L'étrange anecdote du vol du ruban

 

par Françoise Bocquentin

 

        Qu'une autre lecture de J. J. Rousseau soit possible, celle, notamment, de ses textes autobiographiques, de nombreux biographes l'ont souligné depuis longtemps, qu'il s'agisse de L. Gagnebin qui nous déclare : « Le postulat qui domine son oeuvre correspond à une fiction, mais à une fiction indispensable pour aboutir à certaines conclusions […] Il faut donc opérer, dans l'analyse de la pensée de J. J. Rousseau, un renversement total des perspectives par rapport à la lecture habituelle que l'on fait de son oeuvre. C'est pour ne l'avoir pas fait qu'on s'est condamné à n'y rien comprendre, à commettre avec elle un monumental contresens »[1] ou de Starobinski qui n'hésite pas à affirmer que, chez J. J. Rousseau : « L'essentiel se dit par d'autres voies que le langage traditionnel »[2]. Il nous a donc semblé légitime de nous interroger sur la lecture traditionnelle que l'on fait de l'anecdote du vol du ruban, anecdote qui clôt le livre second des Confessions, pour tenter de voir si une lecture différente permettrait de mieux cerner la problématique et de dissiper les incohérences que J. J. Rousseau accumule à son sujet. Quel lecteur, en effet, n' a pas été surpris par l'importance que J. J. Rousseau accorde à ce petit larcin alors qu'il minimise des fautes beaucoup plus graves qu'il a commises sans en éprouver, semble-t-il, beaucoup de remords ? Cette étrange différence ne devrait-elle pas nous inspirer quelque réflexion, même en replaçant les faits dans le contexte de l’époque ? Car, en ce qui concerne le vol du ruban, son remords est grand ; et il est même si grand que J. J. Rousseau n'hésite pas à nous dire que c'est pour se décharger d'une partie de son poids qu'il a décidé  d'écrire les Confessions : « Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allègement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué a la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions » (Oeuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, volume I, page 86 ou  OC I, 86). Ce vol est donc pour J. J. Rousseau beaucoup plus qu'un vol ordinaire : il va lui consacrer de nombreuses pages manuscrites et malgré son vœu de ne pas en reparler, vœu avec lequel il clôt le livre second : « Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais » (OC I, 87) il en reprend assez longuement le récit dans la quatrième Rêverie (OC I, 1024, 1025)[3]. Si ce remords est si lourd, si ce vol est si grave, nous explique-t-il, c'est parce que  Marion en fut la victime, cette Marion qu'il accusa à tort d'une faute qu'elle n'avait pas commise ; et qui sait, nous dit-il, à chaque page du récit, jusqu'où peut l'avoir menée cette fausse accusation ?  « J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi […] J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportait une imputation de vol cruelle à son honneur de toutes manières [...] Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer » (OCI, 84, 85, 86). Mais J. J. Rousseau a-t-il mieux agi en abandonnant M. Lemaître à une  crise grave durant laquelle il eut pu succomber ? A-t-il mieux agi en abandonnant Madame de Warens à la misère et à l'opprobre, cette fois bien réelles, qui l’accablaient ? A-t-il mieux agi en abandonnant ses enfants à une mort quasi-certaine ?[4] Or, loin de se reprocher cette démarche véritablement criminelle, il nous parle de cet abandon comme d'une simple « erreur » (OCI, 358), d'une « négligence » (Correspondance complète de Leigh, lettre No 1340 ou CC, 1340) où il ne voit « aucun mal » (OCI, 398) alors qu'il nous présente le vol du ruban comme un véritable crime (le mot est utilisé cinq fois dans le récit et l'adjectif criminel deux fois). Le remords de cette « action atroce » va d'ailleurs le poursuivre jour et nuit : « Ce souvenir cruel me trouble quelquefois et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier » (OCI, 86). Que l'on voit dans ces remords : « L'exaspération d'une sensibilité déjà maladive et sans équilibre » comme le note P. M. Masson[5], est certes possible ; mais on ne peut que s'étonner que cette sensibilité lui fasse défaut quand il s'agit de faits incomparablement plus graves. Cette insistance, cette répétition de l'aveu a quelque chose, nous semble-t-il, de fort étrange, étrangeté qu'aurait pu lever l'identification de Marion, remettant ainsi les choses au point. Or nul n'a pu jusqu'ici identifier cette mystérieuse Marion, qui surgit dans le récit non comme une jeune fille réellement vivante, mais comme un personnage allégorique représentant, plus qu’une femme réelle, l’image de la femme en général. Certes J. J. Rousseau prend soin de nous dire qu'il s'agit d'une « Jeune Mauriennoise », qu'elle est cuisinière et qu'elle est jolie. Mais il emploie pour la décrire des termes qui nous renvoient aux termes mêmes qu'il emploie lorsqu'il parle de la femme en général, de la femme digne de ce nom, du modèle même de la femme : « Elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer D'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve » (OCI, 84). Comme Sophie, Marion possède : « l'aimable naturel de son sexe» (OCIV, 750) qui, pour J. J. Rousseau, définit la femme ainsi que ce don d'aimer et de se faire aimer qui, pour lui, est le critère d’une femme authentique, de LA FEMME, si l’on peut dire,  en majuscule : « Elle touchait sans qu'on sut pourquoi » (OCII,1194) dit-il de Claire dans Les amours de Claire et de Marcellin. « Elle charme et l'on ne saurait dire pourquoi » (OC IV, 746) dit-il de Sophie, le modèle de toutes les femmes. « C'est le don d'aimer,  mon enfant, qui te fait aimer» (OCII, 204) dira Claire à Julie. Il parle même, à son propos, « d'angélique douceur » la situant dans cet « Empire des femmes » (OCIV, 697) où  il ne voit plus que : « le Paradis, les Anges, les vertus des Saints, les délices du séjour céleste » (OCII, 16) comme il le dit dans la seconde préface de Julie. Marion ne serait-elle pas l'image allégorique de la femme, une version profane de cette Marie qui est proposée à toute chrétienne comme le  modèle même de la femme ? Il nous vient alors la tentation de faire une autre lecture de ce vol du ruban, une lecture qui permettrait de comprendre la gravité de l'acte commis ainsi que la raison pour laquelle ce vol décida J. J. Rousseau à écrire ses Confessions, faute de pouvoir l'avouer à quiconque : « Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à Madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait » (OC I, 86) nous dit-il, en effet.

 

 

La langue des objets,  première langue des signes pour J. J. Rousseau

 

