Le vieil Hegel et la critique
des idées abstraites de Rousseau
Jacques D’Hondt
in Rousseau, die Revolution und der junge Hegel , publié par Hans Friedrich FULDA et
Rolf-Peter HORSTMANN, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991, pp. 74-93.
Au début de la Sixième lettre de la Montagne , Rousseau proteste avec véhémence,
mais d’une manière singulière, contre l’injustice dont il pense être victime : « C’est,
dit-il, comme si l’on jugeait quelqu’un pour avoir tué un homme sans dire ni où, ni
qui, ni quand, pour un meurtre abstrait. 1 »
« Ni où, ni qui, ni quand » : voilà l’abstraction !
On reproche à Rousseau d’avoir publié « des ouvrages téméraires, scandaleux,
impies, tendant à détruire la Religion chrétienne et tous les gouvernements 2 ».
C’est à ce dernier chef d’accusation, détruire les gouvernements, qu’il consacre sa
sixième lettre, mais il s’étonne d’abord de « la situation bien bizarre » qui lui est faite :
« Concevez-vous, demande-t-il, qu’on ait à se justifier d’un crime qu’on ignore, et
qu’il faille se défendre sans savoir de quoi l’on est accusé ? C’est pourtant ce que j’ai à
faire au sujet des gouvernements. 3 »
1. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1964, p. 804
2. Ibid. , p. 804.
3. Ibid ., p. 804.
 
 
 
 
 
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Le calviniste trouve la procédure si scandaleuse qu’il lui préférerait même celle de
l’Inquisition : « À l’Inquisition, dit-il, l’on force bien l’accusé de deviner de quoi on
l’accuse, mais on le le juge pas sans dire sur quoi. 1 »
Il sait bien, sans doute, que les codes ne peuvent déterminer qu’abstraitement les
délits. Mais il s’élève contre l’application sans médiation d’une détermination
abstraite à un individu concret : en quoi le comportement de celui-ci se trouve-t-il
subsumé sous les caractéristiques générales du délit incriminé ?
Il demande donc à être jugé en tant qu’individu, et d’ailleurs irremplaçable,
Rousseau, auteur de livres qui peuvent être analysés, expliqués, et qui ont été publiés
et diffusés en des lieux, des temps, des pays, une langue, des conditions politiques, so-
ciales, religieuses assignables.
Avant de le juger, que l’on qualifie donc bien les faits ! S’agit-il d’une « audacieuse
critique » ou bien d’une « conspiration », par exemple ? Il prétend qu’en toute oc-
casion, « le fait seul », dont il saura rétablir l’authenticité, « détruira l’accusation 2 ».
Encore faut-il indiquer précisément ce fait concret.
La méthode abstraite
Cette contre-attaque de Rousseau à l’égard d’accusations malveillantes peut
paraître d’abord étrange, et même de mauvaise foi.
Ne se vante-t-il pas souvent, en effet, de procéder comme il reproche à ses accusa-
teurs de le faire illégitimement ? Et n’adopte-t-il aps en cela l’attitude de bien d’autres
auteurs ? Il le déclare : « Je ne suis pas le seul qui discutant par abstraction des
questions de politique ait pu les traiter avec quelque hardiesse. 3 »
Traiter ces questions « par abstraction », cela signifie, il le précise : d’une part se
contenter de théorie sans envisager d’application pratique – et Rousseau donne un
exemple a contrario : « L’infortuné Sidney pensait comme moi, mais il agissait ; c’est
pour son fait et non pour son livre qu’il eut l’honneur de verser son sang. 4 » « Traiter
des questions par abstraction », c’est d’autre part séparer leur objet du lieu, du temps,
1. Ibid. , p. 804.
2. Ibid. , p. 810.
3. Ibid ., p. 812.
4. Ibid ., p. 812.
 
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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des autres objets dont il est pourtant en réalité inséparable dans la représentation et
dans l’effectivité.
Ayant respecté ces règles, Rousseau peut se targuer « de n’avoir passé ni pu passer
les bornes d’une discussion purement philosophique et politique » : appréciation qu’il
applique au Contrat social , tenu donc par lui pour typiquement « abstrait » 1 .
Rousseau réprouve le procédé d’abstraction quand on lui en fait subir les
conséquences ; il l’approuve et le pratique, par contre, dans ses propres œuvres. Et,
sincère ou prudent, il ne prétend à aucune application concrète de ses idées abstraites.
Il convient toutefois de noter qu’il n’exprime pas toujours la même intention, ni
n’effectue la même opération. L’abstraction est présentée ici comme un procédé intel-
lectuel qui permet de se détacher de la pratique et de se réfugier dans le domaine des
discussions simplement théoriques et, pourrait-on dire, sans conséquences. Mais
Rousseau ne se donne pas toujours cette apparence anodine. Il est clair, par exemple,
que dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne , ou dans son Projet de
constitution pour la Corse il vise plus ou moins précisément des transformations
objectives de la vie politique de ces pays.
Justement, la comparaison de ces ouvrages avec le Contrat social permet de mieux
saisir la différence de l’abstrait et du concret, telle qu’il l’entend parfois.
Concernant ses travaux politiques généraux, comme le Contrat social , il proteste
de sa volonté d’abstraction. Il s’agit là de propos qui n’ont « nul trait à un gouverne-
ment particulier », mais sont « applicables à tous les gouvernements de même
espèce 2 ».
Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité , il tombait dans la même procédure
théorique, orientée dans le même sens : « Mon sujet intéressant l’homme en général,
je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations, ou plutôt, ou-
bliant les temps et les lieux, pour ne songer qu’aux hommes à qui je parle, je me sup-
poserai dans le lycée d’Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platons
et les Xénocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur. 3 »
Obstination dans l’abstraction dont on rencontre aussi l’aveu dans l’É mile : « Il
faut donc généraliser nos vues et considérer dans notre élève l’homme abstrait 4 »...
1. Ibid ., p. 1666 (note 2 de la page 812) – Lettre du 29 mai 1762.
2. Ibid. , p. 1666.
3. Ibid ., p. 133.
4. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1969, p. 252.
 
