LA STATUE de ROUSSEAU à CHAMBERY

 

   En 1763,  dans une lettre à de Beaumont Rousseau disait que « s’il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l’auteur d’Emile, il lui eût élevé des statues. »

 Il y a un siècle, ce rêve a été réalisé, à Chambéry, cette terre savoyarde qu’il aimait tant.

Cependant, l’édification d’une statue en son honneur n’a pas été accueillie avec allégresse par tous, au contraire, ce projet va partager l‘opinion publique en deux clans.

En effet, Chambéry avait déjà mis à l’honneur, en 1899, un autre écrivain: Joseph de Maistre. Le président de l’Académie de Savoie - F. Descotes -, qui défendait activement le parti politique de droite, avait inauguré ce monument. Placé juste devant le château, au cœur de la ville, Joseph de Maistre régnait en maître, sans aucun rival.

Une statue n’est pas seulement la mise en valeur d’un personnage qui a marqué l’histoire d’une province; elle est souvent le résultat d’un engagement militant de partis et d’associations soucieux de promouvoir leurs idéaux et leurs valeurs…

Ainsi, les radicaux au pouvoir à cette époque ont voulu prendre leur revanche à travers Rousseau et une véritable « guerre des statues » va se déclencher. Cette guerre va se dérouler en plusieurs épisodes, qui seront presque tous des sources de polémiques : de l’emplacement de la statue, en passant par son inauguration, et par les dégradations qu’elle va subir…

Nous verrons comment Rousseau a été mis en valeur, en tant que héros savoyard et républicain, mais aussi les arguments et les actions de tous ceux qui ont protesté contre lui !

 

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v La réalisation de la statue

Tout commence en janvier 1907, deux ans après l’achat du domaine des Charmettes. Le maire, Ernest Veyrat, présente au conseil municipal le projet de la statue. Rousseau est considéré comme un héros  révolutionnaire, «précurseur de la liberté », rêvant d’une « société régénérée où l’égalité serait absolue ». En dépit de l’opposition de Descotes, le promoteur du monument de Maistre, le Conseil Municipal vote le projet et une souscription est ouverte.

Un sculpteur savoyard est choisi pour réaliser cette œuvre, Mars-Vallett, qui était aussi conservateur des Charmettes.

 

Il ne veut pas installer Rousseau « sur une architecture froide et solennelle », il cherche à lui donner une image non académique. Pour cela, il décide de travailler « dans l’ambiance des Charmettes » et installe son atelier au pied de la vigne de Jean-Jacques. Il mettra dix huit mois pour réaliser son œuvre qu’il décrit ainsi: « sur le socle est esquissé un bas-relief de la maison des Charmettes, entourée du bois de châtaigniers. La maison est placée sur le flanc de la colline. Rousseau vient de faire sa promenade matinale. Il regarde si les contrevents de la chambre de Mme de Warens sont ouverts pour aller la saluer, il descend le sentier des vignes, sentier rocailleux, rude et difficile où le pied se pose avec hésitation, il cherche et tâtonne; c’est cette attitude incertaine que j’ai voulu traduire; j’ai, pour cela, refait six fois ma statue, maniant chaque fois sept cent kilos de terre. »

Effectivement, la statue ne représente pas le vieux philosophe, mais « le jeune homme insouciant et gai qu’il ne fut qu’aux Charmettes. »  

 

v L’emplacement de la statue

La statue étant réalisée, un autre problème se pose: son emplacement. La  municipalité hésite entre plusieurs lieux. En octobre 1909, un membre du Comité du Monument Rousseau (C. Chambon) fait passer une annonce dans les journaux  demandant que la statue soit installée  à la place de la gare; ce lieu stratégique présenterait l’avantage d’attirer tous les voyageurs, et pas seulement les habitués ou les pèlerins, et de leur donner l’envie de monter aux Charmettes. Cette proposition n’est cependant pas retenue et la statue est placée sur la colline de Lémenc, dans la partie culminante d’un beau parc fleuri, qui venait d’être crée, le parc du Clos Savoiroux.

