DISCOURS SUR LES RICHESSES

PAR

J.-J. ROUSSEAU

publié pour la première fois

FÉLIX BOVET

BIBLIOTHECAIRE DE  LA VILLE DE NEUCHATEL.

 

Les pages qui suivent paraissent avoir été destinées par Jean-Jacques Rousseau a faire partie d'un traité sur les richesses. Déposées à la bibliothèque de Neuchàtel avec les autres manuscrits du philosophe, elles y sont restées longtemps ignorées. Dans les fréquents examens que j'ai faits de ces manuscrits, elles étaient souvent tombées sous mes yeux, mais je ne sais comment elles m'avaient toujours paru n'être que des brouillons insignifiants ; ce n'est que tout récemment que je les ai lues d'un bout à l'autre avec l'attention qu'elles méritent. L'étendue de ce travail, l'intérêt du sujet, l'originalité des pensées, mont engagé à les transcrire.

L'ouvrage n'est malheureusement qu'ébauché; le commencement seul a été mis au net: il est copié dans un petit cahier in-4°. Quant aux pensées que l'auteur voulait employer dans la suite de son ouvrage, elles sont griffonnées sur un grand nombre de petits morceaux de papier de forme diverse. Tandis que les premières pages, copiées sans beaucoup de ratures, paraissent avoir reçu leur rédaction définitive, les fragments placés à la suite ne sont encore que des brouillons. Ce n est pas toutefois le premier jet de la pensée de Rousseau, car la plupart sont chargés de corrections. Je les ai tous transcrits, quoique quelques-uns ne présentent que peu d'intérêt. On verra que Rousseau notait, à mesure qu'elles lui venaient à l'esprit, non-seulement les pensées dont il voulait faire usage, mais même les phrases et les expressions qui lui paraissaient heureuses et qu'il pensait pouvoir, une fois ou une autre, placer dans ses écrits. Quoique le soin extrême avec lequel l'illustre écrivain polissait son style, soit devenu presque proverbial, celui qui n'a pas vu ses manuscrits ne saurait encore s'en faire une idée. Telle expression, telle image, telle alliance de mots qui nous paraît toute simple et que nous lisons sans y prendre garde, a été changée et corrigée jusqu'à dix fois : souvent même la phrase a précédé la pensée. Rousseau prépare d'avance à ses idées des ornements qu'il trouvera tout prêts pour les en embellir une fois écloses. Ainsi l'on voit une jeune femme travailler avec un tendre zèle aux vêtements d'un enfant qui n'a pas encore vu le jour.

Assez embarrassé sur l'ordre que je devais suivre en transcrivant ces fragments, j'avais d'abord pensé à les classer comme les chapitres du Coran, en commençant par le plus étendu et en finissant par le plus court ; j'ai vu pourtant qu'il était possible de les ranger d'une manière un peu plus rationnelle; et sans essayer, toutefois, de retrouver l'ordre exact dans lequel l'auteur les aurait disposés, j'ai rapproché les sujets qui ont entre eux quelque analogie.

Dans ce traité, qu'on appellera, si l'on veut, une Lettre ou un Discours, l'auteur s'adresse à un jeune homme auquel il donne le nom significatif de Chrysophile. Chrysophile veut devenir riche; c'est là le terme de ses désirs, le but de ses efforts; mais il ne veut être riche qu'afin de pouvoir faire plus de bien ; ses trésors ne seront employés qu'à soulager les misères de ses semblables. Rousseau réfute habilement cette justification de la cupidité, qui n'est qu'un sophisme de la passion ou une illusion de l'inexpérience. Comment, en effet, arriver à la richesse sans commencer par l'avarice ?— Comment, une fois devenu riche, conserver cette sympathie pour les maux d autrui que l'on a éprouvée si vivement lorsqu'on était pauvre soi-même? — Qu'est-ce enfin que ces richesses que nous désirons, croyant qu'elles pourront nous servir à faire le bonheur des autres hommes? Elles ne pourront pas plus nous donner le moyen de rendre heureux les autres que nous rendre heureux nous-mêmes.— Voilà, ce nie semble, les trois parties de son discours. Conclusion: « Veux-tu faire une chose plus utile à l'humanité? Loin d aspirer à la fortune, apprends à te passer •> d'elle; méprise l'arrogance du riche, et apprends aux hommes par son désintéressement à chercher le bonheur dans de plus nobles objets. » Tel me paraît être, à peu près et en gros, le plan que l'auteur avait devant les yeux en préparant les matériaux de son traité des richesses. On retrouve dans le développement de cette argumentation toutes les qualités habituelles du style de Rousseau, la chaleur de cœur de l'homme sincère et la fougue du réformateur convaincu de l'infaillibilité de sa dialectique. Heurtant des antithèses pour en faire jaillir des paradoxes, il arrive souvent, — surtout dans les fragments appartenant à ce que j'ai appelé la seconde et la troisième partie, — à des conclusions trop absolues qui se trouvent démenties d'avance par les faits. Au reste, nous n’aurions pas le droit de lui reprocher ces exagérations: en écrivant ses pensées, il se laissait emporter par le sentiment qui l'inspirait : c'était en les relisant et en les corrigeant qu'il les ramenait à leur vérité : on ne peut douter qu'en enchâssant dans un discours suivi les pensées qui devaient composer cette seconde et cette troisième partie, il n'en eût rabattu les angles trop saillants et n'eût poli ces diamants bruts. C'est ce qu'il a lait pour la première partie, qui me parait la plus remarquable par la pensée comme elle est la plus achevée quant au style; l'exagération ne s'y fait guères sentir, et j'y vois un beau commentaire de cette parole de saint Paul: Ceux qui veulent devenir riches tombent dans des tentations et dans des pièges. »