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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Or cet « homme abstrait » dans lequel se reconnaîtraient peut-être tous les
hommes, Rousseau admet fort bien, en d’autres occasions, qu’il n’existe pas, et que ce
fantôme ne peut servir de modèle : « Quand on lit l’histoire de la Pologne, on se croit
transporté dans un autre univers et parmi d’autres êtres. Qu’ont de commun les Fran-
çais, les Anglais, les Russes, avec les Romains et les Grecs ? Rien presque que la
figure. 1 »
Joseph de Maistre se souviendra-t-il de ce passage, lorsqu’il s’exclamera : « J’ai vu
dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montes-
quieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’ homme , je déclare ne l’avoir rencontré
de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. 2 »
Malgré ces hésitations, la méthode la plus fréquemment adoptée par Rousseau
semble bien être celle de l’abstraction : « Je supposerai (l’homme) conformé de tous
temps comme je le vois aujourd’hui. 3 » Comment rendre cette supposition efficace ?
Rousseau le précise : « En dépouillant cet Être (...) de tous les dons surnaturels qu’il a
pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs
progrès. » Sur quoi se greffe une interprétation fantastique : « En le considérant, en
un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature. 4 » Alors, Rousseau voit « que
l’homme est né libre 5 ».
En d’autres termes, quand on a spéculativement débarrassé les hommes de toutes
leurs déterminations, on peut les imaginer indéterminés, indifférents, ne consistant
qu’en cette capacité de se dépouiller de toute détermination.
Pourtant, un homme retiré du lieu et du temps n’existerait même plus comme
cadavre. Dans ces conditions, la célèbre recommandation « commençons par écarter
tous les faits », semble superflue : il n’y a rien à écarter. Mais elle confirme le carac-
tère chirurgical des amputations effectuées.
Ne reste-t-il vraiment rien ? Écartez, dépouillez ! Vous pourrez toujours garder ce
qui vous plaît. Certains préfèrent sauver l’angoisse, ou l’intelligence, ou le besoin, ou
même seulement le rire. À chacun son homme ! Comme idée abstraite de l’homme,
Rousseau choisit la liberté, mais indéterminée : celle dont Hegel dira qu’elle est vide.
1. Op. cit. , tome III, p. 956.
2. Joseph de Maistre, Considérations sur la France , Londres, 1797.
3. Jean-Jacques Rousseau, Op. cit. , tome III, p. 134.
4. Ibid. , p. 134.
5. Ibid. , p. 351.
 
 
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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Dans l’idéel, toute abstraction est possible, et justifiable en quelque mesure.
On imaginerait difficilement deux grands hommes d’État de notre temps, réunis
pour traiter des affaires dramatiques du monde, et commençant par convenir d’une
exclusion préalable de tous les faits ! Nous allons légiférer comme pour des Grecs
assis au côté de Platon !...
Mais Rousseau fait mine de ne pas traiter des affaires du monde actuel. Il ne
discute que de cas de figure, pour le seul intérêt intellectuel que cela présente, dans
l’idéal, ou dans l’absolu – mais un absolu... abstrait.
Il peut alors glisser aussi en place les mises en scènes surréalistes qui lui
conviennent : « C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque
manière du néant par ses propres efforts. 1 » Quelle vue ? Quelle sortie ? Quel néant ?
Court-circuitant toutes sortes de discussions circonstancielles, l’objection surgira
bientôt : dans la nature, rien ni personne ne naît de rien, ni jamais, ni nulle part.
Certes, l’opération d’abstraction, inévitable et souhaitable, comporte ses vertus et
ses succès. À condition toutefois qu’elle soit menée en pleine conscience, et avec une
connaissance du moins approchée de ce dont on fait abstraction, grâce à une désigna-
tion et à une définition aussi complètes que possible de l’abstrait prélevé. À condition
aussi, et surtout, de ne jamais oublier, par la suite, que l’on manipule des abstractions,
et donc en se gardant très attentivement des pièges qui naissent de l’assimilation de
l’abstrait au concret. En s’efforçant donc toujours de revenir au concret.
C’est sur ce chemin de retour au concret que l’on guette les abstracteurs aventu-
reux.
L’hommage hégélien à Rousseau
Hegel, entre autres, a malignement attendu Rousseau sur ce chemin. L’embuscade,
dit-on, signifierait un reniement. Hegel se serait détourné, à un certain moment de sa
vie, de celui que l’on peut tenir pour l’un des « héros » de sa jeunesse.
N’exagérons rien. Hegel ne se présentera jamais lui-même comme un ennemi, ni
même comme un adversaire irréductible de Rousseau. Sans doute lui reproche-t-il, à
1. Ibid. , p. 6.
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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titre personnel, ses « bizarreries » 1 , son caractère excessivement méfiant 2 , l’abandon
de ses enfants (alors que lui, Hegel, n’a jamais délaissé son enfant naturel) 3 .
Mais quand il fera un séjour en France, il ne manquerai pas de ménager dans un
emploi du temps très chargé un pélerinage à Montmorency (20 septembre 1827), dé-
marche qui tra hissait, chez ceux qui l’effectuaient alors, une orientation particulière
d’esprit et de cœur.
Hegel n’a jamais détesté, ni méprisé, ni oublié Rousseau.
De fait, il lui accorde dans l’histoire de la philosophie – histoire à ses yeux
continue – une place éminente que bien peu de nos contemporains resteraient enclins
à lui reconnaître. À bien des égards, Rousseau inaugure – pense-t-il – le grand mouve-
ment de l’idéalisme allemand. Rousseau a voulu fonder tout sur la pensée et la
liberté !
Hegel rapproche très étroitement Kant de Rousseau. La priorité revient à celui-ci,
dans la proclamation de la liberté de la volonté : « la détermination rousseauiste selon
laquelle la volonté est libre en soi et pour soi, c’est Kant qui l’a établie 4 ». Après un
exposé de la pensée de Rousseau, il déclare : « Cela nous fournit la transition à la
philosophie kantienne qui, du point de vue théorique, s’est basée sur ce principe ( sich
dieses Prinzip zugrunde legte ). 5 » Et, tout aussi nettement, « Hume et Rousseau sont
les deux points de départ ( Ausgangpunkte ) de la philosophie allemande 6 ».
Hegel critiquera d’ailleurs l’abstraction aussi bien chez Kant et Fichte que chez
Rousseau – comme chez bien d’autres philosophes. Il va de soi qu’une telle critique ne
l’oblige nullement à dévaluer l’importance de Rousseau, de Kant, de Fichte.
Les raisons d’admirer Rousseau ne lui feront jamais défaut. Il s’inspirera du dialec-
ticien, ou bien retrouvera lui-même des formules semblables aux siennes.
Lorsqu’il établit, par exemple, que « le degré extrême d’un état ou d’un agir se
renverse habituellement en son opposé » 7 , oublie-t-il les exemples que Rousseau avait
donnés de cette catégorie du renversement ? Dans sa jeunesse, Hegel aimait à
rappeler les images du Sermon sur la montagne pour exprimer ce que Rousseau
1. Hegel, Berliner Schriften , Hamburg, 1956, p. 284 – Hegel emploie le mot Bizzarerie (sic).
2. Leçons sur l’histoire de la philosophie (en allemand), Leipzig, 1971, tome III, p. 421.
3. Berliner Schriften , Op. cit. , p. 284.
4. Leçons sur l’histoire de la philosophie , Op. cit ., p. 521.
5. Ibid. , p. 457.
6. Ibid. , p. 461.
7. Encyclopédie des sciences philosophiques , trad. B. Bourgeois, Paris, tome I, p. 595, Addition du § 81.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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illustre ainsi : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre
est sujet à des révolutions inévitables (...) Le grand devient petit, le riche devient
pauvre, le monarque devient sujet (...). Nous approchons de l’état de crise et du siècle
des révolutions. » Rousseau ajoute, en note : « Je tiens pour impossible que les
grandes monarchie d’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et
tout État qui brille est sur son déclin. 1 »
En 1789, les révolutionnaires français constatèrent la justesse de ces prévisions,
faites en 1762.
Quoi qu’il en soit d’ailleurs des similitudes ponctuelles de pensée, la conception
hégélienne de l’enchaînement des périodes historiques et des doctrines successives
conduit à assigner à chacune d’elles un rôle inéluctable, à la situer et à l’expliquer plu-
tôt qu’à en faire dogmatiquement l’apologie ou à en dresser le réquisitoire. Dans
l’histoire de la philosophie, les moments négatifs sont aussi nécessaires que les
moments positifs. En fin de compte, chaque moment opère à la fois positivement et
négativement. Les moments abstraits – et ils le sont tous en quelque façon par rapport
à des moments plus concrets – ne sauraient être effacés ou négligés. Donc, Rousseau
garde sa place, comme tous ses pairs.
La condamnation des « idées abstraites »
Pourtant, il faut bien constater que Hegel ne traite pas Rousseau exactement
comme il traite les autres philosophes. Il y a dans ses propos ultimes sur Rousseau une
nuance exceptionnelle de condamnation et de reproche. On peut la mettre au compte
de la proximité temporelle. À la fin de la vie de Hegel, le « danger » du rousseauisme
reste actuel. On le décèle peut-être dans l’idéologie confuse de la Burschenschaft . La
considération des opinions engagées dans des controverses ou des conflits encore
vivants se montre nécessairement plus dogmatique que l’appréciation d’un passé
lointain.
Pour rendre compte de la différence du comportement de Hegel à l’égard de
Rousseau, il faut surtout faire intervenir la Révolution française, comme Hegel y
invite lui-même expressément. Car c’est lui qui réunit fréquemment l’examen des
1. Émile , dans Œuvres complètes , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, p. 468.
 
