Max Stirner et Rousseau dans Eumeswil de Ernst Jünger *
Ernst Jünger est un écrivain idéologiquement ambigu : chantre de la « révolution conservatrice » pour reprendre l’expression d’Armin Möhler, « anarchiste conservateur » selon Hans-Peter Schwartz, national-bolchevik dans sa jeunesse, il est encore présent dans le récent Dictionnaire de l’anarchie de Michel Ragon qui écrit : « Dans L’Etat universel (Der Weltstaat 1960), Ernst Jünger se proclame « anarchiste et, parce que tel, archi-conservateur ». Il pourrait donc s’apparenter à ceux que l’on appelle abusivement les « anarchistes de droite ». Or son Eumeswil (1977) est un livre étrange, dans lequel il cite longuement Stirner (trente-six pages), Mackay et même Bakounine, Pelloutier et Emma Goldman. Par bien des côtés, Eumeswil peut, en effet, passer pour une critique de l’anarchisme et pour se différencier des anarchistes, pour lesquels il montre une évidente fascination, Jünger se dit « anarque » »[1] . L’anarque est apparu comme un néologisme de Jünger et Martin Meyer a écrit qu’il en était l’inventeur, mais Bernd A. Laska rappelle fort justement que le mot a déjà été utilisé par les anarchistes eux-mêmes longtemps auparavant, par Gustav Landauer ou Benjamin de Casseres par exemple[2].
Eumeswil est un gros roman de 434 pages que Jünger publie en 1977, à l’âge de 82 ans, chez Klett-Cotta, à Stuttgart. Il peut s’inscrire dans le cadre des écrits utopiques qui, à la manière de ceux de George Orwell, Aldous Huxley ou Philip K. Dick, décrivent avec un peu d’avance les sociétés totalitaires qui arrivent et menacent l’être humain, aussi bien dans les régimes fascistes, marxistes ou libéraux, même si dans ces derniers l’oppression se couvre des « guirlandes de fleurs » de la société de consommation. Dans le livre de Jünger, l’État universel s'est déjà réalisé et disloqué en un archipel de petits États : Eumeswil est l'un d'eux, dirigé par un dictateur, le Condor, du haut de la Casbah qui domine la cité. Il est probablement situé dans un pays du Sud, encore que l’auteur reste imprécis sur sa localisation. Le Condor méprise les braves démocrates d'Eumeswil, leurs réunions qu'ils croient secrètes, leurs bavardages inefficaces. Martin, alias Manuelo Venator, est le narrateur du récit : c’est un historien, jeune chargé de cours à l'Université, qui travaille toutes les nuits comme steward à la Casbah et devient ainsi le contemplateur privilégié des puissants, admis dans la « zone interdite ». Il noue des liens subtils et ambigus avec le despote, à la fois de fascination, d’amitié et de crainte. Lui aussi dédaigne les amis du peuple, les opposants, plus ou moins manipulés par la police : c'est l'homme de la réserve, de l'hivernage, du « recours aux forêts », qui se dit non pas anarchiste, mais « anarque » - l'anarchiste étant à l'anarque, selon l'auteur, ce que le monarchiste est au monarque. Martin est un en dehors qui ne veut être engagé ni à droite ni à gauche, et qui pense n’obéir qu’à son propre jugement. Il ruse avec ceux qui l’entourent et avec le pouvoir, il agit selon une éthique toute personnelle, dans laquelle la loyauté envers le Condor trouve sa place.
Eumeswil est aussi une réflexion sur le pouvoir et l’attitude que l’individu doit tenir face à ce que Rousseau appelait les États dévorants. Jünger y fait référence à un philosophe allemand du XIXe siècle, Max Stirner, auteur de Der Einzige und sein Eigentum (L’Unique et sa propriété) paru en 1845, mais aussi à Rousseau qui, plus que dans les autres ouvrages de Jünger, est mentionné dans le livre, comme si les deux philosophes y entretenaient un dialogue évocateur. Ce rapprochement dans un roman entre deux penseurs du politique si différents n’est pas sans intérêt et mérite qu’on s’y arrête.
