LA STATUE de ROUSSEAU à CHAMBERY
En 1763,
dans une lettre à de Beaumont Rousseau disait que « s’il existait
en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues
fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l’auteur
d’Emile, il lui eût élevé des statues. »
Il y a un siècle, ce rêve a été réalisé,
à Chambéry, cette terre savoyarde qu’il aimait tant.
Cependant,
l’édification d’une statue en son honneur n’a pas été accueillie avec
allégresse par tous, au contraire, ce projet va partager l‘opinion publique en
deux clans.
En
effet, Chambéry avait déjà mis à l’honneur, en 1899, un autre écrivain: Joseph
de Maistre. Le président de l’Académie de Savoie - F. Descotes
-, qui défendait activement le parti politique de droite, avait inauguré ce
monument. Placé juste devant le château, au cœur de la ville, Joseph de Maistre
régnait en maître, sans aucun rival.
Une
statue n’est pas seulement la mise en valeur d’un personnage qui a marqué
l’histoire d’une province; elle est souvent le résultat d’un engagement
militant de partis et d’associations soucieux de promouvoir leurs idéaux et
leurs valeurs…
Ainsi,
les radicaux au pouvoir à cette époque ont voulu prendre leur revanche à
travers Rousseau et une véritable « guerre des statues » va se
déclencher. Cette guerre va se dérouler en plusieurs épisodes, qui seront
presque tous des sources de polémiques : de l’emplacement de la statue, en
passant par son inauguration, et par les dégradations qu’elle va subir…
Nous
verrons comment Rousseau a été mis en valeur, en tant que héros savoyard et
républicain, mais aussi les arguments et les actions de tous ceux qui ont
protesté contre lui !
*
v La réalisation
de la statue
Tout
commence en janvier 1907, deux ans après l’achat du domaine des Charmettes. Le
maire, Ernest Veyrat, présente au conseil municipal
le projet de la statue. Rousseau est considéré comme un héros révolutionnaire, «précurseur de la
liberté », rêvant d’une « société régénérée où l’égalité serait
absolue ». En dépit de l’opposition de Descotes,
le promoteur du monument de Maistre, le Conseil Municipal vote le projet et une
souscription est ouverte.
Un
sculpteur savoyard est choisi pour réaliser cette œuvre, Mars-Vallett, qui était aussi conservateur des Charmettes.
Il
ne veut pas installer Rousseau « sur une architecture froide et
solennelle », il cherche à lui donner une image non académique. Pour cela,
il décide de travailler « dans l’ambiance des Charmettes » et
installe son atelier au pied de la vigne de Jean-Jacques. Il mettra dix huit
mois pour réaliser son œuvre qu’il décrit ainsi: « sur le socle est
esquissé un bas-relief de la maison des Charmettes, entourée du bois de
châtaigniers. La maison est placée sur le flanc de la colline. Rousseau vient
de faire sa promenade matinale. Il regarde si les contrevents de la chambre de
Mme de Warens sont ouverts pour aller la saluer, il descend le sentier des
vignes, sentier rocailleux, rude et difficile où le pied se pose avec
hésitation, il cherche et tâtonne; c’est cette attitude incertaine que j’ai
voulu traduire; j’ai, pour cela, refait six fois ma statue, maniant chaque fois
sept cent kilos de terre. »
Effectivement,
la statue ne représente pas le vieux philosophe, mais « le jeune homme
insouciant et gai qu’il ne fut qu’aux Charmettes. »
v L’emplacement de la statue
La
statue étant réalisée, un autre problème se pose: son emplacement. La municipalité hésite entre plusieurs
lieux. En octobre 1909, un membre du Comité du Monument Rousseau (C. Chambon)
fait passer une annonce dans les journaux
demandant que la statue soit installée à la place de la gare; ce lieu stratégique présenterait
l’avantage d’attirer tous les voyageurs, et pas seulement les habitués ou les
pèlerins, et de leur donner l’envie de monter aux Charmettes. Cette proposition
n’est cependant pas retenue et la statue est placée sur la colline de Lémenc, dans la partie culminante d’un beau parc fleuri,
qui venait d’être crée, le parc du Clos Savoiroux.