 
 
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idées de Rousseau et la réflexion sur les événements révolutionnaires, notamment sur
la Terreur.
On peut estimer que le retournement de l’opinion de Hegel sur Rousseau date du
moment de la Terreur, et peut-être plus précisément de l’événement qui marque
l’échec et la fin de celle-ci : Thermidor.
Thermidor n’est pas en réalité la fin ou l’échec de la Révolution, bien au
contraire ! Mais c’est la fin de l’un des mouvements révolutionnaires les plus impres-
sionnants, le jacobinisme, la tentative d’infléchir la Révolution vers une issue petite-
bourgeoise –, une conclusion objectivement impossible.
Hegel noue un lien de causalité entre le rousseauisme et le jacobinisme, et peut-
être même dans la figure robespierriste de ce dernier. Selon un mot de Jaurès,
Robespierre serait « le petit frère du Vicaire Savoyard ».
Ce jumelage, inacceptable de nos jours, repose sur une conception particulière de
la Révolution française.
Avec beaucoup d’autres, mais plus profondément que d’autres parce qu’il fondait
cette opinion sur une philosophie systématique, Hegel a cru que la Révolution résul-
tait d’un changement des idées, et que la philosophie française du XVIII e siècle en était
essentiellement responsable : « On a dit que la Révolution française est issue de la
philosophie et ce n’est pas sans raison que l’on a appelé la philosophie sagesse mon-
daine ( Weltweisheit ), car elle n’est pas seulement la vérité en soi, en tant que pure
essence, mais aussi la vérité en tant qu’elle devient vivante dans le monde réel. Il ne
faut pas s’élever là contre, quand on dit que la Révolution a reçu sa première impul-
sion de la philosophie. Mais... 1 »
Aussi Hegel confère-t-il un mérite exceptionnel aux philosophes français,
naturalistes, athées, matérialistes, pour leur action critique virulente à l’égard des
institutions de l’Ancien régime, à l’égard de toute une « positivité » religieuse et
politique pesante et périmée 2 . Il rassemble dans un même hommage chaleureux
Montesquieu, Voltaire, Helvétius, d’Holbach, et l’on sait combien il admirait Diderot.
Dans un chapitre apologétique, concernant cette philosophie française, il classe
cependant Rousseau à part, à cause du déisme germanique de la Profession de foi du
Vicaire savoyard .
1. Leçons sur la philosophie de l’histoire , trad. Gibelin, Paris, 1963, p. 339.
2. Leçons sur l’histoire de la philosophie , Op. cit ., tome III, pp. 443-447/
 
 
 