            Se permettre de proposer une autre lecture de cette anecdote ne peut se faire qu'avec l'assentiment de J. J. Rousseau, en respectant ses conseils, en suivant ses consignes. Car J. J. Rousseau prend soin de révéler à ses lecteurs la bonne façon de le lire et de le comprendre, persuadé que peu d’entre eux sauront pénétrer le sens profond de son discours : « Ce n’est que successivement pour peu de lecteurs que j’ai développé mes idées » (OCIII, 106). Le suivre pas à pas dans ses pensées et dans ses gestes est ce qu’il réclame d’un lecteur-ethnologue afin de ne négliger aucun petit détail susceptible d’apporter la clef de l’énigme de son caractère. Le lire vraiment, le lire au-delà de son apparence : voilà ce qu’il réclame d’un lecteur digne de ce nom qui, lui, dira à sa place ce qu’il n’a pas pu ou pas voulu dire[6].  Voyons en premier lieu s’il conçoit qu’une autre forme d’écriture puisse être utilisée pour exprimer les sentiments profonds de l’âme, de son âme. C'est essentiellement dans l’Essai sur l’origine des langues et dans l’Emile que J. J. Rousseau a traité des différentes écritures (et de leurs  différentes lectures) tout  au long de l'histoire des hommes : « La première manière d'écrire n'est pas de peindre les sons mais les objets mêmes directement, comme faisaient les Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent autrefois les Egyptiens. Cet état répond à la langue passionnée et suppose déjà quelque société et des besoins que les passions ont fait naître. La seconde manière est de représenter les mots et les propositions par des caractères conventionnels […] La troisième est de décomposer la voix parlante à un certain nombre de parties élémentaires, soit vocales, soit articulées,  avec lesquelles on puisse former tous les mots et toutes les syllabes imaginables […] Ces trois manières d'écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nation. La peinture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots et des propositions aux peuples barbares ; et l'alphabet aux peuples policés » (OCV, 384, 385). Avant de définir cette classification où il donne à l'évidence sa préférence à l'écriture la plus ancienne - donc pour lui la plus authentique -  il avait déjà loué l'importance des objets en tant que moyens privilégiés de communication, dans le chapitre premier de l'Essai sur l'origine des langues intitulé : « Des divers moyens de communiquer ses pensées ».Voici ce qu'il en disait : « L'objet offert avant de parler ébranle l'imagination, excite la curiosité,  tient l'esprit en suspens et dans l'attente de ce qu'on va dire » (OCV, 376). Cette façon de voir lui semble tellement importante qu'il l'exprime à nouveau presque mot à mot dans l'Emile, utilisant à ce propos le terme de            « langue des signes », désignant ainsi une  langue où les objets remplacent avantageusement les mots articulés trop enraidis et trop défigurés pour pouvoir exprimer les affections de l'âme en leur état originel : « L’objet qu’on expose aux yeux ébranle l’imagination, excite la curiosité, tient l’esprit dans l’attente de ce qu’on va dire et souvent cet objet seul a tout dit » (OCIV, 647). Il va nous rappeler, dans l'Essai sur l'origine des langues, l’usage des  Salams,  Salams grâce auxquels, dans certains pays, la parole garde encore sa force première. Que sont donc ces Salams ? : « Des multiples de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon etc...dont l’envoi forme un sens connu de tous les amants dans le pays où cette langue est en usage » (OCV, 378, note **). J. J. Rousseau, pour mieux nous faire saisir l'importance allégorique de ces objets, va  transcrire  par deux fois,  dans l'Essai sur l'origine des langues et dans l'Emile, ce parfait modèle d'écriture que fut autrefois le message percutant du roi des Scythes à Darius, qui, l’ayant entendu, dut s’enfuir et renoncer à vaincre : « Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris et cinq flèches : le héraut remet son présent en silence, et part. Cette terrible harangue fut entendue et Darius n’eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put » (OCV, 376, 377). Mais de quelle façon tous ces objets anodins peuvent-ils devenir signifiants ? C’est grâce à l’idée qu’ils véhiculent qu'ils le deviennent, grâce à la « Chaîne des idées accessoires » (OCI,1073) qui les relie. Ainsi la grenouille évoque-t-elle la nécessité de se cacher sous la terre, et l’oiseau la nécessité de s’envoler si l’armée de Darius ne veut point être massacrée par les guerriers Scythes. C’est grâce à son sens figuré que l’objet parle donc et J. J. Rousseau intitule le chapitre troisième de l’Essai sur l’origine des langues: Que le premier langage dut être figuré (OCV, 381). Plus que l’objet lui-même c’est ce qu’il inspire qui va séduire et fasciner J. J. Rousseau : « Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment il faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer sur les moindres choses et avec quelle force il se plonge dans l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet » (OCI, 101) dit-il en parlant de cette fontaine de Héron dont il va très vivement s'engouer. Car pour lui l'objet seul dit tout à travers son sens figuré ; et point n’est besoin, comme le fait La Fontaine, d’y ajouter une explication : « A-t-il besoin, ce grand peintre, d’écrire les noms au-dessous des objets qu’il peint ? » (OCIV, 541). C'est à travers les objets, à travers les choses et leur première authenticité que l'homme dénaturé par la société peut et doit encore communiquer, et non à travers cette parole articulée, dénuée de chaleur et de vivacité, cette langue froide, cette langue malade au moyen de laquelle ses contemporains sont incapables d'exprimer les passions de leur âme[7] : « Les choses ! Les choses ! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots : avec notre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards » (OCIV, 447) s’exclame-t-il dans l’Emile auquel il va proposer des salams de sa façon  pour animer ces jeux de nuit qu’il préconise pour endurcir son courage : « J’entends ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu des confitures qu’on attendait, on trouve bien proprement arrangés sur de la mousse ou sur du coton un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet ou quelque autre pareille denrée » (OCIV, 387). L’objet est une donnée immédiate de la nature ; il participe de sa vérité et n’a pas encore été édulcoré par l’abstraction, la généralisation, la classification et tous les jugements de valeur qui vont peser sur lui et le défigurer. Ainsi donner à lire pour J. J .Rousseau sera, comme pour Thucydide qu’il estime beaucoup, donner à voir. Milord Maréchal lui-même n’hésitera pas à faire envoyer au roi de Prusse : « Un petit sachet plein de pois » (OCI, 598) dont le roi va pénétrer à l’instant la signification : « Ces génies élevés ont entre eux un langage que les esprits vulgaires n’entendront jamais » (OCI, 598) conclue J. J .Rousseau qui se compte, sans nul doute, parmi ces génies élevés. Ce n’est que si l’objet fait défaut que le signe, nous dit-il, peut lui être substitué : « En général ne substituez jamais le signe à la chose que quand il vous est impossible de la montrer car le signe absorbe l’attention de l’enfant et lui fait oublier la chose représentée » (OCIV, 434). Car le signe est déjà le résultat d’une élaboration mentale ; contaminé par la raison humaine, il a perdu un peu de sa pureté originelle ; mais il reste encore préférable aux caractères conventionnels qui vont lui succéder et plus encore à la parole qui s'y substituera, cette parole sociale dénuée de tout pouvoir expressif et qui ne saurait être le véhicule d'un aveu passionné : « En négligeant la langue des signes qui parle à l’imagination, l’on a perdu le plus énergique des langages. L’impression de la parole est toujours faible et l’on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles »  (OCIV, 645).

 

            Ainsi, pour J. J. Rousseau,  écrire la vérité, c'est l'écrire au moyen d'objets incapables de mentir et de trahir. Aurait-il été logique qu'il écrive sa propre vérité dans une autre langue que celle à laquelle il donnait sa préférence ? : « Il faudrait, pour ce que j’ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet» (OCI,1153) disait-il en ébauchant les Confessions. N'était-ce pas, justement, cette langue des signes qu'il projetait de retrouver ou de réinventer  afin de l'adapter à son propre usage ? Penser qu’il n’a jamais tenté de s’en servir serait tenir pour factice l’insistant mépris qu’il exprime envers l’écriture conventionnelle en général et le métier d’homme de lettres en particulier. Ce n’est qu’en se mettant à la recherche d’une langue plus conforme à ses sentiments qu’il pourra accepter de vivre une situation qui, sinon, lui eut été insupportable. Epurer la langue, lui redonner les moyens d’exprimer à nouveau les sentiments vrais qu’éprouve l’homme de la nature - cet homme qu'il n'a jamais cessé d'être - va lui permettre de supporter le pénible métier qu’il commet tout en apportant une véritable logique interne au sein de son système de pensée : « S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent ? Eh, c’est qu’il nous parle la langue de la nature que tout nous fait oublier » (OCIV, 6O1) dit-il encore dans l'Emile. L’homme qui a proclamé, ouvrant les Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature et cet homme ce sera moi » (OCI, 5) aurait-il négligé de pratiquer lui-même cette langue des signes qui est, par excellence, la langue de la nature ? « Toutes mes idées sont en images » (OCI, 174) dit-il dans les Confessions après avoir fait le récit de sa jeunesse. Quel est donc le support de ces images sinon les objets qu'il présente au regard du lecteur ?

 

Il est donc fort vraisemblable de penser que l'anecdote du ruban fait  partie de cette écriture première au moyen de laquelle J. J. Rousseau entend dire sa vérité. Et si l'on en doute encore, rappelons-nous ce que J. J. Rousseau nous déclarait encore dans l'Emile : « C'est dans les bagatelles que le naturel se découvre » (OCIV, 531). Or il nous dit à propos du ruban : « Le vol n’était qu’une bagatelle » (OCI , 85). Mais quel objet choisir parmi tous ces objets que J. J. Rousseau expose à notre  regard ? Faudrait-il faire un choix et quel choix ? N’en doutons pas : ce sont les objets qui sont au centre de ses anecdotes qu’il convient de regarder, d’interpeler, de disséquer. J. J. Rousseau ne disait-il pas à son ami Du Peyrou lorsqu’il quitta précipitamment l’île St Pierre en octobre 1765, lui confiant les premiers manuscrits des Confession : « Vous pourriez toujours en tirer quelques anecdotes qui vous expliqueraient bien des choses de mon caractère qui n’est connu de personne » (CC, 4752). Il soulignera encore l’importance des anecdotes dans l’Histoire du Précédent Ecrit lorsqu’il confie, désespéré, son secret à la postérité : « Si parmi mes lecteurs je trouve cet homme sensé, disposé, pour son propre avantage, à m’être fidèle, je suis déterminé à lui remettre, non seulement cet écrit mais aussi mes confessions et tous les papiers qui restent entre mes mains et desquels on peut tirer un jour de grandes lumières sur ma destinée puisqu’elles contiennent des anecdotes, des explications et des faits que nul autre que moi ne peut donner et qui sont les seules clefs de beaucoup d’énigmes qui, sans cela, resteront à jamais inexplicables » (OCI, 988). Une variante non raturée parle même de « l’énigme inexplicable » (OCI, 989, a) de toute sa destinée. Ces anecdotes représentent donc pour lui le seul moyen de faire passer son message à la postérité et c'est sur elles, surtout, que se portent ses angoisses lorsqu'il redoute, dans les Dialogues, que ses œuvres ne soient défigurées : « Leur projet est, comme je vous l'ai dit, de faire une refonte générale de toutes les anecdotes recueillies ou fabriquées par leurs satellites » (OCI, 957). Défigurer ses anecdotes reviendrait, en effet, à défigurer son portrait puisqu’il s’y est peint lui-même tel qu’il veut se montrer à nous.

Anecdotes, fables, fictions, comme il les nomme, ces historiettes ont donc un rôle tout autre que ludique ou poétique : elles sont les phrases d’une langue nouvelle où J. J. Rousseau enchâsse ses idées, elles-mêmes représentées par des objets. Il parlera longuement de ces fables et de ces fictions dans la quatrième Rêverie pour nous persuader que l'usage d'un tel procédé n’a rien à voir avec le mensonge mais qu'il fait seulement partie des procédés de l’écriture lorsqu’elle tente d’être expressive : « Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction […] Et j’avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi » (OCI, 1029, 1030). Déjà, dans la Seconde préface de Julie il nous laissait entendre que l’œuvre toute entière pouvait n'être qu'une fiction : « Ai-je fait le tout et la correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde que vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous » (OCII, 5). Ce qu’il donne à lire n’est donc pas vrai au sens réel du terme mais, plus que la réalité, ces  fictions disent sa vérité et c’est cela, en fait, qui seul importe pour lui : « Les fictions qui ont un objet moral s’appellent fables ou apologues et comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité et celui qui débite une fable pour une fable ne ment en aucune façon » (OCI,1029). Nous voici prévenus : les histoires qu’il va nous raconter, à travers la langue des objets, ne sont pas des histoires vraies (n’a-t-il pas dit, à deux reprises qu’il fallait écarter les faits ?) mais des sortes de paraboles ayant fonction de dire sa vérité profonde. L'anecdote du vol du ruban nous semble donc particulièrement intéressante à analyser dans la mesure où l’objet-symbole que J. J. Rousseau nous montre est un ruban. De quelle façon un ruban peut-il nous dévoiler le caractère de J. J. Rousseau ?