Cet emplacement était doublement symbolique : d’une part, sur cette colline, Rousseau était proche du cimetière de Lémenc où Mme de Warens était enterrée et d’autre part il était  placé en face du vallon des Charmettes…

En fait, le symbole n’était guère sentimental, mais profondément politique : situé sur les hauteurs, Rousseau dominait la statue de Joseph de Maistre, placée en bas, dans la vieille ville ! Jean-Jacques le dépassait de beaucoup et cette suprématie a envenimé la querelle entre les conservateurs et les républicains !

 

v L’inauguration de la statue : le 4 septembre 1910

Les républicains inaugurent le monument de Rousseau lors des fêtes du Cinquantenaire de la réunion de la Savoie à la France, avec la venue du président de la République, M. Fallières. Le cortège se rend au clos Savoiroux et la statue est dévoilée de façon théâtrale avec un ensemble musical impressionnant.

Trois grand discours se succèdent : celui de Charles Dufayard, professeur d’Université, celui du maire de Chambéry, Ernest Veyrat, et celui du ministre de L’Instruction Publique, Eric Doumergue.

Quelle image donnent-ils de Rousseau ?

Jean-Jacques est perçu comme un héros savoyard et ceci pour de multiples raisons : son séjour à Chambéry, son amour pour notre région et ses habitant(e)s. Dufayard note qu’il « a admirablement senti et admirablement rendu les beautés grandioses de notre pays alpestre ». De même, Veyrat souligne que Rousseau « a senti le premier le charme captivant » de la Savoie et Doumergue précise que Jean-Jacques fit aux Charmettes « une halte salutaire et décisive » et qu’il s’est « préparé son avenir ». Le maire affirme que sa ville de Chambéry « est légitimement orgueilleuse d’avoir compté pour beaucoup  dans la genèse du génie » de Rousseau. Bref, les Savoyards sont très fiers de Rousseau, mais ce culte n’est pas une manifestation narcissique : tous considèrent qu’ils ont une dette envers Rousseau. Dufayard précise: « les Savoyards ne sont pas des ingrats, ils ont voulu reconnaître et l’affection que leur témoigna le grand écrivain et la portée de l’oeuvre qu’il réalisa. » L’édification de cette statue est donc une manière de s’acquitter de cette « dette de reconnaissance et d’ affection. »

Mais Rousseau savoyard est aussi une grande figure républicaine et donc le porte parole d’un parti politique.

Dufayard jette de l’huile sur le feu en déclarant : « Il est juste qu’en face des frères de Maistre, qui représentent l’absolutisme et le passé, se dresse l’effigie de celui qui représente le peuple et l’avenir ! ». Cette phrase choquera beaucoup les conservateurs et sera interprétée comme une provocation.

De même, Veyrat fête « l’immortel auteur du Contrat Social » en insistant : « nous garderons pieusement cette statue, fidèle image du profond philosophe qui, en proclamant que la démocratie est le plus parfait des gouvernements, et en s’attaquant au vieil état social de l’ancien régime, a été le précurseur de la révolution. » Joseph de Maistre, théoricien de la Contre-révolution, est directement visé.

De plus, lorsque le Président de la République évoque les grands hommes de la Savoie, il ne cite pas dans son discours de Maistre et ce sera l’ outrage par excellence pour les opposants de la droite cléricale.

Cette inauguration a donc creusé le clivage entre deux partis politiques et déclenché des protestations énergiques et radicales.

 

v Les protestations contre cette statue

L’opposition se manifeste surtout dans les journaux et les protestations sont vigoureuses, une véritable haine se déchaîne et le débat est violent . Pour un journaliste de la Savoie libérale, cette commémoration est « une honte », une « cérémonie scandaleuse » et même « une véritable humiliation pour la Savoie » ! La Croix de Savoie avait demandé à ses lecteurs de ne pas assister à l’inauguration du monument, présentant Rousseau comme « le plus cynique des hommes, le plus vil des débauchés, le plus pervers des corrupteurs. »; le journal publie même toutes les injures de Voltaire !

