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VOLTAIRE CONTRE ROUSSEAU : PRÉLUDE DES LUTTES DE L’AN II

Bulletin n° 30 - Juin 2004 - Messidor 212

vendredi 14 juillet 2006

 

Dans le numéro 190 du “ Courier Républicain ” du 19 floréal an 2 (8 mai 1794), le rédacteur, relatant le discours de Robespierre sur l’Être Suprême, écrivait : “ Robespierre a combattu la misérable secte des encyclopédistes, qui, niant l’existence d’un dieu, et déclamant publiquement contre les despotes, caressaient en secret ces derniers, et ne rougissaient de caresser leurs valets dans les antichambres. Il a fait l’éloge de l’immortel citoyen de Genève, qui n’a compté des persécuteurs que parmi les athées et les hypocrites, et qui, pendant ces longs malheurs, ne trouva jamais de plus douce consolation que dans l’idée de l’Etre Suprême ”. Encore une fois, Robespierre avait vu juste car, si Rousseau a en effet eu une (petite) participation à l’écriture de l’Encyclopédie, pour l’article relatif à la musique, il ne faut pas l’accoler aux encyclopédistes, et en particulier à Voltaire, avec lesquels il n’a rien de particulier, et desquels il a subi toute la deuxième partie de sa vie, une persécution féroce. La première différence de pensée entre Rousseau et les voltairiens est, tout d’abord d’ordre social. En effet, Rousseau aspire à une démocratie authentique, fondée sur l’égalité économique (“ Tout le mal vient de l’inégalité ”). Selon lui, toute la force vient du Peuple, qui ne peut être heureux que s’il est souverain. Les encyclopédistes, quant à eux, aiment le despotisme, éclairé certes, mais le despotisme quand même. Voltaire a écrit dans son essai sur les moeurs sa pensée profonde : “ un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ”. Dans le chapitre “ représentant ” de l’encyclopédie, Diderot insiste que seuls les propriétaires doivent être députés. Ce sera aussi la pensée d’un Boissy d’Anglas, qui l’établira en dogme dans la Constitution de l’an 3. Quant à leur pensée sur Rousseau et ses idées sur l’inégalité, elle est claire : « c’est la philosophie d’un gueux qui veut que les riches soient dépouillés par les pauvres » (Voltaire). C’est pourquoi Robespierre, démasquant l’imposture encyclopédiste, fera enlever le buste de Helvétius de la salle des jacobins le 5 décembre 1792 : “ Helvétius doit tomber, Helvétius était un intrigant, un misérable bel esprit, un être immoral, un des plus cruels persécuteurs de ce bon Jean Jacques Rousseau … Si Helvétius vivait encore, nous le verrons avec son bel esprit et sa sublime philosophie grossir la masse des intrigants ”. Et il avait tant raison. N’avait-on pas vu l’abbé Raynal, encensé par les encyclopédistes pour son “ histoire philosophique des établissements compris dans les deux indes ”, s’être présenté à la barre de l’Assemblée Constituante en mars 1791 pour y attaquer violemment les fondements même de la Révolution. Il est à noter que cette idéologie sociale générale se retrouve dans les rapports des uns et des autres avec l’argent Rousseau est né pauvre, même s’il n’est pas de la plèbe, son père étant citoyen de Genève (seulement 1.800 habitants sur 20.000 avaient cette qualité, les autres étant des “ natifs ”, genre “ citoyens passifs ”). Toute sa vie, il restera volontairement pauvre. En 1751, il abandonnera ainsi sa place de secrétaire de M de Francueil, qui lui offrait le poste lucratif de caissier des finances, pour devenir simple copiste de musique, arguant qu’il ne pourrait continuer comme “ caissier d’un receveur général des finances, à prêcher le désintéressement et la pauvreté ”. Plus tard, devenu célèbre, il ne demandait à l’imprimeur Rey, d’Amsterdam, pour être payé de ses ouvrages, que l’équivalent du temps passé sur la base du travail de copiste, c’est à dire sur la base d’un métier manuel. De la même manière, le roi Louis