 

L'objet-ruban et son sens figuré

             Que peut représenter un ruban pour J. J. Rousseau ? Quel en est le sens figuré ? Nous parle-t-il ailleurs de rubans qui nous aideraient à comprendre le sens de celui-ci ? Pour trouver,  en effet, le sens d'un mot utilisé (car, nous dit-il, les mots qu'il utilise gardent rarement le même sens à travers son oeuvre)  J. J. Rousseau nous invite, dans l'Emile,  à en considérer soigneusement le contexte : « J'ai fait cent fois réflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langage assez riche pour fournir autant de termes, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes et de substituer sans cesse la définition à la place du défini est belle mais impraticable, car comment éviter le cercle ? Les définitions pourraient être bonnes si l'on n’employait pas des mots pour les faire. Malgré cela je suis persuadé qu'on peut être clair même dans la pauvreté de notre langue,  non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte ,autant de fois qu'on emploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent et que chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition »  (OCIV, 345, note *). Il nous enjoins également, pour mieux saisir le sens de ses  passages, à consulter les passages qui les encadrent : «  Lisez-les à leur place avec ce qui précède et ce qui suit » (OCI, 695). L'anecdote du ruban volé, justement,  est encadrée par deux autres anecdotes où il est question de ruban, même si ce ruban n'en constitue pas l'objet central. C'est dans le livre second des Confessions, une vingtaine de pages avant l'histoire du vol du ruban, que J. J. Rousseau parle de : « Ce petit ruban glacé d'argent » que lui avait offert Madame de Warens : « Mme Sabran trouva le moyen de m’arracher jusqu’au petit ruban glacé d’argent  que Mme de Warens m’avait donné pour ma petite épée et que je regrettai plus que tout le reste» (OCI, 60). Ce petit ruban,  cadeau d'une  femme, va vite être repris par une autre femme, comme s'il ne pouvait, en fait, être destiné à J. J. Rousseau, n’étant pas fait pour son usage mais pour celui des femmes. Et pourtant il nous avoue qu'il le regrette : « Plus que tout le reste », ce reste qu'on lui a également dérobé,  c'est à dire ses habits, son  argent et son linge ; et seule va lui rester la petite épée que son cousin lui avait offerte lorsqu'il quitta Genève, encore que la première version nous la montre perdue elle aussi (OCI, 60, a). Ce : « Plus que tout le reste » fait écho à « Ce ruban seul me tenta », phrases par lesquelles J. J. Rousseau exprime, de façon non déguisée, l'attrait fort vif qu'il a pour ce ruban face aux objets personnels qui lui seront dérobés, face aussi aux objets sans doute luxueux qui composent la succession de Madame de Vercellis. Il a d'ailleurs soin de nous indiquer que ce ruban qu'il convoite est « petit » et « déjà vieux », nous signifiant par là que ce n'est ni sa beauté ni sa valeur marchande qui a pu le tenter mais le sens figuré qu'il y trouve. On retrouve le ruban au livre quatrième des Confessions, non plus argenté, non plus rose et argent, mais complètement rose sur la tête du juge Simon, qu'il transforme en femme : « Un matin qu'il attendait dans ce lit ou plutôt sur ce lit les plaideurs,  en belle coeffe de nuit bien fine et bien blanche ornée de deux grosses boufettes de ruban couleur de rose, un paysan arrive,  heurte à la porte […] L'homme entre,  il cherche d'où vient cette voix de femme,  et voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir en faisant à Madame de grandes excuses » (OCI, 141). La méprise sur le sexe du juge mage est due, certes, à sa voix bitonale mais aussi à sa coiffure ornée de deux rubans roses, rubans qui s'avèrent être le signe du féminin. Le ruban est donc tout à la fois un objet féminin (car le ruban volé appartenait aussi à une femme, Mademoiselle Pontal) et un objet qui féminise[8]. Reste à saisir ce que représente, pour J. J. Rousseau, ces couleurs de rose et d'argent qu'il attribue au ruban ; l'interrogation pourrait sembler superfétatoire : le rose n'est-il pas la couleur que l'on attribue traditionnellement aux filles et le bleu au garçon ? Même si au, dix-huitième siècle, il en était déjà ainsi, rien ne prouve que J. J. Rousseau ait partagé  cette façon de voir et que le vocabulaire de son époque ait été le sien : « Apprenez mieux mon dictionnaire, ma bonne amie, si vous voulez que nous nous entendions. Croyez que mes termes ont rarement le sens ordinaire » (CC, 391) disait-il, en effet, avec vivacité à Madame d'Epinay en mars 1756. Car c'est dans les textes de J. J. Rousseau qu'il convient de chercher le sens des mots qu'il utilise, et non pas dans notre vocabulaire ni même dans celui de son époque. Avant de pouvoir conclure qu'un ruban rose et argent est bien un symbole féminin il nous faut donc savoir si pour J. J. Rousseau le rose et l'argent était des couleurs porteuses d'un symbolisme féminin[9] ; sans l'exprimer explicitement J. J. Rousseau fait de la couleur argent une parure féminine ; c'est ainsi qu'il orne les deux premières parties de la Julie de poudre « D'azur et d'argent » (OCI, 436)[10], qu'il vénère la voix de Madame de Warens qui est celle de « la voix argentée de la jeunesse » (OCI, 195). Quant à la couleur rose, elle apparait sur la joue de Sophie,  « une joue de roses » (OCIV, 793) qu'elle offre au baiser d' Emile pour,  nous dit J. J. Rousseau, sauver sa bouche. Elle apparait également dans ce petit chant d'enfance que marmonne le vieux Rousseau, en pleurant d'émotion, au début des Confessions, où la rose est le symbole de la femme. Ce « petit ruban couleur de rose et d'argent » qu'il convoite si fort est donc pour lui le symbole et l'emblème de ce sexe adoré auquel il  semble vouloir s'identifier en l'accaparant pour son propre usage au détriment de Marion.

 

La version de Neuchâtel nous apporte aussi d’intéressants renseignements concernant le fameux ruban ; « rose»  dans la première version et non « glacé d’argent » dans l’histoire de Madame de  Sabran, il va - au fil des remaniements- prendre une importance décisive dans l’histoire de Marion : « La seule Melle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux ; ce ruban me tenta,  je le volai et comme je ne le cachais guère,  on le trouva bientôt ; on voulut savoir où je l’avais pris. Je dis que c’était Marion qui me l’avait donné ». Telle est sa première version, courte et sobre, presque anodine. Et voici la seconde : « La seule Melle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta,  je le volai et comme je ne le cachais guère on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis en rougissant que c’est Marion qui me l’a donné » (OCI, 84). Cette dernière version est, à l’évidence, plus travaillée et plus évocatrice. Les ajouts sont des accents qui soulignent l’importance qu’a pour lui l’appropriation de ce ruban et le trouble qui en résulte pour lui, enrichissant le texte de signes (se troubler, balbutier, rougir), le transposant ainsi dans cette langue des signes à laquelle il donne sa préférence. Une phrase étrange en sera supprimée : « Mais ma punition n’est pas toute intérieure et D.Hume ne fait aujourd’hui que me rendre ce que je fis autrefois à la pauvre Marion »  (OCI, 85, a). La comprendre nous aiderait  à pénétrer cette « histoire infernale » qui se joua entre David Hume et J.J. Rousseau, histoire qui nous paraît entretenir un lien très fort avec les troubles de l’identité que présentait J. J. Rousseau[11].

 

            L'existence d'une  nature féminine chez J. J. Rousseau, quelque soit la forme qu'on lui attribue et l'origine qu'on lui prête, a déjà fait l'objet de plusieurs analyses et ne saurait vraiment nous surprendre : nous citerons les travaux de La Noe[12], Laforgue[13], P.P.Clément[14], J. Starobinski[15], S. Kaufman[16], G. A. Goldschmidt[17], entre autres, et plus récemment ceux de P. Adamy[18], qui consacre dans son travail une cinquantaine de pages au corps féminin de J. J. Rousseau. Ce qui est nouveau, ici, c'est de proposer une  hypothèse qui ferait de   J. J. Rousseau un être non seulement conscient de cette nature féminine mais désireux de l'exprimer et même de la revendiquer. Ce qui est nouveau aussi est de situer ce désir dans le domaine sexué et non sexuel, au niveau de l’identité de genre[19]. Bien que l’essentiel - l’essence même de son être - soit exprimé au moyen de la langue des signes, le langage ‘ordinaire’ que parle aussi J. J. Rousseau nous propose, en effet, une telle hypothèse. Sa stratégie est la suivante : il décrit les attributs et les fonctions du sexe féminin qu’il oppose, généralement, aux attributs et aux fonctions du sexe masculin. Puis il se décrit lui-même. Nous nous apercevons alors que son portrait se range, non pas dans la colonne masculine, si l’on peut dire, mais, invariablement, dans la colonne féminine. Donnons rapidement quelques exemples. Les femmes, selon lui, consomment des laitages, les hommes de la viande et du gibier. De quoi va-t-il se régaler ? De laitages, refusant le gibier que lui offrent les plus grands de ce monde. Les femmes sont intuitives, les hommes raisonnent. De quoi va-t-il se glorifier ? De son intuition, vilipendant la raison qui dénature l’esprit. Les femmes tiennent l’aiguille et les hommes l’épée. Que va-t-il donc tenir ? Il se montrera « hors d’état de faire assaut » (OCI, 200) à l’escrime, quittera l’épée lors de sa réforme et prendra l’aiguille à Motiers, faisant de la dentelle et de la tapisserie tout en portant la robe. Dans la poursuite amoureuse, la femme est  proie, nous dit-il, et l’homme est chasseur. Est-il chasseur ? Chaque histoire amoureuse nous le montre en proie, qu’il soit saisi par Madame de Larnage, par Zulietta, par Mademoiselle de Graffenried, par Sophie d’Houdetot et même par Madame de Warens qui lui propose d’être son amant : « Jamais […] je n’ai pu faire une proposition lascive que celle à qui je le faisais ne m’y ait en quelque sorte contraint par ses avances » (OCI, 88). Et le portrait tant physique et moral qu’il trace de lui dans les Dialogues est la réplique du portrait de Sophie qu’il dessinait dans le livre cinquième de l’Emile.  « J'ai pris l'habit long et je fais des lacets : me voilà plus qu'à moitié femme ; que ne l'ai-je toujours été ! » (CC, 2131) écrivait-il à Madame de Verdelin dans sa lettre du 4 septembre 1762 « J'ai pensé en homme, j'ai écrit en homme, on l'a trouvé mauvais ! Eh bien ! Je vais me faire femme » aimait-il à dire à Motiers (CC, 2414). Simples boutades ou aveux d’un homme qui ose dire enfin ce qu’il pense ? N'est-ce pas lui ce Valère qu'il décrit dans  Narcisse ou l'amant de lui-même ? « Valère est, par sa délicatesse et par l'affectation de sa parure, une espèce de femme cachée sous des habits d'homme, et ce portrait ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à l'état naturel » (OCII, 977). N'est-ce pas lui aussi cette Galatée que dévoile Pygmalion  dont les propos témoignent de son identification totale à l'être féminin? « Elle pose une main sur lui ; il tressaillit, prend cette main, la porte à son coeur,  puis la couvre d'ardens baisers. Galathée avec un soupir : Ah! Encore moi. Pygmalion : Oui, cher et charmant objet : oui, digne chef-d'oeuvre de mes mains,  de mon cœur et des Dieux ...c'est toi, c'est toi seule : je t'ai donné tout mon être ; je ne vivrai plus que par toi » (OCII, 1230,1231).