Mais que reproche-t-on vraiment à Rousseau ?

D’abord, son origine suisse est très mal vue; on ne comprend pas que « ce polisson de Genevois » soit « exalté par des Savoyards » ! Un journaliste de L’Echo de Paris se demande : « La liste des grands hommes savoyards est-elle si vite épuisée qu’il faille recourir à un étranger ? » Une autre figure savoyarde aurait dû être mise en valeur, c’est François de Sales, un véritable enfant de la Savoie, qui lui a été élevé  à la campagne et comprend le monde rural ! Jean -Jacques n’est que « le petit employé qui, enfermé dans son bureau, découvre la campagne le dimanche, en s’y promenant avec sa bonne amie » mais « il aura toujours l’air d’un citadin excité » (selon le journaliste Julius).

Ensuite, le séjour de Rousseau aux Charmettes est entouré d’une réputation sulfureuse et fait scandale. La Savoie Libérale s’indigne de « commémorer les relations intimes que l’auteur des Confessions eut dans sa jeunesse à Chambéry avec une dame plutôt mûre (…) comme si tous les Savoyards étaient fiers de cet épisode et voulaient l‘offrir en exemple à leurs enfants. »  La presse exploite les histoires d’alcôves et donne l’image d’un Rousseau entretenu et amant complaisant, jugé comme « un vilain garnement » !

De même, la vie et le caractère de Jean-Jacques sont très critiqués, sa vertu et son honnêteté sont remises en cause. Les couplets sur « le domestique infidèle » (le vol du ruban chez Mme Vercellis, des bouteilles de vin chez M.Mably, etc…) et sur « le mauvais père » ne cessent d’être déclamés.

Enfin, les idées politiques de Jean-Jacques sont sévèrement attaquées. Ce « semeur des idées subversives » fait peur aux conservateurs ! La Croix de Savoie juge Rousseau comme « un rhéteur dangereux et un sophiste révolutionnaire ».

Ainsi, cette fête du Cinquantenaire de l’annexion, qui devait être nationale et patriotique, ne réunit pas toute la population à cause de la célébration de Rousseau, perçue comme une manifestation partisane. Tout regard objectif, lors de cette commémoration, était impossible tant les oppositions se heurtaient dans chaque camp.

Par exemple, selon les opinions politiques des journaux, la relation de cette inauguration est complètement différente et le contraste presque caricatural entre les récits est amusant.

Selon la Savoie libérale, la foule est dispersée et s’ennuie: « on sent que cette glorification de l’écolier de Mme de Warens ne l’intéresse pas »; de même la Croix de Savoie note « qu’ il y eut beaucoup d’étrangers, presque pas de Chambériens, excepté évidemment les personnages officiels. La mauvaise action s’accomplit au milieu de l’indifférence des uns et du dégoût des autres » ! La Croix de Savoie souligne le vide des discours; La Savoie libérale  s’en prend au discours de Doumergue : « ce politicien agita naturellement les passions politiques et prit plaisir à parler avec un sourire lubrique des amours de Jean-Jacques avec la ’maman’ de Warens. » Mieux, pour La vie du peuple, les discours n’ont pas d’importance car « la foule maintenue à une distance respectueuse n’entend pas un traître mot ! »

Au contraire, Le patriote Républicain note que la foule du cortège est « joyeuse »; le maire se réjouit de voir que cette fête « attire un si grand concours de population ». Le discours de Dufayard « soulève une ovation, qui des tribunes gagne la foule » et celui de Doumergue s’achève « sur d’enthousiasmes applaudissements » !

Les points de vue s’opposent aussi sur la valeur esthétique  de la statue créée par Mars-Vallett. Alors que selon certains, « l’opinion publique, dès le premier jour, a compris et admiré cette statue », La Savoie libérale se moque de cet « adolescent à l’aspect ascétique » et met en parallèle les statues des frères ennemis : « Un jour, M.Vermale compara spirituellement les images en bronze des frères de Maistre à un groupe d’alpinistes gravissant la montagne; au contraire, Jean-Jacques peut être comparé à un promeneur malade descendant avec peine une montagne, la canne à la main : c’est peut-être un symbole ! »

L’inauguration de la statue de Rousseau a donc déclenché un raz-de-marée passionnel. Devenu le symbole des républicains, toutes les haines furent donc concentrées sur sa personne et les représailles vont s’acharner sur lui.

