DIDEROT ET ROUSSEAU. LE THEATRE ET LA FETE.
«Oh! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l'on n'y faisait pas un rôle … » Ces mots, Diderot les écrit à Sophie Volland le 25 juillet 1762 au sujet de «ce Rousseau dont vous me parlez encore», peu de temps après la condamnation de l’Emile et du Contrat social. Les lignes qui suivent - le rêve d’exister «dans quelque point dans l’espace», de ne voir que de très loin et au téléscope les «scènes de la vie en petit» pour éviter d’en être affecté - ne sont pas sans évoquer l’amitié brisée des deux hommes et l’espèce de tragi-comédie de la rupture, dans laquelle ni l’un ni l’autre n’a eu le beau rôle.
On a tout dit sur ces «frères ennemis» que sont Diderot et Rousseau. L’expression est de Jean Fabre qui, dans une étude devenue classique, retrace l’histoire de leurs rapports à partir de la rencontre au Café de la Régence en 1742 jusqu’à la rupture définitive et pour ainsi dire officielle en 1757-58. Cette longue amitié de quinze ans les aurait marqués tous les deux. Dans le cas de Diderot du moins, le dialogue avec son ancien ami ne cessera de se poursuivre avant d’être repris en 1782 dans le dernier ovrage qu’il publie, Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque. Plus qu’une apologie de Sénèque, Diderot écrit la sienne propre: «l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme que je peins que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit».Sa justification est par là même une ultime confrontation avec Rousseau, dans laquelle il laisse échapper ce cri de cœur: «Demander à un amant trompé la raison de son opiniâtre attachement pour une infidèle, et vous apprendrez le motif de l’opiniâtre attachement d’un homme de lettres pour un homme de lettres d’un talent distingué» (p. 360).Pour l’un comme pour l’autre, l’amitié est une grande affaire, passionnelle même, qui s’exprime volontiers par le langage de la passion amoureuse. Voici d’abord Rousseau au moment de l’emprisonnement de Diderot au donjon de Vincennes:
… j’écrivis à Mme de Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher ou qu’on m’enfermât avec lui [ … ] Si elle (sa captivité) eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je serai mort aux pieds de ce malheureux donjon … ». Et lorsqu’il a devan lui son ami emprisonné: «En entrant je ne vis que lui, je ne fis qu’un saut, un cri, je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots: j’étouffais de tendresse et de joie. 3
Dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, tout impregné de la présence de Rousseau, Diderot parle de l’amitié en ces termes: «L’amour est l’ivresse de l’homme adulte; l’amitié est la passion de la jeunesse: c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi. Ce n’était point un choix réfléchi; je m’étais attaché par je ne sais quel instinct secret de la conformité … ». «C’est alors que j’étais lui, qu’il était moi … » (p.450), prenons ces mots à la lettre. Rousseau pour Diderot est véritablement son «alter ego», le double qui «l’élucide et le complète» (l’expression est de Lewinter). A deux, ils formeront ce «monstre dicéphale», le monstre à deux têtes dont rêve Diderot dans un texte qu’on a trop de plaisir à lire pour ne pas le citer:
Il m’a semblé qu’il faudrait être tout à la fois au-dedans et hors de soi, et faire en même temps le rôle d’observateur et celui de la machine observée. Mais il en est de l’esprit comme de l’œil; il ne se voit pas. Il n’y a que Dieu qui sache comment le syllogisme s’exécute en nous. [ … ] Un monstre à deux têtes emmanchées sur un même cou nous apprendrait peut-être quelque nouvelle. Il faut donc attendre que la nature qui combine tout, et qui amène avec les siècles les phénomènes les plus extraordinaires,nous donne un dicéphale qui se contemple lui-même, et dont une des têtes fasse des observations sur l’autre (LEW., II, 575).
Ici déjà, dans ce texte qui est de 1751, apparaît le Diderot double, acteur et spectateur de lui-même, comédien génial qui se définit par le double jeu, la mystification et la multiplicité de ses masques. Diderot se multiplie en une infinité de personnages dans une œuvre qui est d’emblée nécessairement et superbement dialogique et théâtrale.