L’Unique tel que le décrit Max Stirner, est un égoïste agissant. La puissance est un terme que Stirner emploie souvent pour désigner la forme de l’action qu’il mène sur les autres, avec les autres et souvent contre les autres, mais jamais pour les autres. L’Unique agit toujours pour lui, en fonction de ce qu’il juge lui être favorable au moment où il agit. Stirner écrit : « Meine Freiheit wird erst vollkommen, wenn si meine - Gewalt ist ; durch diese aber höre ich auf, eine bloss Freier zu sein, und werde ein Eigener »[3]. Je cite le texte en allemand car c’est celui que Jünger a lu. Les traductions françaises rendent souvent assez mal l’original et introduisent des notions qui ne sont pas chez Stirner. Si j’avais à traduire ce passage, je le rendrais ainsi : « Ma liberté n’est préalablement complète que si elle est ma puissance ; par cela je cesse d’être simplement un homme libre et devient un propriétaire ». R. L. Reclaire qui procure une traduction de L’Unique chez Stock, en 1899, écrit : « Ma liberté ne devient complète que lorsqu’elle est ma – puissance ; c’est par cette dernière que je cesse d’être simplement libre pour devenir individu et possesseur »[4]. L’année suivante, Henri Lasvignes donna une autre traduction pour la Revue blanche et le passage est ainsi traduit : « Ma liberté n’est parfaite que lorsqu’elle est ma force ; mais par celle-ci je cesse d’être un simple homme libre ; je deviens un propriétaire »[5]. Enfin, en 1972, P. Galissaire donne une traduction nouvelle dans laquelle les concepts de force et de puissance, à la mode au début du vingtième siècle, ont singulièrement évolué : « Ma liberté n’est complète que lorsqu’elle est mon pouvoir : mais je cesse par là même de n’être qu’un homme libre, pour devenir un moi propre »[6]. Le mot Gewalt, utilisé par Stirner, veut bien dire « puissance », et il entretient des rapports avec les notions de force et de violence. Ce qui était tolérable vers 1900, dans un climat intellectuel nietzschéen, ne semble plus l’être soixante-dix ans après et le propos de Stirner s’en trouve singulièrement affadi. Je ne m’interrogerai pas ici sur les raisons de cet affadissement et je ne le souligne que pour rappeler au lecteur uniquement francophone que Jünger a lu Der Einzige dans la version originale et non pas dans les versions édulcorées ou traitresses que je viens de présenter. La distance qu’il y a entre l’Unique et l’anarque est d’autant plus grande. Malgré tout, le texte, même en français, reste très fort. Le ton de Stirner et les notions qu’il présente sont loin d’être banals : « J’assure ma liberté vis-à-vis du monde dans la mesure où je m’approprie ce dernier, c’est-à-dire le « gagne et en prends possession » soit par un acte de violence quelconque, soit par la persuasion, la prière, l‘exigence catégorique, voire l’hypocrisie ou le dol, etc. » (OC, p. 218)[7]. L’Unique n’est pas un personnage de bonne compagnie. Ses actes obéissent peu à la morale sociale ou chrétienne généralement admise : la ruse ou la tromperie, le crime aussi peuvent figurer à son actif.
Pour Stirner,
en effet, le monde nouveau doit être fondé sur l'égoïsme et non plus sur
l'amour, afin que l'individu règne en maître sur lui-même. Il semble que
Stirner obéît là à une logique interne qui l'oblige à repousser l'amour
assimilé ici au christianisme, et cela pour pouvoir poser de nouvelles valeurs.
C'est là un changement crucial que l'auteur de Der Einzige exprime à
maintes reprises et de manière très provocante pour son lecteur. Ce dernier ne
peut manquer d'être choqué par cette présentation des rapports sociaux comme
des rapports toujours conflictuels, où priment la force et la volonté de
puissance. Dès l'enfance, l'individu est en lutte contre son entourage dans
l'optique de Stirner:
« Vaincre ou succomber — tels sont
les deux pôles entre lesquels oscille le sort de cette lutte. Le vainqueur sera
le Maître, le vaincu le Sujet; le premier exercera sa souveraineté
et ses « droits de souveraineté », le second remplira, dans la
crainte et le respect, ses « devoirs de sujet » » (OC, p. 85)[8].
Cette lutte de tous contre tous ne se limite
d'ailleurs pas à la société passée, mais se poursuit dans le monde de l'égoïste.
Dans la première, l'État sert de régulateur en étant toujours entre les
personnes et en ne permettant pas l'affrontement d'homme à homme: il réglemente
la violence à son profit et ne mène la guerre que sur les terrains économiques
et nationaux. Tout autre est la lutte des individus selon Stirner, mais elle
n'en continue pas moins d'exister. Se heurter à une personne ou à un peuple
sont, pour lui, deux choses différentes. Dans le premier cas, chacun a sa chance;
dans le second, l'individu est méprisé, lié et sous tutelle. Des lois, des
règlements et tout un appareil policier sont là pour l'empêcher de résoudre le
conflit à sa guise et selon ses possibilités.
L'égoïste, tel que le présente Stirner, est d'autant plus sollicité dans
cette voie agressive qu'il doit conquérir son unicité sur le monde ancien et
sur les autres. Il est toujours en lutte avec eux dans la mesure où il est
« un Moi en face d'un Toi et d'un Vous absolument différents et opposés à
lui » (OC, p. 228). Quand
l'égoïste prend ce qui lui appartient, c'est-à-dire, selon Stirner, ce qu'il
est en mesure de saisir, est déclarée « la guerre de Tous contre
Tous » (OC, p. 299). Nous ne
sommes plus ici dans le domaine du droit que Stirner a jeté aux orties avec les
lois et l'État,
mais dans celui de l'agression individuelle. Il décrit les hommes effrayés les
uns par les autres, parce qu'ils imaginent autrui toujours accompagné par
« le fantôme du droit », prêt à leur prêter main forte. Ils n'ont
alors d'autre attitude que la conciliation. Pour Stirner, c'est là une conduite aberrante, puisqu'il
suffit de se demander: « Est-ce que Je veux ce que veut mon ennemi? Non!
Eh bien, Je vais l'attaquer, même si mille dieux ou diables combattent pour lui
! » (OC, p. 241). L'égoïste n'a
besoin de l'autorisation de quiconque pour agir selon sa volonté:
« Il a seulement le pouvoir, mais
celui-ci, seul, le rend propriétaire. Ainsi n'ai-Je pas besoin d'une
concession, de l'autorisation du peuple pour ma liberté de presse, pas besoin
du « droit » ni d'aucune « justification ». Comme de toute
autre liberté, il faut que Je M'en empare; le peuple en tant que « seul
juge, précisément » ne peut Me la donner. Il peut accepter sans
rien dire cette liberté que Je prends, ou s'y opposer, mais la donner,
l'accorder, la conférer, il ne le peut. Je l'exerce, malgré lui,
uniquement en tant qu'individu, c'est-à-dire que Je l'arrache en luttant à mon
ennemi — le peuple, et ne la conserve que si Je la lui arrache vraiment,
autrement dit M'en empare. Mais Je la prends parce qu'elle est ma
propriété » (OC, p. 324)[9].