Cet
emplacement était doublement symbolique : d’une part, sur cette colline,
Rousseau était proche du cimetière de Lémenc où Mme
de Warens était enterrée et d’autre part il était placé en face du vallon des Charmettes…
En
fait, le symbole n’était guère sentimental, mais profondément politique : situé
sur les hauteurs, Rousseau dominait la statue de Joseph de Maistre, placée en
bas, dans la vieille ville ! Jean-Jacques le dépassait de beaucoup et cette
suprématie a envenimé la querelle entre les conservateurs et les républicains !
v L’inauguration de la statue : le 4 septembre 1910
Les
républicains inaugurent le monument de Rousseau lors des fêtes du
Cinquantenaire de la réunion de la Savoie à la France, avec la venue du
président de la République, M. Fallières. Le cortège se rend au clos Savoiroux et la statue est dévoilée de façon théâtrale avec
un ensemble musical impressionnant.
Trois
grand discours se succèdent : celui de Charles Dufayard,
professeur d’Université, celui du maire de Chambéry, Ernest Veyrat,
et celui du ministre de L’Instruction Publique, Eric Doumergue.
Quelle
image donnent-ils de Rousseau ?
Jean-Jacques
est perçu comme un héros savoyard et ceci pour de multiples raisons :
son séjour à Chambéry, son amour pour notre région et ses habitant(e)s. Dufayard note qu’il « a admirablement senti et
admirablement rendu les beautés grandioses de notre pays alpestre ». De
même, Veyrat souligne que Rousseau « a senti le
premier le charme captivant » de la Savoie et Doumergue précise que Jean-Jacques
fit aux Charmettes « une halte salutaire et décisive » et qu’il s’est
« préparé son avenir ». Le maire affirme que sa ville de Chambéry
« est légitimement orgueilleuse d’avoir compté pour beaucoup dans la genèse du génie » de
Rousseau. Bref, les Savoyards sont très fiers de Rousseau, mais ce culte n’est
pas une manifestation narcissique : tous considèrent qu’ils ont une dette
envers Rousseau. Dufayard précise: « les
Savoyards ne sont pas des ingrats, ils ont voulu reconnaître et l’affection que
leur témoigna le grand écrivain et la portée de l’oeuvre
qu’il réalisa. » L’édification de cette statue est donc une manière de
s’acquitter de cette « dette de reconnaissance et d’ affection. »
Mais
Rousseau savoyard est aussi une grande figure républicaine et donc le
porte parole d’un parti politique.
Dufayard
jette de l’huile sur le feu en déclarant : « Il est juste qu’en face des
frères de Maistre, qui représentent l’absolutisme et le passé, se dresse
l’effigie de celui qui représente le peuple et l’avenir ! ». Cette phrase
choquera beaucoup les conservateurs et sera interprétée comme une provocation.
De
même, Veyrat fête « l’immortel auteur du Contrat
Social » en insistant : « nous garderons pieusement cette statue,
fidèle image du profond philosophe qui, en proclamant que la démocratie est le
plus parfait des gouvernements, et en s’attaquant au vieil état social de
l’ancien régime, a été le précurseur de la révolution. » Joseph de
Maistre, théoricien de la Contre-révolution, est directement visé.
De
plus, lorsque le Président de la République évoque les grands hommes de la
Savoie, il ne cite pas dans son discours de Maistre et ce sera l’ outrage par
excellence pour les opposants de la droite cléricale.
Cette
inauguration a donc creusé le clivage entre deux partis politiques et déclenché
des protestations énergiques et radicales.
v Les protestations contre cette statue
L’opposition
se manifeste surtout dans les journaux et les protestations sont vigoureuses,
une véritable haine se déchaîne et le débat est violent . Pour un journaliste
de la Savoie libérale, cette commémoration est « une honte »,
une « cérémonie scandaleuse » et même « une véritable
humiliation pour la Savoie » ! La Croix de Savoie avait demandé à
ses lecteurs de ne pas assister à l’inauguration du monument, présentant
Rousseau comme « le plus cynique des hommes, le plus vil des débauchés, le
plus pervers des corrupteurs. »; le journal publie même toutes les injures
de Voltaire !