Pour Rousseau, comme on sait, il en va tout autrement. Alors que Diderot ne cesse de se fuir, de se perdre dans l’unité du monde et trouve sa vérité sous le masque, Rousseau ne conçoit de vérité que dans l’unité de soi, dans la coïncidence de l’être et du paraître (Lewinter). C’est précisément leur dissociation qui fait de la société un monde d’apparences et de mensonges. C’est donc dans la logique des choses et des personnes que ce soit au sujet du théâtre que l’opposition entre les deux amis éclate. Mais avant d’en venir là, à cette année fatale de 1757 où apparaît la pièce de Diderot, Le Fils naturel, leurs voies divergent de plus en plus. En 1742, c’est leur intérêt commun pour la musique qui rapproche les deux amis. Rousseau est musicien, compositeur et théoricien de la musique; c’est en tant que musicien qu’il participe à la vie artistique de son temps et qu’il connaîtra ses premiers succès. Dans les années qui suivent, il écrit plusieurs opéras et comédies dont Narcisse, reçu par le Téâtre des Italiens après l’avis favorable de Marivaux, et Le Devin du village, «intermède» qui aura un grand succès. En somme, son expérience du théâtre est plus grande et plus directe que celle de Diderot qui, cependant, dès sa jeunesse, se passionne pour le théâtre et rêve d’être comédien, hésitant «entre la Sorbonne et la comédie». Le théâtre sera pour lui une préoccupation constante, comme en témoigne toute son œuvre à partir des Bijoux indiscrets en 1748 jusqu’à la comédie Est-il bon? Est-il méchant? vers la fin de sa vie.
En 1749, c’est l’événement capital qui va transformer la vie de l’un et de l’autre: Diderot est emprisonné à Vincennes pour avoir écrit la Lettre sur les aveugles et c’est en allant le voir que Rousseau aura l’idée de concourir sur le sujet proposé par l’Académie de Dijon. Encouragé par Diderot, il écrit le Discours sur les sciences et les arts qui marque son entrée dans le monde des lettres. Quelle que soit la part que prendra Diderot dans l’élaboration des deux Discours, il est certain qu’il a rempli auprès de Rousseau ce rôle socratique qui habitait son imagination: il est, comme l’a dit Jean Starobinski, «l’accoucheur de la singularité littéraire de Jean-Jacques». Les divergences, les désaccords d’ordre philosophique, religieux et peut-être surtout politique ne vont pas tarder à apparaître et c’est sans doute Rousseau qui le premier s’en rend compte. Diderot s’engage corps et âme dans l’œuvre collective qu’est l’Encyclopédie à laquelle il va consacrer vingt ans de sa vie, tout en pousuivant son œuvre personnelle dans la semi-clandestinité. Accepter la direction de l’Encyclopédie et vouloir coûte que coûte qu’elle puisse paraître, c’est pour Diderot accepter le sacrifice de soi, c’est accepter une vie de compromis, de prudence nécessaire et de ne pas dire sa pensée autrement que par biais.
La place du philosophe, telle que Diderot la conçoit, est au cœur de la cité, au milieu de la scène sociale, même si, ou précisément parce que cette société est une société corrompue. Pour agir sur elle, pour la réformer, le philosophe ne peut se réfugier «au fonds des bois», dans la cellule de moine où il accuse Rousseau de vouloir s’enfermer: sa place est tout au contraire dans «l’antre de la bête», tel Sénèque, philosophe et sage à la cour de Claude et de Néron.