 

v Les dégradations de la statue

Dès le lendemain de l’inauguration, un journaliste se demandait  « Puisque la statue de Rousseau s’est dressée en face du monument des frères de Maistre, comme un emblème de protestation contre leur doctrine, quelle est la statue qui descendra la première de son socle ? »

Six jours seulement après, le 10 septembre 1910,  la statue est déjà victime d’une dégradation ! « La canne de bronze que Jean-Jacques tenait à la main gauche sur laquelle il s’appuyait pour descendre les rochers des Charmettes a été arrachée. » Et Le radical des Alpes s’interroge : « Est-ce un Anglais qui a voulu conserver un souvenir de l’ami de Mme de Warens ? Est-ce un vandale à qui n’ont pas plu Les Confessions ? On ne sait. Toujours est-il que le monument est dès maintenant détérioré. »

Les réactions politiques apparaissent en novembre 1910; une cérémonie commémorative en l’honneur de Joseph de Maistre est organisée à Chambéry par L’Action française avec Dimier et Daudet. Le groupe royaliste prend sa revanche en fêtant le centenaire de la publication de l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques. Tous les discours critiquent Rousseau « qui donna à la révolution ses dogmes stupides et meurtriers ».

La statue de Rousseau subit alors divers outrages pendant plusieurs années : on vole plusieurs fois sa canne, ou on la remplace par un bâton; on  salit sa figure, on lui met un vieux chapeau ! Le Radical des Alpes rapporte même que « les camelots du roi l’avaient coiffé d’une casserole remplie de plâtre .» 

Toutes ces dégradations laissaient présager le pire : dans la nuit du 10 au 11 octobre 1913, la statue de Rousseau est sciée au niveau de pieds et basculée vers le sol au moyen d’une corde passée autour du cou ! Le visage est aussi marqué de coups de marteau.

Cet acte de vandalisme provoque la stupéfaction et l’indignation à Chambéry et se transforme en vrai roman policier. Selon Le Patriote Républicain, « à minuit la statue était encore debout; on a le témoignage d’un habitant du Clos Savoiroux qui est rentré chez lui à cette heure. D’ailleurs il y avait la lune jusqu’après dix heures, et les sauvages ont attendu l’obscurité. On a un indice qui fixe à peu près l’heure. Le chien d’un maréchal des logis de hussards, lequel habite dans la maison Marouillat, a aboyé vers deux heures. » Mieux, selon J.O.Viout (Chambéry au fil d‘un siècle), une « occupante d’une villa voisine indique avoir été réveillée, au cours de la nuit, par un bruit suspect et, s’étant mise à sa fenêtre, avoir observé trois personnes au pied de la statue, tandis qu’une automobile grise stationnait sur la route. »

C’est un acte prémédité car des riverains avaient remarqué que « curieusement, depuis trois nuits, le bec de gaz situé à proximité de la statue avait cessé de fonctionner » ! On imagine que « les auteurs ont dû profiter du passage d’un train pour couvrir le bruit de la chute. »

Trois agents de la brigade mobile de Lyon viennent enquêter;

« des fonctionnaires de la Sûreté photographient des traces de main gantées sur les mollets et la veste, et effectuent divers prélèvements afin de les acheminer à Paris au laboratoire de police scientifique. »

En tout cas, les querelles partisanes reprennent, encore plus virulentes !

Le Radical des Alpes trouve que « cet acte inqualifiable, unique dans les annales du vandalisme, mérite un châtiment exemplaire » et propose même « le bagne ». Dès le lendemain de cet « attentat », le rédacteur en chef du Patriote Républicain écrit un article virulent, intitulé « les Sauvages », où il dénonce « l’acte de frénésie réactionnaire et catholique » et ce « crime rituel » en soulignant que jamais il ne serait venu aux républicains « la pensée de manifester l’ardeur de leur foi laïque en s’attaquant aux de Maistre ». Il va jusqu’à comparer la haine des rousseauistes et des anti-rousseauistes à celle qui divisait les Catholiques et les Protestants, lors des guerres de religion !

