[J.M.GALLANAR=éditeur]
JEAN JACQUES ROUSSEAU
NARCISSE OU L'AMANT DE LUI-MÊME, COMÉDIE.
[1732-1746 (manuscrit disparu) ; Paris, janvier 1753, Pisot ;"La
Société J.J. Rousseau à Genève possede un exemplaire de cette edition (Pisot)
qui a été annoté par l'écrivain en vue d'une réimpression . Moultou a
certainement eu connaissance de cet exemplaire, puisque les corrections
apportées par Rousseau ont été soigneusement respectées dans la Collection
complète de Oeuvres contenant le texte de Narcisse (Genève, 1781)." le
Pléiade édition, t. II, p. 1979 ; le Pléiade édition, t. II, pp. 957-974.
=Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. i-51 ]
[ii] COLLECTION COMPLETE DES ŒUVRES DE J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Geneve.
TOME HUITIÈME.
Divise en deux Parties, dont la premiere
Contient les pieces de Théatre & les ouvrages de Poésie,
& la seconde
diverses pieces sur la Musique .
A GENEVE.
DCC. LXX X I I .
[iii] THEATRE ,
POESIES ET MUSIQUE .
PREMIERE PARTIE .
[iv] NARCISSE OU
L'AMANT DE LUI-MÊME, COMÉDIE.
Représentée par
les Comédiens ordinaires du Roi , le 18 Décembre 1752 .
GENEVE.
M. DCC. LXXXI .
[v] PRÉFACE .
J'ai écrit cette
comédie à l'âge de dix-huit ans , & je me suis garde de la montrer, aussi
long-tems que j'ai tenu quelque compte de la réputation d'Auteur. Je me suis
enfin senti 1e courage de la publier, mais je n'aurai jamais celui d'en rien
dire. Ce n'est donc pas de ma piece, mas de moi-même qu'il s'agit ici.
Il faut, malgré ma
répugnance , quo je parle de moi; il faut que je convienne des torts que l'on m'attribue, ou que je m'en justifie . Les armes ne
seront pas égales, je le sens bien; car on l'attaquera avec des plaisanteries,
& je ne me défendrai qu'avec des raisons : mais pourvu que je convainque
mes adversaires , je me soucie très-peu de les persuader ; en travaillant à
mériter ma propre estime , j'ai appris à me passer de celle des autres ,
qui, pour la plupart , se passent biens dela mienne. Mais s'il m'importe gueres
qu'on pense bien ou mal de moi, il m'importe que personne n'ait droit d'en mal
penser, & il importe à la vérité que j'ai soutenue , que son défenseur ne
soit point accuse justement de ne lui avoir prête son secours que par caprice
ou par vanité. Sans l'aimer & sans la connoître .
[vi] Le parti que
j'ai pris dans la question que j'examinois il y a quelques années, n'a pas
manque de me susciter une multitude d'adversaires * [*On m'assure que plusieurs
trouvent mauvais que j'appelle mes adversaires , & cela me paroit assez
croyable dans un siecle ou l'on n'ose plus rien appeller par son nom.
J'apprends aussi que chacun de mes adversaires se plaint , quand réponds à
d'autres objections que les siennes , que je perds tems à me battre contre des
chimères; ce qui me prouve une chose dont je me doutois déjà bien, savoir qu'
ils ne perdent point le leur à s'écouter les uns les autres .Quant à moi ,
c'est une peine que j'ai cru devoir prendre , & j'ai lu les nombreux
écrites qu'ils ont publies contre moi , depuis la premiere réponse dont je fus
honore, jusqu'aux quatre sermons Allemands dont 1'un commence à-peu-près de
cette maniere : Mes freres , si Socrate revenoit parmi nous , & qu'il ait
l'etat florissant ou les sciences sont en Europe ; que dis-je , en Europe ? en
Allemagne ; que dis-je , en Allemagne ? en Saxe : que dis-je, en Saxe ? à
Leipsic , que dis-je , à Leipsic ? dans cette Université . Alors saisi
d'étonnement , & pénétré de respect , Socrate s'assiérait modestement parmi
nos écoliers ; & recevant nos leÇons avec humilité, il perdroit bientôt
avec nous ignorance dont il se plaignait si justement. J'ai lu tout cela &
n'y ai fait que peu de réponses ; peut-être en ai-je encore trop fait , mais je
fuis fort aise que ces Messieurs les aient trouvées assez agréables pour être
jaloux de la préférence . Pour les gens qui sont choques du mot d'adversaires ,
je consens de bon cœur à le leur abandonner , pourvu qu'ils veuillent bien m'en
indiquer un autre par lequel je puisse designer , non-seulement tous ceux qui
ont combattu mon sentiment , soit par écrit , soit plus prudemment & plus à
leur aise dans les cercles de femmes & de beaux esprits , ou ils etoient
bien surs que je n'irons pas me défendre, mais encore ceux qui feignant
aujourd'hui de croire que je n'ai point d'adversaires , trouvaient d'abord sans
replique les réponses de mes adversaires , puis quand j'ai replique , m'ont
blâme de l'avoir fait , parce que , selon eux , un ne m'avoit point attaque .
En attendant, ils permettront que je continue d'appeler mes adversaires mes
adversaires ; car, malgré la politesse de mon siecle , je suis grossier comme
les Macédoniens de Philippe .] plus attentifs [vii] peut-être a l'intérêt des
gens de lettres qu'a l'honneur de la littérature. Je l'avois prévu, & je
m'étois bien doute que leur conduite en cette occasion prouveroit en ma saveur
plus que tous mes discours. En effet , ils n'ont déguise ni leur surprise ni
leur chagrin de ce qu'une Académie s'etoit montrée integre si mal-à-propos. Ils
n'ont épargne contre elle ni les invectives indiscrètes, ni même les faussetés
*[* On peut voir, dans le Mercure d'Août 1752 , le désaveu de l'Académie de
Dijon , au sujet de je ne sais quel écrit attribue faussement par l'Auteur à
l'un des membres de cette Académie . ] pour tacher d'affoiblir le poids de son
jugement. Je n'ai pas non plus été oublie dans leurs déclamations. Plusieurs
out entrepris do me réfuter hautement : les sages out pu voir avec quelle force
, & le public avec quel succès ils l'ont fait. D'autres plus adroits,
connoissant le danger de combattre directement des vérités démontrées , ont
habilement détourne sur ma personne une attention qu'il ne falloit donner qu'a
mes raisons , & l'examen des accusations qu'ils m'ont intentées à fait
oublier les accusations plus graves que je leur intentois moi-même. C'est donc
à ceux-ci qu'il faut répondre une fois.
Ils prétendent que
je ne pense pas un mot des vérités que j'ai soutenues, & qu'en démontrant
une proposition , je ne laissois pas de croire le contraire. C'est-à-dire
[viii] dire j'ai prouve des choses si extravagantes , qu'on peut affirmer quo
je n'ai pu les soutenir que par jeu. Voilà un bel honneur qu'ils font en cela à
la science qui sert de fondement à toutes les autres ; & l'on doit croire
que l'art de raisonner sert de beaucoup à la découverte de la vérité , quand on
le voit employer avec succès à démontrer des folies !
Ils prétendent que
le ne pense pas un mot des vérités que j'ai soutenues ; c'est sans doute de
leur part une maniere nouvelle & commode de répondre à des argumens sans
réponse , de réfuter les démonstrations même d'Euclide, & tout ce qu'il y a
de démontré dans l'univers . Il me semble , à moi , due ceux qui m'accusent si
témérairement de parler contre ma pensée, ne se sont pas eux-mêmes un grand
scrupule de parler contre la leur : car ils n'ont assurément rien trouve dans
mes ecrits ni dans ma conduite qui ait du leur inspirer cette idée, comme je le
prouverai bientôt ; & il ne leur est pas permis d'ignorer que des qu'un
homme pane sérieusement , on doit penser qu'il croit ce qu'il dit, à moins que
ses actions ou ses discours ne le démentent, encore cela même ne suffit-il pas
toujours pour s'assurer qu'il n'en croit rien.
Ils peuvent donc
crier autant qu'il leur plaira, qu'en me déclarant contre les sciences j'ai
parle contre mon sentiment ; à une assertion aussi téméraire, dénuée également
[ix] de preuve & de vraisemblance , je ne fais qu'une réponse; elle est
courte & énergique, & je les prie de se la tenir pour faite .
Ils prétendent
encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes, & il ne
faut pas douter qu'ils n'emploient
cette seconde instance a. établir la premiere ; car il y a beaucoup de gens qui
savent trouver des preuves à ce qui n'est pas. Ils diront donc qu'en faisant de
la musique & des vers , on a mauvaise grace à déprimer les beaux-arts,
& qu'il y a dans les belles-lettres que j'affecte de mépriser mille
occupations plus louables que d'écrire des Comédies. Il faut répondre aussi à
cette accusation.
Premièrement ,
quand même on 1'admettroit dans toute sa rigueur , je dis qu'elle prouveroit
que je me conduis mal, mais non quo je ne parle pas de bonne-foi. S'il etoit
permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs sentimens , il
faudroit dire que l'amour de la justice est banni de tous les cœurs & qu'il
n'y a pas un seul chrétien sur la terre. Qu'on me montre des hommes qui
agissent toujours conséquemment à leurs maximes , & je passe condamnation
sur les miennes. Tel est le sort de l'humanité , la raison nous montre le but
& les passions nous en écartent . Quand il seroit , vrai que je n'agis pas
selon mes principes, on n'auroit donc pas [x] raison de m'accuser pour cela
seul de parler contre mon sentiment, ni d'accuser mes principes de fausseté.
Mais si je voulois
passer condamnation sur ce point, il me suffiroit de comparer les tems pour
concilier les choses. Je n'ai pas toujours eu le bonheur de penser comme je
sais. Long-tems séduit par les préjuges de mon siecle , je prenois l'étude pour
la seule occupation digne d'un sage, je ne regardois les sciences qu'avec
respect, & les savans qu'avec admiration. *[* Toutes les fois que je songe
à mon ancienne simplicité, je ne puis n'empêcher d'en rire. Je ne lisois pas un
livre de Morale du de Philosophie , que je ne crusse y voir l'ame & les
principes de. 1'Auteur. Je regardois tous ces graves ecrivains comme des hommes
modestes, sages, vertueux, irréprochables. Je me formois de leur commerce des
idées angéliques, & je n'aurois approche de la maison de l'un d'eux que
comme d'un sanctuaire. Enfin je les ai vus ; ce préjuge puérile, s'est dissipe,
& c'est la seule erreur dont ils m'aient guéri.] Je ne comprenois pas qu'on
put s'égarer en démontrant toujours, ni mal faire en parlant toujours de
sagesse. Ce n'est qu'après avoir vu les choses de près que j'ai appris à 1es
estimer cc qu'elles valent ; & quoique dans mes recherches j'aye toujours
trouve, satis loquentiae , sapientiae parum , il m'a falu bien des réflexions,
bien des observations & bien du tems pour détruire en moi l'illusion de
toute cette, vaine pompe scientifique. Il n'est pas étonnant que durant ces
tems de préjuges & d'erreurs ou j'estimois tant la qualité d'Auteur j'aye
quelquefois [xi] aspire à l'obtenir moi-même . C'est alors que furent composes
les Vers & la plupart des autres Ecrits qui sont sortis de ma plume, &
entr'autres cette petite Comédie. Il y auroit peut-être de la dureté à me
reprocher aujourd-d'hui ces amusemens de ma jeunesse , & on auroit tort au
moins de m'accuser d'avoir contredit en cela des principes qui n'etoient pas
encore les miens. Il y a longtems que je ne mets plus à toutes ces choses
aucune espece de prétention ; & hazarder de les donner au Public dans ces
circonstances , après avoir eu la prudence de les garder si long-tems , c'est dire
assez que je dédaigne également la louange & le blâme qui peuvent leur être
dus ; car je n`pense plus comme
l'Auteur dont ils sont l'ouvrage. Ce sont des enfans illégitimes que l'on
caresse encore avec plaisir en rougissant d'en être le pere , à qui l'on fait
ses derniers adieux, & qu'on envoie chercher fortune, sans beaucoup
s'embarrasser de ce qu'ils deviendront .