 

            Mais tout cela, bien que crédible, pourrait n’exprimer qu’une facette de son caractère, qu’une étape dans son évolution psychologique. C’est là l’hypothèse, notamment, de Walter E. Rex et de Robert Ellrich. Le premier montre comment la pièce de Narcisse traduit en effet le désir de J. J. Rousseau de devenir femme : « The portrait represents his own desires for embodiment as female »[20] désir qu’il  maîtrise à travers la thérapeutique qu’il applique à Valère. Pour Rex ce désir de féminité va prendre fin lors de l’Illumination de Vincennes où désormais assuré dans son sexe masculin J. J. Rousseau sera l’écrivain de talent au beau style mâle que tous, de son temps, ont loué. Le second montre, encore plus brillamment, comment toutes les œuvres mineures de J. J. Rousseau traduisent son rêve d’androgynie, et cela, fort tardivement dans sa vie, puisque le Lévite d’Ephraim en fait partie. Mais l’auteur fixe la fin de ce rêve à l’époque de Pygmalion où J. J. Rousseau ayant réalisé qu’un tel rêve le mène à la folie retourne soudain à la raison. Pour Ellrich, Pygmalion est, en effet : « the ultimate avator of androgeny in the process I have chronicled »[21]. Quant à nous, nous croyons que loin de se limiter à une période de sa vie, ce désir d’être femme (et non androgyne) a pénétré toute son existence et qu’il l’a exprimé, non seulement dans ses œuvres mineures, mais aussi dans ses œuvres majeures, bien qu’à mots couverts, par l’intermédiaire de notes, de citations et d’anecdotes qui font partie de sa langue des signes. Mais c’est évidemment dans ses œuvres autobiographiques que cet aveu est le plus direct, aveu qu’il nous fait jusqu’à la fin  de sa vie dans la mesure où les Rêveries comportent encore de nombreuses anecdotes dont le sens symbolique est évident[22].

 

Les autres vols symboliques commis par J. J. Rousseau 

 

            Pour asseoir cette hypothèse, basée jusqu'ici  sur l'analyse d'un seul objet (le ruban) et d'une seule anecdote (l'histoire du vol de ce ruban), il conviendrait d'analyser d'autres objets et d'autres anecdotes pour voir si elles peuvent aboutir à la même interprétation. J. J. Rousseau s'est-il représenté dans d'autres situations où il aurait tenté de s'approprier un objet qui ne lui était pas destiné ? Trois  anecdotes voisines se proposent à notre analyse dans le livre premier des Confessions : celle du vol de la pomme chez le graveur Ducommun où il est employé (OCI, 34), celle du vol des asperges qui la précède de peu (OCI, 33)  et celle que l'on pourrait nommer le vol - ou le détournement  - de l'eau destinée au noyer du pasteur Lambercier (OCI, 23, 24) anecdote qu’il situe lors de son séjour à Bossey. Ces trois  anecdotes précèdent donc le récit du  vol du ruban qui, lui, terminera le livre second,  pour,  vraisemblablement, en éclairer le sens. C’est donc par l’anecdote du noyer de Bossey que commence le récit des détournements que commet l’enfant Rousseau, anecdote qui, en fait, pourrait s’intituler anecdote de l’aqueduc puisque cette voie d’eau en est l’objet central, l’objet symbole, l’objet-salam chargé d’exprimer la pensée profonde de J. J. Rousseau et auquel il va s’identifier. Et pour que le lecteur distrait en prenne conscience il prend soin de souligner par sept fois le mot aqueduc, puisque le chiffre sept le représente dans les Chiffres à chiffrer et à déchiffrer (OCV, 556-559) qu’il a écrit pour correspondre secrètement avec son ami Du Peyrou[23]. « Car il prenait grand  plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche,  donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête,  un aqueduc, un aqueduc, il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré ; sans qu'il y eut durant cette expédition terrible nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc, s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc, un aqueduc ! […] Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase : un aqueduc, un aqueduc ! » (OCI, 24). Les mots « expédition terrible » ne sont pas choisis au hasard : ils ont pour fonction d'évoquer l'expédition de Darius et la « terrible harangue » du roi des Scythes, annonçant ainsi au lecteur que l'on est ici au cœur même de la langue des signes et que l'objet qu’il nous donne à voir est cet  aqueduc auquel J. J. Rousseau s’identifie. Que représente un aqueduc sinon une voie d'eau ? Et qu'est l'eau sinon le symbole féminin sans doute le plus répandu au sein de toutes les cultures humaines ? L'enfant Rousseau a donc tenté de s'arroger une féminité qui n'était pas destinée au petit saule auquel il s'identifie également[24], mais au noyer du pasteur. On peut d’ailleurs s’en étonner et se demander si, à travers ce récit, J. J. Rousseau n’a pas voulu dire encore autre chose[25]…Et si l’aqueduc est souterrain, c’est bien parce que le jeune Rousseau doit cacher ce désir de féminité que le pasteur Lambercier va briser avec fureur. Peut-il en effet laisser se développer chez cet enfant qu'il est chargé d'éduquer une identité qui n'est pas la sienne ?  Ne doit-il pas le masculiniser, l'aguerrir au plus vite à des jeux virils dont l'anecdote du temple, que J. J. Rousseau place dans l' Emile (OCIV, 386), sera un des meilleurs exemples ? C’est lorsque la nuit, déjà, est tombée que le pasteur demande au jeune Rousseau d’aller chercher la Bible qu’il a laissée dans le Temple à Bossey. Après bien des hésitations l’enfant sort victorieux de cette épreuve initiatique qui le confirme - aux yeux des spectateurs inquiets - dans le genre  masculin dont il a l’apparence. Ce n’est point un hasard s’il s’agit de la Bible, cette Bible qui édicte les comportements de chacun et fustige avec violence la transgression des sexes[26].

 

Au lecteur qui doute de cette interprétation symbolique, J. J. Rousseau va proposer très vite une autre anecdote : celle des asperges volées dont l’adolescent Rousseau cherche à se débarrasser au plus vite. Loin de voler pour son propre plaisir et de vouloir garder pour lui l’objet du vol (comme ce sera le cas dans le vol de la pomme) il vole cette fois à contre cœur sur l'injonction d'un compagnon de travail nommé Verrat qui, à force de cajoleries, le décide à accomplir un forfait qui lui déplaît : « Je disputai beaucoup; il insista. Je n'ai jamais pu résister aux caresses ; je me rendis »[27] (OCI, 33). Mais il va faire disparaître le plus rapidement possible cet objet-symbole, volé à contre cœur et dont il désire se désolidariser, le bradant pour s’en débarrasser plus vite et  refusant, par surcroît tout bénéfice de la vente, toute participation au festin qui va en résulter : « J’allais tous les matins moissonner les plus belles asperges ; je les portais au Molard, où quelque bonne femme qui voyait que je venais de les voler, me le disait pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenais ce qu’elle voulait bien me donner ; je le portais à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un déjeuné dont j’étais le pourvoyeur, et qu’il partageait avec un autre camarade ; car pour moi, très content d’en avoir quelque bribe, je ne touchais pas même à leur vin » (OCI, 33). Que représente donc cet objet-symbole pour lequel l’adolescent n’a aucun désir et qu’il abandonne avec soulagement sitôt que volé à contre cœur ? Il n'est point besoin de hautes connaissances psychanalytiques pour voir dans ces asperges l'objet-symbole du sexe masculin, cette fois dans sa connotation sexuelle. Et, pour le lecteur qui pourrait en douter, J. J. Rousseau a soin d'ajouter : « Je ne touchais pas même à leur vin » (OCI, 33), autre symbole masculin  qu'il refuse tout autant[28].

 

            Ainsi le jeune Rousseau s’identifie à un aqueduc alors qu’il reste à distance de ces asperges qui représentent l’organe viril. A-t-on cependant le droit de conclure sur ces deux seules anecdotes qu’il sent en lui la présence d’une féminité inexpugnable ? Si les aveux des Confessions s’arrêtaient là il serait, en effet, difficile de baser une thèse sur des indices aussi fragiles. Mais bien d’autres anecdotes vont leur faire suite, notamment celle du vol de la pomme qui vient juste après celle des asperges. Cette fois, loin de refuser l’objet-symbole qu’est la pomme, l’adolescent Rousseau le désire violemment mais, hélas, ne peut s’en saisir, et cela pour deux raisons, nous dit-il : à cause de sa propre incapacité, à cause aussi de la présence de son maître graveur Ducommun qui, le voyant presque réussir, surgit arrêter son geste et le punir. Une lecture rapide et surtout isolée de cette anecdote risquerait de nous  entraîner dans une mauvaise analyse. Pesons donc soigneusement tous les termes de J. J. Rousseau et tous les arguments qu’il nous offre afin de saisir le sens qu’il désire lui donner.