La Croix de Savoie , outrée de l’assimilation des catholiques à des « sauvages », se venge sur Rousseau  en le traitant de « misérable père qui mit ses enfants à l’Assistance publique » et de « théoricien malfaisant »; mais aussi en critiquant la beauté de la statue : « qui pense, en réalité, que ce gringalet planté sur deux fuseaux et une canne, est beau ? (…) Qui n’estime pas invraisemblable, extravagant, laid, le pas de cet homme, qui descend sur le sommet d’un arbre ? ». D’autres journaux se réjouissent ouvertement de cette dégradation, comme le journal monarchiste La Tarentaise : « On ne passait pas une seule fois devant sans se dire : Il ne se trouvera donc pas deux bons Savoyards pour flanquer ça par terre ?…c’est fait. »

L’Union Républicaine se fait aussi un plaisir de mettre en tête de son article : « l’idole dans la boue » et de remarquer: « J.J. Rousseau eut la guigne durant toute sa vie, il en est encore poursuivi après sa mort ! » Selon lui, la statue brisée est une juste revanche : «nombre de journaux, même parmi les organes religieux, ont traité cet acte de vandalisme. Quel gros mot, lorsqu’il ne s’agit que de J.J. Rousseau, c’est-à-dire, d’un mauvais citoyen, d’un mauvais époux, d’un mauvais père. »

Ainsi, pour détruire un symbole et nuire à la République, l’opposition approuve ce geste radical.

Un communiqué est diffusé dans les journaux indiquant que « la justice fait activement rechercher les auteurs de l’acte criminel (…) La Municipalité offre une prime de 1000 francs à la personne qui permettra par ses indications, de découvrir et d’arrêter les coupables »…que l’on ne retrouvera jamais ! C’était sans doute l’œuvre de Léon Tissot, un camelot du roi qui fut tué peu après, au cours de la guerre 14-18 (selon Gardes). En tout cas, cet « attentat » contre la statue de Rousseau le 11 octobre 1913 a marqué la population chambérienne et a été la plus violente manifestation de la « guerre des statues.» 

 

v La réparation de la statue et son mauvais sort

En octobre, le maire de Chambéry, Veyrat, désigne une commission pour la restauration de la statue et remercie « la population républicaine de la ville pour le tact et le sang-froid dont elle a fait preuve devant cette infamie en ne se livrant à aucune représailles ». En janvier, le conseil municipal vote, le 21 janvier 1914, une somme de 3 000 francs, car dans sa chute, la statue a beaucoup souffert : tête défoncée, épaule déplacée, jambes écartelées…Celle-ci est envoyée à Paris, par voie ferroviaire, aux ateliers Barbedienne, où elle avait été fondue. Une cérémonie de réinstallation est prévue à la mi-août, lors de la venue du président de la République, R. Poincaré, qui avait prévu un voyage officiel en Savoie.

Son emplacement est à nouveau discuté et le Président de la Société Savoisienne d’histoire et d’archéologie, ainsi que Mars Vallett, souhaiteraient mettre la statue au centre du square de la Gare « pour en rendre la surveillance plus assurée et pour témoigner aux étrangers de passage à Chambéry toute la reconnaissance et admiration que notre petite patrie garde pour le puissant écrivain…qui a toujours parlé en termes élogieux de la Savoie et de ses habitants. »

Le 3 Juillet le bronze revient à Chambéry mais c’est l’heure de la mobilisation et le voyage du Président de la République est annulé. Rousseau a pu « reprendre sa place juste à la veille de la guerre » (selon A. Palluel). La statue est de nouveau salie, « entre les deux guerres, quelques camelots du roi badigeonnèrent Jean-Jacques de minium » !