Mais
que reproche-t-on vraiment à Rousseau ?
D’abord,
son origine suisse est très mal vue; on ne comprend pas que « ce
polisson de Genevois » soit « exalté par des Savoyards » ! Un
journaliste de L’Echo de Paris se demande : « La liste des grands
hommes savoyards est-elle si vite épuisée qu’il faille recourir à un étranger
? » Une autre figure savoyarde aurait dû être mise en valeur, c’est
François de Sales, un véritable enfant de la Savoie, qui lui a été élevé à la campagne et comprend le monde
rural ! Jean -Jacques n’est que « le petit employé qui, enfermé dans son
bureau, découvre la campagne le dimanche, en s’y promenant avec sa bonne
amie » mais « il aura toujours l’air d’un citadin excité »
(selon le journaliste Julius).
Ensuite,
le séjour de Rousseau aux Charmettes est entouré d’une réputation
sulfureuse et fait scandale. La Savoie Libérale s’indigne de
« commémorer les relations intimes que l’auteur des Confessions eut
dans sa jeunesse à Chambéry avec une dame plutôt mûre (…) comme si tous les
Savoyards étaient fiers de cet épisode et voulaient l‘offrir en exemple à leurs
enfants. » La presse exploite
les histoires d’alcôves et donne l’image d’un Rousseau entretenu et amant
complaisant, jugé comme « un vilain garnement » !
De
même, la vie et le caractère de Jean-Jacques sont très critiqués, sa
vertu et son honnêteté sont remises en cause. Les couplets sur « le
domestique infidèle » (le vol du ruban chez Mme Vercellis,
des bouteilles de vin chez M.Mably, etc…) et sur « le mauvais père » ne cessent
d’être déclamés.
Enfin,
les idées politiques de Jean-Jacques sont sévèrement attaquées. Ce
« semeur des idées subversives » fait peur aux conservateurs ! La
Croix de Savoie juge Rousseau comme « un rhéteur dangereux et un
sophiste révolutionnaire ».
Ainsi,
cette fête du Cinquantenaire de l’annexion, qui devait être nationale et
patriotique, ne réunit pas toute la population à cause de la célébration de
Rousseau, perçue comme une manifestation partisane. Tout regard objectif, lors
de cette commémoration, était impossible tant les oppositions se heurtaient
dans chaque camp.
Par
exemple, selon les opinions politiques des journaux, la relation de cette
inauguration est complètement différente et le contraste presque caricatural
entre les récits est amusant.
Selon
la Savoie libérale, la foule est dispersée et s’ennuie: « on
sent que cette glorification de l’écolier de Mme de Warens ne l’intéresse
pas »; de même la Croix de Savoie note « qu’ il y eut beaucoup
d’étrangers, presque pas de Chambériens, excepté évidemment les personnages
officiels. La mauvaise action s’accomplit au milieu de l’indifférence des uns
et du dégoût des autres » ! La Croix de Savoie souligne le vide des
discours; La Savoie libérale s’en prend au discours de Doumergue : « ce politicien
agita naturellement les passions politiques et prit plaisir à parler avec un
sourire lubrique des amours de Jean-Jacques avec la ’maman’ de Warens. »
Mieux, pour La vie du peuple, les discours n’ont pas d’importance car
« la foule maintenue à une distance respectueuse n’entend pas un traître
mot ! »
Au
contraire, Le patriote Républicain note que la foule du cortège est
« joyeuse »; le maire se réjouit de voir que cette fête « attire
un si grand concours de population ». Le discours de Dufayard
« soulève une ovation, qui des tribunes gagne la foule » et
celui de Doumergue s’achève « sur d’enthousiasmes applaudissements »
!