Rousseau ne l’entend pas ainsi. Il optera pour la retraite, la solitude et la pauvreté qui seules puissent assurer l’indépendance. Il le fera de façon quelque peu ostentoire par sa «grande réforme personnelle» de 1751-52, se faisant copiste de musique et allant jusqu’à changer ses habitudes vestimentaires pour mieux accorder ses mœurs avec ses principes, sa vie avec ses discours. Ce choix de la solitude, la volonté de se dégager, Diderot ne peut le ressentir que comme une désertion et un abandon de poste («Adieu le Citoyen! C’est pourtant un Citoyen bien singulier qu’un ermite!», 10 mars 1757). Lorsqu’apparaît Le Fils naturel avec la tirade de Constance qui servira de prétexte pour la rupture, Rousseau n’a pas tort de se sentir visé:
Dorval, vous vous trompez. Pour etre tranquille, il faut avoir l’approbation de son cœur, et peut-être celle des hommes. Vous n’obtiendrez point celle-ci, et vous n’emporterez point la première, si vous quittez le poste qui vous est marqué. Vous avez reçu les talents les plus rares, et vous en devez compte à la société. Que cette foule d’êtres inutiles qui s’y meuvent sans objet, et qui l’embarrassent sans la servir, s’en éloignent, s’ils veulent. Mais vous, j’ose vous le dire, vous ne le pouvez sans crime. C’est à une femme qui vous aime à vous arrêter parmi les hommes. C’est à Constance à conserver à la vertu opprimée un appui; au vice arrogant un fléau; un frère à tous les gens de bien; à tant de malheureux un père qu’ils attendent; à mille projets honnêtes, utiles et grands, cet esprit libre de préjugés, et cette âme forte qu’ils exigent et que vous avez [ … ] Vous, renoncer à la société! J’en appelle à votre cœur, interrogez-le, et il vous dira que l’homme de bien est dans la société, et qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. (Acte IV, sc. 3)
Il importe de lire le texte en entier (et pas seulement la dernière phrase que l’on cite souvent hors contexte) pour comprendre la gravité de la blessure infligée. Rousseau ne l’oubliera jamais. La tirade met en évidence le trait par lequel les deux «frères ennemis» s’oppose de façon radicale. Pour Diderot, la sociabilité est naturelle:
… elle est déjà inscrite dans la relation élémentaire qui s’établit entre l’homme et la femme qui s’aiment, elle fonde les différents systèmes sociaux [ … ] la corruption est un fait de culture; l’homme de bien peut cependant trouver au fond de lui-même les ressources qu’il faut pour la combattre. Pour Rousseau, au contraire, l’homme n’est pas naturellement sociable; la société fondée sur l’inégalité le corrompt; elle aliène à lui-même le riche aussi bien que le pauvre; seul un acte libre et raisonné de l’homme qui n’a pas perdu tout souvenir intérieur de ce qu’a dû être l’état de nature [ … ] peut fonder en marge de la société inégalitaire et contre elle la nouvelle société où il n’y aura ni riche ni pauvre et où chacun pourra jouir pleinement de lui-même
dans la satisfaction de tous.
Au Fils naturel, Rousseau répond par la Lettre à d’Alembert sur les spectacles au début de l’année 1758, texte qu’il sait provocant et qui va consommer la rupture. A la fin de la préface, il congédie publiquement son ancien ami: «J’avais un Aristarque sévère et judicieux, je ne l’ai plus, je n’en veux plus, mais je le regretterai sans cesse, et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits.» Dans la note latine avec son renvoi à l’Ecclésiastique (XXII, 26,27), ajoutée in extremis, il énumère ses griefs: «l’outrage, l’arrogance, la révélation d’un secret, un coup perfide». C’était là détruire tout espoir de réconciliation -à preuve les fameuses «Tablettes» de Diderot, dans lesquelles il consigne d’une plume furieuse les «sept scélératesses du Citoyen Rousseau».
La cause immédiate de la publication de l’ouvrage n’est cependant pas fournie par Diderot mais, comme le titre l’indique, par d’Alembert, coupable d’avoir proposé, dans son article «Genève» du septième tome de l’Encyclopédie, l’établissement d’un théâtre public dans la république. Derrière l’article, il y a Voltaire qui, depuis son installation aux «Délices» en 1755, avait usé de son influence pour la création d’un théâtre à Genève, et Rousseau le sait. A ses yeux, Diderot est coupable non seulement d’avoir publié l’article mais aussi de «trouver tout cela fort bien». En répondant à d’Alembert, s’opposant à ce qui n’est plus pour lui qu’un projet parisien émanant des encyclopédistes, Rousseau procède à un véritable démontage de l’idéologie des Lumières et se sépare définitivement de ceux qui furent ses amis. Rappelons qu’au départ, Rousseau avait contribué à l’Encyclopédie par de nombreux articles sur la musique, mais aussi par l’important article «Economie politique».
