans un pays où les moeurs sont en dérision, ne se fissent peu

tranquillement, ne se maintinssent gueres sans troubles, & ne donnassent pas les

meilleurs sujets.


D'ailleurs, sans entrer dans cette vieille question de la vénalité des charges

qu'on ne peut agiter que chez des gens mieux pourvue d'argent que de mérite,

imagine-t-on quelque moyen praticable d'abolir en France cette vénalité ? ou

penseroit-on qu'elle pût subsister dans une partie du Gouvernement & le scrutin

dans l'autre? l'une dans les Tribunaux, l'autre dans les Conseils? & que les

seules places qui restent à la faveur seroient abandonnées aux élections ? Il

faudroit avoir des vues bien courtes & bien fausses pour vouloir allier des

choses si dissemblables, & fonder un même systême sur des principes si

differéns . Mais laissons ces applications & considérons la chose en elle-même.


Quelles sont les circonstances dans lesquelles une Monarchie héréditaire peut

sans révolutions être tempérée par des formes qui la rapprochent de

l'Aristocratie? Les Corps intermédiaires entre le Prince & le Peuple peuvent-ils,

doivent-ils avoir une juridiction indépendante de l'un & de l'autres, ou s'ils

sont précaires & dépendans du Prince, peuvent-ils jamais entrer comme [82] parties

intégrantes dans la constitution de l'Etat, & même avoir une influence réelle

dans les affaires ? Questions préliminaires qu'il falloit discuter & qui ne

semblent pas faciles à résoudre: car s'il est vrai que la pente naturelle est

toujours vers la corruption & par conséquent vers le despotisme, il est difficile

de voir par quelles ressources de politique le Prince, même quand il le voudroit,

pourroit donner à cette pente une direction contraire qui ne pût être changée

par ses successeurs, ni par leurs Ministres. L'Abbé de St. Pierre ne prétendoit

pas, à la vérité, que sa nouvelle forme ôtât rien à l'autorité royale: car il donne

au Conseil la délibération des matières & laisse au Roi seul la décision: ces

differéns Conseils, dit-il, sans empêcher le Roi de faire tout ce qu'il voudra, le

préserveront souvent de vouloir des choses nuisibles à sa gloire & à son

bonheur; ils porteront devant lui le flambeau de la vérité pour lui montrer le

meilleur chemin & le garantir des piéges. Mais cet homme éclairé pouvoit-il se

payer lui-même de si mauvaises raisons? Espéroit-il que les yeux des Rois

pussent voir les objets à travers les lunettes des sages? Ne sentoit-il pas qu'il

falloit nécessairement que la délibération des Conseils devînt bientôt un vain

formulaire ou que l'autorité royale en fût altérée , & n'avouoit-il pas lui-même

que c'étoit introduire un Gouvernement mixte, où la forme Républicaine s'allioit

à la Monarchique ? En effet, des Corps nombreux, dont le choix ne dépendroit

pas entiérement du Prince, & qui n'auroient par eux-mêmes aucun pouvoir,

deviendroient bientôt un fardeau inutile à l'Etat; sans mieux faire aller les

affaires, ils ne feroient qu'en retarder l'expédition par de longues formalités, [83]

&, pour me servir de ses propres termes, ne seroient que des Conseils de parade.

Les favoris du Prince, qui le sont rarement du publie, & qui, par conséquent,

auroient peu d'influence dans les Conseils formés au scrutin, décideroient seuls

toutes les affaires; le Prince n'assisteroit jamais aux Conseils sans avoir déjà

pris son parti surtout ce qu'on y devroit agiter, ou n'en sortiroit jamais sans

consulter de nouveau dans son cabinet, avec ses favoris sur les résolutions qu'on

y auroit prises; enfin, il faudroit nécessairement que les Conseils devinssent

méprisables, ridicules, & tout-à-fait inutiles, ou que les Rois perdissent de leur

pouvoir: alternative à laquelle ceux-ci ne s'exposeront certainement pas, quand

même il en devroit résulter le plus grand bien de l'Etat & le leur.