Malgré
cette dernière phrase qui lui donne un air de justification, l'Unique apparaît
bien ici comme un prédateur. Annabel Herzog relève l'absence d'une pensée
positive des rapports entre les individus affranchis chez Stirner, ce qui
entraîne « l'idée d'un Moi s'appropriant tout, détruisant tout sur son
passage, un Moi qui n'est que pure jouissance jamais rassasiée, un Moi vide qui
fait régner le vide autour de lui »[10].
Ce point de vue demande à être nuancé : notons ici que, parallèlement à
l'image de l'égoïste ainsi brossée, Stirner dresse quelques limites à cette
volonté de puissance apparemment incontrôlée. L'association des égoïstes qui
réalise dans l'univers stirnérien le nouveau type de relations sociales, est
notamment un frein à ce déchaînement. Stirner ne souhaite pas instaurer le
règne de la barbarie.
Dans la trentaine de pages consacrées à Stirner dans Eumeswil, le narrateur présente l’auteur de L’Unique, ses relations avec les Freien – les « Hommes libres », ce groupe d’amis que Stirner fréquentait à Berlin –, avec Marx et Engels, et résume sa doctrine qui se réduit, selon lui, à deux points : « 1. Ce n’est pas mon affaire. 2. Rien n’a plus d’importance que moi.[11] » C’est là une version bien succincte et fade de la pensée de Stirner, mais révélatrice de ce qu’en a retenu Jünger.
Jünger avait déjà réfléchi à la position de l’individu face au pouvoir. En 1951, il avait publié Le traité du Rebelle ou le recours aux forêts (Der Waldgänger, Le marcheur en forêt – « Le recours en forêt » est la traduction du mot « Waldgang » qu’elle rend imparfaitement à mon sens. De même le traducteur français qui a traduit ce livre et Eumeswil, traduit « Waldgänger » par « rebelle »), dans lequel il annonce les thèmes illustrés dans Eumeswil, vingt-cinq ans plus tard. Le nazisme et la montée des totalitarismes, le questionnaire auquel furent soumis tous les Allemands par leurs vainqueurs et dont Ernst von Salomon fit un livre célèbre, l’emmènent à envisager la résistance et la rébellion contre le Léviathan. L’individu, surtout celui qui appartient aux élites intellectuelles, est menacé d’être dépossédé de lui-même. Il doit donc engager la lutte et se protéger. « Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme [12]», et plus loin :
« Le Rebelle a pour devise : hic
et nunc, car il est l’homme des coups de main, libre et indépendant. Nous
avons vu que nous ne pouvons comprendre sous ce type humain qu’une fraction des
masses ; et, pourtant, c’est ici que se forme la petite élite, capable de
résister à l’automatisme, qui tiendra en échec le déploiement de la force
brute. C’est la liberté ancienne, vêtue à la mode du temps : la
liberté substantielle, élémentaire, qui se réveille au cœur des peuples quand
la tyrannie des partis ou de conquérants étrangers pèse sur leurs pays. Il ne
s’agit pas seulement de cette liberté qui proteste ou émigre, mais d’une
liberté qui décide d’engager la lutte » (p. 102).
Le recours aux forêts constitue l’action du rebelle. La forêt elle-même est sans importance et a surtout une valeur symbolique. C’est l’endroit où l’individu peut s’isoler, reprendre possession de lui, résister aux illusions que dispense la société totalitaire moderne. La forêt, écrit Jünger, « peut aussi se trouver dans le faubourg d’une grande ville » (p. 89). La démarche n’est cependant pas sans évoquer Rousseau et un certain retour à la vie naturelle.
La position de Jünger à l’égard de l’auteur du Contrat social est toutefois pour le moins ambiguë et même généralement hostile. Si on peut relever quelques aspirations communes aux deux penseurs, Rousseau n’appartient pas aux auteurs qu’affectionne Ernst Jünger. Le XVIIIe siècle ne lui est certes pas étranger : il a consacré un essai à Rivarol et fait ici et là référence à des écrivains que la critique range encore à l’époque où il en parle dans la catégorie des minores.
Dans Das abenteueriche Herz (Le Cœur aventureux), en 1929, par exemple, il consacrait une réflexion au marquis de Sade qui était loin d’avoir reçu alors l’absolution que lui procure aujourd’hui sa présence parmi les auteurs de la Bibliothèque de la Pléiade :
« Ces jours-ci, je fis par hasard connaissance avec La philosophie dans le boudoir du
marquis de Sade. C’est un esprit qui a tiré toutes les conséquences de son
Rousseau en une prose auprès de laquelle celle de Crébillon, de Couvray et de
Laclos, poudrée et parsemée de diavoletti,
est comme la dague du cavalier auprès de la large hache du septembriseur. C’est l’hyène qui chasse en hurlant à travers les
cloaques, le poil humide et gluant, insatiable de chair et qui finalement lape
le sang et dévore les déchets de la vie. Chaque lampée aux rouges écuelles est
comme l’eau de mer qui rend la soif toujours plus folle »[13] .