Mais c'est trop
raisonner d'après des suppositions chimériques . Si l'on m'accuse sans raison
de cultiver les Lettres que je méprise, je m'en défends sans nécessité ; car
quand le fait seroit vrai , il n'y auroit en cela aucune inconséquence: c'est
ce qui me reste à prouver .
Je suivrai pour
cela, selon ma coutume , la méthode simple & facile qui convient à la
vérité . J'établirai de [xii] nouveau l'etat de la question , j'exposerai de
nouveau mon sentiment ; & j'attendrai que sur cet expose on veuille me
montrer en quoi mes actions démentent mes discours. Mes adversaires de leur
cote n'auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l'art
merveilleux de disputer pour & contre sur toutes sortes de sujets. Ils
commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur
fantaisie ; ils me la seront résoudre comme il leur conviendra: pour m'attaquer plus commodément, ils me feront
raisonner, non à ma maniere , mais à la leur: ils détourneront habilement les
yeux Lecteur de l'objet essentiel pour les fixer à droite à gauche ; ils
combattront un fantôme & prétendront m'avoir vaincu : mais j'aurai fait. Ce
que je dois faire , & je commence.
" La science
n'est bonne à rien, & ne fait jamais, que du mal, car elle est mauvaise par
sa nature. Elle n'est pas moins. inséparable du. vice que l'ignorance de la
vertu. Tous les peuples lettres ont toujours été corrompus; tous les peuples
ignorons ont été vertueux : en un mot, il n'y a de vices que parmi les savons,
ni d'homme vertueux que celui qui ne fait rien Il y a donc un moyen pour nous
de redevenir honnêtes gens; c'est de nous hâter de proscrire la science &
les savans , de brûler nos bibliothèques , fermer nos [xiii] Académies , nos
Colleges , nos Universités , & de nous replonger dans toute la barbarie des
premiers siecles."
Voilà ce que mes
adversaires ont très-bien réfute : mais aussi jamais n'ai-je dit ni pense un
seul mot de tout cela, & l'on ne sauroit rien imaginer de plus oppose à mon
système que cette absurde doctrine qu'ils ont la bonté de m'attribuer. Mas
voici ce que j'ai dit & qu'on n'a point réfute.
I1 s'agissoit de
savoir si le rétablissement des sciences & des arts à contribue à épurer
nos mœurs.
En montrant, comme
je l'ai fait, que nos mœurs ne se sont point épurées ,*[*Quand j'ai dit que nos
mœurs s'etoient corrompues , je n'ai pas prétendu dire pour cela que celles de
nos aÏeux fussent bonnes , mais seulement que les nôtres etoient encore pires.
Il y a parmi les hommes mille sources de corruption; & quoique les sciences
soient peut-être la plus abondante & la plus rapide , il s'en faut bien que
ce soit la seule. La ruine de l'Empire Romain, les invasions d'une multitude de
Barbares , ont fait un mélange de tous les peuples , qui a du nécessairement
détruire les meurs & les coutumes de chacun d'eux. Les croisades, le
commerce, la découverte de Indes , la navigation , les voyages de long cours ,
& d'autres causes encore que je ne veux pas dire, ont entretenu &
augmente le désordre. Tout ce qui facilite la communication entre les diverses
nations porte aux unes, non les vertus des autres , mais leurs crimes &
altere chez toutes . Les mœurs qui sont propres à leur climat & à la
constitution de leur gouvernement. Les sciences n'ont donc pas fait tout le
mal, elles y ont seulement leur bonne part ; & celui sur-tout qui leur
appartient en propre, c'est d'avoir donne à nos vices une couleur agréable , un
certain air honnête qui nous empêche d'en avoir horreur. Quand on joua, pour la
premiere fois, la Comédie du Méchant, je me souviens qu'on ne trouvoit pas que
le rôle principal répondit au titre. Cléon ne parut qu'un homme ordinaire ; il
etoit, disoit-on, comme tout le monde. Ce scélérat abominable , dont le
caractere si bien expose auroit du faire frémir sur eux-mêmes tous ceux qui ont
le malheur de lui ressembler , parut un caractere tout-à-fait manque, & ses
noirceurs passerent pour des gentillesses , parce que tel qui se croyoit un
fort honnête-homme , s'y reconnoissoit trait pour trait.] la question etoit
a-peu-près résolue .
Mais elle en
renfermoit implicitement une autre plus générale & plus importante, sur
l'influence que la [xiv] culture des sciences doit avoir en toute occasion sur
les mœurs des peuples. C'est celle-ci , dont la premiere n'est qu'une
conséquence , que je me proposai d'examiner avec soin.
Je commenÇai par
les faits, & je montrai que les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples du
monde, à mesure que le goût de l'étude & des Lettres s'est étendu parmi
eux.
Ce n'etoit pas
assez ; car sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marche ensemble,
on pouvoit nier que l'une eut amene l'autre : je m'appliquai donc à montrer
cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos erreurs sur ce point
vient de ce que nous confondons nos vaines & trompeuses connoissances avec
la souveraine Intelligence qui voit d'un coup-d'oeil la vérité de toutes
choses. La science , prise d'une maniere abstraite [xv] mérite toutes notre
admiration . La folle science des hommes n'set digne de risée & de mépris .
Le goût des
Lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption qu'il
accéléré très-promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une
nation que de deux mauvaises sources que l'étude entretient & grossit à son
tour ; savoir , l'oisiveté & le désir de se distinguer. Dans un Etat bien
constitue, chaque citoyen à ses devoirs à remplir : & ces soins importans lui
sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaque à de frivoles spéculations.
Dans un Etat bien constitue tous les citoyens sont si égaux , que nul ne peut
être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile ,
mais tout plus comme le meilleur : encore cette derniere distinction est-elle
souvent dangereuse ; car elle fait des fourbes & des hypocrites .
Le goût des
Lettres, qui naît du désir de se distinguer , produit nécessairement des maux
infiniment plus dangereux que tout le bien qu'elles sont n'est utile ; c'est de
rendre à la fin ceux qui s'y livrent très-peu scrupuleux sur les moyens
réussir. Les premiers Philosophes se firent une grande réputation en enseignant
aux hommes la pratique de leurs devoirs & principes de la vertu. Mais bientôt
ces préceptes étant devenus communs, il falut se distinguer en frayant des
routes contraires. Telle [xvi] est
l'origine des systèmes absurdes des Leucippe , des Diogene , des Pyrrhon, des
Protagore, des Lucrece. Les Hobbes , les Mandeville & mille autres ont
affecte de se distinguer même parmi nous ; & leur dangereuse doctrine à
tellement fructifie , que quoiqu'il nous reste de vrais Philosophes, ardens à
rappeller dans nos cœurs les loix de l'humanité & de la vertu, on est
épouvante de voir jusqu'a quel point notre siecle raisonneur à pousse dans les
maximes le mépris de l'homme & du citoyen.
Le goût des
lettres , de la philosophie & des beaux-arts , anéantit l'amour de nos
premiers devoirs & de la véritable gloire. Quand une fois les talens ont
envahi les honneurs dus à la vertu , chacun veut être un homme agréable , &
nul ne se soucie d'être homme de bien. De-la naît encore cette autre
inconséquence qu'on ne recompense dans les hommes que les qualités qui ne
dépendent pas d'eux : car nos talens naissent avec nous , nos vertus seules
nous appartiennent.
Les premiers &
presque les uniques soins qu'on donne à notre éducation, sont les fruits &
les semences de ces ridicules préjuges . C'est pour nous enseigner les Lettres
qu'on tourmente notre misérable jeunesse : nous savons toutes les regles de la
grammaire avant que d'avoir oui parler des devoirs de l'homme : nous savons
tout ce qui [xvii] s'est fait jusqu'a présent avant qu'on nous ait dit un mot
de ce que nous devons faire ; & pourvu qu'on exerce notre babil , personne
se soucie que nous sachions agir ni penser. En un mot, il n'est prescrit d'être
savant que dans les choses qui ne peuvent nous servir de rien ; & nos
enfans sont précisément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics , qui,
destinant leurs membres robustes à un exercice inutile & superflu , se
gardoient de les employer jamais à aucun travail profitable.
Le goût des
Lettres , de la philosophie & des beaux:-arts , amollit les corps & les
ames. Le travail du cabinet rend les hommes délicats , affoiblit leur
tempérament, & l'ame garde difficilement sa vigueur quand le corps a perdu
la sienne . L'étude use la machine , épuise les esprits , détruit la force ,
énerve le courage , & cela seul montre assez qu'elle n'est pas faite pour
nous : c'est ainsi qu'on devient lâche & pusillanime , incapable de
résister également à la peine & aux passions. Chacun fait combien les
habitans des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la guerre, &
l'on n'ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de
bravoure . *[*Voici un exemple moderne pour ceux qui me reprochent de n'en
citer que d'anciens. La République de Genes , cherchant à subjuguer plus
aisément les Cortes , n'a pas trouve de moyen plus sur que d'établir chez eux
une Académie. Il ne me seroit pas difficile d'alonger cette Note ; mais ce
seroit faire tort à l'intelligence des seuls Lecteurs dont je me soucie.]
[xviii] Or rien
n'est plus justement suspect que l'honneur d'un poltron.
Tant de réflexions
sur la foiblesse de notre nature ne servent souvent qu'a nous détourner des
entreprises généreuses. A force de méditer sur les miseres de l'humanité, notre
imagination nous accable de leur poids, & trop de prévoyance nous ôte le
courage en nous ôtant la sécurité. C'est bien en vain crue nous prétendons nous
munir contre les accidens imprévus : " Si la science essayant de nous
armer de nouvelles défenses contre les inconvéniens naturels , nous a plus
imprime en la fantaisie leur grandeur & poids, qu'elle n'a ses raisons
& vaines subtilités à nous en couvrir."
Le goût de la
philosophie relâche tous les liens d'estime & de bienveillance qui
attachent les hommes à la société, & c'est peut-être le plus dangereux des
maux qu'elle engendre. Le charme de l'étude rend bientôt insipide tout autre
attachement. De plus, à force de réfléchir sur l'humanité, à force d'observer
les hommes , le Philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur, & il
est difficile d'avoir bien de l'affection pour ce qu'on méprise. Bientôt il réunit
en sa personne tout l'intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs
semblables : son mépris pour les autres tourne au profit de son orgueil ; son
amour-propre augmente en même proportion [xix] que son indifférence pour le
reste de l'univers. La famille , la patrie deviennent pour lui des mots vuides de sens : il n'est ni parent, ni citoyen , ni homme ;
il est Philosophe.
En même tems que
la culture des sciences retire en quelque sorte de la presse le cœur du
Philosophie, elle y engage en un autre sens celui de l'homme de Lettres &
toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s'occupe des
talons agréables veut plaire, être admire, & il veut être admire plus qu'un
autre. Les applaudissemens publics appartiennent à lui seul : je dirois qu'il
fait tout pour les obtenir, s'il ne faisoit encore plus pour en priver ses
concurrens. De-la naissent d'un cote les rafinemens du goût & de la
politesse ; vile & basse flatterie, soins séducteurs, insidieux, pueriles,
qui, à la longue , rappetissent l'ame & corrompent le cœur; & de
l'autre , les jalousies , les rivalités , les haines d'Artistes si renommées ,
la perfide calomnie, la fourberie, la trahison, & tout ce que le vice à de
plus lâche; de plus odieux. Si le Philosophe méprise les hommes , l'Artiste
s'en fait bientôt mépriser, & tous deux concourent enfin à les rendre
méprisables.