Les
points de vue s’opposent aussi sur la valeur esthétique de la statue créée par Mars-Vallett. Alors que selon certains, « l’opinion
publique, dès le premier jour, a compris et admiré cette statue », La
Savoie libérale se moque de cet « adolescent à l’aspect
ascétique » et met en parallèle les statues des frères ennemis : « Un
jour, M.Vermale compara spirituellement les images en
bronze des frères de Maistre à un groupe d’alpinistes gravissant la montagne;
au contraire, Jean-Jacques peut être comparé à un promeneur malade descendant
avec peine une montagne, la canne à la main : c’est peut-être un symbole
! »
L’inauguration
de la statue de Rousseau a donc déclenché un raz-de-marée passionnel. Devenu le
symbole des républicains, toutes les haines furent donc concentrées sur sa
personne et les représailles vont s’acharner sur lui.
v Les dégradations
de la statue
Dès
le lendemain de l’inauguration, un journaliste se demandait « Puisque la statue de Rousseau
s’est dressée en face du monument des frères de Maistre, comme un emblème de
protestation contre leur doctrine, quelle est la statue qui descendra la
première de son socle ? »
Six
jours seulement après, le 10 septembre 1910, la statue est déjà victime d’une dégradation ! « La
canne de bronze que Jean-Jacques tenait à la main gauche sur laquelle il
s’appuyait pour descendre les rochers des Charmettes a été arrachée. » Et Le
radical des Alpes s’interroge : « Est-ce un Anglais qui a voulu
conserver un souvenir de l’ami de Mme de Warens ? Est-ce un vandale à qui n’ont
pas plu Les Confessions ? On ne sait. Toujours est-il que le monument
est dès maintenant détérioré. »
Les
réactions politiques apparaissent en novembre 1910; une cérémonie commémorative
en l’honneur de Joseph de Maistre est organisée à Chambéry par L’Action
française avec Dimier et Daudet. Le groupe royaliste
prend sa revanche en fêtant le centenaire de la publication de l’Essai sur
le principe générateur des constitutions politiques. Tous les discours critiquent
Rousseau « qui donna à la révolution ses dogmes stupides et
meurtriers ».
La
statue de Rousseau subit alors divers outrages pendant plusieurs années : on
vole plusieurs fois sa canne, ou on la remplace par un bâton; on salit sa figure, on lui met un vieux
chapeau ! Le Radical des Alpes rapporte même que « les camelots du
roi l’avaient coiffé d’une casserole remplie de plâtre .»
Toutes
ces dégradations laissaient présager le pire : dans la nuit du 10 au 11 octobre
1913, la statue de Rousseau est sciée au niveau de pieds et basculée vers le
sol au moyen d’une corde passée autour du cou ! Le visage est aussi marqué de
coups de marteau.
Cet
acte de vandalisme provoque la stupéfaction et l’indignation à Chambéry et se
transforme en vrai roman policier. Selon Le Patriote Républicain,
« à minuit la statue était encore debout; on a le témoignage d’un habitant
du Clos Savoiroux qui est rentré chez lui à cette
heure. D’ailleurs il y avait la lune jusqu’après dix heures, et les sauvages
ont attendu l’obscurité. On a un indice qui fixe à peu près l’heure. Le chien
d’un maréchal des logis de hussards, lequel habite dans la maison Marouillat, a aboyé vers deux heures. » Mieux, selon
J.O.Viout (Chambéry au fil d‘un siècle), une
« occupante d’une villa voisine indique avoir été réveillée, au cours de
la nuit, par un bruit suspect et, s’étant mise à sa fenêtre, avoir observé
trois personnes au pied de la statue, tandis qu’une automobile grise
stationnait sur la route. »
C’est
un acte prémédité car des riverains avaient remarqué que « curieusement,
depuis trois nuits, le bec de gaz situé à proximité de la statue avait cessé de
fonctionner » ! On imagine que « les auteurs ont dû profiter du
passage d’un train pour couvrir le bruit de la chute. »
Trois
agents de la brigade mobile de Lyon viennent enquêter;
« des
fonctionnaires de la Sûreté photographient des traces de main gantées sur les
mollets et la veste, et effectuent divers prélèvements afin de les acheminer à
Paris au laboratoire de police scientifique. »
En
tout cas, les querelles partisanes reprennent, encore plus virulentes !