Voilà, ce me semble, à-peu-près les côtés par lesquels l'Abbé de St. Pierre eût

dû considérer le fond de son systême pour en bien établir les principes; mais il

s'amuse, au lieu de cela, à résoudre cinquante mauvaises objections qui ne

valoient pas la peine d'être examinées; ou, qui pis est, à faire lui-même de

mauvaises réponses quand les bonnes se présentent naturellement, comme s'il

cherchoit à prendre plutôt le tour d'esprit de ses opposans pour les ramener à la

raison, que le langage de la raison pour convaincre les sages.


Par exemple, après s'être objecté que dans la Polysynodie chacun des

Conseillers a son plan général; que cette diversité produit nécessairement des

décisions qui se contredisent, & des embarras dans le mouvement total; il

répond à cela qu'il ne peut y a voir d'autre plan général que de chercher à

perfectionner les règlemens qui roulent sur toutes les parties du [84] Gouvernement.

Le meilleur plan général n'est-ce pas, dit-il, celui qui va le plus droit au plus

grand bien de l'Etat dans chaque affaire particuliere? D'où il tire cette

conclusion très-fausse que les divers plans généraux, ni par conséquent les

règlemens & les affaires qui s'y rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se

nuire mutuellement.


En effet, le plus grand bien de l'Etat n'est pas toujours une chose si claire, ni qui

dépende autant qu'on le croiroit, du plus grand bien de chaque partie ; comme

si les mêmes affaires ne pouvoient pas avoir entr’elles une infinité d'ordres

divers & de liaisons plus ou moins fortes qui forment autant de différences

dans les plans généraux. Ces plans bien digérés sont toujours doubles, &

renferment dans un systême comparé la forme actuelle de l'Etat & sa forme

perfectionnée selon les vues de l'Auteur. Or, cette perfection dans un tout aussi

composé que le corps politique, ne dépend pas seulement de celle de chaque

partie, comme pour ordonner un palais il ne suffit pas d'en bien disposer chaque

piece, mais il faut de plus considérer les rapports du tout, les liaisons les plus

convenables, l'ordre le plus commode, la plus facile communication, le plus

parfait ensemble, & la symétrie la plus régulière. Ces objets généraux sont si

importans, que l'habile Architecte sacrifie au mieux du tout mille avantages

particuliers, qu'il auroit pu conserver dans une ordonnance moins parfaite &

moins simple. De même, le politique ne regarde en particulier ni les finances,

ni la guerre, ni le commerce; mais il rapporte toutes ces parties à un objet

commun; & des proportions qui leur conviennent le mieux résultent les plans

généraux dont [85] les dimensions peuvent varier de mille manieres, selon les idées

& les vues de ceux qui les ont formés, soit en cherchant la plus grande

perfection du tout, soit en cherchant la plus facile exécution, sans qu'il soit aisé

quelquefois de démêler celui de ces plans qui mérite la préférence. Or, c'est de

ces plans qu'on peut dire que si chaque Conseil & chaque Conseiller a le sien,

il n'y aura que contradictions dans les affaires & qu'embarras dans le

mouvement commun: mais le plan général au lieu d'être celui d'un homme ou

d'un autre, ne doit être & n'est en effet dans la Polysynodie, que celui du

Gouvernement, & c'est à ce grand modèle que se rapportent nécessairement les

délibérations communes de chaque Conseil, & le travail particulier de chaque

membre. Il est certain même qu'un pareil plan se médite & se conserve mieux

dans le dépôt d'un Conseil que dans la tête d'un Ministre & même d'un Prince;

car chaque Visir a son plan qui n'est jamais celui de son devancier; & chaque

demi-Visir a aussi le sien qui n'est ni celui de son devancier, ni celui de son

collégue: aussi voit-on généralement les Républiques changer moins de

systêmes que les Monarchies. D'où je conclus avec l'Abbé de St. Pierre, mais

par d'autres raisons, que la Polysynodie est plus favorable que le Visirat & le

demi-Visirat à l'unité du plan général.