Il y a plus ;
& de toutes les vérités que j'ai proposées à la considération des sages ,
voici la plus étonnante & la plis cruelle. Nos ecrivains regardent tous
comme le chef-d'oeuvre [xx] de la politique de notre siecle les sciences, les
arts , le luxe, le commerce, les loix , & les autres liens qui resserrant
entre les hommes les nœuds de la société *[* Je me plains de ce que la
Philosophie relâche les liens de la société qui sont formes par estime & 1a
bienveillance mutuelle, & je me plains de ce que les sciences , les arts
& tous les autres objets de commerce resserrent les liens de la société par
l'intérêt personnel. C'est qu'en effet on ne peut resserrer un de ces liens que
l'autre ne se relâche d'autant . I1 n'y a donc point en ceci de contradiction.]
par l'intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle , leur
donnent des besoins réciproques , & des intérêts communs , & obligent
chacun d'eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces
idées sont belles , sans doute, & présentées sous un jour favorable : mas
en les examinant avec attention & sans partialité , on trouve beaucoup à
rabattre des avantages qu'elles semblent présenter d'abord
C'est donc une
chose bien merveilleuse que d'avoir mis les hommes dans l'impossibilité de
vivre entr'eux sans se prévenir, se supplanter , se tromper, se trahir , se
détruire mutuellement! II faut désormais se garder de nous laisser jamais voir
tels que nous sommes : car pour deux hommes dont les intérêts s'accordent, cent
mille veut-être leur sont opposes, & il n'y a d'autre moyen pour réussir
que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des
violences, des trahisons, des perfidies , [xxi] de toutes les horreurs qu'exige
nécessairement un etat de choses ou chacun feignant de travailler à la fortune
ou à la réputation des autres , ne cherche qu'a élever la sienne au-dessus
d'eux & à leurs dépens .
Qu'avons-nous
gagne à cela ? Beaucoup de babil, des riches & des raisonneurs ,
c'est-à-dire, des ennemis de la vertu & du sens-commun. En revanche , nous
avons perdu l'innocence & les mœurs. La foule rampe dans la misère ; tous
sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des
cœurs, & il ne manque à leur exécution que l'assurance de l'impunité.
Etrange &
funeste constitution ou les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d'en accumuler de plus grandes, & ou il est
impossible à celui qui n'a rien d'acquérir quelque chose; ou l'homme de bien
n'a nul moyen de sortir de la misère ; ou les plus fripons sont les plus
honores & où il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un
honnête homme ! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela; mais
ils le disoient en déclamant, & moi je le dis sur des raisons; ils ont
apperÇu le mal, & moi j'en découvre les causes , & je fais voir
sur-tout une chose très-consolante & très-utile en montrant que tous ces
vices n'appartiennent pas tant à l'homme , qu'a l'homme mal gouverne. *[* Je
remarque qu'il regne actuellement dans le monde une multitude de petites
maximes qui séduisent les simples par un faux air de philosophie , & qui ,
outre cela, sont très commodes pour terminer les disputes d'un ton important
& décisif, sans avoir besoin d'examiner la question. Telle est celle-ci :
" Les hommes ont par-tout les mêmes passions ; par-tout l'amour-propre
& l'intérêt les conduisent ; donc ils sont par-tout les mêmes." Quand
les Géometre ont fait une supposition qui, de raisonnement en raisonnement ,
les conduit à une absurdité , ils reviennent sur leurs pas & démontrent
ainsi la supposition fausse. La même méthode appliquée à la maxime en question
en montreroit aisément l'absurdité: mais raisonnons autrement. Un Sauvage est
un homme, & un Européen est un homme. Le demi-philosophe conclut aussi-tôt
que l'un ne vaut pas mieux que l'autre ; mais le philosophe dit : en Europe, le
gouvernement , les loix, les coutumes, l'intérêt, tout met les particuliers
dans la nécessité de se tromper mutuellement & sans cesse ; tout leur fait
un devoir du vice ; il faut qu'ils soient mechans pour être sages , car il n'y
a point de plus grande folie que de faire le bonheur des fripons aux dépens du
sien . Parmi les Sauvages , l'intérêt personnel parle aussi sortement que parmi
nous , mais il ne dit pas les mêmes choses : l'amour de la société & la
soin de leur commune défense sont les seuls liens qui les unissent : ce mot de
propreté qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens , n'a presque aucun sens
parmi eux ; ils n'ont entre eux nulle discussion d'intérêt qui les divise ;
rien ne les porte à se tromper l'un l'autre; l'estime publique est le seul bien
auquel chacun aspire, & qu'ils méritent tous. I1 est très-possible qu'un
Sauvage fasse une mauvaise action, mais il n'est pas possible qu'il prenne
l'habitude de mal faire , car cela ne lui seroit bon à rien. Je crois qu'on
peut faire une très-juste estimation des mœurs des hommes sur la multitude des
affaires qu'ils ont entre eux : plus ils commercent ensemble , plus ils
admirent leurs talons & leur industrie, plus ils se friponnent décemment
& adroitement, & plus ils sont dignes de mépris. Je le dis à regret ;
l'homme de bien est celui qui n'a besoin de tromper personne , & le Sauvage
est cet pomme-là .
Illum non populi fasces , non purpura Regum
Flexit, & infidos agitans discordia fratres
;
Non res Romans , perituraque regna . Neque
Aut doluit
miserans inopem, aut invidit habenti .
[xxii] Telles sont les vérités que j'ai
développées & que j'ai tache de prouver dans les divers ecrits que j'a
publies
[xxiii] sur cette matiere. Voici maintenant les
conclusions que j'en ai tirées.
La science n'est
point faite pour l'homme en général. Il s'égare sans cesse dans sa recherche ;
& s'il l'obtient quelquefois, ce n'est presque jamais du'a son préjudice.
Il est ne pour agir & penser, & non pour réfléchir. La réflexion ne
sert qu'a le rendre malheureux sans le rendre meilleur ni plus sage: elle lui
fait regretter les biens passes & l'empêche de jouir du présent : elle lui
présente l'avenir heureux pour le séduire par l'imagination & le tourmenter
par les desirs , & l'avenir malheureux pour le lui faire sentir d'avance .
L'étude corrompt ses mœurs , altere sa santé , détruit son tempérament, &
gâte souvent sa raison ; si elle lui apprenoit quelque chose , je le trouverois
encore fort mal dédommage.
J'avoue qu'il y a
quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la
vérité s'enveloppe; quelques ames privilégiées, capables des résister à la
bêtise de la vanité, à la basse jalousie , & aux autres passions
qu'engendre le goût des Lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de
réunir ces qualités, est la lumière & l'honneur du genre-humain ; c'est à
eux seuls qu'il convient pour le bien de tous de s'exercer à l'étude , &
cette exception même confirme la regle ; car si tous les hommes etoient des
Socrates, la science [xxiv] alors ne leur seroit pas nuisible , mais ils
n'auroient aucun besoin d'elle .
Tout peuple qui a
des mœurs, & qui par conséquent respect ses loix & ne veut point
rafiner sur ses anciens usages, doit le garantir avec soin des sciences, &
sur-tout des savans, dont les maximes sentencieuses & dogmatiques lui
apprendroient bientôt à mépriser ses usages & ses loix; ce qu'une nation ne
peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes ,
fut-il même avantageux à certains égards , tourne toujours au préjudice des
mœurs. Car les coutumes sont la morale du peuple; & des qu'il cesse de les
respecter , il n'a plus de regle que ses passions ni de frein que les loix ,
qui peuvent quelquefois contenir les mechans , mais jamais les rendre bons.
D'ailleurs, quand la philosophe à une fois appris au peuple à mépriser ses
coutumes, il trouve bientôt le secret d'éluder ses loix. Je dis donc qu'il en
est des mœurs d'un peuple comme de l'honneur d'un homme ; c'est un trésor qu'il
faut conserver , mais qu'on ne recouvre plus quand on l'a perdu . *[*Je trouve
dans l'histoire un exemple unique , mais frappant, qui semble contredire cette
maxime : c'est celui de la fondation de Rome faite par une troupe de bandits,
dont les descendans devinrent en peu de générations le plus vertueux peuple qui
ait jamais existe . Je ne serois pas en peine d'expliquer ce fait, si c'en
etoit ici le lieu : mais je me contenterai de remarquer que les fondateurs de
Rome etoient moins des hommes dont les mœurs fussent corrompues ,que des hommes
dont les mœurs n'etoient point formées : ils ne meprisoient pas la vertu , mais
ils ne la connoissoient pas encore ; car ces mots vertus & vices sont des
notions collectives qui ne naissent que de la fréquentation des hommes . Au
surplus , on tireroit un mauvais parti de cette objection en faveur des sciences;
car des deux premiers Rois de Rome qui donneront une forme à la République
& instituèrent ses coutumes & ses mœurs, l'un ne s'occupoit que de
guerres, l'autre que de rites sacres ; les deux choses du monde les plus
éloignées de la Philosophie .]
[xxv] Mais quand
un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit due les sciences y
aient contribue ou non , faut-il les bannir ou l'en préserver pour le rendre
meilleur ou pour l'empêcher de devenir pire? C'est une autre question dans
laquelle je me suis positivement déclare pour la négative. Car premièrement,
puisqu'un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s'agit pas de
rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le
bonheur de l'être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les
peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption; c'est ainsi
que celui qui s'est gâte le tempérament par un usage indiscret de la médecine ,
est force de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie ; c'est
ainsi que les arts & les sciences après avoir fait éclore les vices, sont
nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes; elles les couvrent au
moins d'un vernis qui [xxvi] ne permet pas au poison de s'exhaler aussi
librement. Elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre
public *[*Ce simulacre est une certaine douceur de mœurs qui supplée
quelquefois à leur pureté, une certaine apparence d'ordre qui prévient
l'horrible confusion , une certaine admiration des belles choses qui empêche
les bonnes de tomber tout-à-fait dans l'oubli. C'est le vice qui prend le
masque de la vertu, non comme l'hypocrisie pour tromper & trahir , mais
pour s'ôter sous cette aimable & sacrée effigie l'horreur qu'il a de
lui-même quand il se voit à découvert .] qui est toujours une belle chose.
Elles introduisent à sa place la politesse & les bienséances , & à la
crainte de paroître méchant, elles substituent celle; de paroître ridicule .
Mon avis est donc,
& je l'ai déjà dit plus d'une fois, de laisser subsister & même
d'entretenir avec soin les l'Académies, les Colleges, les Universités, les
Bibliothèques, les Spectacles , & tous les autres amusemens qui peuvent
faire quelque diversion à la méchanceté des hommes , & les empêcher d'occuper
leur oisiveté à des choses plus dangereuses. Car dans une contrée ou il ne
seroit plus question d'honnêtes gens ni de bonnes mœurs , il vaudroit encore
mieux vivre avec des fripons qu'avec des brigands.
Je demande
maintenant ou est la contradiction de cultiver moi-même des goûts dont
j'approuve le progrès ? Il ne s'agit plus de porter les peuples à bien faire,
il [xxvii] faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à
des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions ; il faut les amuser au
lieu de les prêcher. Si mes Ecrits ont édifie le petit nombre des bons, je leur
ai fait tout le bien qui dependoit de moi, & c'est peut-être les servir
utilement encore que d'offrir. aux autres des objets de distraction qui les
empêchent de songer à eux. Je m'estimerois trop heureux d'avoir tous les jours
une Piece à faire siffler, si je pouvois à ce prix contenir pendant deux heures
les mauvais desseins d'un seul des Spectateurs , & sauver l'honneur de la
fille ou de la femme de son ami, le secret de son confident , ou la fortune de
son créancier. Lorsqu'il n'y a plus de mœurs , il ne faut songer qu'a la police
; & l'on fait assez que la Musique & les Spectacles en sont un des plus
importans objets.