Le
Radical des Alpes trouve que
« cet acte inqualifiable, unique dans les annales du vandalisme, mérite un
châtiment exemplaire » et propose même « le bagne ». Dès le
lendemain de cet « attentat », le rédacteur en chef du Patriote
Républicain écrit un article virulent, intitulé « les Sauvages »,
où il dénonce « l’acte de frénésie réactionnaire et catholique » et
ce « crime rituel » en soulignant que jamais il ne serait venu aux
républicains « la pensée de manifester l’ardeur de leur foi laïque en
s’attaquant aux de Maistre ». Il va jusqu’à comparer la haine des
rousseauistes et des anti-rousseauistes à celle qui divisait les Catholiques et
les Protestants, lors des guerres de religion !
La
Croix de Savoie , outrée de l’assimilation des catholiques à des
« sauvages », se venge sur Rousseau en le traitant de « misérable père qui mit ses enfants
à l’Assistance publique » et de « théoricien malfaisant »;
mais aussi en critiquant la beauté de la statue : « qui pense, en réalité,
que ce gringalet planté sur deux fuseaux et une canne, est beau ? (…) Qui
n’estime pas invraisemblable, extravagant, laid, le pas de cet homme, qui
descend sur le sommet d’un arbre ? ». D’autres journaux se réjouissent
ouvertement de cette dégradation, comme le journal monarchiste La Tarentaise
: « On ne passait pas une seule fois devant sans se dire : Il ne se
trouvera donc pas deux bons Savoyards pour flanquer ça par terre ?…c’est
fait. »
L’Union
Républicaine se fait aussi un
plaisir de mettre en tête de son article : « l’idole dans la boue »
et de remarquer: « J.J. Rousseau eut la guigne durant toute sa vie, il en
est encore poursuivi après sa mort ! » Selon lui, la statue brisée est une
juste revanche : «nombre de journaux, même parmi les organes religieux, ont
traité cet acte de vandalisme. Quel gros mot, lorsqu’il ne s’agit que de J.J.
Rousseau, c’est-à-dire, d’un mauvais citoyen, d’un mauvais époux, d’un mauvais
père. »
Ainsi,
pour détruire un symbole et nuire à la République, l’opposition approuve ce
geste radical.
Un
communiqué est diffusé dans les journaux indiquant que « la justice fait
activement rechercher les auteurs de l’acte criminel (…) La Municipalité offre
une prime de 1000 francs à la personne qui permettra par ses indications, de
découvrir et d’arrêter les coupables »…que l’on ne retrouvera jamais !
C’était sans doute l’œuvre de Léon Tissot, un camelot du roi qui fut tué peu
après, au cours de la guerre 14-18 (selon Gardes). En tout cas, cet « attentat »
contre la statue de Rousseau le 11 octobre 1913 a marqué la population
chambérienne et a été la plus violente manifestation de la « guerre des
statues.»
v La réparation de la statue et son mauvais sort
En
octobre, le maire de Chambéry, Veyrat, désigne une
commission pour la restauration de la statue et remercie « la population
républicaine de la ville pour le tact et le sang-froid dont elle a fait preuve
devant cette infamie en ne se livrant à aucune représailles ». En janvier,
le conseil municipal vote, le 21 janvier 1914, une somme de 3 000 francs, car
dans sa chute, la statue a beaucoup souffert : tête défoncée, épaule déplacée,
jambes écartelées…Celle-ci est envoyée à Paris, par voie ferroviaire, aux
ateliers Barbedienne, où elle avait été fondue. Une
cérémonie de réinstallation est prévue à la mi-août, lors de la venue du
président de la République, R. Poincaré, qui avait prévu un voyage officiel en
Savoie.