La Lettre à d’Alembert a trop souvent et à tort été considérée comme un réquisitoire général contre le théâtre en tant que facteur de corruption, par laquelle Rousseau aurait renoué avec la vielle querelle sur la moralité du théâtre, à la suite des théologiens comme Bourdaloue, Bossuet et Nicole au siècle précédent. L’enjeu de la Lettre est à la fois plus précis et plus vaste. Il s’agit d’emblée pour Rousseau d’empêcher l’implantation du théâtre aristocratique français dans la république de Genève et, par là, de faire acte de citoyen, se solidarisant avec le parti populaire (les «gens du bas») dans son combat contre le patriciat (les «gens du haut») qui, lui, n’est nullement hostile au théâtre. Dans ce contexte genevois, la position de Rousseau à l’égard du théâtre est donc surtout politique et plus précisément républicaine. C’est là le point de vue qui commande l’essentiel de l’argumentation de l’ouvrage. Car ce qui est bon pour une ville comme Paris, «où l’on juge de tout sur les apparences» grande cité aux mœurs déjà corrompues où le théâtre existe et où il n’est pas question de le supprimer, est néfaste pour une société vertueuse où il n’y a pas de théâtre et où il ne faut surtout pas en ouvrir un. Paris, c’est la «grande ville où les mœurs et l’honneur ne sont rien, parce que chacun, dérobant aisément sa conduite aux yeux du public, ne se montre que par son crédit et n’est estimé que par ses richesses». Là, l’on «ne saurait trop multiplier les plaisirs permis [ … ] pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux» (L.A, pp. 130-131). La préface de Narcisse (1753) le disait déjà: « … dans une contrée où il ne serait plus question d’honnêtes gens ni de bonnes mœurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands.» La république de Genève, au contraire, «peuple libre, une petite ville, et un Etat pauvre» (p.64), où règne encore une «austérité républicaine» n’a que faire d’un théâtre qui «annonce un début de corruption qu’il accélère très promptement», qui engendre des besoins factices, augmente le pouvoir de l’argent, aggrave des inégalités et pervertit les relations sociales. Donnant à chacun l’envie de briller, le théâtre introduit inévitablement le goût du luxe et l’amour du paraître.
La Lettre à d’Alembert a d’autre part une portée philosophique et morale qui la relie aux deux Discours déjà parus, surtout le Discours sur les sciences et les arts dont elle est à bien des égards une prolongation logique: mise en avant des valeurs républicaines, les arts associés au luxe et à la corruption, dénonciation des lettres et des arts qui «étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils (les hommes) sont chargés». Rousseau nie que le théâtre ait une quelconque valeur éducative ou utilité morale; puisque «l’objet principal est de plaire» et que «la raison n’y a nul effet», il ne saurait «changer les sentiments ni des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellir» (L.A, pp. 68-69). Le théâtre n’est pas non plus un instrument de rassemblement social, puisque dans les salles de théâtre, «obscures prisons» où chacun vit «hors de soi», tout y divise et sépare: le public du non-public, ceux pour qui le théâtre est inaccessible, les spectateurs du parterre du ceux des loges, la représentation sur scène des spectateurs dans la salle: «L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole; c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire au dépens des vivants» (p.66). Les pages les plus fortes du texte dénoncent les satisfactions faciles des «plaisirs d’âme», la bonne conscience de se sentir vertueux à peu de frais, la «pitié stérile» et la passivité du public devant des spectacles qui ne servent qu’à «rendre un peuple inactif et lâche; à l’empêcher de voir les objets publics et particuliers dont il doit s’ocuper; à tourner la sagesse en ridicule; à substituer un jargon de théâtre à la pratique de la vertu» (p.140):
Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans les fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui? N’est-il pas content de lui-même? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu’il fit de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n’a point de rôle à jouer: il n’est pas comédien.
[ … ]
Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet tous les devoirs de l’homme, à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre: Dieu vous assiste. (pp. 79-80).
Puisque tout est apparence au théâtre, il traduit l’essence même des rapports d’aliénation dont l’élément constitutif est la dissociation de l’être et du paraître. L’art du comédien est «l’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est» (p. 163); le théâtre nous montre «d’autres êtres que nos semblables», dans lesquels on fait semblant de se reconnaître, «tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne» (p.79).