S'il reste quelque
difficulté à ma justification , j'ose le dire hardiment , ce n'est; vis-a-vis
ni du public ni de mes adversaires ; c'est vis-a-vis de moi seul : car ce n'est
qu'en m'observant moi-même que je puis juger si je dois me compter dans le
petit nombre , & si mon ame est en etat de soutenir le faix des exercices
littéraires. J'en ai senti plus d'une fois le danger ; plus d'une fois je les
ai abandonnes dans le dessein de ne les plis reprendre , & renonÇant à leur
charme séducteur , j'ai sacrifie à la [xxviii] paix de mon cœur les seuls plaisirs
qui pouvoient encore le flatter. Si dans les langueurs qui m'accablent, si sur
la fin d'une carrière pénible & douloureuse, j'ai ose les reprendre encore
quelques momens pour charmer mes maux , je crois au moins. n'y avoir mis ni
allez d'intérêt ni assez de prétention , pour mériter à cet égard les justes
reproches que j'a faits aux gens de Lettres.
Il me faloit une
épreuve pour achever la connoissance de moi-même , & je l'ai faite sans
balancer. Après avoir reconnu la situation de mon ame dans les succès
littéraires , il me redoit à l'examiner dans les revers. Je sais maintenant
qu'en penser, & je puis mettre le public au pire. Ma piece à eu le fort
qu'elle méritoit & que j'avois prévu; mais, à l'ennui près qu'elle m'a
cause , je suis sorti de la représentation bien plus content de moi & à
plus juste titre que si elle eut réussi.
Je conseille clone
à ceux. qui sont si ardens à chercher des reproches à me faire , de vouloir
mieux étudier mes principes & mieux observer ma conduite, avent que de m'y
taxer de contradiction & d'inconséquence. S'ils s'aperçoivent jamais que je
commence à briguer les suffrages du public, ou que je tire vante d'avoir fait
de jolies chansons , ou que je rougisse d'avoir écrit de mauvaises Comédies ,
ou que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrens , ou que j'affecte de
mal parler des [xxix] grands hommes de mon siecle pour tacher de m'élever à
leur niveau en les rabaissant au mien, ou que j'aspire à des places d'Académie
, ou que j'aille faire ma cour aux femmes qui donnent le ton , ou que j'encens
la. sottise des grands , ou que cessant de vouloir vivre du travail de mes
mains, je tienne à ignominie le métier que je me suis choisi & fasse des
pas vers la fortune , s'ils remarquent en un mot que l'amour de la réputation
me fasse oublier celui de la vertu , je les prie de m'en avertir & même
publiquement , & je leur promets de jetter à l'instant au feu mes ecrits
& mes Livres , & de convenir de toutes les erreurs qu'il leur plaira de
me reprocher.
En attendant ,
j'écrirai des Livres , je ferai des Vers & de la Musique , si j'en ai le
talent, le tems , la force & la volonté; je continuerai à dire
très-franchement tout le mal que je pense des Lettres & de ceux qui les
cultivent,*[* J'admire combien la plupart des gens de Lettres ont pris le
change dans cette affaire-ci. Quand ils ont vu les sciences & les arts
attaques, ils ont cru qu'on en vouloit personnellement à eux, tandis que sans
se contredire eux-mêmes, ils pourroient tous penser comme moi, que, quoique ces
choses aient fait beaucoup de mal à la société, il est très-essentiel de s'en
servir aujourd'hui comme d'une médecine au mal qu'elles ont cause, ou comme de
ces animaux malfaisans qu'il faut écraser sur la morsure. En un mot, il n'y pas
un homme de Lettres qui, s'il peut soutenir dans sa conduite l'examen de
l'article précédent, ne puisse dira en l'article précédent , ne puisse dire en
sa faveur ce que je dis en la mienne ; & cette maniere de raisonner me
paroit leur convenir d'autant mieux, qu'entre nous , ils se soucient fort peu
des sciences , pourvu qu'elles continuent de mettre les savans en honneur .
C'est comme les prêtres du paganisme , qui ne tenoient à la religion qu'autant
qu'elle les faisoit respecter .] & croirai n'en valoir pas moins pour cela.
[xxx] Il est vrai qu'on pourra dire quelque jour : Cet ennemi si déclare des
sciences & des arts, fit pourtant & publia des pieces de Théâtre ;
& ce discours sera, je l'avoue, une satire très-amere, non de moi, mais de
mon siecle.
NARCISSE , OU
L'AMANT DE LUI-MÊME, A COMÉDIE
ACTEURS .
LISIMON
VALERE / LUCINDE , Enfans de Lisimon .
ANGELIQUE /LEANDRE , FRERE & sœur ,
pupilles de Lisimon .
MARTON , Suivante
FRONTIN , Valet de
Valere.
La Scene est dans
l'Appartement de Valere.
[1] L'AMANT DE LUI-MÊME .
COMEDIE.
SCENE PREMIERE.
LUCINDE , MARTON.
LUCINDE.
Je viens de voir
frere se promener dans le jardin , hâtons-nous, avant son retour , de placer
son portrait sur sa toilette .
MARTON .
Le voilà,
Mademoiselle, change dans ses ajustemens de maniere à le rendre meconnoissable.
Quoiqu'il soit le plus joli homme du monde, il brille ici en femme encore avec
de nouvelles graces.
LUCINDE .
Valere est, par sa
délicatesse & par l'affectation de sa parure , une espece de femme cachée
sous des habits d'homme , & ce portrait, ainsi travesti , semble moins le
déguiser que le rendre à son etat naturel.
[2] MARTON.
En bien, ou est le
mal? Puisque les femmes aujourd'hui cherchent à se rapprocher des hommes,
n'est-il pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du chemin, & qu'ils
tachent de gagner en agrémens autant qu'elles en solidité ? Grace à la mode,
tout s'en mettra plus aisément de niveau.
LUCINDE .
Je ne puis me
faire à des modes aussi ridicules. Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de
n'en plaire pas moins , quoiqu'il devienne plus estimable. Mais pour les
hommes, je plains leur aveuglement. Que prétend cette jeunesse étourdie en
usurpant tous nos droits? Esperent-ils de mieux plaire aux femmes en
s'efforçant de leur ressembler ?
MARTON .
Pour celui-là, ils
auroient tort, & les femmes se haissent trop mutuellement pour aimer ce qui
leur ressemble. Mais revenons au portrait. Ne craignez-vous point que cette
petite raillerie ne fâche Monsieur le Chevalier?
LUCINDE .
Non, Marton ; mon
frere est naturellement bon , il est même raisonnable , à son défaut près . Il
sentira qu'en lui faisant par ce portrait un reproche muet & badin , je ne
songe qu'a le guérir d'un travers qui choque jusqu'a cette tendre Angelique ,
cette aimable pupille de mon pere que Valere épouse aujourd'hui . C'est lui
rendre service que de corrige les défauts de son amant , & tu fais combien
j'ai besoin des soins de cette [3] chere amie pour me délivrer de Léandre son
frere que mon pere veut aussi me faire épouser .
MARTON .
Si bien que ce
jeune inconnu , ce Cléonte que vous vîtes l'été dernier à Passy , vous tient
toujours fort au cour ?
LUCINDE .
Je ne m'en défends
point; je compte même sur la parole qu'il m'a donne de reparoître bientôt ,
& sur la promesse que m'a faite Angelique d'engager son frere à renoncer à
moi.
MARTON .
Bon , renoncer!
Songez que vos yeux auront plus de force pour ferrer cet engagement ,
qu'Angelique n'en sauroit avoir pour le rompre.
LUCINDE .
Sans disputer sur
tes flatteries , je te dirai que comme Léandre ne m'a jamais vue , il sera aise
à sa sœur de le prévenir , & de lui faire entendre que ne pouvant être
heureux avec une femme dont le cœur est engage ailleurs, il ne sauroit mieux
faire que de s'en dégager par un refus honnête .
MARTON .
Un refus honnête!
Ah! Mademoiselle , refuser une femme faite comme vous avec quarante mille écus,
c'est une honnêteté dont jamais Léandre ne sera capable. à part. Si elle savoit
que Léandre & Cléonte ne sont que la même personne, un tel refus changeroit
bien d'épithète.
[4] LUCINDE .
Ah! Marton,
j'entends du bruit; cachons vite ce portrait. C'est, sans doute, mon frere qui
revient, & en nous amusant à jaser, nous nous sommes ôte le loisir
d'exécuter notre projet.
MARTON .
Non, c'est Angelique.
SCENE II .
ANGELIQUE,
LUCINDE, MARTON.
ANGELIQUE
Ma chere Lucinde,
vous savez avec quelle répugnance je me prêtai à votre projet quand vous fîtes
changer la parure du portrait de Valere en des ajustemens de femme.. A présent
que je vous vois prête à l'exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir
jouer de indispose contre nous. Renonçons, je vous prie , à ce frivole
badinage. Je sens que je ne puis trouver de goût à m'égayer au risque du repos
de mon cœur.
LUCINDE.
Que vous êtes
timide! Valere vous aime trop pour prendre en mauvaise part tout ce qui lui
viendra de la votre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez que vous
n'avez plus qu'un jour à donner carrière à vos fantaisies, & que le tour
ores siennes ne viendra que trop tôt. D'ailleurs , il est [5] question de le
guérir d'un foible qui l'expose à la raillerie, & voilà proprement
l'ouvrage d'une maîtresse. Nous pouvons corriger les défauts d'un amant. Mais ,
hélas! il faut supporter ceux d'un mari.
ANGELIQUE .
Que lui
trouvez-vous après tout de si ridicule ? Puisqu'il est aimable , a-t-il si
grand tort de s'aimer, & ne lui en donnons-nous pas l'exemple ? Il cherche
à plaire. Ah ! si c'est un défaut, quelle vertu plus charmante un homme
pourront-i1 apporter dans la société !
MARTON.
Sur-tout , dans la
société des femmes .
ANGELIQUE .
Enfin , Lucinde ,
si vous m'en croyez , nous supprimerons & le portrait , & tout cet air
de raillerie qui peut aussi bien paffer pour une insulte que pour une
correction .
LUCINDE .
Oh ! non . Je ne
perds pas ainsi les frais de mon industrie . Mais je veux bien courir seule les
risques du d'succès , & rien ne vous oblige d'être complice dans une
affaire dont vous pouvez n'être que témoin.
MARTON .
Belle distinction
!
LUCINDE .
Je me réjouis de voir
la contenance de Valere . De quelque [6] maniere qu'il prenne la chose , cela
fera toujours une scene assez plaisante.
M A R T O N.
J'entends. Le
prétexte est de corriger Valere : mais le vrai motif est de rire à ses dépens.
Voilà le génie & le bonheur des femmes. Elles corrigent souvent les
ridicules en ne songeant qu'a s'en amuser.
ANGELIQUE .
Enfin , vous le
voulez, mais je vous avertis que vous me répondrez de l'événement.
LUCINDE .
Soit.
ANGELIQUE .
Depuis que nous
sommes ensemble , vous m'avez fait cent pieces dont je vous dois la punition.
Si cette affaire-ci me cause la moindre tracasserie avec Valere, prenez garde à
vous.
LUCINDE .
Oui, oui.
ANGELIQUE .
Songez un peu à
Léandre.
LUCINDE .
Ah! ma chere
Angelique.
ANGELIQUE .