 
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À propos de Rousseau, il fait des réserves expresses.
Des éloges, d’abord, bien sûr : « En ce qui concerne ce concept et son élaboration,
Rousseau a eu le mérite d’établir un principe qui, non seulement dans sa forme
(comme le sont la sociabilité, l’autorité divine), mais également dans son contenu est
une pensée et, à vrai dire, la pensée elle-même, puisqu’il a posé la volonté comme
principe de l’État. 1 »
Vient ensuite la réprimande : « Mais, comme il n’a conçu la volonté que sous la
forme déterminée de la volonté individuelle (Fichte fera de même plus tard) et que la
volonté générale n’est pas ce qui est rationnel en soi et pour soi dans la volonté, mais
seulement ce qui se dégage comme intérêt commun dans chaque volonté individuelle
consciente d’elle-même, l’association des individus dans l’État devient, dans sa
doctrine, un contrat. Ce contrat a pour fondement le libre arbitre des individus, leur
opinion, leur consentement libre et explicite. Ce qui, par voie de conséquence
logique, a pour résultat de détruire le divin existant en soi et pour soi, son autorité et
sa majesté absolues. 2 »
Enfin tombe la condamnation : ce sont les idées abstraites de Rousseau qui portent
la responsabilité du Jacobinisme égalitaire et de la Terreur.
À propos de cette assimilation du jacobinisme terroriste et du rousseauisme
politique, il convient de faire deux remarques.
Premièrement celle-ci : un certain nombre de jacobins ont eux-mêmes favorisé une
telle assimilation. Ils se sont présentés, et sans doute sincèrement, comme des disciples
de Rousseau. Ils ont cru que les idées de Rousseau étaient les véritables inspiratrices
de leur action. On en pourrait citer d’innombrables témoignages. En même temps, il
leur arrivait d’insister sur le caractère radicalement novateur et destructeur de leur
intervention, dans un style peut-être encore plus fichtéen que rousseauiste. Ainsi
Cambon déclarait-il à la Convention, en 1792 : « Sous le despotisme tout était illégal,
a dit la France. Tout ce qui est établi, je l’anéantis par un unique acte de ma
volonté ! 3 »
Vraisemblablement, Hegel, malgré la lucidité exceptionnelle qui le caractérise, a
cru ces révolutionnaires sur parole, ce qui aide à les comprendre comme ils se
1. Principes de la philosophie du droit , trad. Derathé, Paris, 1975, p. 259.
2. Ibid .
3. Rapport de Cambon, Moniteur de la République , tome XIV, p. 758.
 
 
 
 
 
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comprenaient eux-mêmes, mais ce qui risque d’interdire de les expliquer. L’historien
ne devrait jamais se fier à l’estimation que les personnages historiques font d’eux-
mêmes.
Deuxième remarque : lorsque Hegel critique les abstractions de Rousseau, dans
une vue rétrospective et critique de la période jacobine, il participe à un courant
général de réprobation et d’explication hostile, dans lequel l’abstraction est l’un des
chefs d’accusation.
À la fin de la Révolution, il faut bien que le théoricien interprète ses épisodes
multiples et contradictoires, et aussi ce que certains appellent ses dérives.
Il se rallie souvent à une opinion soutenue par beaucoup d’autres.
Hegel et Benjamin Constant
Parmi ceux-ci, Benjamin Constant a peut-être été le premier 1 à formuler
l’accusation dérisoire qui deviendra une rengaine : « La souveraineté n’existe que
d’une manière limitée et relative (...). Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur
a fait de son contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible
auxiliaire de tous les genres de despotisme. 2 »
Y a-t-il vraiment un despotisme qui ait jamais cru devoir recourir à un tel
« auxiliaire » ?
En tout cas, Constant met en cause les « idées abstraites » de Rousseau. Il est assez
difficile de déterminer qui, de Constant ou de Hegel, a été le premier dans cette
incrimination, lequel a influencé l’autre, ou pu l’influencer, sur ce point.
Les Principes de politique de Constant ne furent édités qu’en 1815, ce qui
autoriserait une priorité de Hegel. Mais, en fait, grâce à un incident étrange, la
critique de Rousseau qui s’y rencontre fut connue en France et en Allemagne
beaucoup plus tôt.
Dès 1809, le baron de Barante publie anonymement (mais les lecteurs avertis
savent de qui il s’agit, – un ami de Constant) son livre : De la littérature française
pendant le dix-huitième siècle . L’occasion de la rédaction de cet ouvrage mériterait
d’être rappelée 3 .
1. R. Derathé, dans Rousseau, Œuvres complètes , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. CXIII .
2. Cité par R. Derathé, Ibid .
3. Amable Guillaume Prosper Brugière, baron de Barante, Tableau de la littérature française au XVIII e
 
 
 
 
 
