[J.M.GALLANAR=éditeur]
LE DEVIN DU VILLAGE , INTERMEDE .
JEAN JACQUES ROUSSEAU
[1752 , printemps-été ; Bibliothèque Municipale de Lyon, etc.; Delormel & Fils , Paris , 1753, etc.; le Pléiade édition, t. II, pp. 1093-1114 =Du Peyrou/Moultou 1780-89 quarto édition, t. VIII, pp. 157-179.]
[157] LE DEVIN DU VILLAGE , INTERMEDE .
[158] AVERTISSEMENT .
Quoique j'aye approuvé les changemens que mes amis jugerent à propos de faire à cet Intermede , quand il fut joué à la Cour , & que son succès leur soit du en grande partie , je n'ai pas juge à propos de les adopter aujourd'hui , & cela par plusieurs raisons . La premiere est que , puisque cet Ouvrage porte mon ame , il faut que ce soit le mien , dût-il en être plus mauvais . La seconde , que ces changemens pouvoient, être fort bien en eux-mêmes , & Ôter pourtant à la Piece cette unité si peu connue , qui seroit le chef-d'oeuvre de Art , si l'on pouvoit la conserver sans répétitions & sans monotonie. Ma troisieme raison est que cet Ouvrage n'ayant été fait que pour mon amusement , son vrai succès est de me plaire : or, personne ne fait mieux que moi comment il doit être pour me plaire le plus .
[159] A MONSIEUR DUCLOS HISTORIOGRAPHE DE FRANCE,
L'un des Quarante de l'Académie Françoise , & de celle des Belles- Lettres .
Souffrez , Monsieur , que votre nom soit à la tête de cet Ouvrage , qui , sans vous , n'eut point vu le jour . Ce sera ma premiere & unique Dédicace : puisse-t-elle vous faire autant d'honneur qu'a moi !
Je suis de tout mon cœur ,
Monsieur ,
Votre très-humble & très-obéissant Serviteur ,
J.J. ROUSSEAU .
[160] ACTEURS .
COLIN .
COLETTE .
LE DEVIN .
TROUPE DE JEUNES GENS DU VILLAGE .
[161] LE DEVIN DU VILLAGE , INTERMEDE .
Le Théâtre représente d'un cote la Maison du Devin, de l'autre des Arbres & des Fontaines , & dans le fond un Hameau .
SCENE PREMIERE .
COLETTE soupirant , & s'essuyant les yeux de son tablier .
J'ai perdu tout mon bonheur ;
J'ai perdu mon serviteur ;
Colin me délaisse.
Hélas , il a pu charter !
Je voudrois n'y plus songer :
J'y songe sans cesse.
J'ai perdu mon serviteur ;
J'ai perdu toit mon bonheur ,
Colin me délaisse.
Il m'aimoit autrefois, & ce fut mon malheur.
Mais quelle est donc celle qu'il me préfere !
Elle est donc bien charmante ! imprudente Bergere ,
[162] Ne crains-tu point les maux que j'éprouve en ce jour ?
Colin m'a pu changer ; tu peux avoir ton tour.
Que me sert d'y rêver sans cesse ?
Rien ne peut guérir mon amour ,
Et tout augmente ma tristesse .
J'ai perdu mon serviteur ;
J'ai perdu tout mon bonheur,
Colin me délaisse.
Je veux le hair....je le dois ....
Peut-être il m'aime encor....pourquoi me fuir sans cesse ?
Il me cherchoit tant autrefois.
Le Devin du canton fait ici sa demeure ;
Il fait tout ; il faura le fort de mon amour :
Je le vois , & je veux m'éclaircir en ce jour.
SCENE II.
LE DEVIN , COLETTE .
Tandis que le DEVIN s'avance gravement, COLETTE compte dans sa main de la monnoie ; puis elle la plie dans un papier , & la présente au DEVIN , après avoir un peu hésite à l'aborder.
COLETTE d'un air timide .
Perdrai-je Colin sans retour ?
Dites - moi s'il faut que je meure .
[163] LE DEVIN gravement .
Je lis dans votre cœur , & j'ai lu dans le sien.
COLETTE .
O Dieux !
LE DEVIN .
Modérez - vous.
COLETTE .
Eh bien ?
Colin ....
LE DEVIN .
Vous est infidèle.
COLETTE .
Je me meurs .
LE DEVIN .
Et pourtant , il vous aime toujours.
COLETTE vivement .
Que dites-vous ?
LE DEVIN .
Plus adroite & moins belle ,
La Dame de ces lieux ....
COLETTE .
Il me quitte pour elle !
LE DEVIN .
Je vous l'ai déjà dit , il vous aime toujours .
[164] COLETTE tristement .