XV, qui s’était entiché de son opéra “ le devin du village ” lui proposa indirectement une pension, qu’il refusa pour rester libre. Au contraire, les encyclopédistes sont avides de pensions, françaises ou étrangères. Pour en obtenir, un homme comme Voltaire, n’hésitait pas à abandonner tout amour propre et à écrire à Frédéric II, dont il connaissait l’attirance pour les jeunes gens : “ Ce n’est pas moi qu’on verra soupirer sottement aux genoux d’une femme ”. De plus, il bâtira une grande partie de son immense fortune en trafiquant sur les fournitures militaires dont il truquait les marchés. L’autre cause de discorde entre Rousseau et les encyclopédistes est la question religieuse. Cette cause, que l’on présente souvent comme la principale, me semble en réalité subordonnée à la question sociale. Chez Rousseau lui même, “ l’existence de la divinité, puissante, intelligente, prévoyante, la vie à venir, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social, voilà des dogmes positifs ” (Contrat social). L’existence de Dieu n’est pas pour lui qu’une idée abstraite, mais un référent nécessaire à la justice sociale. Cette idée sera reprise dès avant la Révolution par Robespierre, qui déclarait déjà sous l’ancien régime qu’il (était) temps que cette idée de Dieu … serve enfin à rappeler les droits imprescriptibles de l’Homme. Il est temps de reconnaître que la même autorité divine … défend aux peuples d’être esclaves ”. Cette inter connexion entre l’idée de l’existence de Dieu et le progrès social est la clé nécessaire pour comprendre la politique religieuse de Robespierre en l’an 2 et la fête de l’être suprême. Pour les encyclopédistes, cette interconnexion existe aussi. L’existence, non de Dieu, mais du clergé, est une nécessité pour maintenir le peuple dans la domination des riches, parmi lesquels ils ont pris place. Il faut bien comprendre que l’Encyclopédie, ouvrage très cher, est hors de portée du peuple. Il s’agit pour les encyclopédistes de libérer les esprits des gens de bien (comprendre les gens qui ont du bien) des billevesées de la superstition. Mais le peuple, lui, doit être tenu par le clergé dans le respect des hiérarchies sociales. C’est ainsi qu’on verra un Voltaire, lui même incroyant, expliquer cyniquement dans ses lettres privées : “ il est fort bon de faire accroire aux gens qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon blé ”, ou “ il est nécessaire qu’il y ai des gueux ignorants, un peuple sans religion sera bientôt un peuple de brigands ”. D’où la célèbre phrase de Robespierre “ l’athéisme est aristocratique ”. On comprend mieux pourquoi les encyclopédistes, qui déjà exultaient (“ le monde se déniaise furieusement ”, gribouillait Voltaire, “ il pleut des bombes dans la maison du seigneur ”, clapissait Diderot) se déchaînèrent contre ce Rousseau, qui après avoir collaboré à la “ grande œuvre ”, se mettait à écrire “ je n’entend point … qu’on puisse être vertueux sans religion. J’eus longtemps cette opinion trompeuse, dont je suis trop désabusé ”. “ C’est un forcené, bavait en échos Diderot, … et quel temps a-t-il pris pour rendre la philosophie odieuse ? le temps où elle allait triompher ”. Les encyclopédistes, bien en cour, vont alors faire parler leur puissance et chercher à l’abattre. Les persécutions endurées par Rousseau de la part des encyclopédistes en général, et de Voltaire en particulier, doivent être développées. Ainsi que l’aboyait Diderot “ l’infâme Jean Jacques est le Judas de la confrérie … cet homme est un monstre ”. On ne peut s’imaginer l’acharnement des encyclopédistes à le perdre. Ils feront un lobbying si efficace auprès du Parlement de Paris que ce dernier votera son arrestation en 1762. Il s’enfuit alors pour Genève, croyant trouver une protection dans sa patrie natale. Or, Voltaire habite près de Genève. Il est très écouté du