A l'égard de la forme particulière de sa Polysynodie & des détails dans lesquels

il entre pour la déterminer, tout cela est très-bien vu & fort bon séparément pour

prévenir les inconvéniens auxquels chaque chose doit remédier: mais quand

on en vendroit à l'exécution, je ne sais s'il régneroit assez d'harmonie dans le

tout ensemble; car il paroît que l'établissement [86] des grades s'accorde mal avec

celui de la circulation, & le scrutin plus mai encore avec l'un & l'autre;

d'ailleurs, si l'établissement est dangereux à faire, il est à craindre que, même 

après l'établissement fait, ces différente ressorte ne causent mille embarras &

mille dérangements dans le jeu de la machine, quand il s'agira de la faire

marcher.


La circulation de la Présidence en particulier, seroit un excellent moyen pour

empêcher la Polysynodie de dégénérer bientôt en Visirat, si cette circulation

pouvoit durer, & qu'elle ne fût pas arrêtée par la volonté du Prince, en faveur du

premier des Présidents qui aura l'art toujours recherché de lui plaire.

C'est-à-dire que la Polysynodie durera jusqu'à-ce que le Roi trouve un Visir à

son gré; mais, sous le Visirat même on n'a pas un Visir plus tôt que cela. Foible

remede, que celui dont la vertu s'éteint à l'approche du mal qu'il devroit guérir.


N'est-ce pas encore un mauvais expédient de nous donner la nécessité d'obtenir

les suffrages une seconde fois comme un frein pour empêcher les Présidens

d'abuser de leur crédit la première ? Ne sera-t-il pu plus court & plus sûr d'en

abuser au point de n'avoir plus que faire de suffrages, & notre Auteur lui-même,

n'accorde-t-il pas au Prince le droit de prolonger au besoin les Présidens à sa

volonté, c'est-à-dire, d'en faire de véritables Visirs? Comment n'a-t-il pas apperçu

mille fois, dans le cours de sa vie & de sans écrits, combien c'est une vaine

occupation de rechercher des formes durables pour un état de choses qui

dépend toujours de la volonté d'un seul homme?


[87] Ces difficultés n'ont pas échappé à l'Abbé de St.Pierre, mais peut-être lui

convenoit-il mieux de les dissimuler que de les résoudre. Quand il parle de ces

contradictions & qu'il feint de les concilier, c'est par des moyens si absurdes &

des raisons si peu raisonnables, qu'on voit bien qu'il est embarrassé, ou qu'il ne

procede pas de bonne foi. Seroit-il croyable qu'il eût mis en avant si hors de

propos, & compté parmi eu moyens l'amour de la patrie, le bien publie, le desir

de la vraie gloire, & d'autres chimeres évanouies depuis long-tems, ou dont il

ne reste plus de traces que dans quelques petites Républiques? Penseroit-il

sérieusement que rien de tout ce la pût réellement influer dans la forme d'un

Gouvernement monarchique; & après avoir cité les Grecs, les Romains, &

même quelques modernes qui avoient des âmes anciennes, n'avoue-t-il pas

lui-même qu'il seroit ridicule de fonder la constitution de l'Etat sur des maximes

éteintes? Que fait-il donc pour suppléer à ces moyens étrangers dont il reconnoît

l'insuffisance ? Il lève une difficulté par une autre, établit un systême sur un

systême, & fonde sa Polysynodie sur sa République Européenne. Cette

République, dit-il, étant garante de l'exécution des capitulations impériales pour

l'Allemagne, des capitulations parlementaires pour l'Angleterre; des Pacta

Conventa pour la Pologne; ne pourroit-elle pas l'être aussi des capitulations

royales signées au sacre des Rois pour la forme du Gouvernement, lorsque cette

forme seroit passée en loi fondamentale? & après tout, garantir les Rois de

tomber dans la tyrannie des Nérons, n'est-ce pas les garantir eux & leur

postérité, de leur ruine totale ?