Au théâtre tel qu’il est, Rousseau oppose, on le sait, la fête publique qui unit au lieu de séparer, supprime les distances et les inégalités et abolit, fût-ce provisoirement, la dissonance de l’être et du paraître. C’est là le spectacle qui convient à une république où le peuple assemblé, sans exclusion et sans médiations, fête son union dans la transparence des cœurs et des consciences:
Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes! C’est en plein air, c’est sous le
ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur (p. 233). Nul besoin de ne rien montrer; il suffit de se rassembler sur une place autour d’un «piquet couronné de fleurs» et «vous aurez une fête». Mieux encore: «donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s’aime dans l’autre, afin que tous en soient mieux unis». C’est alors que les «cœurs sont dans (les) yeux», que «toutes les sociétés n’en font qu’une, tout devient commun à tous» (p. 233-36). Cette opposition de la fête et du théâtre se retrouve à plusieurs reprises dans l’œuvre de Rousseau: dans La Nouvelle Héloïse (1761, achevée en même temps que la Lettre à d’Alembert) où la fête des vendanges à Clarens s’oppose, point par point, aux impressions que Saint-Preux communique à Julie de sa rencontre avec l’opéra et le théâtre à Paris; dans les premières pages des Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772), qui reprennent les mêmes arguments contre le théâtre des «nations modernes». Aux Polonais, Rousseau conseille d’abolir «les amusements ordinaires des cours», «tout ce qui effémine les hommes, tout ce qui les distrait, les isole, leur fait oublier leur patrie et leur devoir» et d’instituer, sur le modèle antique, des jeux publics, des spectacles en plein air, des cérémonies et des fêtes où «tout le peuple prenne part», afin de «monter les âmes au ton des âmes antiques», de renforcer l’amour de la patrie et les liens qui les unissent les uns aux autres. 6 Dans ce texte en particulier Rousseau attribue à la fête civique la valeur éducative qu’il dénie au théâtre.La Révolution, tout imprégnée de la pensée rousseauiste, y verra un modèle qu’elle s’efforcera de mettre en œuvre. Alors que Rousseau finit par prononcer contre le théâtre un jugement sans appel, Diderot va opposer le théâtre tel qu’il est à ce qu’il pourra devenir. Pas plus que Rousseau, il ne peut se satisfaire des petites salles obscures qui ressemblent à s’y méprendre à des «maisons de force», d’une scène étroite, encombrée de spectateurs, où l’on parle trop et ne joue pas assez, d’une action théâtrale confinée dans le système sclérosé des règles classiques. Dès Les Bijoux indiscrets, il avait porté, par la voix de Mirzoza, une critique globale contre les formes traditionnelles du théatre, expression d’un autre temps, d’une culture dépassée et d’une société qui elle aussi appartient au passé:
Je n’entends point les règles [ … ] et moins encore les mots savants dans lesquels on les a conçues. Mais je sais qu’il n’y a que le vrai qui
plaise et qui touche. Je sais encore que la perfection d’un spectacle consiste dans l’imitation si exacte d’une action, que le spectateur, trompé sans interruption, s’imagine assister à l’action même. Or, y at-il quelque chose qui ressemble à cela dans ces tragédies que vous nous vantez? [ … ] Et puis a-t-on jamais parlé comme nous déclamons? Les princes et les rois marchent-ils autrement qu’un homme qui marche bien? Ont-ils jamais gesticulé comme des possédés ou des furieux? Les princesses poussent-elles en parlant des sifflements aigus? On suppose que nous avons porté la tragédie à un haut degré de perfection; et moi je tiens presque pour démontré que, de tous les genres d’ouvrages de littérature auxquels les Africains se sont appliqués dans ces derniers siècles, c’est le plus imparfait. (LEW., I, pp. 634-36).
Tout y apparaît comme faux, à Mirzoza, comme à son créateur qui, dans les écrits théatraux qui suivent, l’ensemble indissociable que forment Le Fils naturel et les Entretiens, puis Le Père de famille et le Discours sur le poème dramatique de l’année suivante, va fonder tout un théâtre à venir. Jamais il ne mettra en doute l’utilité morale et sociale du théâtre, son influence sur les mœurs - ou alors, dans les moments difficiles, comme en témoigne sa grande lettre à Voltaire du 19 février 1758, il doute de tout et se demande si le philosophe fait autre chose qu’amuser les hommes, s’il y a «grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte [ … ] Ils (les hommes) écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain, et demeurent ce qu’ils sont.»