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Le livre de Barante sera traduit en allemand dès l’année suivante, en 1810, à Iena,
en même temps qu’un texte d’Antoine Jay sur le même sujet : Über die Litteratur
Frankeichs im 18. Jahrhundert , et publié avec des notes par F.A. Ukert 1 .
Il convient de remarquer que cette traduction du livre de Barante est publiée à
Iena par le libraire Frommann, ami intime de Hegel, et dans la maison duquel celui-ci
a trouvé comme une nouvelle famille.
Sans preuve ou indication objective, il y a donc quelque chance pour que Hegel ait
connu, peut-être feuilleté, peut-être lu le texte de Barante.
On y lit cette page à propos de Rousseau : « Il est clair que la société existe par le
consentement de tous ses membres. Ce consentement ou contrat est en effet le
principe rationnel de son existence ; mais ce contrat est tacite, il l’a toujours été,
conséquemment il ne développe pas de réalité. »
Barante développe un argument de grande portée : « C’est ainsi qu’en géométrie
on dit qu’un solide est engendré par le mouvement d’un plan. La distinction est
vraie ; elle représente exactement l’idée d’un solide régulier ; mais elle n’a aucun
rapport avec les conditions matérielles de l’existence de ce solide. C’est un caractère
distinctif, à supposer qu’il existe, mais ce n’est point le principe qui le fait exister. »
L’argument s’applique à la théorie politique : « De même, s’il y a société, elle est
par abstraction le résultat du consentement de tous ses membres ; en réalité elle
provient de ce que beaucoup d’hommes sont venus dans une certaine contrée, s’y sont
établis, y ont eu des enfants, des propriétés, un gouvernement, des habitudes
communes ; si on veut leur donner une bonne police, il faut partir de toutes ces
circonstances bien positives. Jamais un géomètre ne tentera de créer un solide par le
mouvement d’un plan. Il sait très bien de quelle nature est ce genre de vérité... »
C’est cette nature que Rousseau a méconnue. Il a pris la construction abstraite
pour la construction réelle : « Rousseau fut entraîné dans de notables erreurs en
voulant ainsi donner à des abstractions, une existence positive. Après avoir supposé la
possibilité du contrat, après avoir montré les hommes se rassemblant pour le passer, il
ne vit aucun inconvénient à ce que chacun abdiquât, par ce contrat, tous ses droits
siècle , Paris, Léopold Colin, 1809. – Sur les conditions de la rédaction de ce texte, voir Roland
Mortier, Le Tableau littéraire de la France au XVIII e siècle, Bruxelles, 1972.
1. Über die Litteratur (sic) Frankeichs im 18. Jahrhundert , 2. Abhandlung von de Barente ( sic ) und Jay,
übers. V.F.A. Ukert, Jena, Frommann, 1810.
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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individuels, au profit de la société, sauf à la rompre du moment qu’on ne la trouverait
plus convenable. De là sortit le principe de la souveraineté du peuple. »
De ces considérations, Barante tire des conclusions dont on retrouve souvent la
teneur dans les écrits de Hegel : « Rousseau ne vit pas que de cette sorte, il donnait à
la tyrannie l’arme la plus puissante. En effet, le gouvernement qui exerce cette souve-
raineté n’est pas un être abstrait ; par son essence, il doit être le représentant de la
société, et en ce sens il ne pourrait rien faire que pour elle. En réalité, il est un
homme ou plusieurs hommes, animés d’intérêts personnels, agités de passions et
sujets à des erreurs. Mais comme la société l’a investi du pouvoir souverain, il en use
pour fausser le contrat ; la volonté du plus grand nombre souvent ne suffit pas pour
le rompre. Le Souverain, armé des forces qu’on lui a confiées, peut la tenir longtemps
oisive et presque muette. Ainsi la doctrine de la souveraineté du peuple conduit à ne
pas prendre de précautions contre le pouvoir, et par là elle est pernicieuse à la
liberté. 1 »
Hegel reprendra une argumentation semblable pour montrer plutôt que cette
doctrine rousseauiste est « pernicieuse » à l’État.
En réalité, Barante ne faisait ici que recopier des idées de Constant, que celui-ci lui
avait communiquées dans le temps où il préparait son Cours de politique
constitutionnelle , dès 1806.
Constant, ayant eu connaissance du livre de Barante, lui reprocha sans trop d’acri-
monie ce plagiat, dans une lettre : « Je pourrais bien vous faire, moi, un petit
reproche personnel. Mais celui-ci a été plutôt un sujet de surprise qu’il n’en sera un
d’accusation. Par quelle réminiscence avez-vous pu prendre dans mon ouvrage de po-
litique deux pages mot pour mot, l’une sur la doctrine de Rousseau relativement à la
souveraineté du peuple, l’autre (...). Je suis bien aise de voir mes enfants adoptés par
vous, et mes idées à côté des vôtres : mais je serai forcé de refondre ces deux pages, si
jamais je publie mon livre, pour n’avoir pas l’air de vous copier littéralement. 2 »
Barante appartenait à la tendance politique libérale, comme Constant. En réalité,
Constant ne refondit pas, après réflexion, ces pages sur la doctrine de Rousseau. On
les retrouve, presque identiques dans le Cours de politique constitutionnelle 3 .
1. Barante, Op. cit. , édition de 1810, pp. 184-185.
2. Cité par Roland Mortier, Op. cit .
3. Cours de politique constitutionnelle , édition de 1884, tome I, pp. 166-167.
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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Comme on le voit, il n’était pas indispensable, pour détecter et réprouver les
abstractions de J.-J. Rousseau, et pour déplorer leurs effets, de s’appuyer comme
Hegel sur tout un système philosophique complexe et problématique. Cette
réprobation provenait de l’opinion commune, certes méditée, mais pas philosophique
à proprement parler, ni systématique.
La théorie et son application
Il y a malgré tout une différence importante entre l’opinion de Hegel et celle de
Constant.
Celui-ci ne met pas en valeur l’écart entre les idées abstraites de Rousseau et les
actions des révolutionnaires français qui sont censés les réaliser.
Hegel, au contraire, insiste sur ce point, mais on ne l’a peut-être pas assez
remarqué. Étrangement, il tombe en quelque sorte d’accord avec Rousseau,
ponctuellement.
Rousseau avait accentué la différence entre les idées et les actions. Ainsi, dans une
lettre où, avec quelque hypocrisie ou quelque habileté, il cherchait à rassurer son édi-
teur, effrayé par les audaces du Contrat social , il écrivait qu’il s’agissait d’un « livre où
l’on n’examine les gouvernements que par leurs principes et par les conséquences
nécessaires de ces principes »... Le Contrat social « ne peut avoir nul trait à aucun
gouvernement de même espèce... Je n’ai donc passé ni pu passer les bornes d’une
discussion purement philosophique et politique. 1 »
Quelles que soient la sincérité et la constance de telles déclarations, Hegel semble
bien les admettre, telles quelles. Il n’accuse pas les idées de Rousseau d’avoir
directement déclenché la terreur. Ses propos méritent d’être relus attentivement : il
déclare précisément que c’est l’application ( Anwendung ), la mise en pratique des idées
de Rousseau, qui est la véritable coupable.
Ainsi, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie , Hegel dit-il que les Français
ont « appliqué à la réalité les idées de Rousseau dans leur abstration ( in ihrer Abstrak-
tion an die Wirklichkeit gewendet ) ». Et, ajoute-t-il, « faire valoir des abstractions dans