 

La pomme, en effet, représente la femme. Désirer une pomme n’est-ce pas désirer une femme ? Cette anecdote n’a-t-elle pas fonction de nous raconter tout simplement l’incapacité de l’adolescent à posséder une femme quelque grand soit son désir charnel ? Certes J. J. Rousseau utilise lui-même ce terme de « chasse aux pommes » qui le met en position de chasseur, donc, pour lui, d’amant. Mais l’échec est total et malgré l’emprunt de broches que son maître Ducommun utilise pour chasser le gibier il n’arrivera à rien : « Je piquai plusieurs fois sans succès » (OCI, 34). Malgré cette virilité d’emprunt J. J. Rousseau reste incapable de se saisir de la pomme convoitée et l’on pourrait, en effet, interpréter cette scène comme l’aveu de son impuissance physique, quelle qu’en soit la raison. Mais ce serait faire peu de cas de tout ce que nous dit J. J. Rousseau par ailleurs. Car il a  soin de nous informer, à maintes reprises, qu’à l’âge où se déroule l’anecdote de la pomme il n’avait pas la moindre idée ni de son sexe ni de ce que pouvait être l’acte sexuel : «J’avais atteint ma dix-neuvième année avant que mon sexe me fut bien connu. Plus instruit je gardai toujours ma première retenue auprès des femmes » (OCI, 1157) dit-il dans les Ebauches des Confessions. Il s’y dit aussi  disposé à m’attacher aux personnes plus qu’à leur sexe » (OCI, 1157) et reprend dans les Confessions le même discours qui ne laisse place à aucun doute : « Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes ; mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante » (OCI, 16). « Il me fallait une autre volupté » (OCI, 125) dira-t-il encore dans le troisième livre des Confessions. Et pour nous convaincre définitivement de cela il ajoutera, à plusieurs reprises, dans ces mêmes Confessions qu’il n’a jamais désiré ni Madame de Warens, ni Thérèse : « Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai dans toute la vérité qu’il doit maintenant me connaître que du premier moment que je la vis jusqu’à ce jour je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré de la posséder que Madame de Warens et que les besoins des sens que j’ai satisfait auprès d’elle ont été uniquement pour moi ceux du sexe sans avoir rien de propre à l’individu ? » (OCI, 414). Puis, parlant de Sophie d’Houdetot, il ajoute quelques pages plus loin : « Et moi je proteste, je jure que si quelquefois égaré par mes sens j’ai tenté de la rendre infidelle, jamais je ne l’ai véritablement désirée » (OCI, 444). Peut-on dès lors continuer à interpréter cette chasse aux pommes comme l’expression du désir sexuel de J. J. Rousseau ? Ne serait-ce pas faire un véritable contre sens que de persister dans cette interprétation qui, sans doute fort juste pour toute autre que J. J. Rousseau, s’avère, pour lui, tout à fait inadéquate ?

 

Ce n’est donc pas le corps de la femme qui l’attire mais sa féminité, son naturel, « tout ce par quoi l’on est soi, et qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être » (OCI, 222).comme il le dit lui-même à propos de Madame de Warens ; en un mot son identité, cette identité féminine qu’il désire avec constance, avec passion. Cette interprétation a l’avantage de respecter les paroles de J. J. Rousseau et de lier ensemble les quatre anecdotes dont nous nous occupons ici : le vol du ruban, l’anecdote de l’aqueduc, le vol des asperges, et la chasse aux pommes. C’est un véritable corpus que bâtit ici J. J. Rousseau, un corpus en langue des signes comme l’indiquent également les références mythologiques ou culturelles qui s’y greffent. Qu’est donc ce pont romain sinon l’apparence virile du jeune Rousseau, apparence qui cache l’eau féminine qui coule secrètement en lui ? C’est devant le pont du Gard qu’il médite ainsi, retrouvant, après un faux pas, sa première nature, une nature féminine qui ne pourra plus honorer, désormais, les charmes de  Madame de Larnage : « Ce prétendu pont n’était qu’un aqueduc […] Je m’en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à Madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le Pont-du-Gard. On ne s’avise jamais de tout » (OCI, 256)[29]. En fait il a donné le change à Mme de Larnage, se faisant passer pour un certain Dudding afin de rester lui-même, afin que cette écorce d’emprunt n’altère pas la sève qu’il sent couler en lui. « Donner le change » est une phrase qu’il utilise souvent et souvent à son propos. Lui qui déteste les déguisements va se déguiser en homme ou plus exactement feindre d’en être un pour être en phase avec son apparence et pouvoir vivre le moins douloureusement possible dans une société qui ne voit en lui que son apparence. Et c’est bien cette rupture douloureuse entre son être et son paraître qui sera à l’origine de ses profondes réflexions sur la condition humaine. Nous avons vu que dans l’anecdote du pont romain J. J. Rousseau introduisait une dimension culturelle qui va se retrouver dans La chasse aux pommes qui, elle, se situera dans le jardin des Hespérides où Ducommun joue le rôle du dragon. Quant au ruban, il sera ce fil d’Ariane dont le lecteur a un pressant besoin pour sortir de ce « labirinthe obscur et fangeux » (OCI, 18) que sont les Confessions. C’est donc au ruban que J. J. Rousseau donne le rôle principal, c’est lui qui sert de guide au lecteur égaré par les paradoxes que J. J. Rousseau s’ingénie à lui proposer pour le réveiller d’une lecture moutonnière et le faire, enfin, s’interroger. Seul le vol des asperges ne renvoie à aucune connotation mythique, puisqu’il s’agit pour J. J. Rousseau, d’un vol négatif, d’un vol qu’il ne met pas à son actif et qu’il ne convient donc pas de valoriser. Car, même s’il avoue pour ces méfaits une certaine culpabilité, puisqu’il les qualifie de vols, il les raconte en riant (excepté le vol du ruban dont le ton est tragique) et ajoute toujours une explication qui va le dédouaner moralement du larcin qu’il commet : s’il vole une pomme c’est, en effet,  parce que son maître Ducommun ne lui donne jamais de dessert et le fait sortir de table avant que sa faim ne soit apaisée ; s’il dérobe l’eau du noyer c’est parce que le pasteur Lambercier laisse périr le jeune saule qu’il a planté ; s’il dérobe le ruban c’est parce que lui seul - lui qui fut le meilleur, le plus zélé, le plus dévoué des serviteurs de Madame de Vercellis - n’a rien reçu d’elle après sa mort. C’est donc cette injustice qu’il lui faut réparer : « Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques ; mais n’étant point couché sur l’état de sa maison je n’eus rien » (OCI, 84). Ces larcins sont en fait un moyen de réparer les torts qui lui sont faits et d’instaurer une justice là où régnait l’injustice. N’est-ce pas, en effet, terriblement injuste d’avoir une apparence masculine lorsqu’on possède une âme au féminin ? Ne lui faut-il pas réparer comme il le peut cette « erreur de la nature » (OCIV, 476) dont il parlera dans  l’Emile, faisant alors l’éloge de la castration pour ceux qui sont incapables de vivre au masculin ? De cette injustice existentielle il se plaindra douloureusement à Moultou le 15 juin 1762 : «Ah, Moultou, la providence s’est trompée ; pourquoi m’a-t-elle fait naître parmi les hommes en me faisant d’une autre espèce qu’eux ? » (CC, 1873).

 

  Les anecdotes de l’aqueduc, des asperges, de la pomme et du ruban constituent, nous l’avons vu, un ensemble qui traduisent le même désir du jeune Rousseau : acquérir l’identité du genre féminin et quitter cet habit trompeur qu’est son corps masculin. Notons que - mis à part l’anecdote des asperges qui, elle, n’exprime pas son désir mais son dégoût de l’objet volé - les trois autres anecdotes sont redoublées, redoublement qui pour  J. J. Rousseau est une façon de mettre l’accent sur un texte[30] et de signifier que lui-même est un être double. Par deux fois, en effet, il évoquera l’histoire des pommes du jardin des Hespérides (OCI, 34 et 1092), par deux fois il évoquera l’aqueduc du pont romain (OCI, 24 et 256), par deux fois il racontera le vol du ruban. (OCI, 84 et 1032). Cette répétition consciente est significative : là se trouve la clef de son énigme, là se trouve le secret qu’il désire nous avouer. Mais ces trois anecdotes ne sont pas seulement une répétition, pure et simple, de sa quête existentielle. Une évolution se dessine, en effet, à travers elles, non pas tant dans le désir qu’éprouve J. J. Rousseau que dans la façon dont il entend exprimer ce désir.  D’abord souterrain, caché dans l’aqueduc, presque invisible, le désir du jeune Rousseau va peu à peu s’exprimer à la lumière, en quête d’une reconnaissance sociale. Au début cette lumière sera faible : « Ces pommes étaient au fond d’une Dépense, qui par une jalousie élevée recevait du jour de la cuisine » (OCI, 34). Puis il prendra son essor à la lumière des lustres du comte de la Roque où il devient visible à tous : « Je le volai et comme je ne le cachais guères on me le trouva bientôt » (OCI, 84). En quelques années l’inexprimable se veut exprimable, le dévoilement est devenu nécessaire, presque impérieux. Désormais  J. J. Rousseau  veut se montrer tel qu’il se croit être, se refusant à cautionner cette  apparence trompeuse qui n’a rien à voir avec sa nature profonde[31]

 

.           Ces quatre anecdotes, nous l’avons dit, sont des récits que J. J. Rousseau place durant sa jeunesse, de sa première enfance à son adolescence. On pourrait penser comme Ellrich ou Rex, que ce désir de se vivre au féminin n’est qu’une étape dans sa vie et que devenu adulte il oubliera ou même reniera ce rêve enfantin. Mais ce n’est pas l’opinion de J. J. Rousseau qui pense, tout au contraire, que les sentiments de son jeune âge sont le reflet fiable de son caractère d’adulte : « Pour me connaître dans mon âge avancé il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. Je m’applique à bien développer par tout les premières causes pour faire sentir l’enchaînement des effets » (OCI ,174,175). Connaître le secret de son caractère, c’est le connaître à travers ces anecdotes de jeunesse où, brûlant déjà du même désir, il revendiquait un corps compatible avec son âme.