Rousseau mentionne dans ses Confessions plusieurs ouvrages qu'il méditait et qui n'ont jamais été achevés, mais il ne parle nulle part de celui-ci. Il peut donc paraître difficile et même impossible de déterminer l'époque à laquelle il y travailla. Si l'on voulait essayer de le deviner par la nature du style, on courrait grand risque de se tromper : car Rousseau n'ayant commencé à écrire qu'assez tard, lorsque son individualité était déjà complètement formée, on ne peut guères distinguer chez lui différentes manières successives ('). Son écriture ne fournit pas non plus d'indices, car elle n’a pas varié pendant tout le cours de sa vie littéraire; les lettres qu'il écrivait dans sa jeunesse, offrent seules quelque différence sous ce rapport avec les manuscrits postérieurs.

Plutôt que de faire des hypothèses en l'air, j'aurais donc renoncé à donner une date aux fragments qui nous occupent, si une circonstance fortuite ne m'avait mis sur la trace, et ne m'avait fourni le moyen d'arriver à une certitude à cet égard. Ces fragments, comme je l'ai dit, sont griffonnés sur des morceaux de papier de grandeur et de forme diverses, quelquefois sur les espaces blancs d'un billet déchiré, d'autres fois sur le revers d'une adresse de lettre. Or, une de ces adresses est conçue en ces termes : A Monsieur, monsieur Rousseau, rue de Grenelle Saint-Honoré, et dans une autre de ces feuilles, on reconnaît un lambeau de billet de M"" Dupin. Nous savons donc déjà positivement que nos fragments ne sont pas antérieurs au

(') Il va sans dire que je ne parle pas ici des essais poétiques et dramatiques de la jeunesse de Rousseau ; rien n'y révélait encore l'originalité de sa pensée.

temps où Rousseau vint habiter la rue de Grenelle Saint-Honoré, c'est-à-dire, à l'année 1749: nous pouvions, du reste, le supposer d'avance, puisque c'est de cette année seulement que date la vie littéraire de Rousseau qui composa alors son premier discours. Mais il y a plus: je crois pouvoir conclure que ces fragments ne sont pas postérieurs à 1756, c'est-à-dire, à l'époque où Rousseau quitta la rue de Grenelle Saint-Honoré pour aller s'établir à l'Ermitage, et cessa d'avoir avec M"" Dupin des relations suivies. Il n'est pas probable, en effet, que Rousseau ait gardé bien longtemps ces billets insignifiants avant de faire usage, pour ses brouillons, des blancs qu'ils lui offraient encore: chacun des nombreux déménagements par lesquels il passa dès-lors devait être pour lui une nouvelle occasion de détruire des papiers aussi inutiles. Du reste, ceci n'est pas une simple conjecture: nous savons positivement que Rousseau ne commença à garder les lettres qu'il recevait qu'à dater de son séjour à l'Ermitage. En effet, entre plus de deux mille lettres qu'il a conservées, et qui sont déposées maintenant avec l'ensemble de ses papiers à la bibliothèque de Neuchàtel, il n'y en a qu'un très petit nombre qui soient antérieures à 1756 : ce sont les lettres de Voltaire et celles du comte de Tressan (écrites de la part du roi de Pologne). On voit qu'à cette époque de la vie de Rousseau, il fallait qu'une lettre vînt de bien haut lieu pour qu'il songeât à la conserver (').