[88]On peut, dit-il encore, faire passer le règlement de la Polysynodie en forme de

loi fondamentale dans les Etats Généraux du Royaume, la faire jurer au sacre des

Rois, & lui donner ainsi la même autorité qu'à la loi salique.


La plume tombe des mains, quand on voit un homme sensé proposer

sérieusement de semblables expédiens.


Ne quittons point cette matiere sans jetter un coup-d'oeil général sur les trois

formes de ministère, comparées dans cet ouvrage.


Le Visirat est la dernière ressource d'un Etat défaillant; c'est un palliatif

quelquefois nécessaire qui peut lui rendre pour un tems une certaine vigueur

apparente: mais il y a dans cette forme d'administration une multiplication de

forces tout-à-fait superflue dans un Gouvernement sain. Le Monarque & le Visir

sont deux machines exactement semblables dont l'une devient inutile si-tôt que

l'autre est en mouvement: car en effet, selon le mot de Grotius: qui regit, rex est.

Ainsi l'Etat supporte un double poids qui ne produit qu'un effet simple. Ajoutez

à cela qu'une grande partie de la force du Visirat étant employée à rendre le

Visir nécessaire & à le maintenir en place, est inutile ou nuisible à l'Etat. Aussi

l'Abbé de St. Pierre appelle-t-il avec raison le Visirat une forme de

Gouvernement grossière, barbare, pernicieuse aux Peuples, dangereuse pour les

Rois, funeste aux Maisons royales, & l'on peut dire qu'il n'y a point de

Gouvernement plus déplorable au monde, que celui où le Peuple est réduit à

désirer un Visir. Quant au demi-Visirat, il est avantageux sous un Roi qui sait

gouverner & [89] réunir dans ses mains toutes les rênes de l'Etat; mais, sous un

Prince foible ou peu laborieux, cette administration est mauvaise, embarrassée,

sans systême & vues, faute de liaison entre les parties & d'accord entre les

Ministres; surtout si quelqu'un d'entre eux plus adroit ou plus méchant que les

autres tend en secret au Visirat. Alors tout se passe en intrigues de Cour, l'Etat

de meure en langueur, & pour trouver la raison de tout ce qui se fait sous un

semblable Gouvernement il ne faut pas demander à quoi cela sert, mais à quoi

cela nuit.


Pour la Polysynodie de l'Abbé de St. Pierre, je ne saurois voir qu'elle puisse

être utile ni praticable dans aucune véritable Monarchie; mais seulement dans

une sorte de Gouvernement mixte, où le chef ne soit que le président des

Conseils, n'ait que la puissance exécutive & ne puisse rien par lui-même:

encore ne saurois-je croire qu'une pareille administration pût durer long-tems

sans abus; car les intérêts des sociétés partielles ne sont pas moins séparés de

ceux de l'Etat, ni moins pernicieux à la République que ceux des particuliers, &

ils ont même cet inconvénient de plus, qu'on se fait gloire de soutenir, à quelque

prix que ce soit, les droits ou les prétentions du corps dont on est membre, &

que ce qu'il y a de mal-honnête à se préférer aux autres, s'évanouissant à la

faveur d'une société nombreuse dont on fait partie, à force d'être bon Sénateur

on devient enfin mauvais citoyen. C'est ce qui rend l'Aristocratie la pire des

souverainetés;*[*Je parierois que mille gens trouveront encore ici une

contradiction avec le Contrat Social. Cela prouve qu'il y a encore plus de

Lecteurs qui devroient apprendre à lire, que d'Auteurs qui devroient apprendre à

être conséquens.] c'est [90] ce qui rendroit peut-être la Polysynodie le pire de tous

les Ministeres.


FIN