Diderot va donc repenser tout le théâtre de son époque et ce faisant, il ne se contentera pas de rêver d’un théâtre autre, apte à exprimer la nouvelle société en train de naître, il va tout bonnement l’inventer. Moins sans doute par ses pièces, qu’on ne cesse de dire injouables - alors que Le Père de famille s’est avéré parmi les pièces le plus souvent jouées au XVIIIe siècle et que Le Fils naturel a eu plus de représentations pendant les dix dernières années que pendant les deux siècles de son histoire - que par les écrits théoriques qui les accompagnent. Le Fils naturel, suivi des Entretiens où Diderot-Moi dialogue avec son personnage fictif Dorval, auteur et personnage central de la pièce, fonde le «genre intermédiaire»: «comédie sérieuse» et «tragédie domestique et bourgeoise», qu’on va bientôt appeler drame bourgeois, résolument contemporain avec sa mise en scène non des caractères immuables, mais des «conditions», l’homme pris dans ses relations sociales et familiales. Ce théâtre sera fondé sur l’illusion - et Diderot évoque, le premier à ma connaissance, l’idée d’un «quatrième mur» 7 - sur la reconnaissance et l’identification : «Pour peu que le caractère fut chargé, un spectateur pouvait se dire à lui-même, ce n’est pas moi. Mais il ne peut se cacher que l’état que l’on joue devant lui, ne soit le sien: il ne peut méconnaître ses devoirs. Il faut absolument qu’il s’applique ce qu’il entend» («Troisième entretien», LEW., III, p. 190). Intégration du monde contemporain, éducation morale, une esthétique théâtrale entièrement nouvelle, le théâtre rétabli dans sa fonction sociale et nationale - le projet de réforme proposé par Diderot ne vise à rien de moins. Il en découle toute une série d’innovations qui vont bien au-delà de la définition du drame bourgeois comme genre nouveau: l’invention proprement révolutionnaire de la mise en scène, l’importance primordiale du visuel, les ressources du décor, du geste et du mime, l’introduction de scènes muettes («le geste doit s’écrire souvent à la place du discours»; il faut «écrire la pantomime toutes les fois qu’elle fait tableau»).
Partant du simple fait qu’une «pièce est moins faite pour être lue que pour être représentée» (LEW., III, p.116), Diderot va accorder une attention nouvelle aux conditions matérielles de la représentation, en premier lieu, l’architecture et la structure des salles. «Faute de scène, on n’imaginera rien [ … ] Avez-vous vu la salle de Lyon? Je ne demanderais qu’un pareil monument dans la capitale, pour faire éclore une multitude de poèmes, et produire peut-être quelques genres nouveaux.» Ce qui montre on ne peut plus clairement l’influence du lieu scénique sur ce qui s’y fait, pas seulement sur la représentation mais aussi sur les œuvres. A l’espace scénique resserré des théâtres parisiens, Diderot oppose une scène vaste comme celle du théâtre antique qui permettrait de montrer des scènes simultanées, de «combiner la pantomime avec le discours, entremêler une scène parlée avec une scène muette, et tirer parti de la réunion des deux scènes» («Second entretien», LEW., III, pp. 151-153). On mesure l’originalité et la nouveauté radicale des ces idées, formulées, rappelons-le, en 1757. Elles ont du reste eu un avenir qui va au-delà du théâtre réaliste que Diderot semble par ailleur annoncer, notamment sur le théâtre moderne qu’il soit expérimental ou non (Brecht - qu’on ait pu évoquer aussi Artaud, montre l’étonnante richesse de ses idées), et de façon plus surprenante, le cinéma (Eisenstein).
A titre de conclusion, citons une dernière fois un passage de l’Essai sur Sénèque qui oppose l’action à long terme (celle de Rousseau) à l’engagement immédiat (le sien):
Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain, qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir? Faut-il être l’homme de tous les temps, ou l’homme de son siècle? C’est un problème difficile à résoudre.
Nous le savons nous, lecteurs du XXe siècle: il a su être les deux.