L'Essai sur les richesses est donc un des premiers ouvrages de Rousseau : il trouve sa place à la suite du Discours qui remporta le prix à l'académie de Dijon, et du Discours sur l'inégalité des conditions; il fut composé précisément à l'époque où Rousseau commença sa réforme, prit une perruque ronde, posa l'épée, vendit sa montre et se démit de son emploi, trouvant, nous dit-il, qu'il n'aurait pas bonne grâce , caissier d'un receveur-général des finances, de prêcher le désintéressement et la pauvreté. Le sujet du présent traité concorde parfaitement, comme on le voit, avec cette date. Rousseau, lui aussi, avait voulu devenir riche ou du moins faire son chemin dans le monde. Secrétaire de M. de Montaigu, caissier de M. de Francueil, il était sur le chemin de la fortune; peut-être est-il lui-même le Chrysophile qu'il met en scène; peut-être avait-il, comme celui-ci, cherché à justifier son ambition à ses propres yeux, en se disant que s'il voulait être riche, ce n'était, après tout, qu'afin de pouvoir faire plus de bien. Après avoir renoncé volontairement à toutes ces espérances, il veut se persuader qu'il a bien fait, et il écrit son traité pour se fortifier dans sa résolution, en prouvant à lui-même et aux autres hommes l'inutilité des richesses et les dangers auxquels s'exposent ceux qui travaillent à les acquérir. En se rappelant dans quelle société vivait alors Rousseau, on n'aura pas de peine à comprendre le ton sévère el même amer avec lequel il s'adresse aux riches dans ce discours; bien des choses qui semblent exagérées et qui le sont peut-être, si on les applique à une société moins corrompue, ne s'appliquaient, sans doute, que trop bien à ce monde de traitants et de parvenus qui étaient alors les seules relations de Rousseau.

 

(') Ainsi, pour ne citer qu'un seul exemple, on voit par le livre Vlll des Confessions que Rousseau fut en correspondance avec la marquise de Créqui dès l'année 1750 ; il ne garda cependant aucune des lettres que cette daine lui écrivit alors, tandis qu'il conserva toutes celles qu'il reçut d'elle pendant qu'il habitait Montmorency. Quant aux lettres du comte de Tressan, on peut voir à la lin du même livre des Confessions combien elles étaient flatteuses pour Rousseau et quelle importance il y attachait.

 

 

Plus tard il eût peut-être énoncé les mêmes principes avec moins de dureté: il vit, ou crut voir, dans ses illustres protecteurs, le maréchal de Luxembourg et le maréchal d'Ecosse, la richesse unie à l'élévation de l'âme, comme elle l'était à l'élévation du rang. Mais jusqu'alors il n'avait connu des classes riches de la société que la classe des financiers et des fermiers-généraux: les La Poplinière, les Dupin, les Francueil et les d'Holbach.

 

Voilà tout ce que j'avais à dire de cet opuscule. Il mérite d'attirer l'attention, car il nous fait connaître plus complètement les opinions de Jean-Jacques Rousseau sur un sujet auquel il a louché souvent en passant, et qu'il ne traite expressément que dans ce discours (').

(') J'ai distingué par des astérisques les fragments écrits sur des feuillets détachés; les points servent à séparer ceux qui se trouvent sur la même page.

 

 

 

DISCOURS SUR LES RICHESSES

O mon cher Chrysophile! je suis tellement enchanté du tableau de ton prochain bonheur crayonné dans notre dernière entrevue, que je ne puis me refuser au désir de le parcourir encore: donnons-y, je te prie, les derniers traits, et rendons-en l'image si charmante que ton cœur ne cesse jamais de se la proposer pour objet, et que le mien, en la contemplant, goûte d'avance le plaisir de te voir heureux.

Je te l'avouerai sans détour : je ne t'avois regardé jusqu'ici que comme un jeune homme ambitieux, prêt à sacrifier de grands talens à l'espoir d'une grande fortune, et les trésors de la nature a ceux de l'opinion. Je me plaisois à t'aborder, je me hàtois, pour ainsi dire, de jouir des douceurs de ta conversation, comme de l'ombrage d'un jeune et bel arbre auquel on va mettre la coignée, et je ne te quittois jamais sans dire, en soupirant : Il pouvoit être homme, et veut être riche.

Mais que je fus surpris et charmé quand tu m'ouvris le fond de ton cœur, en y voyant la source aimable et pure de cette avidité qui m'avoit choqué; et que je me reprochai de bon cœur mon injustice, quand le défaut dont je t'avois accusé ne me parut en toi qu'un titre de plus de mériter mon estime!

Oui, me dis-tu d'un ton qui me pénétra, j'aspire à la fortune, mais c'est pour réparer ses injustices. Je gémis de voir des mnlheureux sans les pouvoir soulager; je me reproche de n'avoir pour eux qu'une pitié stérile, et je hais une situation qui ne laisse aucun exercice à l'humanité.