1. Cité dans Œuvres complètes , Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 1666 n. 2.
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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la réalité, cela signifie détruire la réalité ». Il déclare aussi que « le fanatisme de la
liberté a été mis dans les mains du peuple, et c’est alors qu’il est devenu terrible 1 .
Il ne croit pas devoir expliquer pourquoi et comment « les mains du peuple »
intervinrent en cette affaire. La Révolution française lui montre, en tous cas, que cette
intervention échoue, que les idées de Rousseau ne sont pas « concrétisables », comme
on dit maintenant. Ici l’action réfute la pensée, si celle-ci espère régir l’action.
On se souvient à ce propos que lorsque Hegel soumet à un examen critique les
maximes pratiques de Kant, il vise constamment l’action. Kant n’avait-il pas prescrit :
« Agis de telle sorte que... » ? C’est dans leur effectuation éventuelle que les maximes
révèlent leurs contradictions, ou trahissent l’hypocrisie qui secrètement les mine.
Concernant Rousseau, Hegel se pose un difficile problème : comment des idées,
dénoncées comme abstraites, peuvent-elles intervenir efficacement dans la réalité
concrète ? Pourquoi engendrent-elles alors la terreur, que ce soit dans le cas de
Mahomet ou dans celui de Robespierre ? Pourquoi est-ce le peuple qui, en 1793,
tente de réaliser des abstractions ?
Les réponses de Hegel marquent quelque embarras.
Il s’en tire parfois grâce à une sorte de plaisanterie, qu’il prend toutefois peut-être
au sérieux : les Français « ont la tête près du bonnet » ! Ils agissent inconsidérément,
passent immédiatement à l’acte. Tandis que les Allemands ont plein de rumeurs dans
la tête, ils réfléchissent sans fin, au risque de ne jamais agir...
Dans l’ Histoire de la philosophie , Hegel se contente de cette explication déri-
soire 2 . Mais il la contredit dans la Philosophie de l’histoire . Ici, ce ne sotn pas
seulement les idées de Rousseau que les Français réalisent avec une spontanéité
stupéfiante, mais c’est tout le mouvement révolutionnaire qui dérive de ce qu’ils ont
la tête chaude. Hegel se rend toutefois compte de l’insuffisance de cette allégation. Il
y ajoute ce qu’il qualifie lui-même d’explication « plus profonde ». Il en appelle à des
motifs plus objectifs, encore que bien imprécis et parcellaires et ce recours semble
mettre Rousseau hors de cause.
Tout en restant fort idéaliste, l’analyse hégélienne oublie alors momentanément le
rôle des « idées abstraites » : « Avant la Révolution française, il est vrai, les Grands
1. Leçons sur l’histoire de la philosophie , Op. cit. , tome III, pp. 483-484.
2. Ibid .
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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ont été déjà abaissés par Richelieu et leurs privilèges supprimés, mais, comme le
clergé, ils conservent tous leurs droits par rapport à la classe inférieure. »
Cette « classe inférieure » a été poussée à la révolte par des causes très positives :
Tout l’état de la France à cette époque consiste en un amas confus de privilèges
contraires à toute idée et à la raison en général (...), un règne d’injustice (...).
L’oppression terriblement dure qui pesait sur le peuple, l’embarras du gouvernement
pour procurer à la cour les moyens pour son luxe et sa prodigalité fournirent une
première occasion au mécontentement 1 »...
Hegel en vint même à invoquer la situation sociale et économique : « On vit que
les sommes arrachées à la sueur du peuple ( der Schweiß des Volkes ) n’étaient pas
consacrées à la fin de l’État, mais gaspillées de la manière la plus folle. 2 »
Trouvera-t-on ailleurs que chez Hegel, à cette époque, une telle mention de la
« sueur du peuple », complétée, quelques lignes plus loin, par le rappel de la
« misère » ?
Hegel mêle étrangement, dans la causalité de la Révolution française, les
déterminations spéculatives et les déterminations réelles. Parmi les premières, importe
avant tout la nocivité particulière des « idées abstraites ».
L’abstraction de la Terreur
Le qualificatif d’ abstrait ne détient pas exactement le même sens pour Hegel d’un
côté, pour Rousseau, Constant, Barante de l’autre.
Pour ceux-ci, comme pour Hegel, abstraire consiste bien « en l’extraction d’un
côté particulier de la chose concrète et en l’isolement de ce côté 3 ». En conséquence,
on peut toujours faire abstraction de ce que l’on considère unilatéralement d’une
manière arbitraire, et ne retenir que ce que l’on veut. Mais ce qui reste n’est alors
qu’un abstrait, un Abstraktum .
Beaucoup de théoriciens oublient que cet abstrait résulte de leur activité d’abstrac-
tion, et ils le prennent, plus ou moins volontairement, pour une réalité concrète.
Rousseau s’enfonce encore davantage dans cette illusion. Il prend la capacité
absolue d’abstraction pour la liberté même. Mais, selon Hegel, quand des hommes
1. Leçons sur la philosophie de l’histoire , trad. Gibelin, Paris, 1963, pp. 338-340.
2. Ibid ., p. 340.
3. Principes de la Philosophie du droit , § 119, début de la Remarque .
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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enthousiastes s’efforcent d’établir positivement dans la société cette liberté exclusive
de toute détermination, ils ne peuvent que pratiquer la terreur.
C’est, en somme, la Terreur qui réfute, par la médiation de l’action, la théorie de
Rousseau. Mais à condition de comprendre et d’expliquer la Terreur comme le fait
Hegel.
Or, c’est bien difficile.
Il faudrait pour cela, croire d’abord que ce sont les idées, les théories qui, en
dernière instance, sont cause de la Terreur, aussi bien que de la révolution en général ;
que la Terreur est née de la volonté de liberté abstraite.
C’est ce que Hegel prétend : « Ce n’est que dans la mesure où elle détruit quelque
chose, que cette volonté négative éprouve le sentiment de son existence empirique.
Elle croit sans doute qu’elle veut un état positif, par exemple un état d’égalité univer-
selle ou de vie religieuse universelle, mais, en fait, elle ne veut pas la réalité positive
de ces états ; car celle-ci conduit aussitôt à l’établissement d’un ordre quelconque, qui
comporte une particularisation aussi bien des institutions que des individus. Mais c’est
de la destruction de cette particularisation et de cette détermination objective que la
liberté négative tire la conscience de soi. C’est pourquoi, ce qu’elle croit vouloir ne
peut être, pour soi, qu’une représentation abstraite, et la réalisation de celle-ci que la
fureur de la destruction. 1 » Dans une addition, Hegel commente : « Dans cet élément
de la volonté se trouve impliqué que je peux me détacher de tout, renoncer à tous les
buts, m’abstraire de tout. 2 »
Il ira jusqu’à assurer que « cette liberté négative (...), la destruction de tout, a été
une époque de la Révolution française, où l’on mesurait la grandeur de la liberté
d’après la grandeur de l’anéantissement ! 3 »
En représentant la Terreur de cette manière, et quelle que soit la validité de l’indi-
gnation et de la condamnation qu’elle appelle, on s’interdit non seulement de
l’expliquer, mais même déjà de la comprendre. On ne lui assigne même plus comme
origine les passions ou les erreurs de ses instigateurs, mais bien les vices de ceux-ci.
L’historien exige d’autres recours.
1. Ibid. , § 5, Remarque. Trad. Derathé, p. 73.
2. Ibid ., p. 73, note 20.
3. Ibid ., éd. Klenner (en allemand), Berlin, 1981, p. 412.
 