 

 

Du coupable à la victime

 

            C’est donc à travers ce ruban volé que J. J. Rousseau nous fait l’aveu de ce caractère indicible qu’il n’ose avouer, tant sa honte est grande à se revendiquer au féminin. Certes il impute cette honte au refus d’être considéré comme un voleur de ruban. Mais ce ruban, nous le savons, n’est pas un ruban ordinaire : c’est un ruban qui bouleverse l’ordre même de la création. N’a-t-il pas commis un véritable crime en transgressant ainsi la frontière qui sépare les genres humains, brisant les normes de la nature et pêchant contre Dieu même et ses saintes lois ? « Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre : l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment » (OCI, 86). Comment procéder à un tel aveu sinon par la langue des signes, qu’il utilisera, enfin, pleinement dans les Confessions ? Coupable, il l’est, certes, puisqu’il enfreint les lois de la Bible et l’ordre de la nature. Mais d’autres le sont aussi ; car tous ceux qui refusent d’entendre sa revendication, tous ceux qui lui interdisent un chemin qui est pourtant, pour lui, le chemin de sa propre vie  sont, pour lui, encore plus coupables que lui : « Si M. de la Roque m’eut pris à part, qu’il m’eut dit : ne perdez pas cette pauvre fille. Si vous êtes coupable, avouez le moi ; je me serais jeté à ses pieds dans l’instant ; j’en suis parfaitement sur. Mais on ne fit que m’intimider quand il fallait me donner du courage. L’âge était encore une attention qu’il est juste de faire. A peine étais-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs criminelles sont plus criminelles encore que dans l’âge mur ; mais ce qui n’est que faiblesse l’est beaucoup moins et ma faute au fond n’état guère autre chose » (OCI, 87). Sa faute est donc faiblesse et cela il l’affirmera dans tous ses textes autobiographiques, refusant d’être considéré comme vertueux puisque ne faisant que se laisser glisser sur la pente où l’entraîne irrésistiblement sa nature, sans lutte aucune. Parlant de sa « douceur » dans le deuxième Dialogue, il ajoute : « Mais y a-t-il quelque vertu dans cette douceur ? Aucune. Il n’y a que la pente d’un naturel aimant et tendre qui, nourri de visions délicieuses, ne peut s’en détacher pour s’occuper d’idées funestes et de sentiments déchirants » (OCI, 854). Doit-on, dès lors,  condamner une faiblesse qui vient de la nature comme un crime contre nature ? Tel est, en fait, le dilemme qui se pose à lui  dans cette deuxième partie de l’anecdote du ruban où, se déclarant d’abord coupable, il plaide ensuite non coupable. Car les deux sont vrais à la fois : il est coupable de déclarer qu’une femme lui offre « l’empire » de la féminité ; et il est innocent lorsqu’il suit le chemin que la nature a tracé en lui. Si la société, au lieu de s’opposer à son désir, le respectait, il n’aurait plus à voler, il n’aurait plus à mentir, il n’aurait plus à faire porter par Marion une faute terrible puisqu’il n’y aurait plus de faute.

 

Mais ce n’est pas seulement sur la société que J. J. Rousseau va rejeter la responsabilité de son vol. Deux autres responsables sont évoqués bien avant le vol du ruban, et ceci tout au début des Confessions : ce sont la nature et son père : « Si la nature a bien fait ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu » (OCI, 5) dit-il à la première page des Confessions. C’est d’ailleurs à maintes reprises qu’il affirmera l’origine constitutionnelle de sa nature féminine, affirmant qu’il est seul à être comme il est : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent » (OCI, 5) déclare-t-il en ouvrant les Confessions[32]. Son père sera le deuxième responsable de cette nature féminine qui existe en lui dans la mesure où, maintes fois, il a supplié son enfant de remplacer sa mère : « Ah, disait-il en gémissant ; rends la moi » (OCI,7). Ainsi avant même que de raconter la première anecdote où il va tenter de nous communiquer son secret, J. J. Rousseau a soin de rejeter, et sur la nature, et sur son père, les larcins symboliques qu’il va avouer. Jeté par la nature dans un moule qui ne lui convient pas, puis manipulé par son père, il se présente donc à nous comme la victime innocente, et de sa constitution et de son éducation, laissant ainsi les deux hypothèses étiologiques ouvertes et semble-t-il, pour lui, complémentaires : l’hypothèse constitutionnelle et l’hypothèse acquise, environnementale[33]. Plus que l’adolescent Rousseau, n’est-ce pas son père qui vola le ruban ? N’est ce pas lui qui forma le voleur et dirigea sa main vers ce fruit qu’il ne devait pas cueillir, tel le serpent du paradis ? Mais pouvait-il ignorer l’injonction de son père, lui en qui la nature avait mis le désir de ce fruit ?[34] 

 

Du vol au don 

 

Ce désir que son père a exacerbé en lui ne pourra cependant jamais s’exprimer ouvertement dans la mesure où la société le réprouve. Que faire si cette féminité qui le fascine n’est pas pour lui ? Si, toujours, un homme vient lui barrer ce chemin interdit, qu’il s’agisse du pasteur Lambercier, du graveur Ducommun, ou du comte de la Roque ?[35] Seul, en effet, un homme va l’encourager à voler : ce sera celui qu’il nomme M. Verrat. Mais il va l’encourager à voler ce qu’il ne désire pas : ces asperges indésirables (image du sexe masculin) qui l’encombrent et lui font honte[36]. Que faire pour posséder enfin l’identité rêvée sans laquelle il ne peut vivre ? La voler : c’est bien ce qu’il va faire ! Mais cela n’est qu’un pis aller. Car de ce vol il se sent fort coupable, même s’il trouve toujours de bons motifs pour excuser son forfait. C’est alors qu’il va introduire dans le vol du ruban une notion qui jusque là n’existait pas dans les anecdotes précédentes. Certes, ici aussi, le vol du ruban reste un vol. Certes un homme, une fois de plus, vient lui barrer le chemin interdit. Mais c’est une femme qui le lui donne, du moins dans ses fantasmes. C’est de Marion qu’il prétend, en effet, avoir reçu ce ruban, ce qui est pour lui la seule issue possible ; car si une femme lui offre cette identité féminine qui le fascine il n’aura plus besoin de la voler. C’est bien pourquoi il déclare dans l’anecdote du vol du ruban : « Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément » (OCI, 85). C’est qu’en effet il n’y a pas d’autre solution pour lui que d’accuser Marion pour s’innocenter lui-même et pour introduire dans son fantasme un raisonnement logique qui va l’apaiser. Seule une femme, possédant une identité de sexe féminin, peut la lui offrir. Et ce sont aux femmes de bien vouloir l’accepter dans leur « empire », comme le fit Julie, donnant à St Preux - et à lui seul- la clef de son jardin de l’Elysée. Mais comment rendre cette idée acceptable sinon en prétextant que Marion a fait pour lui ce qu’il voulait faire pour elle ? « Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire et de m’avoir donné le ruban parce que mon intention était de le lui donner » (OCI, 86). L’embarras de la phrase traduit le malaise de J. J. Rousseau. L’acte du jeune Rousseau est-il impulsif ou prémédité ? Il semble nous offrir les deux versions : « Mon intention était de le lui donner » ; «  je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit » (OCI, 86) nous dit-il aussi. Si la scène était réelle les mots choqueraient. Mais ici J. J. Rousseau se place ailleurs, dans cette fiction où la réalité n’a que faire. Imputer le don à cette Marion fictive est, en effet, s’en servir comme un bouc émissaire. C’est pour lui la seule façon qu’il a de s’en sortir, d’excuser son geste, de le justifier, de le rédimer, transformant un vol virtuel en un don tout aussi virtuel. Mais sa stratégie va échouer. Marion va nier ce don qu’elle lui aurait fait et ajoute à l’adresse du menteur :   « Je ne voudrais pas être à votre place » (OCI, 85), phrase à double sens, convenant aussi bien à la réalité qu’à la fiction. Aucune femme ne peut lui offrir cette féminité dont elle a le monopole, aucune femme ne l’autorisera jamais à franchir la barrière qui sépare les sexes et protège la société d’un grand désordre. Et pourtant c’est ce qu’il désire, intensément, passionnément. N’est-il pas un criminel ? Ce désir n’est-il pas un crime ? Cinq fois il répètera ce mot, comme d’ailleurs, le mot ruban, au long de cette anecdote. Or le chiffre 5 est le chiffre qui désigne le « je » dans les Chiffres à chiffrer et à déchiffrer !

 

Nous n’avons pas parlé de ce désir prétendu de J. J. Rousseau d’offrir à Marion le ruban. L’a-t-il vraiment désiré ou n’est-ce qu’une façon de parler ? Séduire Marion est hors de sa pensée, surtout grâce à un ruban petit et usé. Lui offrir symboliquement la féminité, à elle qui en est l’expression rayonnante, est une hypothèse aussi absurde. J. J. Rousseau commet donc ici un double mensonge : celui de prétendre qu’il voulait offrir le ruban à Marion et celui de prétendre qu’elle le lui a donné. C’est pour lui seul qu’il le voulait, à lui seul qu’il le destinait, lui, qui sera, en lui-même et pour lui-même, cette « belle femme sans rouge » (OCI, 810) qui a su conserver, à l’abri de toute dénaturation, l’authenticité de sa nature première, c’est-à-dire féminine[37].