Et toujours il me fuit.
LE DEVIN .
Comptez sur mon secours .
Je pretends à vos pieds ramener le volage.
Colin veut être brave , il aime à se parer :
Sa vanité vous a fait un outrage
Que son amour doit réparer.
COLETTE .
Si des galans de la ville
J'eusse écoute les discours ,
Ah! qu'il m'eut été facile
De former d'autres amours !
Mise en riche Demoiselle
Je brillerois tous les jours;
De rubans & de dentelle
Je chargerois mes atours.
Pour l'amour de l'infidelle
J'ai refuse mon bonheur,
J'aimois mieux être moins belle
Et lui conserver mon cœur.
LE DEVIN .
Je vous rendrai le sien , ce sera mon ouvrage.
Vous, à le mieux garder appliquez tous vos soins;
Pour vous faire aimer davantage,
Feignez d'aimer un peu moins.
[165] L'amour croit s'il s'inquiette ;
Il s'endort s'il est content :
La Bergere un peu coquette
Rend le Berger plus constant.
COLETTE .
A vos sages leçons Colette s'abandonne.
LE DEVIN .
Avec Colin prenez un autre ton.
COLETTE .
Je feindrai d'imiter l'exemple qu'il me donne.
LE DEVIN .
Ne l'imitez pas tout de bon ;
Mais qu'il ne puisse le connoître.
Mon art m'apprend qu'il va paroître ,
Je vous appellerai quand il en sera tems.
SCENE III.
LE DEVIN .
J'ai tout su de Colin , & ces pauvres enfans
Admirent tous les deux la science profonde
Qui me fait deviner tout ce qu'ils m'ont appris,
Leur amour à propos en ce jour me seconde ;
En les rendant heureux , il faut que je confonde
De la Dame du lieu les airs & les mépris .
[166] SCENE IV .
LE DEVIN , COLIN .
COLIN .
L'amour & vos leçons m'ont enfin rendu sage ;
Je préfere Colette à des biens superflus :
Je sus lui plaire en habit de village ;
Sous un habit dore qu'obtiendrois-je de plus ?
LE DEVIN .
Colin, il n'est plus tems , & Colette t'oublie.
COLIN .
Elle m'oublie, o Ciel ! Colette a pu changer !
LE DEVIN .
Elle est femme , jeune & jolie ;
Manqueroit-elle a se venger ?
COLIN .
Non , Colette n'est point trompeuse ;
Elle m'a promis sa foi :
Peut-elle être l'Amoureuse
D'un autre Berger que moi ?
LE DEVIN .
Ce n'est point un Berger qu'elle préfere à toi ,
C'est un beau Monsieur de la Ville .
COLIN .
Qui vous l'a dit ?
[167] LE DEVIN avec emphase.
Mon art.
COLIN .
Je n'en saurois douter.
Hélas qu'il m'en va coûter
Pour avoir été trop facile
A m'en laisser conter par les Dames de Cour !
Aurois-je donc perdu Colette sans retour?
LE DEVIN .
On sert mal à la fois fortune & l'Amour.
D'être si beau garçon quelquefois il en coûte.
COLIN .
De grace , apprenez-moi le moyen d'éviter
Le coup affreux que je redoute.
LE DEVIN .
Laisse-moi seul un moment consulter.
Le Devin tire de sa poche un Livre de grimoire & un petit bâton de Jacob, avec lesquels il fait un charme. De jeunes Paysannes qui venoient le consulter , laissent tomber leurs presens , & se sauvent toutes effrayées en voyant ses contorsions .
LE DEVIN .
Le charme est fait . Colette en ce lieu va se rendre ;
Il faut ici l'attendre .
COLIN .
A l'appaiser pourrai-je parvenir ?
[168] Hélas, voudra-t-elle m'entendre?
LE DEVIN .
Avec un cœur fidele & tendre
On a droit de tout obtenir.
A part. Sur ce qu'elle doit dire allons la prévenir.
SCENE V.
COLIN .
Je vais revoir ma charmante Maîtresse .
Adieu châteaux, grandeurs, richesse ,
Votre éclat ne me tente plus.
Si mes pleurs, mes soins assidus
Peuvent toucher ce que j'adore ,
Je vous verrai renaître encore
Doux momens que j'ai perdus.
Quand on fait aimer dc plaire
A-t'on besoin d'autre bien !
Rends-moi ton cœur ma Bergere ,
Colin t'a rendu le sien.
Mon chalumeau, ma houlette ,
Soyez mes seules grandeurs;
Ma parure est ma Colette ,
Mes trésors sont ses faveurs.
Que de seigneurs d'importance
[169] Voudroient bien avoir sa foi !
Malgré toute leur puissance ,
Ils sont moins heureux que moi .