 
 
 
 
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D’ailleurs Hegel lui-même caractérise parfois la Terreur tout autrement. Non
seulement elle ne lui paraît plus essentiellement destructrice, mais il y voit la condi-
tion de survivance de l’État : « Dans la Révolution, l’État, la totalité en général, a été
pourvu d’un pouvoir terrifiant. Ce pouvoir violent n’est pas le despotisme, mais la ty-
rannie, une domination effroyable ; mais celle-ci est nécessaire dans la mesure où elle
constitue et maintient l’État, en tant qu’il est un individu réel. 1 »
Hegel conçoit la signification historique de la Terreur de manière très différente,
selon les époques et les contextes. N’est-ce pas tomber dans la plus grande abstraction
que de la considérer comme uniquement et purement négative et destructrice ? Il faut
pour cela oublier les rudiments de la dialectique.
Il faut surtout avoir jugé dogmatiquement la Terreur, avant toute tentative d’expli-
cation, et faire dépendre de ce jugement l’explication que l’on en élaborera 2 . À
certains moments de sa vie, Hegel est un adversaire et un critique acharné de la Ter-
reur. On peut d’ailleurs assez aisément montrer sur quelles lectures se fonde cette
hostilité radicale. Pourvu de son « abstrait », de ce qu’il garde après avoir drastique-
ment fait abstraction de tous les composants qui lui sont effectivement associés. Il doit
en rendre compte théoriquement : les idées de Rousseau s’offrent en otages.
Toute cette construction s’écroulerait si l’on s’avisait que la Terreur réelle, tout en
comportant les aspects que Hegel y réprouve à juste titre, présentait aussi bien
d’autres aspects. On se souviendra, à cet égard, de l’appréciation de Joseph de
Maistre, peu suspect de tendresse pour elle : « Qu’on y réfléchisse bien, on verra que
le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la Monarchie ne pouvaient
être sauvées que par le jacobinisme (...). Nos neveux, qui s’embarrasseront très peu de
nos souffrances, et qui danseront sur nos tombeaux, riront de notre ignorance
actuelle ; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront
conservé l’intégrité du plus beau royaume après celui du ciel. 3 »
Chez Hegel comme chez de Maistre, il s’agit là d’opinion dérivant de sources tout
autres que la dérivation méthodique d’un système philosophique bien composé. Mais
le système philosophique, s’il refuse de se disqualifier, doit les détourner à son profit,
1. Jenenser Realphilosophie , éd. Hoffmeister, Leipzig, 1931, p. 246.
2. « Quelque chose qui a du contenu et de la consistance, le plus facile c’est de le juger ( beurteilen ). Il est
déjà plus difficile de le saisir ( fassen ). Mais la plus grande difficulté, c’est ce qui réunit les deux : en
produire l’exposition ( Darstellung ) » – Phénoménologie de l’esprit , éd. Hoffmeister, Hamburg, 1925,
p. II.
3. Joseph de Maistre, Considérations sur la France , Londres, 1797, pp. 25-26.
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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par quelque subterfuge. Si l’on croit qu’elle provoque cette terreur, il faut que la
liberté révolutionnaire soit abstraite. Et cette réduction arbitraire ne satisfait encore
que bien précairement à l’exigence spéculative.
La Terreur de l’abstraction
L’illusion de Rousseau selon laquelle l’essence de l’homme est une liberté indé-
terminée se complète, ou peut-être même s’aggrave, dans l’illusion de Hegel selon
laquelle les révolutionnaires français luttèrent, souvent moururent, et au besoin firent
mourir les autres, pour cette liberté indéterminée, ainsi que pour une « égalité » ou
une « vertu » également abstraite.
En réalité, sous les termes généraux de liberté et d’égalité, qui ne manquaient pas
de signification concrète dans cette généralité même, ils ne posaient pas tous le même
contenu. Chacun savait très bien ce qu’il cherchait. La liberté du roi, pour le roi, n’é-
tait pas la liberté de la noblesse, telle que celle-ci l’entendait. La liberté du financier
ne ressemblait pas exactement à celle du savetier. Le paysan sentait bien en quoi
précisément il désirait être libre. Le manouvrier pressentait vaguement ce que pour-
rait être sa liberté à lui. Beaucoup de jeunes filles voulaient surtout gagner le droit de
choisir librement leur époux...
Aussi bien toutes ces libertés, et déjà dans la représentation subjective, entraient-
elles en conflits, qui devinrent vite violents. Encore ne savaient-ils tous qu’à moitié ce
qu’ils faisaient, ce qui permet de leur pardonner beaucoup.
Reste qu’il serait hasardeux de croire qu’ils n’étaient mobilisés que par des idées
générales.
Si la détermination des fins révolutionnaires se diversifiait, la détermination de
l’abstraction, et sa condamnation, ne sont pas non plus les mêmes chez Hegel, d’un
côté, et chez Rousseau, Constant, Barante, de l’autre.
Cela se voit déjà à ce que la réprobation de Rousseau se montre beaucoup plus
radicale chez Constant que chez Hegel. Il acquiescerait sans doute à la définition la
plus générale de l’abstraction, et, par exemple, à celle que propose Hegel 1 . Mais celle-
ci se révèle à l’examen très sommaire, et, à partir d’elle, les conceptions divergent. Il
s’agit de déterminer concrètement ce dont on fera abstraction.
1. Voir plus haut, p. 15, n. 3.
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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Constant se représente l’abstraction d’une manière assez banale : une idée ou une
représentation est abstraite lorsqu’elle est considérée séparément de la représentation
globale, seule donnée immédiatement. Celle-ci est en général constituée par le donné
positif, empirique, historique. En conséquence, le mot abstrait en vient à désigner
tout ce qui est plus ou moins nettement ou purement spéculatif, par opposition à ce
qui est plus ou moins évidemment réel : la représentation intellectuelle unique, dif-
férente des représentés dont elle a été « extraite », et à laquelle on accorde une valeur
et un usage généraux, indépendamment du temps, du lieu et des circonstances où les
représentés apparaissent. L’abstrait peut alors, dans le meilleur des cas, retenir un ca-
ractère permanent des objets concrets divers, dispersés dans l’espace, successifs dans
le temps.
Hegel, lui, ajoute des déterminations plus précises à la notion commune de
l’abstraction. Il lui arrive certes de l’employer telle quelle, en certaines occasions. On
peut même supposer qu’il a parfois envisagé son application empirique. Rosenkranz
rapporte que parmi les définitions accueillies par Hegel dans son Album de jeunesse,
figure celle-ci : la logique y est donnée comme « un abrégé ( Inbegriff ) des règles de la
pensée, abstrait de l’histoire de l’humanité 1 ». Jean Wahl avait cru pouvoir attribuer la
paternité de cette pensée au jeune Hegel lui-même 2 .
Mais, plus fondamentalement, et selon les exigences de son système, l’abstrait,
pour Hegel, c’est ce qui, tout en étant séparé de ses relations véritables avec le reste
du concret, tout en étant arraché à celui-ci, n’en constitue pas moins une unité,
identique à elle-même, et qui exclut la différence intime. Cette identité indifférenciée
de l’abstrait, son indétermination (interne), appelle la détermination. On pourrait dire
qu’en principe l’abstrait de Hegel éprouve une soif du concret vers lequel il tend
comme vers sa fin et qu’il ressuscite par sa différenciation.
En contraste, l’abstrait de Constant se tient définitivement à distance du concret,
sans relation vivante avec lui. Alors que chez Hegel le concret peut, et souvent doit,
dériver de l’abstrait, celui-ci selon Constant n’a pas à intervenir, spécialement dans la
vie politique. De là son exclusion abstraitement rageuse : « Enivrez-vous de vos ab-
stractions, et ne venez surtout jamais troubler nos réalités ! 3 »
1. K. Rosenkranz, Hegels Leben , Berlin, 1844, p. 15.
2. Jean Wahl, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel , 1929, p. 21, n. 1.
3. B. Constant, De la Force du gouvernement actuel , s. l., 1796, pp. 29-30.
 