 

 En fait ce qu’il rêvait de recevoir des mains de Marion il va le recevoir –partiellement, imparfaitement – des mains de Madame de Warens qui, certes ne va pas le reconnaître en tant que femme mais va cesser de le tourmenter et de lui imposer une conduite masculine. Chez elle, nous dit-il, il n’a plus à voler puisque tout est à lui : « J’avais tout à fait perdu chez maman le gout des petites friponneries, parce que tout étant à moi, je n’avais rien à voler » (OCI, 268). Donc pas de ruban non plus. Il reprendra cet aveu dans la dixième et ultime Rêverie parlant de « cet unique et court tems de ma vie où je fus moi pleinement sans mélange et sans obstacle et où je puis véritablement dire avoir vécu […] aimé d’une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais être » (OCI, 1098, 1099). Notons le mot « complaisance ». Jusqu’où alla donc la complaisance de Madame de Warens, acceptant que « petit » se vive au féminin ou du moins qu’il cesse de se comporter au masculin ? Certes jamais il ne lui avouera son secret ; l’aurait-elle deviné ? C’est Madame de Warens, nous l’avons vu, qui offrit à l’adolescent Rousseau ce : « petit ruban glacé d’argent que Madame de Warens m’avait donné pour ma petite épée et que je regrettai plus que tout le reste » (OCI, 60) adoucissant pour lui l’arme virile et lui permettant ainsi,  symboliquement, de s’en saisir avec moins d’effroi. C’est elle aussi qui l’oblige à endosser son pet-en-l’air, cette robe de chambre que, désormais, il ne quittera plus : « ce pet-en-l’air ouetté qu’elle m’avait obligé de mettre » (OCI, 241) pour qu’il ne prenne pas froid en regardant les étoiles. On ne peut nier, cependant, qu’elle ait mis  tout en œuvre auparavant pour le viriliser : escrime, initiation sexuelle, montre, voir même épée d’argent (OCI, 207), tout fut essayé pour masculiniser cet adolescent ambigu. Mais devant ces échecs répétés il est probable que Madame de Warens se résigna à ne voir en lui qu’un être inclassable bien loin du schéma viril qu’elle retrouva en la personne de Vintzenried, qui, lui, savait manier haches et pioches avec une mâle assurance.

 

Conclusion

 

Seule une langue cryptée pouvait réaliser cet aveu intégral que J. J. Rousseau se targue d'avoir fait au tout début des Confessions : « J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même » (OCI, 5) dit-il en s’adressant à Dieu,  après avoir défini ces Confessions comme : « Le seul monument sur de mon caractère qui n'ait pas été défiguré par mes ennemis ». A travers les anecdotes de sa petite enfance J. J. Rousseau nous dévoile en effet le mystère de son caractère. La nature et son père l’ont fait femme au fond de son cœur et son apparence trompeuse le met au supplice. Révéler ouvertement ce qu’il est en réalité ? Il en rêve mais ne le peut, empêché, certes, par le joug de la société mais aussi par lui-même. Car il fut un temps, où, exaspéré par la curiosité malsaine de ses amis, il se déroba à leurs questions concernant sa vie privée et préféra, pour brouiller les pistes, se faire passer pour un hétérosexuel ayant engendré de multiples enfants. C’est ce qu’il dit lui-même, sans renier toutefois une paternité qu’il a toujours affirmée, mais qui, à la lumière de sa transsexualité, semble plus que questionnable. « Il les avait mis lui-même sur la voye par la déclaration d’une faute grave qu’il avait commise […] pour leur donner le change, occuper ainsi leur attention, et les détourner de vouloir pénétrer plus avant dans le mistère obscur de son caractère » (OCI, 701) dit-il dans le premier Dialogue. Nous retrouvons ici cette expression : « donner le change » qu’il affectionne et qu’il emploie tout particulièrement dans les passages où son identité masculine pose problème et le contraint à simuler un état qui n’est pas le sien. Délestés de ses amis aussi encombrants que sarcastiques,  de ces Grimm, Diderot, Tronchin, et autres, qui épiaient ses moindres faits et gestes pour les colporter, il allait pouvoir enfin à Motiers vivre comme il l’entendait ettenter de montrer ce qu’il est vraiment en portant la robe et s’adonnant ouvertement à des occupations qu’il a définies lui-même comme spécifiquement féminines. Peine perdue ! Il n’en récoltera que quelques pierres et beaucoup d’incompréhension ! Et ce n’est que dans les Confessions qu’il se décidera à avouer son lourd secret à travers une langue cryptée destinée à ceux qui tenteraient d’aller au-delà de son apparence pour découvrir, intus et in cute, le secret de son cœur.

 

 

 

 

 



[1]   Gagnebin, Laurent : J. J. Rousseau théologien ou les chemins du réalisme, le problème du mal', J. J. Rousseau et la crise contemporaine de la conscience,  Bibliothèque des Archives de philosophie,  Paris, 1980, p 218.

[2]  Starobinski,  Jean : Les malentendus  : La transparence et l'obstacle , Paris , Gallimard, 1979,  p 165.

[3]  Non seulement l'anecdote du ruban est redoublée mais elle est double comme le montre fort bien M. O.'Dea : The double narrative of the stole ribbon in Rousseau's Confessions, Nottingham Frenche Studies, XXIII, 2, oct 1984, p 1-8.

[4] Quatre sur cinq des enfants placés aux Enfants-Trouvés mouraient avant l'âge de quinze ans :  G.Variot: L'abandon des enfants de J. J. Rousseau et le fonctionnement de l'hôpital des Enfants-Trouvés à cette époque ,  Bulletin de la société d'histoire de la médecine,  XIX,2-3, 1925, p 63-83.

[5]  Masson P. M .: La religion de J. J. Rousseau,  Slatkine, Genève, 1970, p 56.

[6]Voir à ce sujet : F. Bocquentin :  Comment lire J. J. Rousseau selon J.J. Rousseau », Jean-Jacques Rousseau et la lecture, Ouvrage collectif réalisé par l’équipe Rousseau dirigée par Tanguy l’Aminot, Studies on Voltaire and the eighteenth century, No 369, Voltaire Foundation, University of Oxford,  1999, 360 pages, pp. 329-349.

[7] «Rousseau condamne l'écriture comme destruction de la présence et comme maladie de la parole»: Derrida  Jacques : Genèse et structure de l'Essai sur l'origine des langues,  De la grammatologie , Paris,  Minuit, 1967,     p. 204 ; « Gagnée par le froid, la langue ne sert plus qu'aux actes du pouvoir tyrannique et à la communication indirecte » : Starobinski Jean, Le remède dans le mal, Le remède dans le mal, critique et légitimation de l'artifice à l'âge des lumière,  Gallimard, 1989,  p 212.

[8]  Notons  que les deux références au mot « ruban » que nous trouvons dans l'Emile ont la même acception  féminine (OCIV, 476 et 714).

[9]  Si les objets ont pour J. J. Rousseau une connotation sexuée,  (et non sexuelle, car il s'agit ici d'identité de genre) leurs attributs partagent cette connotation, en particulier leur couleur ;  voir à ce sujet: F. Bocquentin: L'écriture secrète de J. J. Rousseau,  Rêver J. J. Rousseau, Etudes J. J. Rousseau, 8, Musée J. J. Rousseau, Montmorency, 1996, p 25-49.

[10]  A noter que le bleu n'est donc pas pour lui une couleur masculine mais féminine ainsi quele blanc, l’argent, et l’or (ou du moins la couleur dorée).

[11] Voir, à ce sujet, F ; Bocquentin : De la recherche d’un lecteur à celle d’un confident ou l’impossible aveu, Colloque : Rousseau en toutes lettres, Université de Bretagne occidentale-CNRS, Brest, 22-24 mars 2012 (à paraître).

[12]  « Personne mieux que Rousseau n'a réalisé dans sa personne et dans ses écrits l'idée de l'homme-femme, de l'androgyne primitif » : La Noe, Une amie de J. J. Rousseau, la marquise de Verdelin, Revue normande et percheronne, Gr in 8, 1892, bibliothèque de Neuchâtel.

[13]  « Chercher à se faire femme pour égaler et remplacer la mère ; se châtrer au profit du père,  essayer de tout lui sacrifier,  devenir la pureté, la virginité même,  telle que l'enfant se représente la mère au ciel » : R.. Laforgue : Etude sur J. J. Rousseau, Revue française de psychanalyse, 1, 1927, 1ère année, No 2, p 382

[14] « Lui -même se dira femme » : P.P.Clément : J. J. Rousseau,  de l'éros coupable à l'éros glorieux, Neuchâtel, La Baconnière, 1976, p 60.

[15] « Ses romans sont le vestige de la mère perdue » : J.Strarobinski : La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p 18.

[16]  « Etre une femme, tel est peut-être la crainte, le désir le plus profond de  Rousseau . Non pas une femme frivole,  qui écrit, tient la plume ou le pinceau, une femme-homme: cela, il l'a été. Mais une vraie femme, une femme mère » : S. Kaufman: Le respect des femmes, Paris, Galilée, 1982,  p 147.

16 « C'est son propre corps que J. J. Rousseau désire, les femmes en sont le prolongement ; étrangement elles en sont le miroir » : G. A. Goldschmidt: J. J. Rousseau ou l'esprit de solitude,  Paris, Phébus, 1978,  p 104.

[18]  P. Adamy : Le corps féminin de Rousseau,  Les corps de J. J. Rousseau, Thèse sous la direction de Jean Deprun , Université de Paris I, février 1995, 735 pages.

[19]  F. Bocquentin : La formation de l’identité de genre selon et chez J. J. Rousseau , L’adolescence au 18 ème siècle, De la philosophie à la biométrie, Rencontres francophones  d’auxologie sous la présidence de Michel Sempé, Lyon, 1997, 150 pages, pp 61-72.