Oh, si vous me
brouillez avec votre frere, je vous jure que vous épouserez le mien bas. Marton
, vous m'avez promis le secret .
[7] MARTON .
bas . Ne craignez
rien .
LUCINDE .
Enfin, je...
MARTON .
J'entends la voix
du Chevalier . Prenez au plutôt votre parti , à moins que vous ne vouliez lui
donner un cercle de filles à sa toilette .
LUCINDE .
Il faut bien
éviter qu'il éviter qu'il nous apperçoive. Elle met le portrait sur la toilette
. Voilà le piège tendu .
MARTON .
Je veux un peu
guetter mon homme pour voir ...
LUCINDE .
Paix.
Sauvons-nous.
ANGELIQUE .
Que j'ai de mauvais pressentimens de tout ceci
!
[8] SCENE III.
VALERE , FRONTIN .
VALERE .
Sangaride , ce
jour est un grand jour vous .
FRONTIN .
Sangaride;
c'est-à-dire, Angelique. Oui, c'est un grand jour que celui de la noce , &
qui même alonge diablement tous ceux qui le suivent.
VALERE .
Que je vais goûter
de plaisir à rendre Angelique heureuse !
FRONTIN .
Auriez-vous envie
de la rendre veuve ?
VALERE .
Mauvais plaisant .
. . . Tu sais à quel point je l'aime. Dis-moi ; que connois-tu qui puisse
manquer à sa félicité ? Avec beaucoup d'amour , quelque peu d'esprit, & une
figure . . . .comme tu vois ; on peut, je pense , se tenir toujours assez sur
de plaire.
FRONTIN .
La chose est
indubitable , & vous en avez fait sur vous-même la premiere expérience .
[9] VALERE .
Ce que je plains
en tout cela, c'est je ne sais combien de petites personnes que mon mariage
sera sécher de regret , qui vont ne savoir plus que faire de leur cœur.
FRONTIN .
Oh! que si. Celles
qui vous ont aime, par exemple , s'occuperont à bien détester votre chere
moitié. Les autres .... Mais ou diable les prendre , ces autres-là ?
VALERE.
La matinée
s'avance ; il est tems de m'habiller pour aller voir Angelique. Allons. II se
met à sa toilette. Comment me trouves-tu ce matin ? Je n'ai point de feu dans
les yeux ; j'ai le teint battu; il semble que je ne suis point à l'ordinaire .
FRONTIN .
A l'ordinaire !
Non , vous êtes seulement à votre ordinaire .
VALERE .
C'est une fort
méchante habitude que l'usage du rouge ; à la fin je ne pourrai m'en passer
&, je serai du dernier mal sans cela. Ou est donc ma boËte à mouches ? Mais
que vois-je la ? un portrait....Ah ! Frontin; le charmant objet.... Ou as-tu
pris ce portrait ?
FRONTIN .
Moi ? Je veux être
perdu si je sais de quoi vous me parlez .
VALERE .
Quoi ! ce n'est
pas toi qui a mis ce portrait sur ma toilette ?
[10] FRONTIN .
Non, que je meure.
VALERE .
Qui seroit-ce donc
?
FRONTIN .
Ma foi , je n'en
sais rien. Ce ne peut être que le diable ou vous.
VALERE .
A d'autres. On t'a
paye pour te taire .... Sais-tu bien que la comparaison de cet objet nuit à
Angelique ? ....Voilà d'honneur, la plus jolie figure que j'aye vue de ma vie.
Quels yeux , Frontin ....Je crois qu'ils ressemblent aux miens.
FRONTIN .
C'est tout dire.
VALERE .
Je lui trouve
beaucoup de mon air....Elle. est , ma foi , charmante....Ah ! si l'esprit
soutient tout cela ....Mais. Son goût me répond de son esprit. La friponne est
connoisseuse en mérite !
FRONTIN .
Que diable !
Voyons donc toutes ces merveilles.
VALERE .
Tiens, tiens.
Penses - tu me duper avec ton air niais ? Me crois-tu novice en aventures?
FRONTIN .
Ne me trompe-je
point ! C'est lui....c'est lui-même. Comme le voilà pare! Que de fleurs! que de
pompons ! C'est sans doute quelque tour de Lucinde ; Marton y sera tout au
moins de moitié. Ne troublons point leur badinage . Mes discrétions précédentes
m'ont coûte trop cher.
VALERE .
He bien ? Monsieur
Frontin reconnoitroit-il l'original de cette peinture ?
FRONTIN .
Pouh ! si je le
connois ! Quelques centaines de coups de pied au cul, & autant de soufflets
que j'ai eu l'honneur d'en recevoir en détail, ont bien cimente la connoissance
.
VALERE .
Une fille, des
coups de pied ! Cela est un peu gaillard .
FRONTIN .
Ce sont de petites
impatiences domestiques qui la prennent à propos de rien.
VALERE .
Comment ?
l'aurois-tu servie ?
FRONTIN .
Oui, Monsieur;
& j'ai même l'honneur d'être toujours son très-humble serviteur .
VALERE .
II seroit assez
plaisant qu'il y eut dans Paris une jolie qui ne fut pas de ma connoissance !
.... Parle-moi sincerement. L'original est-il aussi aimable que le portrait ?
[12] FRONTIN .
Comment , aimable
! savez-vous, Monsieur, que si quelqu'un pouvoit approcher de vos perfections,
je ne trouverois qu'elle seule à vous comparer.
VALERE , considérant la portrait .
Mon cœur n'y résiste pas....Frontin , dis-moi
le nom de cette belle.
FRONTIN , à part .
Ah ! ma foi, me
voilà pris sans verd.
VALERE .
Comment s'appelle-t-elle ? Parle donc.
FRONTIN .
Elle s'appelle
....elle s'appelle.... elle ne s'appelle point. C'est une fille anonyme, comme
tant d'autres.
VALERE .
Dans quels tristes
soupçons me jette ce coquin ! Se pourroit-il que des traits aussi charmans ne
fussent que ceux d'un grisette ?
FRONTIN .
Pourquoi non ? La
beauté se plaît à parer des visages qui ne tirent leur fierté que d'elle.
VALERE .
Quoi , c'est ....
FRONTIN .
Une petite
personne bien coquette , bien minaudière, bien [13] vaine sans grand sujet de
l'être : en un mot , un vrai petit-maître femelle .
VALERE .
Voilà comment ces
faquins de valets parlent des gens qu'ils ont servis. Il faut voir cependant.
Dis-moi ou elle demeure ?
FRONTIN .
Bon, demeurer ?
Est-ce que cela demeure jamais ?
VALERE .
Si tu m'inpatiente
....Ou loge-t-elle, maraut ?
FRONTIN .
Ma foi, Monsieur,
a ne vous point mentir, vous le savez tout aussi bien que moi.
VALERE .
Comment ?
FRONTIN.
Je vous jure que
je ne connois pas mieux que vous l'original de ce portrait .
VALERE .
Ce n'est pas toi
qui l'as place la ?
FRONTIN .
Non , la peste
m'étouffe.
VALERE .
Ces idées que tu
m'en as données ....
FRONTIN .
Ne voyez-vous pas
que vous me les fournissiez vous-même ? [14] Est-ce qu'il y a quelqu'un dans le
monde aussi ridicule que cela ?
VALERE .
Quoi! je ne pourrai découvrir d'ou vient ce
portrait? Le mystère & la difficulté irritent mon empressement. Car, je te
l'avoue, j'en suis très-réellement épris.
FRONTIN à part .
La chose est
impayable! Le voilà amoureux de lui-même.
VALERE .
Cependant,
Angelique, la charmante Angelique ....En vérité , je me comprends rien à mon
cœur , & je veux voir cette nouvelle maîtresse avant que de rien déterminer
sur mon mariage.
FRONTIN .
Comment, Monsieur
? Vous ne .... Ah ! vous vous moquez.
VALERE .
Non, je te dis
très-sérieusement que je ne saurois offrir ma main à Angelique , tant que
l'incertitude de mes sentimens sera un obstacle à notre bonheur mutuel. Je ne
puis l'épouser aujourd'hui ; c'est un point résolu.
FRONTIN .
Oui , chez vous.
Mais Monsieur votre pere qui à fait aussi ses petites résolutions à part, est
l'homme du monde le moins propre à céder aux vôtres; vous savez que son foible
n'est pas la complaisance.
VALERE .
Il faut la trouver
à quelque prix que ce soit. Allons, Frontin courons, cherchons par-tout.
[15] FRONTIN .
Allons, courons,
volons; faisons l'inventaire & le signalement de toutes les jolies filles
de Paris. Peste , le bon petit livre que nom aurions-la ! Livre rare , dont la
lecture n'endormiroit pas !
VALERE .
Hâtons-nous. Vices
achever de m'habiller.
FRONTIN .
Attendez, voici
tout-à-propos Monsieur votre pere. Proposons-lui d'être de la partie.
VALERE .
Tais-toi, bourreau. Le malheureux contre-tems.
SCENE IV.
LISIMON , VALERE,
FRONTIN .
LISIMON , qui doit toujours avoir le ton
brusque .
Heben, mon fils ?
VALERE .
Frontin, un siège
à Monsieur.
LISIMON .
Je veux rester
debout. Je n'ai que deux mots à te dire,
VALERE .
Je ne saurois,
Monsieur, vous écouter que vous ne soyez assis .
[16] LISIMON .
Que diable ! il ne
me plaît pas , moi. Vous verrez que l'impertinent sera des complimens avec son
pere.
VALERE .
Le respect ....
LISIMON .
Oh! le respect
consiste à m'obéir & à ne me point gêner. Mais , qu'est-ce ? encore en
déshabille ? un jour de noces? Voilà qui est joli ! Angelique n'a donc point
encore reÇu ta visite ?
VALERE .
J'achevois de me
coeffer, & j'allois m'habiller pour me présenter décemment devant elle.
LISIMON .
Faut-il tant
d'appareil pour noues des cheveux & mettre un habit . Parbleu , dans ma
jeunesse, nous usions mieux du tems & sans perdre les trois quarts de la
journée à faire la roue devant un miroir , nous savions à plus juste titre
avancer nos affaires auprès des belles.
VALERE .
Il semble ,
cependant , que quand on veut être aime, on ne sauroit prendre trop de soin
pour se rendre aimable , & qu'une parure si négligée ne devoit pas annoncer
des amans bien occupes du soin de plaire.
LISIMON .
Pure sottise . Un
peu de négligence sied quelquefois bien quant ? [17] on aime .Les femmes nous
tenoient plus de compte de nos empressemens que du tems que nous aurions perdu
à notre toilette , & sans affecter tant de délicatesse dans la parure ,
nous en avions davantage dans le cœur. Mais laissons cela . J'avois pense à
différer ton mariage jusqu'a l'arrivée de Léandre , afin qu'il eut le plaisir
d'y assister , & que j'eusse , moi, celui de faire tes noces & celles
de ta sœur en un même jour .
VALERE , bas .
Frontin, quel
bonheur !
FRONTIN .
Oui, un mariage
recule ; c'est toujours autant de gagne sur le repentir .
LISIMON .
Qu'en dis-tu,
Valere ? Il semble qu'il ne seroit pas séant de marier la sœur sans attendre le
frere, puisqu'il est en chemin .
VALERE .
Je dis, mon pere ,
qu'on ne peut rien de mieux pense .
LISIMON .
Ce délai ne te
seroit donc pas de peine ?
VALERE .
L'empressement de
vous obéir surmontera toujours toutes mes répugnances.
LISIMON .
C'etoit pourtant
dans la crainte de te mécontenter que je ne te l'avois pas propose .
[18] VALERE .
Votre volonté
n'est pas moins la regle de mes desirs que celle de mes actions bas. Frontin,
quel bon-homme de pere !
LISIMON .