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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Pour Hegel, ce qu’il y a de plus concret, c’est l’esprit. On ne saurait certes l’af-
firmer aussi nettement en ce qui concerne Rousseau et Constant qui, certes, font tout
dériver de l’esprit, dans leurs doctrines, mais qui n’ont pas toujours conscience de
cette opération et maintiennent en théorie la séparation entre l’esprit, ou le rationnel,
et le réel. Après quoi, ils ne parviennent que bien difficilement à raccorder l’universel
et le particulier.
Ces distinctions conduiraient aisément à estimer que du point de vue de Hegel,
Rousseau et Constant pensent abstraitement l’abstraction. Mais Rousseau et Constant
lui renverraient certainement le compliment.
Peut-être ne mépriseraient-ils pas, s’ils le connaissaient, le gigantesque effort
hégélien, la tentative métaphysique de reconstruire le monde à partir de ses moments
abstraits, l’être et le néant. Ils en apprécieraient les acquis directs et indirects.
Mais ils mettraient certainement en doute sa validité globale, ainsi que l'authenti-
cité de beaucoup de développements parcellaires. Surtout, ils refuseraient le passage
du spéculatif à l’historique, l’assimilation du processus dialectique et du
développement humain spatio-temporel, entendu par eux comme une dérivation de
l’abstrait ( leur abstrait) au concret.
Dans une sorte de revanche, Rousseau pourrait reprocher à Hegel d’effectuer sur
le mode parodique ce que celui-ci accuse les Jacobins d’avoir accompli sur un mode
vigoureusement réaliste.
Dans un texte extraordinaire et extraordinairement fascinant, Hegel, en des
envolées plus lyriquement fanatiques que philosophiquement circonspectes, réunit les
brahmanes, les anabaptistes de Münster et les Jacobins de 93 pour les jeter, tous
ensemble, dans l’abîme de la liberté vide abstraite. Ailleurs il leur adjoint Mahomet :
Brahma, Mahomet, Münzer, Rousseau, Robespierre, même combat ! 1
Peut-on procéder plus abstraitement ! Voilà des fleurs qui n’ont pas poussé
ensemble (concrescere) !
Pourtant, au milieu de cette luxuriance confuse, Hegel n’hésite pas à s’exclamer :
« voilà ce que montre l’histoire ! 2 »
1. Principes de la Philosophie du droit , éd. Klenner, Berlin, 1981, § 5, et n. 2, pp. 412-413.
2. Ibid. , p. 413 : « Dies zeigt die Geschichte... » cf. trad. Derathé, p. 74, suite de la note 20 : « L’histoire
nous montre de nombreux exemples de cette forme de liberté... »
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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C’est avec le même procédé que l’on essaie parfois de faire passer Hegel, qui a
vécu de 1770 à 1831, pour le précurseur du national-socialisme, ancré dans une
époque et dans des conditions sociales, politiques, culturelles concrètement dif-
férentes de celles qu’il a connues – en alléguant la vague similitude de quelques
propos détachés de leur contexte littéral et de leur environnement historique.
Non, pourrait protester Rousseau : « l’histoire ne montre pas cela ! Pour l’en faire
témoigner, il faut la traiter plus abstraitement encore que je ne le pus ! » Il faut la
terroriser. Il faut séparer les pensées et les paroles de ceux qui la firent de la situation
sociale et politique qui était la leur, comme on décapite un homme.
Le triomphe de l’abstraction
Au fond, Hegel ne rejette pas certaines idées de Rousseau parce qu’elles sont
abstraites, mais parce que ce ne sont pas celles qui lui sont chères. Il en préfère
d’autres.
En dernière instance, un lecteur bienveillant mais lucide de Rousseau, de Hegel, de
constant, serait tenté de les tenir tous pour des penseurs abstraits, Rousseau restant de
ce point de vue le plus sincère, qui avoue candidement : « J’envoie promener tous les
faits », alors que Hegel use de formules plus captieuses : « la recherche philosophique
n’a affaire qu’à ce qui est intérieur à toutes ces manifestations phénoménales, au
concept pensé. 1 »
Quoi qu’ils en disent, ils prétendent tous produire un solide en déplaçant un plan,
et engendrer une révolution en remuant des idées. Ils confondent, implicitement ou
explicitement, la genèse idéale et abstraite avec la genèse réelle.
Leur travail d’abstraction se révèle, à la lecture de leurs œuvres, éminemment
utile, éclairant et fécond. Il ne saurait suffire. Il n’est pas facile de désigner ce qui est
véritablement concret. Hegel s’y est évertué sans y réussir toujours...
On ne peut s’étonner que les profanes, ou les initiés à demi, les enferment dans les
mêmes clôtures : « On peut dire que M. Hegel régnait dans ce royaume des abstrac-
tions et des généralités qu’on appelle la philosophie de l’histoire. 2 »
1. Ibid. , § 258, Remarque , trad. Derathé, p. 259.
2. V. Cousin, Souvenirs d’Allemagne , dans la Revue des Deux Mondes , 1866, p. 619.
 
 
 
 
Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau
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« De Leibniz à Hegel », dit-on souvent, pour cerner l’idéalisme allemand. Hegel a
bien vu que cet itinéraire devait comporter une étape plus abstraite, et que Rousseau
valait le détour.
Il connaîtra un destin assez semblable à celui de Rousseau. La Révolution française
et la Terreur ont en quelque sorte réfuté Rousseau, à son avis. Lui-même, douloureu-
sement, et ses disciples plus que lui, ressentiront les révolutions de 1830 comme une
sorte de réfutation.
Faut-il regretter que l’histoire ne pardonne jamais aux philosophes le crime
d’abstraction ?
Jacques D’Hondt, « Le vieil Hegel et la critique des idées abstraites de Rousseau » (1991)
dhondt1991e-fr.pdf @ Société chauvinoise de philosophie, 2007
http://www.philosophie-chauvigny.org/