Il réécrit le passage dans la version du roman qu’il procure en 1938, parlant alors des « livres cruels » :
« La philosophie du boudoir du marquis de Sade, répandue depuis cent ans en éditions clandestines, contient des choses, qui, autant qu’on sache, n’ont jamais été traitées ailleurs, si l’on excepte les inscriptions murales dans les coins malpropres. Elle est le fruit d’un esprit qui a tiré toutes les conséquences de son Rousseau en une prose auprès de laquelle celle de Crébillon, de Couvray et de Laclos, poudrée, concertée, est comme la dague du Cavalier auprès de la large hache du Septembriseur. Elle fait entendre le hurlement du chacal dans sa chasse vorace à travers les cloaques, le poil humide et gluant, insatiable de chair et qui finalement lape le sang et mange les déchets de la vie. Chaque lampée aux rouges écuelles est comme l’eau qui rend la soif toujours plus folle »[14].
Et s’il cite encore Le Compère Mathieu de Dulaurens et son héros, le Père Jean « en qui se montre déjà très nettement, issue de la vertu de Rousseau, cette bestialité que celle-là recèle en puissance, parmi ses traits fondamentaux », lui opposant « la clarté voltairienne » (Ibid., 1938, p. 81), Jünger atténue la charge qu’il portait contre Rousseau neuf ans plus tôt. Il écrivait en effet dans la première version :
« Ici apparaît le terrible Père Jean, chez qui la vertu de
Rousseau a déjà très clairement sécrété cette bestialité qu’elle recèle en
puissance parmi ses traits fondamentaux. Je constate avec satisfaction que,
dans mon intime sentiment, j’ai pris très tôt, dès avant la guerre, Les Confessions pour ce qu’elles
sont : un livre ignoble.
Le marquis de Sade,
pour sa part, n’est pas ignoble, mais scélérat. C’est pourquoi, à mon goût, il
est beaucoup plus lisible que Rousseau. Chez lui, bien que sous un aspect
anormal et extrêmement révoltant, la vie s’apprête au combat avec ses griffes,
ses cornes et ses crocs. Sans vouloir se renier dans les monstres qu’elle a
engendrés, elle se présente telle qu’elle est, et, dans une solitude
diabolique, elle provoque la loi contre elle-même. C’est aussi la raison pour
laquelle l’anarchiste m’est beaucoup plus sympathique que le communiste, car il
existe entre eux une relation très semblable à celle qui lie Sade et Rousseau »
(Ibid., 1929, p. 181).
L’opposition de Sade et de Rousseau annonce celle de Stirner et de Rousseau qu’on trouvera dans Eumeswil. Dès 1929, Jünger expose son attirance pour l’anarchiste qui, dit-il « se situe clairement en dehors de l’ordre ; il ne l’attaque pas comme s’il était une cellule infectée, incluse en son sein, il recherche le rapport d’altérité d’un organisme autonome, combattant. » L’anarque est déjà présent dans sa vision du révolté quand il affirme que « chacun, dans la mesure où il a résolument détruit la société en lui-même, peut aussitôt passer à l’étape suivante et étendre cette destruction aux possessions extérieures de la société, à supposer qu’il ne dédaigne pas de continuer à s’occuper d’elle sous cette forme, parce qu’il préfère, soit en homme d’action dans les lointaines contrées des origines, soit en penseur et en rêveur dans une chambre hermétiquement close de la grande ville, conférer à sa volonté le rang d’instance absolue » (ibid., 1929, p. 184).
Il y a cependant fort peu de références à Rousseau dans les écrits de Jünger et celles-ci restent généralement superficielles : il le nomme une fois dans son Journal à la date du 10 mai 1944 pour dire qu’il ne croit pas que l’homme est aussi bon que Rousseau le dit. Il évoque son nom avec ceux de Grotius, Pufendorf, Montesquieu et Kant pour dire que chez lui « droit naturel et droit rationnel se confondent plus ou moins »[15]. Il a la vision d’un homme de droite pour la Révolution française et la pensée des Lumières dont elle est issue. Dans Der Arbeiter (Le Travailleur, 1931), il montre que les valeurs de 1789 comme la liberté ne conviennent pas à l’Allemagne, « car ce pays n’a pas l’usage d’un concept de la liberté qui, telle une mesure fixée une fois pour toutes et privée en soi de contenu, se laisse appliquer à n’importe quelle grandeur qu’on lui subordonne. Au contraire, ce qui a toujours eu cours ici, c’est que l’importance de la liberté dont dispose une force correspond exactement à la force du lien auquel elle est soumise, et que dans l’ampleur de la liberté libérée se manifeste l’ampleur de la responsabilité qui confère à cette volonté sa justification et sa validité »[16].
C’est finalement dans des entretiens qu’il parle le plus longuement de l’auteur du Contrat social. Pierre-Emmanuel Prouvost-d’Agostino qui le rencontre dans les années quatre-vingt-dix, rapporte :
« J’ai même souvenir qu’il abonda dans le sens de mon antipathie
incoercible pour Rousseau, traitant ce dernier de buveur d’eau – qui avait dégorgé en larmes l’eau plate du lac de
Genève : « Il a voulu jouer au pasteur allemand en parlant de la nature
sur tous les tons de la sentimentalité – mais il a oublié, négligé les
dimensions paniques, universelles. – il n’a vu ni senti la grandeur des cycles
cosmiques, les orages, les tempêtes… La nature rousseauiste n’est qu’un potager
d’idéologue aigri, un jardin à l’anglaise… Novalis et Hölderlin ont fait mieux
– même dans la folie » [17].