Je suis charme de
te trouver si docile, tu en auras le mérite à bon marché; car, par une lettre
que je reÇois à l'instant, Léandre m'apprend qu'il arrive aujourd'hui.
VALERE .
He bien , mon pere
?
LISIMON .
He bien , mon fils
, par ce moyen rien ne sera dérange .
VALERE .
Comment , vous
voudriez le marier en arrivant ?
FRONTIN .
Marier un homme
tout botte!
LISIMON .
Non pas cela ;
puisque , d'ailleurs , Lucinde & lui ne s'étant jamais vus , il faut bien
leur laisser le loisir de faire connoissance : mais il assistera au mariage de
sa sœur , & je n'aurai pas la dureté de faire languir un fils aussi
complaisant.
VALERE .
Monsieur ....
LISIMON .
Ne crains rien ;
je connois & j'approuve trop ton empressement pour te jouer un aussi
mauvais tour.
[19] VALERE .
Mon pere....
LISIMON .
Laissons cela , te dis-je, je devine tout ce
que tu pourrois me dire.
VALERE .
Mais , mon pere
....j'ai fait ....des réflexions....
LISIMON .
Des réflexions,
toi ? J'avois tort. Je n'aurois pas devine celui-là . Sur quoi donc , s'il vous
plaît, roulent vos méditations sublimes ?
VALERE .
Sur les
inconvéniens du mariage .
FRONTIN .
Voilà un texte qui
fournit.
LISIMON .
Un sot peut
réfléchir quelquefois; mais ce n'est jamais qu'après la sottise. Je
reconnois-là mon fils.
VALERE .
Comment, après la
sottise? Mais je ne suis pas encore marie .
LISIMON .
Apprenez ,
Monsieur le philosophe , qu'il n'y a nulle différence de ma volonté à l'acte .
Vous pouviez moraliser quand je vous proposai la chose , & que vous en
étiez vous-même si empresse. J'aurois de bon cœur écoute vos raisons. Car , vous
savez si je suis complaisant.
[20] FRONTIN .
Oh ! oui monsieur,
nous sommes là-dessus en etat de vous rendre justice .
LISIMON .
Mais aujourd'hui
que tout est arrête , vous pouvez spéculer à votre aise ; ce sera , s'il vous
plaît , sans préjudice de la noce .
VALERE .
La contrainte
redouble ma répugnance .Songiez, je vous supplie , à l'importance de l'affaire.
Daignez m'accorder quelques jours ....
LISIMON .
Adieu , mon fils ; tu seras marie ce soir, ou
....tu m'entends. Comme j'etois la dupe de la fausse déférence du pendard !
SCENE V .
VALERE , FRONTIN .
VALERE .
Ciel ! dans quelle
peine me jette son inflexibilté !
FRONTIN .
Oui, marie ou
déshérité ! épouser une femme ou la misère ! on balanceroit à moins .
VALERE .
Moi, balancer!
Non; mon choix etoit encore incertain ; l'opiniâtreté de mon pere l'a détermine
.
[21] FRONTIN .
En faveur
d'Angelique ?
VALERE .
Tout au contraire.
FRONTIN .
Je vous félicité,
Monsieur, d'une résolution aussi héroique . Vous allez mourir de faim en digne
martyr de la liberté . Mais s'il etoit question d'épouser le portrait? hem! le
mariage ne vous paroîtroit plus si affreux?
VALERE .
Non; mais si mon
pere pretendoit m'y forcer , je crois que j'y resisterois avec la même fermeté,
& je sens que mon cœur me rameneroit vers Angelique si-tôt qu'on m'en
voudroit éloigner.
FRONTIN .
Quelle docilité!
Si vous n'héritez pas des biens de Monsieur votre pere, vous hériterez au moins
de ses vertus . Regardant le portrait. Ah!
VALERE .
Qu'as-tu ?
FRONTIN .
Depuis notre
disgrâce, ce portrait me semble avoir pris une physionomie famélique, un
certain air alonge .
VALERE .
C'est trop perdre
de tems à des impertinences . Nous devrions déjà avoir couru la moitié de
Paris. Il sort .
[22] FRONTIN .
Au train dont vous allez, vous courrez bientôt
les champs, Attendons, cependant, le dénouement de tout ceci; & pour
feindre de mon cote une recherche imaginaire, allons-nous cacher dans un
cabaret.
SCENE VI.
ANGELIQUE , MARTON .
MARTON .
Ah! ah, ah, ah! La
plaisante scene ? Qui l'eut jamais prévue ? Que vous avez perdu, Mademoiselle,
a n'être point ici cachée avec moi quand il s'est si bien épris de ses propres
charmes!
ANGELIQUE .
Il s'est vu par
mes yeux .
MARTON .
Quoi ! vous auriez
la foiblesse de conserver des sentimens pour un homme capable d'un pareil
travers?
ANGELIQUE .
Il te paroit donc
bien coupable!, Qu'a-t-on , cependant, à lui reprocher que le vice universel de
son âge? Ne crois pas pourtant qu'insensible à l'outrage du Chevalier, je
souffre qu'il me préféré ainsi le premier visage qui le frappe agréablement.
[23] J'ai trop d'amour pour n'avoir pas de la délicatesse, & Valere me
sacrifiera ses folies des ce jour, ou je sacrifiera mon amour à ma raison.
MARTON .
Je crains bien que
l'un ne soit aussi difficile que l'autre .
ANGELIQUE .
Voici Lucinde. Mon frere doit arriver
aujourd'hui. Prends bien garde qu'elle ne le soupÇonne d'être son inconnu
jusqu'a ce qu'il en soit tems.
SCENE VII .
LUCINDE ,
ANGELIQUE , MARTON .
MARTON .
Je gage, Mademoiselle
, que vous ne devineriez jamais quel a été l'effet du portrait? vous en rirez
surement .
LUCINDE .
Eh! Marron,
laissons-la le portrait; j'ai bien d'autres choses en tête . Ma chere
Angelique, je suis désolée, je suis mourante . Voici l'instant ou j'ai besoin
de tout votre secours. Mon pere vient de m'annoncer l'arrivée de Léandre. I1
veut que je me dispose à le recevoir aujourd'hui & à lui donner la main
dans huit jours.
[24] ANGELIQUE .
Que trouvez-vous
donc-là de si terrible ?
MARTON .
Comment, terrible
! Vouloir marier une belle personne de dix-huit ans avec un homme de vint-deux,
riche & bienfait! La vérité , cela fait peur, & il n'y a point de fille
en âge de raison à qui l'idée d'un tel mariage ne donnât la fièvre .
LUCINDE .
Je ne veux rien
cacher ; j'ai reçu en même tems une il lettre de Cléonte ; il sera incessamment
à Paris; il va faire agir auprès de mon pere; il me conjure de différer mon
mariage : enfin , il m'aime toujours. Ah, ma chere, serez -vous insensible aux
alarmes de mon cœur & cette amitié que vous m'avez jurée ....
ANGELIQUE .
Plus cette amitié
m'est chere , & plus je dois souhaiter d'en voir resserrer les nœuds par
votre mariage avec mon frere . Cependant , Lucinde, votre repos est le premier
de mes desirs , & mes vœux sont encore plus conformes aux vôtres que vous
ne pensez.
LUCINDE .
Daignez donc vous
rappeller vos promesses. Faites-bien comprendre à Léandre que mon cœur ne
sauroit être à lui, que ....
MARTON .
Mon Dieu! ne
jurons de rien. Les hommes ont tant de [25] ressources & les femmes tant
d'inconstance, que si Léandre se mettoit bien dans la tête de vous plaire,
qu'il en viendroit à bout malgré vous.
LUCINDE .
Marton !
MARTON .
Je ne lui donne
pas deux jours pour supplanter votre inconnu sans vous en laisser même le
moindre regret .
LUCINDE .
Allons , continuez
....Chere Angelique , je compte sur vos soins; & dans le trouble qui
m'agite, je cours tout tenter auprès de mon pere pour différer, s'il est:
possible , un hymen que la préoccupation de mon cœur me fait envisager avec
effroi. Elle sort.
ANGELIQUE .
Je devrois
l'arrêter. Mais Lisimon n'est pas un homme à céder aux sollicitations de sa
fille, & toutes ses prières ne feront qu'affermir ce mariage qu'elle-même
souhaite d'autant plus qu'elle paroit le craindre. Si je me plais à jouir
pendant quelques instans de ses inquiétudes, c'est pour lui en rendre
l'événement plus doux. Quelle autre vengeance pourroit être autorisée par
l'amitié ?
MARTON .
Je vais la suivre ; & sans trahir notre
secret , l'empêcher , s'il se peut , de faire quelque folie.
[26] SCENE VIII.
ANGELIQUE .
Insensée que je suis! mon esprit s'occupe à des
badineries pendant que j'ai tant d'affaires avec mon cœur. Hélas! peut-être
qu'en ce moment Valere confirme son infidélité. Peut être qu'instruit de tout
& honteux de s'être laisse surprendre , il offre par dépit son cœur à
quelqu'autre objet. Car voilà les hommes ; ils ne se vengent jamais avec plus
d'emportement que quand ils ont le plus de tort. Mais le voici, bien occupe de
son portrait.
SCENE IX .
ANGELIQUE , VALERE
.
VALERE , sans voir Angelique .
Je cours sans
savoir ou je dois chercher cet objet charmant . L'amour ne guidera-t-il point
mes pas?
ANGELIQUE , à part .
Ingrat! il ne les
conduit que trop bien .
VALERE .
Ainsi l'amour a
toujours ses peines. Il faut que je les éprouve [27] à chercher la beauté que
j'aime , ne pouvant en trouver à me faire aimer .
ANGELIQUE , à part .
Quelle
impertinence ! Hélas ! comment peut-on être si fat & si aimable tout à la
fois ?
VALERE .
Il faut attendre
Frontin ; il aura peut-être mieux réussi . En tout cas , Angelique m'adore ....
ANGELIQUE , à part .
Ah, traître ! tu
connois trop mon foible .
VALERE .
Après tout , je sens toujours que je ne perdrai
rien auprès d'elle : le cœur , les appas , tout s'y trouve .
ANGELIQUE , à part .
Il me sera
l'honneur de m'agréer pour son pis-aller .
VALERE .
Que j'éprouve de
bizarrerie dans mes sentimens ! Je renonce à la possession d'un objet charmant
& auquel, dans le fond , mon penchant me ramene encore. Je m'expose à la
disgrâce de mon pere pour m'entêter d'une belle , peut-être indigne de mes
soupirs , peut- être imaginaire , sur la seule foi d'un portrait tombe des nues
& flatte à coup-sûr. Quel caprice ! quelle folie! Mais quoi! la folie &
les caprices ne sont-ils pas le relief d'un homme aimable ? regardant le
portrait. Que de graces!....Quels traits! ....Que cela est enchante !....Que
[28] cela est divin! Ah! qu'Angelique ne se flatte pas de soutenir la
comparaison avec tant de charmes.
ANGELIQUE , saisissant le portrait .
Je n'ai garde
assurément. Mais qu'il me soit permis de partager votre admiration. La
connoissance des charmes de cette heureuse rivale adoucira du moins la honte de
ma défaite.
VALERIE .
O ciel !
ANGELIQUE .
Qu'avez-vous donc?
vous paroissez tout interdit. Je n'aurois jamais cru qu'un petit-maître sur si
aise à décontenancer.
VALERE .
Ah! cruelle, vous
connoissez tout l'ascendant que vous avez sur moi, & vous m'outragez sans
que je puisse répondre.
ANGELIQUE .
C'est fort mal
fait, en vérité ; & régulièrement vous devriez me dire des injures. Allez,
Chevalier, j'ai pitié de votre embarras. Voilà votre portrait ; & je suis
d'autant moins fâchée que vous en aimiez l'original, que vos sentimens sont sur
ce point tout-à-fait d'accord avec les miens.