Petit Conseil de cette ville, et présente aux membres de ce Conseil, presque tous banquiers, que recueillir Rousseau serait mauvais pour leurs affaires, réalisée en grande partie avec la France. Il écrivit au Conseil, dans un petit libelle anonyme, cette dénonciation répugnante : “ Le conseil aura trop de prudence et trop de fermeté pour s’amuser seulement à faire brûler un livre à qui la brûlure ne fait aucun mal … il punira avec toute la sévérité des lois un blasphémateur séditieux ”. Et, dans un autre passage, il ajoute : “ on punit capitalement un vil séditieux”. Les magistrats genevois se rangeront à ces avis et décideront que Rousseau serait arrêté s’il se présentait à Genève. De là une longue errance qui mènera Rousseau à Neufchâtel, puis près de Berne, d’où Voltaire, pratiquant une véritable chasse à l’homme, le fera à chaque fois chasser. Sur les conseils de Madame de Boufflers, Rousseau va alors partir pour l’Angleterre afin de se réfugier chez le philosophe David Hume, chez qui il restera jusque 1767. Là se situe un autre épisode de la persécution. Outre la vie de Rousseau, Voltaire et ses complices vont tenter de ruiner sa réputation. En effet, ce Hume est un encyclopédiste qui hait Rousseau autant que les autres, mais il convoite Madame de Boufflers, et ne veut pas la désobliger. Perfide comme seul un anglais peut l’être, il va alors jouer un double jeu sordide, faisant bonne figure devant Rousseau, qui le croit naïvement être vraiment son ami, et multipliant par derrière les lettres dans toute l’Europe pour se moquer de lui et déconsidérer sa personne. Par ailleurs, il nous faut souligner l’antisémitisme de Voltaire, antisémitisme qu’on essaie encore de dissimuler (Dame, il est au Panthéon !), mais qui transparaît dans ces aphorismes violents : “Le juif est un être fait de lâcheté qui le conduit aux pires abdications morales ” ou “ les juifs sont les ennemis du genre humain, la juiverie est une nation atroce ”. Quoiqu’il en soit, la persécution portera ses fruits et Rousseau finira mentalement atteint d’un syndrome de persécution. Comme l’a énoncé Henri Guillemin dans une phrase définitive, “ si Rousseau a été détraqué, c’est d’avoir été traqué ”. Cependant, comme je préfère ce presque fou vivant dans les derniers temps de sa vie, au 4e étage d’un immeuble modeste de la rue plâtrière à Paris, “ dans son petit ménage probe et bien tenu d’ouvrier ” (Bernardin de St Pierre), à ce Voltaire, indigné professionnel et accapareur financier assis sur ses millions. Quant à l’aphorisme de Voltaire : “ on punit capitalement un vil séditieux ”, ses continuateurs sauront s’en souvenir et l’appliquer à Robespierre. Car, comme l’a souligné Buonarrotti, c’est un complot regroupant des “ voltairiens ” et des “ voleurs ” qui fut à l’origine du 9 thermidor. Cette persécution de la “ secte encyclopédique ”, Robespierre l’avait pressentie dès le début de la révolution. Ainsi, avait-il écrit, dès le deuxième numéro de son journal “ le défenseur de la Constitution ”, ces lignes prophétiques : “ Jamais les honnêtes gens qui ont une âme et un caractère ne trouveront grâce aux yeux des ambitieux et des hommes de parti. Pour quelle autre raison penser que, Jean Jacques lui même, ait été persécuté avec tant d’acharnement par tous les intrigants hypocrites de son temps, par les Diderot, les d’Alembert, les Voltaire même, par tous leurs amis et leurs protégés. Il est trop vrai que l’intrigue ne pardonne point à la franchise ; il est trop vrai que la persécution sera toujours le sceau qui marquera aux yeux des siècles la vertu pure et éprouvée ; il est trop vrai que les véritables amis de l’Humanité, que les fidèles représentants de la Nation n’auront jamais d’ennemis plus implacables que tous les charlatans philosophes et politiques qui paraîtront combattre le plus près d’eux ”

Daniel SOMOGYI