Dans les entretiens qu’il eut avec Julien Hervier en 1985, Jünger évoque Rousseau à deux reprises, mais expose ici aussi un point de vue de droite assez ordinaire qui fait du philosophe le père de la Terreur : « Un auteur a toujours une action politique. Même s’il se meut dans des régions tempérées par la douceur de l’amitié, comme Rousseau, son influence peut-être énorme : elle va jusqu’aux septembriseurs »[18]. Le point de vue n’est pas tellement différent de ce qu’il écrivait dans Le Cœur aventureux sur Sade et Rousseau. Il reconnaît par ailleurs dans ce livre l’importance de Rousseau. Notant qu’« il y a chez Homère quelque chose qui n’est pas en rapport direct avec le société », il commente :
« La durée de vie d’une œuvre en dépend étroitement. Voltaire ne vivra pas aussi longtemps que certains de ses contemporains qui possèdent cet élément d’éternité. Ainsi, je suis persuadé que Rousseau survivra à Voltaire, les gens continueront à s’enthousiasmer pour lui, car il y a en lui cette étincelle qui est pour moi le symbole des valeurs éternelles ou de ce que l’on nomme ainsi, et qui seule confère la vraie durée »[19].
Cette réflexion n’est pas seulement un écho de ce qui s’est passé en 1978, lors du bicentenaire de la mort des deux hommes : on avait alors relevé combien Rousseau parlait davantage que Voltaire à la génération d’alors. Le propos est politique et il reconnaît la force de l’auteur des Discours. Dans Autor und Autorschaft, (L’Auteur et l’écriture), en 1982, Jünger relevait la faille existant entre politique et éthique, ou entre l’État et la nature, et il soulignait aussi l’importance de la nature, grâce à laquelle « Rousseau se maintient plus durablement que Voltaire. Son œuvre demeure parsemée de rémissions constantes. Ici, sous la société, c’est encore la nature qui s’exprime »[20].
Même si Rousseau est rarement évoqué chez Jünger, le rapport qu’il a entretenu avec des penseurs comme Hobbes, Burke ou Nietzsche avec lesquels l’essayiste allemand est bien plus familier, conduit ce dernier à en reconnaître la portée et à dépasser le cadre étroit de l’idéologie conservatrice. Révélateur de cette prise en compte est ce passage consacré à Nietzsche :
« Que Nietzsche ait dû être hostile à l’État – se rencontrant en cela avec quelqu’un d’aussi contraire à lui que Rousseau – il y a là une nécessité topographique. Il ne peut et il ne doit pas exister dans l’État, de pleine liberté. Qui a pour tâche de parler absolument doit se tenir en dehors de l’État, c’est là ce qui le caractérise » [21].
L’attitude de l’anarque a donc tout autant Rousseau que Stirner et Nietzsche comme référents.
Jünger distingue nettement l’anarchiste de l’anarque. Le premier est, selon lui, « le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire », alors que le second est son antipode, « l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux »[22]. Martin, le narrateur d’Eumeswil, le confirme :
« Si j’étais
anarchiste et rien de plus, ils n’auraient eu nulle peine à me démasquer. Ce
sont les gens qui s’efforcent d’aborder le puissant obliquement, « le
poignard caché sous le manteau » ; ils sont particulièrement
entraînés à les découvrir. L’anarque peut vivre dans la solitude ; l’anarchiste
est un être social, et contraint de chercher des compagnons.
Il y a, comme
partout, des anarchistes à Eumeswil aussi. Ils se divisent en deux
sectes : les bonshommes et les rageurs. Les bonshommes sont
inoffensifs : ils rêvent d’âge d’or et ont Rousseau pour saint patron. Les
autres ne jurent que par Brutus » [23].
Jünger retrouve là ce qu’il expose ailleurs : le rousseauiste, via l’anarchiste, débouche sur la terreur : « L’idéalisme fumeux de l’anarchiste, sa bonté sans pitié, ou aussi sa pitié sans bonté, en fait un instrument utilisable dans bien des directions, et aussi pour la police. Certes, il sent la présence d’un mystère, mais n’est capable que de la sentir. Il s’en enivre ; il se gaspille comme une mite qui se consume dans la flamme » (p. 56).
C’est cette image de Rousseau qui est proposée dans Eumeswil, où le nom du philosophe apparaît à six reprises. L’auteur du Contrat social est un contre-modèle dans ses idées et dans sa vie même qui l’a mené, « de déception en déception, jusqu’à la solitude ». L’idéal dont il était porteur ne pouvait que faire naufrage dans le monde réel. Jünger parle des cuistres qui ont lu Rousseau et qui « commence à mettre l’égalité en pratique » en coupant les têtes. Son personnage n’a du traité politique de Rousseau qu’une vision caricaturale dans laquelle « l’homme naturel, devenu citoyen et majeur, délègue une part de sa liberté à la volonté générale. L’harmonie des intérêts individuels amène la constitution démocratique de l’État, l’accord intime des volontés en fonde l’égalité »[24]. Max Stirner est de bien meilleur conseil à Martin, par la manière dont l’Unique ruse et s’adapte au réel politique, quel qu’il soit :
« À première vue, l’anarque apparaît identique à l’anarchiste en
ce qu’ils admettent, l’un comme l’autre, que l’homme est bon. La différence
consiste en ceci : l’anarchiste le croit, l’anarque le concède. Donc, pour
lui, c’est une hypothèse, pour l’anarchiste un axiome. Une hypothèse a besoin
d’être vérifiée en chaque cas particulier ; un axiome est inébranlable […]
Dans ses actes,
l’anarque ne se laisse pas guider par l’axiome du bien, au sens de Rousseau,
mais par le bien comme maxime de la raison pratique. Rousseau avait trop
d’hormones, et Kant trop peu ; l’un a mû le monde par ce qu’il confessait ;
l’autre par ce qu’il a connu. L’historien doit rendre justice à l’un comme à
l’autre »[25].