Sans doute, ajoutois-tu, je fais cas des richesses qu'on emploie à soulager la misère d'autrui, et de l'or dont on achète des biens inestimables. Soyez sûr que quelques trésors que je pusse acquérir, je n'en aurois jamais assez pour suffire à tout le bien que je voudrais faire. Je te l'avoue avec franchise, il s'en faut peu que ce discours, qui partoit de ton cœur, n'ait tout-a-fait ébranlé le mien. Je sens qu'en effet la pauvreté dont j'étois si fier vaut moins qu'une situation qui joint au désir d'être utile les moyens de le devenir, et qu'il peut être encore plus beau d'user honnêtement des richesses que de savoir s'en passer. Un riche bienfaisant me semble être ici bas l'organe de la divinité, la gloire de l'espèce humaine et l'imitateur de la Providence, dont le riche endurci n'est que l'instrument.

Je m'aperçois que plus je médite sur tes bons sentimens et plus je perds du bonheur que je goùtois dans ma condition: n'ayant point pour me consoler l'espoir qui soutient ton zèle, le désir de soulager la pauvreté d'autrui me fait supporter moins patiemment la mienne, et je crains qu'en me parlant si vivement du bien que tu veux faire un jour, tu ne m'aies fait innocemment un mal présent et réel.

Ce qui me tranquillise un peu sur ce point, c'est qu'ayant vu beaucoup de pauvres penser comme toi, je n'ai jamais vu de riche user des mêmes maximes. Par où je soupçonne qu'il pourroit bien y avoir des causes qui font changer de système aux hommes en changeant de situation, et qui leur (Ment la volonté de bien faire en leur en donnant le pouvoir. Permets donc que j'éclaircisse avec toi mes doutes, et que je te suive un moment au chemin de la fortune, comme si j'étois à ta place ou que tu ne valusses pas mieux que moi, non pour te rebuter de tes bons projets, mais pour me consoler de n'en pouvoir former de semblables.

La première cbose que j'aperçois dans cet examen, c'est un intervalle immense entre la richesse et la pauvreté, sans savoir de quoi remplir cet espace : car tu m'as bien parlé de ta conduite étant riche, mais tu ne m'as rien dit de ce que tu ferois en t'enrichissant. Cependant, en songeant de si loin à l'autre extrémité de ta vie, il me semble que tu ne dois pas en oublier le cours, et qu'il ne suffit pas d'envisager le terme de ton voyage, si tu ne t'enquiers aussi du chemin. Par exemple, il y a d'abord quelque attention à faire aux instrumens que tu veux mettre en œuvre pour arriver à ton but: car comme tu te proposes d'user des richesses que tu auras acquises d'une autre manière que ne font les hommes ordinaires, il me semble que tu ne dois pas employer les voies ordinaires de les acquérir, de peur de te mettre dès les premiers pas en contradiction avec toi-même. Ainsi pour les ennoblir par l'emploi que tu veux en faire, il faut que leur illustration commence a leur origine, et que la source en soit aussi pure que l'usage en doit être honnête.

Je ne crains pas que tu sois tenté d'aller à la fortune par des voies illégitimes; je sais que tes amis et ton emploi te mettront à portée de faire sans injustice de fort grands profits. Mais j'ai peine à voir comment tu pourras accumuler ces profits sans déroger à tes principes, ou combien de tems tu dois être impitoyable pour devenir un jour bienfaisant.

Dis-moi, Chrysophile, l'ordre des choses sera-t-il suspendu pour toi durant tout le progrès de ton élévation? N'y aura-t-il ni maux à soulager, ni pauvres à secourir jusqu'à ce qu'il ne te reste plus rien à désirer? Ou bien faudra-t-il rebuter jusqu'alors tout honnête homme prêt à succomber sous le poids d'une infortune dont tu pourrais le délivrer? « Mon ami, l'humanité m'oblige de vous laisser périr: car je n'ai pas encore les cent mille livres de rente qu'il me faut pour vous « faire du bien. Je suis dur, il est vrai, et je ne donnerois pas « maintenant un écu pour sauver tout le genre humain; mais « revenez dans trente ans, quand je serai riche, et vous « verrez combien je serai bienfaisant. » Quelle étrange route pour aller au bien, que de commencer par mal faire, et de tendre à la vertu par tous les vices qui la détruisent! Penses-tu que la douce voix de la nature daignera toujours te parler après avoir été si longtems rebutée? Penses-tu que trente ans d'endurcissement te laisseront au bout de ce tems le pouvoir d'ouvrir ton cœur à la pitié et ta bourse aux malheureux? 0 mon ami! si tu veux n'être homme que dans ta vieillesse, prends caution de la nature qu'elle t'y fera parvenir, de peur que trompé dans ton attente, tu ne cesses d'être avant d'être bon, et ne meures sans avoir vécu! Vraiment, tu dois bien mépriser la pusillanimité de cet empereur qui regrettoit tant une seule journée, toi qui commences par rayer de ton compte la durée de ta jeunesse et les jours des trois quarts de ta vie, dont tout ce qu'on aura de mieux à dire sera qu'ils n'ont été que perdus.