VALERE .
Quoi! vous
connoissez la personne ?
ANGELIQUE .
Non-seulement je
la connois, mais je puis vous dire qu'elle est ce que j'ai de plus cher au
monde.
[29] VALERE .
Vraiment, voici du
nouveau , & le langage est un peu singulier dans la bouche d'une rivale.
ANGELIQUE .
Je ne sais ! mais
il est sincere. A part. S'il se pique , je triomphe.
VALERE .
Elle a donc bien
du mérite ?
ANGELIQUE .
II ne tient qu'y
elle d'en avoir infiniment.
VALERE .
Point de défaut,
sans doute.
ANGELIQUE .
Oh! beaucoup.
C'est une petite personne bizarre, capricieuse , éventée , étourdie , volage ,
& sur-tout d'une vanité insupportable. Mais quoi ! elle est aimable avec
tout cela , & je prédis d'avance que vous l'aimerez jusqu'au tombeau .
VALERE .
Vous y consentez
donc ?
ANGELIQUE .
Oui.
VALERE .
Cela ne vous
fâchera point?
ANGELIQUE .
Non .
[30] VALERE , à part .
Son indifférence
me désespéré . Haut: Oserai-je me flatter qu'en ma saveur vous voudrez bien
resserrer encore votre union avec elle .
ANGELIQUE .
C'est tout ce que
je demande.
VALERE , outre .
Vous dite tout
cela avec une tranquillité qui me charme.
ANGELIQUE .
Comment donc ?
vous vous plaigniez tout à l'heure de mon enjouement, & à présent vous vous
fâchez de mon sang-froid . Je ne sais plus quel ton prendre avec vous.
VALERE .
Bas. Je crevé de
dépit. Haut. Mademoiselle m'accorde-t-elle la faveur de me faire faire
connoissance avec elle?
ANGELIQUE .
Voilà , par
exemple, un genre de service que je suis bien sure que vous n'attendez pas de
moi : mais je veux passer votre espérance, & je vous le promets encore.
VALERE .
Ce sera bientôt ,
au moins ?
ANGELIQUE .
Peut-être des
aujourd'hui .
VALERE .
Je n'y puis plus
tenir . Il veut s'en aller .
[31] ANGELIQUE a part.
Je commence à bien
augurer de tout ceci ; il a trop de dépit pour n'avoir plus d'amour. Huit. Ou
allez-vous , Valere ?
VALERE .
Je vois que ma
présence vous gêne , & je vais vous céder la place .
ANGELIQUE .
Ah! point. Je vais
me retirer moi-même : il que n'est pas juste que je vous chasse de chez vous.
VALERE .
Allez, allez;
souvenez-vous que qui n'aime rien ne mérite pas d'être aimée.
ANGELIQUE .
Il vaut encore mieux n'aimer rien que d'être
amoureux de soi-même.
SCENE X.
VALERE .
Amoureux de soi-même ! Est-ce un crime de
sentir un peu ce qu'on vaut? Je suis cependant bien pique. Est-il possible
qu'on perde un amant tel que moi sans douleur? On diroit qu'elle me regarde
comme un homme ordinaire. Hélas! je me déguise en vain le trouble de mon cœur,
& je tremble [32] de l'aimer encore après son inconstance. Mais non; tout
mon cœur n'est qu'a ce charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches,
& joignons au soin de faire mon bonheur, celui d'exciter la jalouse d'Angelique.
Mais voici Frontin.
SCENE XI
VALERE , FRONTIN ,
ivre .
FRONTIN .
Que diable ! je ne
fais pourquoi je ne puis me tenir ; j'ai pourtant fait de mon mieux pour
prendre des forces.
VALERE .
Eh bien, Frontin ,
as-tu trouve?....
FRONTIN .
Oh! oui, Monsieur.
VALERE .
Ah ? ciel !
seroit-il possible ?
FRONTIN .
Aussi j'ai bien eu
de la peine.
VALERE .
Hâte-toi donc de
me dire....
[33] FRONTIN .
Il m'a falu courir
tous les cabarets du quartier.
VALERE .
Des cabarets !
FRONTIN .
Mais j'ai réussi
au-delà de mes espérances .
VALERE .
Conte-moi donc
....
FRONTIN .
C'etoit un feu
....une mousse ....
VALERE .
Que diable
barbouille cet animal ?.
FRONTIN .
Attendez que je
reprenne la chose par ordre .
VALERE .
Tais-toi , ivrogne
, faquin ; ou réponds-moi sur les ordres que je t'ai donnes au sujet de
l'original du portrait. .
FRONTIN .
Ah! oui,
l'original. Justement. Réjouissez-vous, Réjouissez-vous , vous dis-je.
VALERE .
He bien ?
FRONTIN .
II n'est déjà ni à
la Croix-blanche , ni au Lion-d'or , ni à la Pomme de pin , ni ....
[34] VALERE .
Bourreau,
finiras-tu ?
FRONTIN .
Patience.
Puisqu'il n'est pas-là , il faut qu'il soit ailleurs ; & ....oh , je le
trouverai, je le trouverai....
VALERE .
Il me prend des démangeaisons de l'assommer ;
sortons .
SCENE XII .
FRONTIN .
Me voilà , en effet , assez joli garÇon ....Ce
plancher est diablement raboteux. Ou en étois-je ? Ma foi, je n'y suis plus .
Ah! Si fait....
SCENE XIII.
LUCINDE , FRONTIN
.
LUCINDE .
Frontin, ou est
ton maître ?
FRONTIN .
Mais, je crois
qu'il se cherche actuellement .
LUCINDE .
Comment, il se
cherche?
[35] FRONTIN .
Oui, il se cherche
pour s'épouser.
LUCINDE .
Qu 'est ce que
c'est que ce galimathias ?
FRONTIN .
Ce galimathias ! vous
n'y comprenez donc rien ?
LUCINDE .
Non , en vérité.
FRONTIN .
Ma foi, ni moi non
plus : je vais pourtant vous l'expliquer , si vous voulez.
LUCINDE .
Comment
m'expliquer ce que tu ne comprends pas ?
FRONTIN .
Oh ! dame, j'ai
fait mes études, moi.
LUCINDE .
Il est ivre, je
crois. Eh! Frontin , je t'en prie , rappelle un peu ton bon sens ; tache de te
faire entendre.
FRONTIN .
J'ardi rien n'est
plus aise. Tenez . C'est un portrait ...métamor ....non, métaphor...oui,
métaphorisé. C'est mon maître , c'est une file ....vous avez fait un certain
mélange ....Car j'ai devine tout ça, moi. He bien , peut-on parler plus
clairement?
[36] LUCINDE .
Non, cela n'est
pas possible.
FRONTIN.
Il n'y a que mon
maître qui n'y comprenne rien. Car il est devenu amoureux de sa ressemblance.
LUCINDE .
Quoi! sans se
reconnoître ?
FRONTIN .
Oui, & c'est
bien ce qu'il y a d'extraordinaire.
LUCINDE .
Ah! je comprends
tout le reste. Et qui pouvoir prévoir cela ? Cours vite , mon pauvre Frontin,
vole chercher ton maître & dis-lui que j'ai les choses les plus pressantes
à lui communiquer. Prends garde, sur-tout, de ne lui point parler de tes
devinations . Tiens , voilà pour ....
FRONTIN .
Pour boire ,
n'est-ce pas ?
LUCINDE .
Oh non , tu n'en
as pas de besoin .
FRONTIN .
Ce sera par précaution .
[37] SCENE XIV.
LUCINDE .
Ne balancons pas
un instant ,avouons tout ; & quoiqu'il m'en puisse arriver , ne souffrons
pas qu'un frere si cher se donne un ridicule par les moyens mêmes que j'avois
employés pour l'en guérir. Que je fuis malheureuse! J'ai désoblige mon frere ;
mon pore irrite de ma résistance n'en est que plus absolu; mon amant absent
n'est point en etat de me secourir ; je crains les trahisons d'une amie, &
les précautions d'un homme que je ne puis souffrir : car je le hais surement,
& je sens que je préférerois la mort à Léandre.
S C E N E X
V.
LUCINDE .
Ne balanÇons pas un instant , avouons tout ;
& quoiqu'il m'en puisse arriver , ne souffrons pas qu'un frere si cher se
donne un ridicule par les moyens mêmes que j'avois employés pour l'en guérir .
Que je fuis malheureuse ! J'ai désoblige mon frere ; mon pere irrite de ma
résistance n'en est que plus absolu ; mon amant absent n'est point en etat de
me secourir ; je crains les trahisons d'une amie , & les précautions d'un
homme que je ne puis souffrir : car je le hais surement , & je sens que je
préférerois la mot à Léandre .
SCENE XV.
ANGELIQUE ,
LUCINDE , MARTON .
ANGELIQUE .
Consolez-vous ,
Lucinde , Léandre ne veut pas vous faire mourir. Je vous avoue, cependant,
qu'il a voulu vous voir sans que vous le sussiez ..
LUCINDE .
Hélas ! tant-pis .
[38] ANGELIQUE .
Mais savez-vous
bien que voilà un tant pis qui n'est pas trop modeste ?
MARTON .
C'est une petite
veine du sang fraternel .
LUCINDE .
Mon Dieu , que
vous êtes méchantes ! Après cela , qu'a-t-il dit ?
ANGELIQUE .
Il m'a dit qu'il
seroit au désespoir de vous obtenir contre votre gré .
MARTON .
Il a même ajoute
que votre résistance lui faisoit plaisir en quelque maniere. Mais il a dit cela
d'un certain air ....Savez-vous qu'a bien juger de vos sentimens pour lui , je
gagerois qu'il n'est gueres en reste avec vous. Haissez-le toujours de même ,
il ne vous rendra pas mal le change .
LUCINDE .
Voilà une faÇon de
m'obéir qui n'est pas trop polie .
MARTON .
Pour être poli
avec autres femmes , il ne faut pas toujours être si obéissant .
ANGELIQUE .
La seule condition
qu'il a mise à sa renonciation est que vous recevrez sa visite d'adieu .
[39] LUCINDE .
Oh, pour cela non
; je l'en quitte.
ANGELIQUE .
Ah ! vous ne
sauriez lui refuser cela. C'est d'ailleurs un engagement que j'ai pris avec
lui. Je vous avertis même confidemment qu'il compte beaucoup sur le succès de
cette entrevue , & qu'il ose espérer qu'après avoir paru à vos yeux vous ne
résisterez plus cette alliance.
LUCINDE .
II a donc bien de
la vante.
MARTON .
Il se flatte de
vous apprivoiser .
ANGELIQUE .
Et ce n'est que
sur cet espoir qu'il a consenti au traite que je lui ai propose .
MARTON .
Je vous réponds
qu'il n'accepte le marche que parce qu'il est bien sur que vous ne le prendrez
pas au mot.
LUCINDE .
Il faut être d'une
fatuité bien insupportable. He bien , il n'a qu'a paroître : je serai curieuse
de voir comment il s'y prendra pour étaler ses charmes, & je vous donne ma
parole qu'il sera reÇu d'un air ....faites le venir. Il a besoin d'une leÇon ;
comptez qu'il la recevra ....instructive.
[40] ANGELIQUE .
Voyez-vous , ma chere Lucinde , on ne tient pas
tout ce qu'on se propose ; je gage que vous vous radoucirez .
MARTON .
Les hommes sont
furieusement adroits; vous verrez qu'on vous appaisera .
LUCINDE .
Soyez en repos
là-dessus .
ANGELIQUE .
Prenez-y garde ,
au moins ; vous ne direz pas qu'on ne vous a point avertie.
MARTON .