Martin se livre à un jeu quotidien et lucide avec le Condor. Il y risque sa vie, mais cet enjeu donne du prix à son existence. Jünger définit dans Eumeswil, à travers son héros, la conduite à tenir face aux totalitarismes modernes. La démocratie tant vantée dans les sociétés occidentales où il est plus important de bien consommer que d’être unique, n’est qu’un leurre où la manipulation quotidienne des médias guide les troupeaux dans les voies du conformisme et de la docilité repue :
« Étant historien, je suis sceptique, étant anarque, je me tiens
sur mes gardes. Ce qui contribue à mon bien-être, voire à ma bonne humeur. Et
ainsi, je conserve ma propriété bien rassemblée, non toutefois en vue de moi
seul, l’Unique. Car ma liberté personnelle n’est qu’un gain accessoire. Au-delà
d’elle, je me prépare au grand affrontement, à l’irruption de l’absolu dans le
temps. C’est là qu’histoire et science trouvent leur terme » (p. 99)[26].
Se tenir sur ses gardes Cette attitude n’est pas propre à Martin ; on la trouve déjà chez Rousseau, mais Jünger n’a pas dépassé la lecture conformiste et superficielle que la droite conservatrice a eue généralement du philosophe genevois.
Émile fait preuve d’une conduite aussi réservée que celle de Martin. Au livre V de son traité d’éducation, Rousseau nous le montre parvenu au terme de l’aventure. Le gouverneur lui expose les principes du Contrat social et l’emmène faire un tour de l’Europe pour juger des divers types de gouvernements et de sociétés. Son but n’est pas de désespérer le jeune homme en lui montrant qu’aucune société ne fonctionne selon les principes légitimes, encore moins de le dresser contre ses semblables et d’en faire un idéaliste avide de chimères. Il est tout simplement d’amener Émile à bien tirer son épingle du jeu, à obtenir le meilleur parti possible d’une société corrompue. Les propos que tient le gouverneur à Emile, avant d’entreprendre le voyage à travers l’Europe, sont explicites sur ce point :
« S’il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans
intrigue, sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre du
travail de ses mains en cultivant sa propre terre ; mais où est l’Etat où
l’on peut se dire : la terre que je foule est à moi ? Avant de
choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d’y trouver la paix que vous
cherchez ; gardez qu’un gouvernement violent, qu’une religion
persécutante, que des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous
à l’abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des
procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu’en vivant
justement vous n’ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs
substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons
de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez.
Mettez-vous surtout à l’abri des vexations des grands et des riches » (835)
[27].
Se mettre à l’abri : tel est le souci d’Émile quand il entre dans la société. Cette conduite n’a rien d’héroïque et ressemble par quelque côté à la sagesse exposée par Martin dans Eumeswil.
Au retour de leur voyage à travers l’Europe, le gouverneur explique à Émile que si la patrie ou la Cité n’existe plus, il lui reste à s’insérer dans le pays où il habite :
« Si je te parlais des devoirs du Citoyen, tu me demanderais
peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais,
pourtant, cher Emile, car qui n’a pas une patrie, a du moins un pays. Il y a
toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu
tranquille. Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si
l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la
violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu
faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont
fait connaître et haïr leur propres iniquités ? Ô Émile! où est l’homme de bien qui ne doit rien à
son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour
l’homme, la moralité de ses actions et l’amour de la vertu » (p. 858).
Nous sommes loin de l’idéal antique. Émile ne sera ni un héros ni un grand homme; il ne postulera pas au poste de chef d’Etat, ne sera pas même un notable, juste un homme sage se méfiant des pouvoirs et rusant avec les hommes. Rousseau dit qu’il pourra éventuellement mettre au service de ses semblables sa manière de penser juste, fruit de l’éducation différente qu’il a reçue. Il ne briguera pas en tout cas de responsabilités[28] et se contentera d’être un homme paisible, à la campagne, loin des fripons et des envieux. Sa sagesse doit plus à Epicure et aux stoïciens de l’Antiquité qu’à Plutarque et aux grandes figures conquérantes de l’histoire grecque ou romaine.