Mais ces quelques dégradations n’étaient rien face au décret de récupération des métaux, lors de la seconde guerre mondiale.

Sur les vingt-deux œuvres répertoriées, seules trois trouvent grâce : la Sasson (qui symbolisait la réunion de la Savoie à la France), les frères de Maistre, et la statue de Rousseau pour « son caractère artistique » et sa valeur de « gloire nationale ». La chance semble lui sourire enfin, mais pas pour longtemps…

 En effet, en février 1942, malgré les interventions de l’Union artistique de Savoie, de la Société des Amis du Vieux Chambéry qui écrit à Pétain,  « l’ingénieur principal Latil de Grenoble donne l’ordre à la municipalité chambérienne de livrer J.J Rousseau à la direction des industries métalliques et électriques. Ce qui est fait le 16 février 1942. Et c’est ainsi que l’auteur de L’Emile prend la direction des fours crématoires d’une fonderie allemande. » La statue a été « déboulonnée sans réaction apparemment violente du public. »

A la Libération,les bronzes des deux autres statues seront récupérés : La Sasson dans une gare allemande et les frères de Maistre  dans un entrepôt lyonnais. Mais Jean-Jacques va demeurer introuvable, personne ne saura jamais où il a disparu ! Heureusement, le moule de plâtre était précieusement conservé au Musée…

 

v Le retour de la statue

Sous l’impulsion de l’Académie de Savoie, une campagne nationale est lancée en 1957, en vue de réinstaller une reproduction de la statue de Rousseau. Le Comité National des Ecrivains et des personnalités littéraires - comme Aragon, Camus, Simenon, Mauriac, Genevoix, Dorgelès…-  s‘associent à ce projet.

En avril 1959 a lieu une manifestation à Paris pour promouvoir ce projet, au Vélodrome d’Hiver, où l’on a peint sur une immense toile JJ Rousseau d’après la statue de Mars -Vallett. Le Président du Comité national des Ecrivains, Aragon, soutient vivement cette restauration de la statue et fait tout pour emporter l’adhésion de l’opinion publique.

A cette époque, les polémiques sur cette restauration ont disparu. Ainsi, selon le chambérien H. Planche, « les vieilles querelles sont mortes, et il me semble simplement honnête de replacer la silhouette du promeneur solitaire sur les horizons de ma ville natale qu’il aimait et qui tient un rôle capital dans son œuvre, dont la valeur intrinsèque ne peut plus être contestée. »

Le 4 octobre 1961, la statue se dresse de nouveau à Chambéry, après une absence de 20 ans ! L’Echo de la liberté se réjouit de cette réhabilitation : « tous les Chambériens feront sans doute un pèlerinage au parc de Lémenc, où ils retrouveront « leur » Jean-Jacques, dans la position fixée dans leur mémoire. »

Le 1er Juillet 1962, Chambéry fête la commémoration du 250° anniversaire de la naissance de Rousseau. La manifestation commence par un discours devant la statue au Clos Savoiroux.

M. Fabre, professeur à la Sorbonne et Président du Comité National de J.J. Rousseau fait « une lumineuse réhabilitation, longuement applaudie » souligne un journal local. Les passions sont apaisées, le ton polémique a disparu. Même La Vie Nouvelle, un journal catholique et conservateur, reconnaît « qu’il est  opportun de rétablir la statue parce qu’elle est gracieuse, parce qu’elle est l’œuvre d’un sculpteur chambérien défunt, Mars- Valett, et parce qu’elle constitue un attrait touristique » Jean-Jacques, en ce milieu du 20° s, semble avoir enfin trouvé la reconnaissance unanime qu’il attendait !

 

v La photographie de la statue

Dans les années 1990-1992, une photographie de cette statue va être intégrée dans un panneau installé par la société Decaux. Ce panneau se trouve à la sortie nord de la voie rapide, lorsque l’on vient d’Annecy, juste à l’entrée de Chambéry. C’est une photographe amateur, Mme Lestien, fille d’un ancien général, qui a réalisé ce cliché.