Considère de plus qu'outre le risque d'une mort prématurée, tu cours encore celui du succès de tes soins. Ignores-tu que dans tout ce qui est du ressort de la fortune, elle a plus de force que le zèle et l'activité? Comme une beauté capricieuse, elle fuit ceux qui la recherchent et poursuit ceux qui la dédaignent. La vigilance, les talens, l'occasion même ne sont pas de sûrs garants de ses faveurs. La bizarre laissera quelquefois Aristippe pour Diogène, et le bureau du financier pour le cabinet poudreux du philosophe. Leibnitz mourra dans l'opulence et Las dans la pauvreté. Qui peut donc te répondre de l'événement? Quelle témérité de compter pour remplir tes devoirs sur un succès qui dépend si peu de toi-même, ou quel oubli de la raison de rejeter si loin au hasard d'un événement douteux tout ce qu'il doit y avoir d'honnête et d'humain dans tous les événemens de ta vie! Malheureux! oses-tu mettre ainsi les vertus au sort avec la fortune? Si tu meurs avant le terme, ou que le ciel n'ait pas béni ton travail, ta jeunesse employée à de vaines poursuites d'une chimère, couvrira tes derniers jours d'opprobre et de désespoir. Quel sort affreux d'avoir tout fait pour des richesses qu'on n'a point acquises, d'avoir vécu comme un avide usurier, et de mourir pauvre et délaissé comme un dissipateur, sans emporter avec soi ni les bénédictions d'autrui ni le contentement de soi-même, et sans faire au moins un heureux à sa mort.

Vous voilà pauvre et honnête homme. Mais savez-vous ce que vous deviendrez étant riche? Ignorez-vous que malgré vous vos idées et vos maximes changeront avec votre situation, et que malgré vous, quand vous ne serez plus ce que vous êtes, vous ne penserez plus comme vous pensez aujourd'hui.

Je voudrois, dites-vous, être riche pour faire un bon usage de mes richesses, et si je désire d'avoir du bien, ce n'est que pour avoir le plaisir d'en faire et de secourir les malheureux. Comme si le premier bien n'étoit pas de ne point faire de mal! Gomment est-il possible de s'enrichir sans contribuer à appauvrir autrui, et que diroit-on d'un homme charitable qui commenceroit par dépouiller tous ses voisins pour avoir ensuite le plaisir de leur faire l'aumône! Vous qui raisonnez ainsi, qui que vous puissiez être, je vous déclare que vous êtes une dupe ou un hypocrite: ou vous cherchez à tromper les autres, ou votre cœur vous trompe vous-même en vous déguisant votre avarice sous l'apparence de l'humanité.

En gagnant par des injustices de quoi répandre un jour des bienfaits, tu ferois comme ces dévots zélés qui volent saintement le prochain pour faire des offrandes à Dieu.

Mais quand on supposeroit tout cela et qu'on pourrait concilier l'habitude de la dureté avec l'objet de la bienfaisance, à quel degré précis as-tu fixé le terme de ta fortune? Quelle raison solide auras-tu d'en être content dans un point plus que dans un autre? Quelles bornes trouveras-tu dans la nature des choses où tu puisses raisonnablement dire: C'est assez? Hélas! si tu veux être en état de réparer tous les maux que feront tes semblables, si tu veux attendre que ton pouvoir s'étende aussi loin que nos misères, je te vois, insatiable et dur jusqu'à la fin de tes jours, accumuler sans cesse faute d'avoir assez à répandre, et mourir accablé d'or, d'années et d'avarice, sans avoir jamais trouvé le tems ni les moyens de faire du bien à personne.

Travaille donc, sois ardent et actif, gagne le plus que tu pourras, mais pour répandre à mesure; hâte-toi de faire profiter tes gains en les plaçant sur la tète du pauvre, et change promptement ce vil argent en de bonnes œuvres. Mais il faudra malgré toi qu'il se passe un tems entre le moment où les fonds te rentrent et celui où tu les distribues. O Chrysophile! redoute ce dangereux intervalle, tremble que tu ne sois tenté d'abuser de ce sacré dépôt, et souviens-toi que plus un homme est à l'épreuve, moins il s'expose aux tentations.