Émile et Sophie confirme qu’Émile est un anarque, puisqu’après avoir perdu Sophie et ses enfants, il avait déjà ces mots : « Je suis seul, j’ai tout perdu, mais je me reste, et le désespoir ne m’a point anéanti » (p. 882). Aussi, quand il se trouve capturé par les barbaresques et réduit en esclavage, il fomente une résistance passive au surveillant qui les maltraite, ses compagnons de captivité et lui. Raymond Trousson écrit fort justement : « Il ne s’agit pas d’une action révolutionnaire : reconnaissant toujours la loi de la nécessité, il ne met en question ni le principe de l’esclavage, ni l’autorité du maître, mais seulement la barbarie du traitement qui risque de priver le maître de son capital. Dans la société des esclaves comme dans celle du Discours sur l’inégalité, seul existe le pacte de sujétion, non celui d’association qui formerait le véritable contrat social. Émile parle donc au maître le langage de son intérêt. Reconnaissant ses capacités, celui-ci le nomme surveillant. Le bruit de son mérite parvient jusqu’au Dey, souverain sévère mais juste dont Émile devient le conseiller et l’homme de confiance »[29]. Émile ne devient pas non plus un puissant à Alger. Il quitte l’Afrique et trouve dans l’île de Lampedusa une jeune Espagnole avec laquelle il s’isole des hommes et renouvelle l’aventure passée. Émile est bien d’une certaine façon un anarque avant la lettre, fait pour vivre dans les sociétés imparfaites et plus ou moins despotiques de son temps, et certainement pas le citoyen bien discipliné et bien éduqué pour la Cité du Contrat social que maints commentateurs de Rousseau imaginent encore.
Tanguy L’Aminot
CNRS-Paris IV-Sorbonne
*. Cet article a paru dans le livre : Rousseau et l’Allemagne à l ‘époque contemporaine, édité par Reinhard Bach , T. L’Aminot et Catherine Labro. Montmorency, Siam-JJR, 2010. Il est complémentaire de l’article qui suit sur ce site : « Émile, lecteur du Contrat social. Ni citoyen, ni sociable, mais anarque ».
[1] . Michel Ragon, Dictionnaire de l’anarchie, Paris, Albin Michel, 2008, p. 298.
[2] . Bernd A. Laska, « Katechon » und
« Anarch ». Carl Schmitts und Ernst Jüngers Reaktionen auf Max Stirner, Nürnberg, LSR-Verlag,
1997, p. 99 note 112.
[3] . Max Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, Frankfurt am Main, Verlag der
Mackay-Gesellschaft, 1986, p 162.
[4] . M. Stirner, L’Unique et sa propriété. Traduction de Reclaire, Paris, Stock, 1899, p. 196.
[5] . M. Stirner, L’Unique et sa propriété. Traduction de Lasvignes, Paris, La Table ronde, 2000, p. 181.
[6] . M. Stirner, Œuvres complètes . Traduction de Galissaire, Lausanne, L’Âge d’homme, 1972, p. 219. Les citations suivantes de Stirner sont faites à partir de cette édition. J’indique le numéro de la page après chaque citation directement dans le texte.
[7] . « Meine Freiheit gegen die Welt sichere ich in dem Grade, als ich mir die Welt zu eigen mache, d.h. sie für mich « gewinne und einnehme », sei es durch welche Gewalt es wolle, durch die der Überredung, der Bitte, der kategorischen Forderung, ja selbst surch Heuchelei, Betrug usw.», Der Einzige und sein Eigentum, p. 161.
[8] . « Siegen oder Unterliegen, -
zwischen beiden Wechselfällen schwankt das Kampfgeschick. Der Sieger
wird der Herr, der Unterliegende der Untertan: jener übt die Hoheit und «
Hoheitsrechte », dieser erfüllt in Ehrfurcht und Respekt die «
Untertanenpflichten »», Der Einzige
und sein Eigentum, p. 161.
[9] . « Er hat nur die Gewalt ; aber die Gewalt allein macht ihn zum Eigner. Ich brauche keine Konzession zur Preßfreiheit, brauche nicht die Bewilligung des Volkes dazu, brauche nicht das « Recht » dazu und keine « Berechtigung ». Auch die Preßfreiheit, wie jede Freiheit, muß ich mir « nehmen »; das Volk, « als eben der einzige Richter » kann sie mir nicht geben. Es kann sich die Freiheit, welche ich mir nehem, gefallen lassen oder sich dagegen wehren: geben, schenken, gewähren kann es sie nicht. Ich übe sie trotz dem Volke, rein als Einzelner, d.h. ich kämpfe sie dem Volke, meinem – Feinde ab, und erhälte sie nur, wenn ich sie ihm wirklich abkämpfte, d.b. mir nehme. Ich nehme sie aber, weil sie mein Eigentum ist », Der Einzige und sein Eigentum, p. 278.
[10] . A. Herzog, Penser autrement la politique. Éléments pour une critique de la philosophie politique, Paris, Kimé, 1997, p. 189.
[11] . Ernst Jünger, Eumeswil. Traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Folio, 1998, p. 451. « 1. Das ist nicht Meine Sache. 2. Nichts geht über Mich » ( Eumeswil, Stuttgart, Klett-Cotta, 1977, p. 366).
[12] . Ernst Jünger, Traité du rebelle, ou le recours aux forêts. Traduction de Henri Plard. Paris, Seuil/Points, 1986, p. 44. Rappelons ici le lien de Jünger avec le mouvement de jeunesse antibourgeois Wandervogel (Oiseaux migrateurs). Il en fit partie à seize ans, avant de s’engager, l’année suivante, dans la Légion étrangère française. Une lettre de Jünger adressée à Hans Blüher en 1953, figure dans l’édition du livre de ce dernier : Wandervogel. Histoire d’un mouvement de jeunesse, Paris, Les Dioscures, 1994 (Wandervogel. Geschichte einer Jugendbewegung, 1-Heimat und Aufgang. 2-Blüte und Niedergang, Prien, Kampmann & Schnable, 1920, 149 et 168 p.). Une étude sur le rapport et la réception de Rousseau parmi les Wandervogel serait la bienvenue. L’illustration de couverture de ce volume et les culs-de-lampe sont extraits de l’iconographie Wandervogel.