La société Decaux avait proposé à la mairie de mettre des panneaux et le docteur A. Gilbertas, premier adjoint au maire, a eu l’idée de mettre en valeur Rousseau. On lui doit aussi les panneaux qui indiquent la route des Charmettes et c’est lui qui a insisté pour que la nouvelle médiathèque, alors en construction, se nomme « J.J.Rousseau », alors que le maire, L. Besson, était sceptique, trouvant que Rousseau n’était pas assez moderne, que ce nom ne faisait pas penser à l’avenir !

En tout cas, l’emplacement de ce panneau Decaux est stratégique et les automobilistes passent tous devant la silhouette de Rousseau en entrant à Chambéry.

 

v Déplacer la statue ? Le débat

Avec l’inauguration de la médiathèque en 1993 et la construction d’un nouveau quartier, le Curial, un nouveau projet autour de la statue de Rousseau va susciter maintes réactions.

On propose en effet de transférer le monument sur un nouveau rond-point, alors en projet, à l’entrée du quartier Curial. Une consultation est lancée, par l’intermédiaire d’un journal -Le Dauphiné Libéré - pour prendre le pouls de l’opinion chambérienne. Plus de trois cents réponses arrivent au journal ce qui est exceptionnel pour une consultation lancée au cours de l’été, pendant la période des vacances. Le nouvel emplacement serait au départ de la route menant aux Charmettes, un endroit symbolique et une sorte de « retour aux sources » pour Jean-Jacques.

Les Amis du Vieux Chambéry et les Guides-Conférenciers soutiennent ce projet.

Que reproche-t-on à l‘emplacement actuel ? Au Clos Savoiroux, la statue fait face à un immeuble imposant dont la façade écrasante gâche le paysage. De plus, il est isolé et trop caché, aucun panneau n’indique la route à suivre pour trouver la statue et les pèlerins ne se déplacent pas pour aller l’admirer.

Cependant, les opposants ne manquent pas d’arguments et le ton est à la controverse. Certains s’inquiètent du coût financier, provoqué par ce transfert et sa répercussion sur les impôts locaux : ce sont des frais pour rien ! D’autres avancent une justification écologique : « l’emplacement est trop urbain », Rousseau « est mieux dans son cadre de verdure » et non au centre d’un rond-point, entouré de voitures ! Un opposant, sûrement voltairien, renoue avec la controverse idéologique virulente du début du siècle : « Je suis contre parce que je n’aime pas les gens qui marchent à quatre pattes et qui abandonnent leurs enfants. Qu’on le mette au milieu d’une immense forêt de Sibérie, il fera peut-être peur aux mauvais esprits ! » (D.L,29.07.94)

Un lecteur évoque la vieille rivalité entre Rousseau et De Maistre en affirmant : « j’ai encore en mémoire les récits des querelles racontées par mon grand-père. Déplacer la statue de Rousseau, c’est rayer toute une page de l’Histoire de Chambéry. »

Le sujet passionne l’opinion, le résultat est serré entre adversaires et partisans. Certains s’organisent et signent des pétitions : ainsi 22 voisins et amis signent une lettre protestant contre ce projet ! Dans le camp des oui, des commerçants font une pétition soutenant le projet !  

Enfin, le verdict tombe : la superficie du rond-point est trop réduite pour accueillir convenablement le socle de la statue et l’espace vert prévu. Finalement, en guise de consolation, le rond-point est nommé « J.J Rousseau » mais sans la statue et Rousseau reste au Clos Savoiroux !

 

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L’histoire de cette statue est donc pleine de rebondissements, intimement liés à un contexte politique, social et historique. Les écrivains suscitaient, au début du 20° siècle, de vives passions pour tout ce qu’ils représentaient. Les temps modernes semblent beaucoup moins se soucier de ce genre de symbole et Rousseau est maintenant bien tranquille au Clos Savoiroux.

Cependant, on peut se demander si ce consensus est réellement un progrès : ne vaut-il pas mieux, en effet, être pris pour cible au cœur de débats passionnés que d’être en paix, dans l’oubli et l’indifférence ?…

 

Marie-Gabrielle Maistre