La manière de penser des hommes dépend beaucoup des gens avec qui ils ont à vivre et des tentations qu'ils ont à vaincre. On garde difficilement des maximes incessamment combattues et par tout ce qui nous environne et par les passions qui sont au-dedans de nous. L'état où tu vis maintenant laisse à la voix de l'honneur et de la vérité un libre accès auprès de toi, et le luxe dont tu ne peux jouir te tente médiocrement; mais n'espère pas qu'il en soit de même quand tu n'entendras jamais traiter la modération que de pédanterie, que l'espoir donnera de la force à tous tes désirs, qu'il faudra braver à la fois l'attrait présent du plaisir et les railleries continuelles de tes égaux, et qu'à tous tes bons sentimens d'homme on opposera sans cesse les bienséances de ton état. Ainsi, dès que tu seras riche, il faudra choisir nécessairement de vivre en riche et d'être impitoyable, ou de vivre en pauvre et d'être ridicule. Mais dans le rang où le ciel t'a placé, tu peux vivre modestement sans bassesse, et pratiquer la vertu sans combats. Comptes-tu pour rien un pareil avantage? D'ailleurs toutes les sommes qu'il faudra quelque jour consacrer à ton entretien sont maintenant réparties dans la société et y font peut-être plus de bien sans que tu t'en mêles, que tu n'en pourras faire toi-même après les avoir acquises: autre considération qui donne quelque poids à la première.

Mais crois-moi, mon cher Chrysophile, ou ton intérêt persuadera bien des sophismes à ta vertu, ou tu n'accumuleras jamais de bien grandes richesses.

Mais voyons! quelles merveilles feras-tu donc tant avec tes trésors? A t'entendre, on croirait que le seul riche sait être bienfaisant, et que nous sommes privés, nous autres pauvres, du plaisir d'exercer jamais le plus doux acte de l'humanité.

A t'entendre parler des avantages que l'opulence procure à l'humanité, ne sembleroit-il pas qu'on ne peut être secourable qu'à force d'argent? Opinion plus convenable a celui qui croit tenir la suprême félicité dans ses coffres, qu'à qui la cherche dans les biens véritables.

Les grands besoins naissent des grands biens, disoit sagement Favorin, et souvent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de s'ôter celles qu'on a de trop.

Qu'a-t-il donc fait pour moi? Il m'a fait vivre. Eh! n'eussé-je pas vécu sans lui! Non, il ne m'a point fait vivre, il m'a fait languir et mourir dans le plus infâme esclavage. Il m'a deshonoré et avili, il a éteint en moi toute la fierté naturelle au génie, il m'a moins rassasié de pain que d'opprobres, et la vie que j'ai menée dans sa triste maison m'a fait cent fois désirer la mort. Mais moi, qu'ai-je fait pour lui dans le même tems? J'ai nourri sa vanité, j'ai délivré son âme épaisse de l'ennui d'elle-même, je l'ai fait vivre aux dépens de la mienne. Tandis qu'il n'en coûtoit pour moi qu'à sa bourse, j'épuisois pour lui mes soins, mes talens, ma liberté, ma substance; il buvoit mon sang et ma vie à prix d'argent, et prétendoit me faire vivre.

Je sais que les plus scrupuleux de ces hommes vils qu'on appelle honnêtes gens, méprisent tant de délicatesse, et que leur probité commode, fière de ne point commettre d'injustice évidente, n'a garde de rejeter les profits qui, sans paroitre illégitimes, portent préjudice à autrui. Mais toi, mon cher Chrysophile, à qui la sublimité de tes vues impose un devoir plus sévère, tu n'ignores pas que le premier bien à faire est de ne causer de mal à personne, et qu'il y a loin encore des lois de la justice à celles de la vertu. Quelque légitime que puisse être ton gain, d'autres, qui peut-être en ont plus besoin que toi, l'auroient fait a ta place, et n'est-ce pas, au fond, leur ôter réellement tout celui que tu fais à leur préjudice? Je te vois donc, dans toutes tes affaires, sans cesse occupé de la crainte de nuire à quelqu'un sans en rien savoir, et je ne puis imaginer par quel moyen tu viendras jamais à bout de te rassurer contre ce doute insupportable à toute àme bienfaisante, de faire innocemment le malheur d'autrui.

Si l'on ne peut être vraiment humain et rester riche, comment pourroit-on l'être et s'enrichir?

Richesses. On les désire pour en faire un bon usage, mais on ne le fait plus quand on les a.

Quand on se croit au-dessus des maux de l'humanité, on ne les plaint plus dans les autres.

Je me garderois de faire ces difficultés à un homme ordinaire, et je sais bien qu'il se moqueroit de moi; mais pour toi qui veux être vertueux et qui n'aspires même à la fortune que pour cela, ces objections te regardent, et tu dois les résoudre.

Je pense que tu ne me répondras pas qu'il vaut autant que tu fasses pour ton profit ce qu'aussi bien quelque autre feroit à ton refus, car ce seroit te glorifier de n'être pas le dernier des hommes, et renoncer à la vertu jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de médians.

Ou bien:

Beaucoup d'honnêtes gens me diroient volontiers qu'ils aiment autant profiter des friponneries qu'aussi bien d'autres feroient à leur place : humble aveu de quiconque se tient assez vertueux de n'être pas le plus scélérat des hommes, et ne se croit obligé d'être juste qu'après que tout le monde le sera devenu. O Chrysophile ! si je connois assez ton cœur, je n'aurai pas besoin de réfuter une semblable excuse, car tu n'auras jamais l'esprit de la trouver.