[20] Walter E. Rex : Sexual metamorphoses on the stage in mid-eighteenth-century Paris : the theatrical background of Rousseau’s Narcisse, Studies on Voltaire & the eighteenth century, 278, 1990, pp 265-276.

[21] Robert Ellrich : Rousseau’s androgynous dream. The minor work of 1752-1762, French Forum, 13, 1988, pp 319-337.

[22] Nous citerons ici, pour exemple, cette première anecdote de la quatrième Rêverie dont nous avons fait une analyse symbolique. F. Bocquentin : les outils de Pygmalion, Colloque international, Les pathologies de J. J. Rousseau, Mons, 28 avril 2001.  

[23] Le langage chiffré de J. J. Rousseau demanderait une analyse à part. Voir, à ce propos, F. Bocquentin : Chiffres, chiffrage, encodage et stratégies de déchiffrement (Lettre à Francueil, 1751), pages 471-501, Lire la correspondance de Rousseau, Annales de la société de J. J. Rousseau, tome 47, 2007.

[24]  « Nous vîmes l'instant fatal où l'eau allait nous manquer,  et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour  garantir l'arbre et nous d'une mort certaine » (OCI, 23). Quoi de plus féminin qu’un saule, cet arbre qui pleure et vit dans l’eau, cette arbre dont J. J. Rousseau aima tant chanter la Romance jusqu’à la fin de sa vie ? P. Lejeune, ainsi que d'autres biographes, font de cette anecdote une toute autre interprétation, voyant certes,  ici,  un récit symbolique mais attribuant au saule que chérit J. J. Rousseau une connotation virile : « Tous les détails suggèrent une lecture symbolique sans doute trop facile,  la rivalité du fils et du père s'exprimant autour des attributs de la virilité » : Le pacte autobiographique, Paris, Essais, Seuil, 1996,p 126. Le rôle castrateur du père (ou de son substitut),  bien que souvent invoqué dans la genèse de la nature féminine de J. J. Rousseau,  nous semble peu crédible. Loin d'être un père viril, le père de J. J. Rousseau était un père « féminin » comme le montre bien  C. Rotureau : Rousseau, fils coupable ? RHLF, 1992, No5, p 801-818. 

[25] Les réactions du pasteur Lambercier sont en effet un peu curieuses : d’abord rendu furieux par la tromperie des enfants, il semble ultérieurement presque satisfait de ce méfait, ne leur fait aucun reproche et en rit fort beaucoup avec sa sœur.

[26] «Les femmes ne doivent pas porter des vêtements d'homme ni les hommes des vêtements de femme . Le seigneur ton Dieu hait les gens qui se travestissent ainsi »  (Deutéronome 22/5) « L'homme qui a les testicules écrasés ou la verge coupée ne peut prendre part aux réunions du peuple de Dieu » (Deutéronome 23/2).

[27] Notons cette posture féminine de l’adolescent Rousseau.

[28] Nous ne reprendrons pas ici le symbolisme de la nourriture et des couleurs chez J. J. Rousseau développé plus amplement dans notre livre : J. J. Rousseau, femme sans enfants ? Paris, 2003, 556 pages. Le vin est en effet pour J. J. Rousseau la boisson des hommes et tout particulièrement le vin rouge qui accompagne la viande, rouge aussi, couleur spécifique, pour lui, du sexe masculin. Il l’oppose aux laitages, nourriture spécifique des femmes, laitages dont il dit lui-même se régaler dans les Confessions et dans l’Emile. C’est ce que note aussi Jean Claude Bonnet : Le système de la cuisine et du repas chez Rousseau, Poétique, 22, 1975, pp 244-267, faisant de J. J. Rousseau un végétarien sans toutefois signaler que la nourriture végétale et lactée qu’il se targue d’absorber est celle qu’il attribue au sexe féminin.

[29] Notons ce « prétendu » car rien, chez J. J. Rousseau, n’est laissé au hasard. «  Prétendu : que l’on prétend à tort être tel » définition du petit Robert. On prétend que J. J. Rousseau est un homme mais il n’en est rien. En outre c’est sous le nom d’emprunt de Dudding qu’il se donne à voir à Madame de Larnage : « je m’appelai Dudding, et l’on m’appela M. Dudding » (OCI, 250). Il peut alors se dire, sans se contredire, « fier d’être homme » (OCI, 254), puisque cet homme qu’il montre à voir n’est pas lui : « Je n’étais plus le même homme » (OCI, 253). C’est tout juste un rôle qu’il va jouer quelque temps, et dont il va se défaire, comme on se défait d’un costume de théâtre, devant l’aqueduc du Gard, qui, lui aussi, n’est qu’un faux-semblant, et qui, lui aussi, donne le change sous son apparence de pont romain. Et si le jeune Rousseau s’écrit alors : « Que ne suis-je né romain ! » (OCI, 256) c’est bien, en effet, pour exprimer son regret de ne pas l’être et de toujours avoir à  simuler une identité  sexuée qui n’est pas la sienne.

[30] «L’impression successive du discours qui frappe à coups redoublés vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même où, d’un coup d’œil, vous avez tout vu » (OCV, 377) nous dit-il dans l’Essai sur l’origine des langues. Ce n’est donc pas par négligence ou par oubli qu’il redouble une citation (comme celle du discours des Scythes à Darius) ou bien une anecdote mais pour insister auprès de son lecteur sur l’importance fondamentale qu’a pour lui le récit qu’il redouble.

[31]. Nous avons limité ici notre étude à ces trois anecdotes. D’autres, postérieures au vol du ruban, nous montreraient que le désir de J. J. Rousseau de se montrer tel qu’il est vraiment va s’amplifier au cours des années : l’exposant dans le salon du comte de la Roque J. J. Rousseau l’expose ensuite dans la  cour d’un puits  (le puits de la vérité)  où il montre à toutes et à tous la partie de sa nudité à laquelle il confère une symbolique féminine ; c’est ensuite  sur la place du  village et à tous les paysans réunis qu’il rêve de montrer sa  fontaine de Héron, autre objet à symbolisme féminin, écho de la fontaine de Narcisse où il se contemple au féminin. Il y a donc une progression évidente dans le désir de J. J. Rousseau de montrer à autrui cette véritable nature qui est la sienne, l’exposant dans un lieu toujours plus vaste et toujours plus éclairé et devant un public de plus en plus nombreux. Il se peut aussi que ce soit également la conscience d’avoir une identité féminine qui devienne de plus en plus claire en lui et qu’il soit donc de plus en plus désireux de l’exprimer jusqu’à le faire, silencieusement, mais en plein jour cependant, en écrivant Narcisse.

[32] Si l'on a coutume d'interpréter ces mots comme l'expression d'un fol orgueil, ne peut-on, si l'on adhère à cette lecture, les interpréter comme l'expression d'une nécessaire précaution afin qu'hommes et femmes, opposés mais complémentaires, puissent prolonger encore longtemps l'humanité ? Il nous semble qu’il s’agit là bien plus d’une mise en garde que d’un accès de folie. Se proclamer unique au monde n’est-ce pas décourager de futurs velléitaires à lui ressembler, c’est-à-dire  à menacer l’ordre du monde, à bafouer les injonctions bibliques ?

[33] A part un article scientifique publié dans Nature (vol 378, 2 nov 1995, pp 68-70) qui est en faveur d’une anomalie cérébrale, les hypothèses actuelles, quant à l’origine de la transsexualité, invoquent davantage la responsabilité du parcours éducationnel. Voir notamment Stoller : Masculin ou féminin, Paris, 1985, 362 pages.  

[34] La nature coupable est un thème habituellement absent de son discours. Car, il le dit et le redit, la nature, pour lui,  a toujours raison. C’est sur ce seul sujet d’une erreur d’identité sexuée qu’il parle, en effet, dans l’Emile, d’une « erreur de la nature » (OCIV, 476). justifiant alors à ses yeux, pour ceux qui en sont la victime, une  castration que dans tous ses autres écrits il réprouve fortement. La souhaitait-il pour lui ? Il n’en dit pas davantage bien que son Epître à Monsieur Parisot (OCII, 1136-1144) nous ait souvent interrogée à ce propos.

[35] A eux s’ajoute l’homme du puits, symbole même de la virilité, qui poursuit l’adolescent Rousseau dans un souterrain (celui de sa féminité) et l’accule devant un mur : « Un mur m’arrêta, et ne pouvant aller plus loin il fallut attendre là ma destinée » (OC I, 89).en lui adressant de vives remontrances.

[36] Notons que ce terme de vol n’est jamais employé par J. J. Rousseau au sujet des asperges, dont la cueillette ne peut, en effet, être un vol puisqu’il est légitime pour lui de désirer les  attributs du sexe masculin. Il utilise en effet, pour parler de ce vol, le terme de moissonner : «J’allais tous les matins moissonner les plus belles asperges » (OCI, 33) terme qui évoque bien plus un acte légitime qu’un acte illégitime. Notons aussi que cette analyse que nous faisons du vol des asperges est corroborée par d’autres passages de J. J. Rousseau où il exprime clairement le dégoût qu’il a des organes sexuels masculins qu’il voit se développer sur son corps à l’adolescence et qu’il va considérer comme les symptômes  d’une  maladie. Ses premières érections sont pour lui des « effervescences de sang très incommodes » (OCI, 17) qui lui donnent des alarmes sur sa santé (OCI, 109) et la vue d’un homme en état de désir et d’érection sera jugée comme l’expression d’une grave maladie. Il pensera en effet le faux Maure de l’hospice de Turin qui le convoite atteint de « haut mal ou de quelque frénésie encore plus terrible » (OCI, 67). 

[37]J. J. Rousseau estime que l’identité féminine est constitutionnelle alors que l’identité masculine se fait à travers une longue éducation propice à développer la virilité, ce qui, nous le précise-t-il,  lui a fait défaut.