[13] . E. Jünger, Le Cœur aventureux 1929. Notes prises de jour et de nuit (Das abenteueriche Herz. Erste Fassung. Aufzeichnungen bei Tag und Nacht), Traduit par Julien Hervier. Paris, Gallimard, 1995, p. 179-180.
[14] . E. Jünger, Le Cœur aventureux. Seconde version (1938). Traduit par Henri Thomas. Paris, Gallimard, 1942, p. 79-80.
[15] . Le Contemplateur solitaire. Traduit et préfacé par Henri Plard, Paris, Grasset, 1975, p. 59-60.
[16] . Le Travailleur. Traduit par Julien Hervier. Paris, Christian Bourgois, 1989, p. 41.
[17]. Pierre-Emmanuel Prouvost d’Agostino, « Le présent
d’éternité » dans Ernst Jünger,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 2000, p.
255. Voir aussi Ulrich
Fröschi, « Ernst Jünger und « das Wort vom politischen Dichter » » dans Ernst Jünger. Politik, Mythos, Kunst,
herausgegeben von Lutz Hagestedt. De Gruyter, p. 137-138.
[18] . Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, 1986, Paris, Arcades Gallimard, 2003, p. 109.
[19] . Ibid., p. 117-118.
[20] . E. Jünger, L’Auteur et l’écriture, Paris, Bourgois, 1982, t. 1, p. 37-38.
[21] . E. Jünger, Le Mur du temps (An der Zeitmauer, 1959), Paris, Gallimard, 1963, p. 307-308
[22] . Eumeswil, p. 57.
[23] . Ibid., p. 55-56. « Wäre ich Anarchist und nichts weiter, so hâtten sie
mich Mühelos entlarvt. Auf Existenzen, die sich in der
Schräge, « den Dolch im Gewande », den Mächtigen zu Nähern suchen,
sind sie besonders geeicht. Der Anarch kann einsam leben;
der Anarchist ist ein Sozialer und muß sich mit Gleichen zusammentun.
Wie überall, gibt es Anarchisten auch in Eumeswil. Sie bilden zwei Sekten : die gutmütigen und die bösartigen. Die Gutmütigen sind ungefährlich; sie trämen von Goldenen Zeitaltern, Rousseau ist ihr Heiliger. Die anderen sind auf Brutus eingeschworen » (Klett-Cotta, 1977, p. 45).
[24] . Eumeswil, p. 381.
[25] . Ibid., p. 419-420. « Prima vista
scheint der Anarch mit dem Anarchisten insofern identisch, als beide annehmen,
der Mensch sei gut. Der Unterschied liegt darin, daß der Anarchist es glaubt, während
der Anarch es konzediert. Für ihn ist es also eine Hypothese, für den
Anarchisten ein Axiom. Eine Hypothese muß in jeden Einzelfall bestätigt werden;
ein Axiom ist unerschütterlich […]. Im Handeln bestimmt das Gute den Anarchen
nicht als Axiom in Rousseau Sinne, sondern als Maxime der praktischen Vernunft.
Rousseau hatte zuviel und Kant zuwenig Hormone; der eine hat als Bekennender,
der andere als Erkennender die Welt bewegt. Der Historiker muß beiden gerecht
werden » (Klett-Cotta, 1977, p. 340).
[26] . « Als Historiker bin ich Skeptisch, als Anarch auf der Hut. Das trägt zu meinem Wohlbefinden bei, sogar zu meinem Humor. So halte ich meine Eigentum zusammen, allerdings nicht für mich als den Einzigen. Meine persönliche Freiheit ist ein Nebengewinn. Darüber hinaus stehe ich in Bereitschaft für das Große Treffen, den Einbruch des Absoluten in die Zeit. Dort enden Geschichte und Wissenschaft » (Klett-Cotta, 1977, p. 80-81).
[27] . Émile, Œuvres complètes, IV, p. 835.
[28] . « Mais, cher Émile, qu’une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés. […] Si le Prince ou l’État t’appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir dans le poste qu’on t’assigne l’honorable fonction de Citoyen. Si cette fonction t’est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t’en affranchir, c’est de la remplir avec assez d’intégrité pour qu’elle te soit longtemps laissée. Au reste, crains peu l’embarras d’une pareille charge : tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir l’Etat » (OC, IV, 860), déclare le gouverneur qui a ici l’art de réduire à néant la dimension citoyenne de son élève. Dans Les Confessions, Rousseau explique qu’à l’époque où il rédige Émile, en 1759, il apprit la mésaventure arrivée à M. de Silhouette, contrôleur général des finances, et lui écrivit une lettre d’hommage pour son administration et sa rigueur avec les financiers qui lui valurent d’être rapidement remercié (OC, I, p. 531-532).
[29] R. Trousson, « Emile et Sophie, ou les solitaires » dans Dictionnaire de Rousseau, éd. par R. Trousson et F.S. Eigeldinger, Paris, Champion, 1996, p. 293.