Multipliez les portes de fer, les serrures, les chaînes, les gardes et les surveillans, élevez de toutes parts des gibets, des roues, des échafauds, imaginez chaque jour de nouvelles tortures, endurcissez votre âme à l'aspect de toutes les souffrances des indigens, érigez des chaires et des collèges où l'on n'enseigne que les maximes qui vous conviennent; attirez, payez sans cesse de nouveaux écrivains pour rendre le vol du pauvre encore plus infâme et celui du riche encore plus respecté; imaginez chaque jour de nouvelles distinctions pour autoriser dans l'un et punir dans l'autre les mêmes manœuvres sous d'autres noms. Mais soyez sûr que votre insatiable convoitise ne servira qu'à nourrir celle d'autrui, que vos friponneries ne feront qu'accumuler autour de vous une multitude d'autres coquins qui vous les rendront malgré vos soins et votre expérience; qu'une foule de femmes perdues, vils instrumens de vos plaisirs, n'en supporteront le dégoût qu'afin de se dédommager à vos dépens avec vos plus méprisables cliens; que votre sensualité ne sera nourrie que des alimens les plus mauvais dans leur espèce ; que votre table ne sera couverte que du rebut de celle des particuliers modestes, qui sont leurs pourvoyeurs eux-mêmes. Vos avides valets vous serviront à grand prix du fumier déguisé, méconnoissable à votre goût gâté et dont vos parasites n'oseront se plaindre; les uns et les autres riront en secret de voir le maître de la maison, c'est-à-dire l'arbitre du goût, s'empoisonner avec extase, goûter vertueusement dans des mets corrompus l'argent qu'ils lui ont coûté. Cependant vos biens mal acquis et plus mal gouvernés se dissiperont à la recherche d'un bonheur qui fuit sans cesse; ils ne vous laisseront que le remords de leur source et le regret de leur perte. On trompera tous vos soins, on enfoncera vos portes, on brisera vos serrures, on forcera vos coffres. Toutes vos précautions ne tourneront qu'à votre ruine, et si par hasard vous rencontrez jamais un homme de bien à qui vous fier, cent fripons se réuniront aussitôt pour le rendre suspect et vous voler plus commodément. Environné de mains avides, vous ne pourrez veiller sur un sans en laisser agir mille autres; tout prendra sous vos yeux des formes contraires à la réalité; tout ne vous parlera que d'attachement, et vous serez détesté de tout le monde; inexorable aux gens de bien, vous ne serez touché que des flatteries des fourbes; les seuls qui sauront vous émouvoir à pitié seront des malheureux qui n'en méritent de personne. Vos bienfaits mêmes, corrompus dans leur source et dans leur emploi, ne seront que de nouveaux crimes; enfin mille perfîdes et lâches amis voudroient verser leur sang pour voire service et mourir pour vous au besoin, qui n'aspirent en secret qu'à l'instant désiré de votre agonie. N'espérez pas même qu'ils attendent pour vous abandonner que vous ne puissiez plus vous en apercevoir: leur avidité ne leur en laissera pas le tems, et la mort n'aura pour nul d'entre vous la pitié de prévenir ce désolant spectacle; vous les verrez courir aux seules choses qui les attachoient à vous! dépouillé de votre vivant et sous vos yeux, vous mourrez pauvre et délaissé pour avoir vécu riche et fété de tous; et pour dire en un mot ce que votre sort a de plus horrible, dans tous les chagrins qui viendront vous accabler sans cesse, si l'intérêt feint quelquefois de prendre votre parti, l'humanité même se réjouira de tous vos malheurs.

Les inquiétudes cruelles viendront contrister ton âme au sein des voluptés. Dans tes plus tumultueux festins, mille souvenirs amers, mille remords funestes crieront au fond de ton cœur plus haut que tous tes convives. Combien de fois des pleurs mal retenus, humectant tes paupières, chasseront-ils tout-à-coup de la table la feinte gaité qu'on s'efforçait d'y montrer! Combien de fois, au lieu du vin parfumé qui remplira ta coupe, croiras-tu boire le sang des malheureux que tu te reprocheras d'avoir faits! Que si les peines viennent ainsi te chercher au milieu des plaisirs, quelle ressource te restera-t-il pour repousser leurs attaques?

Et ne pense pas que ce soit là le pire état où ta mollesse envers toi-même et ta dureté pour autrui peut te rabaisser. Les regrets et les remords, tout cruels qu'ils sont, ont encore je ne sais quel fond de douceur secrète d'une âme en qui le goût du bien et le charme du sentiment ne sont pas entièrement effacés. Crains surtout cette gangrène des cœurs corrompus, cet avilissement honteux et abominable, dernier terme de l'abrutissement et dernier fruit des combats qu'un riche stupide et barbare est forcé de livrer sans cesse à sa sensibilité naturelle.