Ce ne sera pas
notre faute si vous vous laissez surprendre .
LUCINDE .
En vérité , je
crois que vous voulez me faire devenir folle .
ANGELIQUE .
Bas à Marton . La
voilà au point . Haut. Puisque vous le voulez donc , Marton va vous l'amener .
LUCINDE .
Comment ?
MARTON .
Nous l'avons
laisse dans l'antichambre , il va être ici à l'instant .
LUCINDE .
O cher Cléonte ! que ne peux-tu voir la maniere
dont je reÇois tes rivaux .
[41] SCENE XVI .
ANGELIQUE ,
LUCINDE , MARTON , LéANDRE .
ANGELIQUE .
Approchez ,
Léandre, venez apprendre à Lucinde à mieux connoître son propre cœur; elle
croit vous haÏr , & va faire tous tes efforts pour vous mal recevoir : mais
je vous réponds , moi , que toutes ces marques apparentes de haine sont en
effet autant de preuves réelles de son amour pour vous .
LUCINDE , toujours sans regarder Léandre .
Sur ce pied-là, il
doit s'estimer bien favorite , je vous assure ; le mauvais petit esprit !
ANGELIQUE .
Allons, Lucinde ,
faut-il que la colere vous empêché de regarder les gens ?
LéANDRE .
Si mon amour
excite votre haine, connoissez combien je suis criminel. Il se jette aux genoux
de Lucinde .
LUCINDE .
Ah! Cléonte ! Ah !
méchante Angelique !
[42] LéANDRE .
Léandre vous à
trop déplu pour que j'ose me prévaloir sous ce nom des graces que j'ai reçues
sous celui de Cléonte . Mais si le motif de mon déguisement en peut justifier
l'effet , vous le pardonnerez à la délicatesse d'un cœur dont le foible est de
vouloir être aime pour lui-même.
LUCINDE .
Levez-vous ,
Léandre ; un excès de délicatesse n'offense que les cœurs qui en manquent,
& le mien est aussi content de l'épreuve que le votre doit l'être du succès
. Mais vous , Angelique ! ma chere Angelique à eu la cruauté de se faire un
amusement de mes peines ?
ANGELIQUE .
Vraiment il vous
siéroit bien de vous plaindre ! Hélas ! vous êtes heureux l'un & l'autre
,tandis que je suis en proie aux alarmes .
LéANDRE .
Quoi ! ma chere sœur , vous avez songe à mon
bonheur , pendant même que vous aviez des inquiétudes sur le votre Ah ! c'est
une bonté que je n'oublierai jamais. Il lui baise la main .
[43] SCENE XVII.
LéANDRE , VALERE ,
ANGELIQUE , LUCINDE , MARTON .
VALERE .
Que ma présence ne
vous gêne point. Comment, Mademoiselle ? je ne connoissois pas toutes vos
conquêtes ni l'heureux objet de votre préférence, & j'aurai soin de me
souvenir par humilité qu'après avoir soupire le plus constamment , Valere a été
le plus maltraite.
ANGELIQUE .
Ce seroit mieux
fait que vous ne pensez , & vous auriez besoin en effet de quelques leçons
de modestie .
VALERE .
Quoi ! vous osez
joindre la raillerie à l'outrage , & vous avez le front de vous applaudir
quand vos devriez mourir de honte ?
ANGELIQUE .
Ah! vous vous
fâchez ; je vous laisse ; je n'aime pas les injures .
VALERE .
Non, vous
demeurerez ; il faut que je jouisse de toute votre honte .
[44] ANGELIQUE .
He bien, jouissez
.
VALERE .
Car , j'espere que
vous n'aurez pas la hardiesse de tentée votre justification .
ANGELIQUE .
N'ayez pas peur .
VALERE .
Et que vous ne
vous flattez pas que je conserve encore la moindres sentimens en votre faveur.
ANGELIQUE .
Mon opinion
là-dessus ne changera rien à la chose.
VALERE .
Je vous déclare
que je ne veux plus avoir pour vous que de la haine .
ANGELIQUE .
C'est fort bien
fait.
VALERE , tirant le portrait .
Et voici désormais
l'unique objet de tout mon amour .
ANGELIQUE .
Vous avez raison.
Et moi je vous déclare que j'ai pour Monsieur , montrant son frere , un
attachement qui n'est de gueres inférieur au votre pour l'original de ce
portrait.
VALERE .
L'ingrat ! Hélas , il ne me reste plus qu'à
mourir.
[45] ANGELIQUE .
Valere, ecoutez .
J'ai pitié de l'etat ou je vous vois . Vous devez convenir que vous êtes le
plus injuste des hommes , de vous emporter sur une apparence d'infidélité dont
vous m'avez vous-même donne l'exemple ; mais ma bonté veut bien encore
aujourd'hui passer par-dessus vos travers .
VALERE .
Vous verrez qu'on
me fera la grace de me pardonner !
ANGELIQUE .
En vérité, vous ne
le méritez gueres. Je vais cependant vous apprendre à quel prix je puis m'y
résoudre. Vous m'avez ci-devant témoigné des sentimens que j'ai payes d'un
retour trop tendre pour un ingrat. Malgré cela , vous m'avez indignement
outragée par un amour extravagant conçu sur un simple portrait avec toute la
légèreté, & j'ose dire , toute l'étourderie de votre âge & de votre
caractere , il n'est pas tems d'examiner si j'ai du vous imiter, & ce n'est
pas a vous qui êtes coupable qu'il conviendroit de blâmer ma conduite.
VALERE .
Ce n'est pas à
moi, grands dieux! Mais voyons ou ces beaux discours.
ANGELIQUE .
Le voici. Je vous
ai dit que je connoissois l'objet de votre nouvel amour, & cela est vrai.
J'ai ajoute que je l'aimois tendrement , & cela n'est encore que trop vrai
. En vous avouant [46] son mérite , je ne vous ai point déguise ses défauts .
J'ai fait plus , je vous ai promis de vos le faire connoître , & je vous
engage à présent ma parole de le faire des aujourd'hui , des cette heure même :
car je vous avertis qu'il est plus de vous que vous ne pensez .
VALERE .
Qu'entends-je ?
quoi , la ....
ANGELIQUE .
Ne m'interrompez
point, je vous prie. Enfin, la vérité me force encore à vous répéter que cette
personne vous aime avec ardeur, & je puis vous répondre de son attachement
comme du mien propre. C'est a vous maintenant de choisir entr'elle & moi,
celle à qui vous destinez toute votre tendresse : choisissez, Chevalier ; mais
choisissez des cet instant & sans retour .
MARTON .
Le voilà, ma foi,
bien embarrasse .L'alternative est plaisante . Croyez-moi , Monsieur ,
choisissez le portrait; c'est le moyen d'être à l'abri vies rivaux.
LUCINDE .
Ah! Valere ,
faut-il balancer si long-tems pour suivre les impressions du cœur ?
VALERE aux pieds d'Angelique & jettant
portrait .
C'est est fait;
vous avez vaincu, belle Angelique, & je sens combien les sentimens qui
naissent du caprice sont inférieurs [47] à ceux que vous inspirez . (Marton
ramasse le portrait .) Mais , hélas ! quand tout mon cœur revient à vous ,
puis-je me flatter qu'il me ramènera le votre ?
ANGELIQUE .
Vous pourrez juger
de ma reconnoissance par le sacrifice que vous venez de me faire. Levez-vous,
VALERE , & considérez bien ces traits .
LEANDRE regardant aussi .
Attendez donc!
Mais je crois reconnoître cet objet ....c'est .... oui, ma foi , c'est lui ....
VALERE .
Qui, lui? Dites
donc, elle. C'est une femme à qui je renonce , comme à toutes les femmes de
l'univers , sur qui Angelique l'emportera toujours .
ANGELIQUE .
Oui, Valere ;
c'etoit une femme jusqu'ici : mais j'espere que ce sera déformais un homme
supérieur à ces petites foiblesses qui degradoient son sexe son caractere .
VALERE .
Dans quelle
étrange surprise vous me jettez !
ANGELIQUE .
Vous devriez
d'autant moins moins méconnoître cet objet que vous avez eu avec lui le
commerce le plus intime , & qu'assurément on ne vous accusera pas de
l'avoir négligé . Otez à [48] cette tête cette parure étrange que votre sœur y
u fait ajouter ....
VALERE .
Ah! que vois-je?
MARTON .
La chose
n'est-elle pas claire ? vous voyez le portrait, & voilà l'original.
VALERE .
O ciel! & je
ne meurs pas de honte !
MARTON .
Eh, Monsieur, vous
êtes peut-être le seul de votre ordre qui la connoissiez.
ANGELIQUE .
Ingrat! avois-je
tort de vous dire que j'aimois l'original de ce portrait?
VALERE .
Et moi je ne veux
plus l'aimer que par qu'il vous adore .
ANGELIQUE .
Vous voulez bien
que pour affermir notre réconciliation je vous présente Léandre mon frere.
LEANDRE .
Souffrez, Monsieur
....
VALERE .
Dieux ! quel
comble de félicité! Quoi ! même quand j''etois ingrat , Angelique n'etoit pas
infidèle ?
[49] LUCINDE .
Que je prends de part à votre bonheur ! &
que le mien même en est augmente!
SCENE XVIII.
LISIMON . Les
Acteurs de la Scene précédente .
LISIMON .
Ah! Vous voici
tous rassembles sort à propos .Valere & Lucinde ayant tous deux résiste à
leurs mariages, j'avois d'abord résolu de les y contraindre. Mais j'ai réfléchi
qu'il faut quelquefois être bon pere, & que la violence ne fait pas
toujours des mariages heureux. J'ai donc pris le parti de rompre des
aujourd'hui tout ce qui avoit été arrête; & voici les nouveaux arrangemens
que j'y substitue. Angelique m'épousera; Lucinde ira dans un couvent ; Valere
sera déshérité , & quant à vous, Léandre, vous prendrez patience , s'il
vous plaît.
MARTON .
Fort bien, ma foi!
voilà qui est toise, on ne peut pas mieux.
LISIMON .
Qu'est-ce donc?
vous voilà tout interdits ! Est-ce que ce projet ne vous accommode pas ?
[50] MARTON .
Voyez si pas un
d'eux desserrera les dents ! la peste des sots amans & de la sotte jeunesse
dont l'inutile babil ne tarit point , & qui ne savent trouver un mot dans
une occasion nécessaire !
LISIMON .
Allons, vous savez
tous mes intentions; vous n'avez qu'a vous y conformer.
LéANDRE .
Eh , Monsieur !
daignez suspendre votre courroux. Ne lisez-vous pas le repentir des coupables
dans leurs yeux & dans leur embarras , & voulez-vous confondre les
innocens dans la même punition?
LISIMON .
Cà, je veux bien
avoir la foiblesse d'éprouver leur obéissance encore une fois. Voyons un peu.
Eh bien , Monsieur Valere , faites-vous toujours des réflexions?
VALERE .
Oui, mon pere ;
mais au lieu des peines du mariage , elles ne m'en offrent plus que les
plaisirs.
LISIMON .
Oh, oh! vous avez
bien change de langage! Et toi, Lucinde, aimes-tu toujours bien ta liberté ?
LUCINDE .
Je sens , mon
pere, qu'il peut être doux de la perdre sous les loix du devoir.
[51] LISIMON .
Ah! les voilà tous
raisonnables. J'en suis charme. Embrassez-moi , mes enfans, & allons
conclure ces heureux hyménées . Ce que c'est qu'un coup d'autorité frappe à
propos !
VALERE .
Venez, belle
Angelique; vous m'avez guéri d'un ridicule qui faisoit la honte de ma jeunesse;
& je vais désormais éprouver près de vous que quand on aime bien, on ne
songe plus à soi-même.
FIN .