SCENE VI.
COLIN , COLETTE parée .
COLIN à part
Je l'apperçois ....Je tremble en m'offrant À sa vue ....
....Sauvons-nous ....Je la perds si je fuis ....
COLETTE À part .
Il me voit....Que je suis émue !
Le cœur me bat ....
COLIN .
Je ne sais ou j'en suis .
COLETTE .
Trop près , sans y songer , je me suis approchée.
COLIN .
Je ne puis m'en dédire , il la faut aborder.
A Colette , d'un ton radouci, & d'un air moitié riant, moitié embarrasse .
Ma Colette ....êtes-vous fâchée ?
Je suis Colin : daignez me regarder.
[170] COLETTE , osant À peine jetter les yeux sur lui .
Colin m'aimoit : Colin m'etoit fidelle :
Je vous regarde, & ne vois plus Colin .
COLIN .
Mon cœur n'a point change; mon erreur trop cruelle
Venoit d'un sort jette par quelque esprit malin :
Le Devin l'a détruit; je suis, malgré l'envie,
Toujours Colin, toujours plus amoureux.
COLETTE .
Par un sort, À mon tour, je me sens poursuivie.
Le Devin n'y peut rien.
COLIN .
Que je suis malheureux!
COLETTE .
D'un amant plus constant....
COLIN .
Ah! de ma mort suivie
Votre infidélité....
COLETTE .
Vos soins sont superflus ;
Non, Colin, je ne t'aime plus .
COLIN .
Ta foi ne m'est point ravie ;
Non, consulte mieux ton cœur :
Toi-même en m'ôtant la vie
Tu perdrois tout ton bonheur .
[171] COLETTE
A part . Hélas ! À Colin . Non vous m'avez trahie ,
Vos soins sont superflus :
Non , Colin , je ne t'aime plus .
COLIN .
C'en est donc fait; vous voulez que je meure ;
Et je vais pour jamais rn'éloigner du hameau .
COLETTE , rappellant Colin qui s'éloigne lentement .
Colin ?
COLIN .
Quoi ?
COLETTE .
Tu me suis ?
COLIN .
Faut-il que je demeure
Pour vous voir un amant nouveau ?
COLETTE . Duo .
Tant qu'a mon Colin j'ai su plaire ,
Mon sort combloit mes desirs .
COLIN .
Quand je plaisois À ma Bergere ,
Je vivois dans les plaisirs .
COLETTE .
Depuis que son cœur me méprise
Un autre a gagne le mien .
[172] COLIN .
Après le doux nœud quelle brise
Seroit-il un autre bien?
D'un ton pénétré .
Ma Colette se dégage !
COLETTE .
Je crains un amant volage ,
ENSEMBLE .
Je me dégage À mon tour .
Mon cœur , devenu paisible ,
Oubliera, s'il est possible ,
Que tu lui fus cher/chere un jour .
COLIN .
Quelque bonheur qu'on me promette
Dans les nœuds qui me sont offerts ,
J'eusse encor préféré Colette
A tous les biens de l'Univers.
COLETTE .
Quoi qu'un Seigneur jeune , aimable ,
Me parle aujourd'hui d'Amour ,
Colin m'eut semble préférable
A tout l'éclat de la Cour .
COLIN tendrement .
Ah Colette !
[173] COLETTE avec un soupir .
Ah ! Berger volage ,
Faut-il t'aimer malgré moi ?
Colin se jette aux pieds de Colette ; elle lui fait remarquer à son chapeau un Ruban fort riche qu'il a reçu de la Dame. Colin le jette avec dédain. Colette lui en donne un plus simple , dont elle etoit parée , & qu'il reçoit avec transport .
ENSEMBLE .
A jamais Colin je t'engage/t'engage
Mon/ Son cœur & ma/sa foi .
Qu'un doux mariage
M'unisse avec toi.
Aimons toujours sans partage ,
Que l'Amour soit notre loi.
A jamais , &c.
SCENE VII.
LE DEVIN , COLIN , COLETTE .
LE DEVIN .
Je vous ai délivrés d'un cruel maléfice ;
Vous vous aimez encor malgré les envieux .
[174] COLIN .
Ils offrent chacun un présent au Devin .
Quel don pourroit jamais payer un tel service ?
LE DEVIN recevant des deux mains .
Je suis assez paye si vous êtes heureux.
Venez jeunes Garçons, venez aimables Filles,
Rassemblez-vous, venez les imiter;
Venez galans Bergers, venez beautés gentilles
En chantant leur bonheur apprendre À le goûter .
SCENE DERNIERE .
LE DEVIN , COLIN , COLETTE .
Garçons & Filles du Village .
CHŒUR .