Qu'ils restent seuls dans leurs vastes palais, entourés de remords et d'ennuis pour tout cortège. Et puisqu'ils aiment tant la servitude, qu'ils ne voient que des valets autour d'eux!

Il voit sans pitié ces malheureux , accablés de travaux continuels, en tirer à peine un pain sec et noir qui sert à prolonger leur misère. Il ne trouve point étrange que le profit soit en raison inverse du travail, et qu'un fainéant dur et voluptueux s'engraisse de la sueur d'un million de misérables épuisés de fatigue et de besoin. C'est leur état, dit-il, ils y sont nés, l'habitude égalise tout, et je ne suis pas plus heureux sous mes lambris qu'un bouvier sous son chaume, pas plus, devroit-il ajouter, que le bœuf même dans son étable. Mais parle-t-on de ces climats sauvages dont les habitans sans travaux et sans besoins vivent dans une indolence continuelle? Alors il plaint tendrement le sort de ces malheureux privés du seul bonheur de préparer pour autrui les commodités de la vie, et il ne sauroit comprendre qu'on puisse vivre dans un pays où il n'y a point d'honnêtes riches qui sucent charitablement le sang du peuple. En effet, comment ne pas préférer la brillante destinée du malheureux qui nous sert, à l’oisiveté du sauvage qui ne nous est bon a rien? Telles sont les contradictions de nos prétendus sages, vils adulateurs de l'opulence, plus vils détracteurs de la pauvreté, et qui savent prudemment accommoder la philosophie au goût de ceux qui la paient.

.... Mais n'est-il pas fort étrange que ces gens efféminés qui n'épargnent rien pour quelques commodités imaginaires, et qui dépensent quelquefois beaucoup d'argent pour se délivrer d'un bruyant voisinage, craignent d'employer quelques deniers à se délivrer de l'éternelle importunité d'un gueux? Il y a tant d'antipathie entre le riche et le pauvre que le premier aime encore mieux être incommodé lui-même que de contribuer au soulagement de l'autre.

La moindre de toutes les mises que l'on peut apporter dans un commerce de bienfaits est l'argent.

Au lieu de te mettre bassement dans la classe des riches, reste dans celle des gens de mérite, et laisse entre ces deux classes l'éternelle séparation qu'y a mise la nature.

L'un ne sait tirer que de sa bourse des témoignages d'amitié, tandis que l'autre prodigue ses soins, son tems, ses talens, ses sentimens, sa liberté, sa vie. Et après ce partage inégal, le riche ingrat, fier de quelques misérables dons, ose encore impudemment exiger de la reconnoissance.

Nous avons des talens ou du moins des bras, laissons-leur leurs indignes richesses et gardons notre liberté; crois-moi, Chrysophile, ils seront plus embarrassés que nous.

La plus brillante fortune ne sauroit nous mettre à l'abri de ses revers; jamais nous ne l'asservirons avec ses propres armes. Il faut pour la vaincre en employer d'autres qui soient de meilleure trempe.

Tout cela se fait avec tant d'appareil, avec tant d'ostentation, que la vanité en fait son profit avant que l'humanité s'en ressente.

C'est au moins lui témoigner que tu compatis à sa

misère. Car quelle différence y a-t-il de lui dire cela avec un compliment ou avec un liard, si ce n'est que la dernière manière est plus commode, plus humaine et moins fausse? J'avoue pourtant qu'il est plus commode encore d'être dans un bon carrosse bien roulant, qui pour toute réponse couvre de boue le visage du pauvre.

Mais veux-tu faire une chose plus utile à l'humanité? Loin d'aspirer à la fortune, apprends à te passer d'elle; méprise l'arrogance du riche et apprends aux hommes par ton désintéressement à chercher le bonheur dans de plus nobles objets.

Souviens-toi que tous les dons du riche cachent infailliblement des pièges et qu'il faut plus craindre

Ces misérables dons qui ne valent pas même la peine qu'on s'obstine à les refuser....

Quiconque a longtems couché sur la dure ne désire point un bon lit; une femme des champs ne s'aperçoit ni du serein ni du soleil qui feroient mourir une femme de la ville, et le villageois mange avec plus d'appétit son lard jaune qu'un financier le gibier qui couvre sa table.

.... t'exercer ainsi par degrés à rebuter de même l'honnête nécessiteux qui, s'il peut percer jusqu'à toi, viendra t'exposer en secret sa misère.

... ébranle d'un bras nerveux cet affreux colosse . . . .

. . . . osent indignement transformer leurs amis en valets.