Colin revient À sa Bergere ;
Célébrons un retour si beau.
Que leur amitié sincere
Soit un charme toujours nouveau.
Du Devin de notre Village
Chantons le pouvoir éclatant :
Il ramene un Amant volage,
Et le rend heureux & constant .
On danse.
[175] COLIN .
ROMANCE .
Dans ma cabane obscure
Toujours soucis nouveaux;
Vent, Soleil, ou froidure,
Toujours peine & travaux.
Colette ma Bergere
Si tu viens l'habiter,
Colin dans sa chaumière
N'a rien À regretter.
Des champs , de la prairie
Retournant chaque soir ,
Chaque soir plus chérie
Je viendrai te revoir :
Du Soleil dans nos plaines
Devançant le retour,
Je charmerai mes peines
En chantant notre Amour.
On danse une PANTOMIME .
LE DEVIN .
Il faut tous À l'envi
Nous signaler ici;
Si je ne puis fauter ainsi ,
Je dirai pour ma part une Chanson nouvelle.
Il tire une Chanson de sa poche.
I .
L'art À l'Amour est favorable ,
[176] Et sans art l'Amour fait charmer ;
A la Ville on est plus aimable ,
Au Village on fait mieux aimer
Ah! pour l'ordinaire,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet., ce qu'il défend;
C'est un Enfant, c'est un Enfant.
COLIN avec le Chœur répete le refrain .
Ah! pour l'ordinaire ,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet , ce qu'il défend;
C'est un Enfant, c'est un Enfant.
Regardant la Chanson .
Elle a d'autres Couplets! je la trouve assez belle.
COLETTE avec empressement.
Voyons , voyons; nous chanterons aussi.
Elle prend la Chanson .
II.
Ici de la simple Nature,
L'Amour suit la naÏveté ;
En d'autres lieux de la parure
Il cherche l'éclat emprunte.
Ah! pour l'ordinaire,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend;
C'est un Enfant, c'est un Enfant.
[177] CHŒUR
C'est un Enfant , c'est un Enfant.
COLIN .
Souvent une flâme chérie
Est celle d'un cœur ingénu :
Souvent par la coquetterie
Un cœur volage est retenu.
Ah ! pour l'ordinaire , &c .
À la fin de chaque Couplet, le Chœur
répete toujours ce vers.
C'est un Enfant, c'est un Enfant.
LE DEVIN .
IV .
L'Amour selon sa fantaisie ,
Ordonne & dispose de nous :
Ce Dieu permet la jalousie ,
Et ce Dieu punit les jaloux .
Ah ! pour l'ordinaire , &c .
COLIN .
V.
A voltiger de belle en belle ,
On perd souvent l'heureux instant ;
Souvent un Berger trop fidelle
Est moins aime qu'un inconstant .
Ah ! pour l'ordinaire , &c.
[178] COLETTE .
VI.
A son caprice on est en butte,
Il veut les ris, il veut les pleurs ;
Par les.... par les ....
COLIN lui aidant À lire .
Par les rigueurs on le rebutte.
COLETTE .
On l'affoiblit par les faveurs.
ENSEMBLE .
Ah! pour l'ordinaire,
L'Amour ne fait guère
Ce qu'il permet, ce qu'il défend ;
C'est un Enfant, c'est un Enfant.
CHŒUR .
C'est un Enfant ; c'est un Enfant. On danse .
COLETTE .
Avec l'objet de mes amours ,
Rien ne m'afflige, tout m'enchante ;
Sans cesse il rit , toujours je chante :
C'est une chaîne d'heureux jours.
Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante ?
Tel , au milieu des fleurs qui brillent sur son cours ,
Un doux ruisseau coule & serpente .
Quand on fait bien aimer, que la vie est charmante !
On danse .
[179] COLETTE .
Allons danser sous les ormeaux ,
Animez-vous jeunes fillettes:
Allons danser sous les ormeaux ,
Galans prenez vos chalumeaux.
LES VILLAGEOISES repentent ces quatre vers .
COLETTE .
Répétons mille chansonnettes ,
Et pour avoir le cœur joyeux ,
Dansons avec nos amoureux ,
Mais n'y restons jamais seulettes.
Allons danser sous les ormeaux , &c.
LES VILLAGEOISES .
Allons danser sous les ormeaux , &c.
COLETTE .
A la Ville on fait bien plus de fracas ;
Mais sont-ils aussi gais dans leurs ébats?
Toujours contens ,
Toujours chantans;
Beauté sans fard ,
Plaisir sans art ;
Tous leurs Concerts valent-ils nos musettes ?
Allons danser sous les ormeaux, &c.
LES VILLAGEOISES .
Allons danser sous les ormeaux , &c.
FIN.