Son
emplacement est à nouveau discuté et le Président de la Société Savoisienne
d’histoire et d’archéologie, ainsi que Mars Vallett,
souhaiteraient mettre la statue au centre du square de la Gare « pour en
rendre la surveillance plus assurée et pour témoigner aux étrangers de passage
à Chambéry toute la reconnaissance et admiration que notre petite patrie garde
pour le puissant écrivain…qui a toujours parlé en termes élogieux de la Savoie
et de ses habitants. »
Le
3 Juillet le bronze revient à Chambéry mais c’est l’heure de la mobilisation et
le voyage du Président de la République est annulé. Rousseau a
pu « reprendre sa place juste à la veille de la guerre » (selon
A. Palluel). La statue est de nouveau salie,
« entre les deux guerres, quelques camelots du roi badigeonnèrent
Jean-Jacques de minium » !
Mais
ces quelques dégradations n’étaient rien face au décret de récupération des
métaux, lors de la seconde guerre mondiale.
Sur
les vingt-deux œuvres répertoriées, seules trois trouvent grâce : la Sasson (qui symbolisait la réunion de la Savoie à la
France), les frères de Maistre, et la statue de Rousseau pour « son
caractère artistique » et sa valeur de « gloire nationale ». La
chance semble lui sourire enfin, mais pas pour longtemps…
En effet, en février 1942, malgré les
interventions de l’Union artistique de Savoie, de la Société des Amis du Vieux
Chambéry qui écrit à Pétain,
« l’ingénieur principal Latil de Grenoble
donne l’ordre à la municipalité chambérienne de livrer J.J Rousseau à la
direction des industries métalliques et électriques. Ce qui est fait le 16
février 1942. Et c’est ainsi que l’auteur de L’Emile prend la direction
des fours crématoires d’une fonderie allemande. » La statue a été
« déboulonnée sans réaction apparemment violente du public. »
A
la Libération,les bronzes des deux autres statues
seront récupérés : La Sasson dans une gare allemande
et les frères de Maistre dans un
entrepôt lyonnais. Mais Jean-Jacques va demeurer introuvable, personne ne saura
jamais où il a disparu ! Heureusement, le moule de plâtre était précieusement conservé
au Musée…
v Le retour de la statue
Sous
l’impulsion de l’Académie de Savoie, une campagne nationale est lancée en 1957,
en vue de réinstaller une reproduction de la statue de Rousseau. Le Comité
National des Ecrivains et des personnalités littéraires - comme Aragon, Camus,
Simenon, Mauriac, Genevoix, Dorgelès…-
s‘associent à ce projet.
En
avril 1959 a lieu une manifestation à Paris pour promouvoir ce projet, au
Vélodrome d’Hiver, où l’on a peint sur une immense toile JJ Rousseau d’après la
statue de Mars -Vallett. Le Président du Comité national
des Ecrivains, Aragon, soutient vivement cette restauration de la statue et
fait tout pour emporter l’adhésion de l’opinion publique.
A
cette époque, les polémiques sur cette restauration ont disparu. Ainsi, selon
le chambérien H. Planche, « les vieilles querelles sont mortes, et il me
semble simplement honnête de replacer la silhouette du promeneur solitaire sur
les horizons de ma ville natale qu’il aimait et qui tient un rôle capital dans
son œuvre, dont la valeur intrinsèque ne peut plus être contestée. »
Le
4 octobre 1961, la statue se dresse de nouveau à Chambéry, après une absence de
20 ans ! L’Echo de la liberté se réjouit de cette réhabilitation :
« tous les Chambériens feront sans doute un pèlerinage au parc de Lémenc, où ils retrouveront « leur »
Jean-Jacques, dans la position fixée dans leur mémoire. »
Le
1er Juillet 1962, Chambéry fête la commémoration du 250°
anniversaire de la naissance de Rousseau. La manifestation commence par un
discours devant la statue au Clos Savoiroux.
M.
Fabre, professeur à la Sorbonne et Président du Comité National de J.J.
Rousseau fait « une lumineuse réhabilitation, longuement applaudie »
souligne un journal local. Les passions sont apaisées, le ton polémique a
disparu. Même La Vie Nouvelle, un journal catholique et conservateur,
reconnaît « qu’il est
opportun de rétablir la statue parce qu’elle est gracieuse, parce
qu’elle est l’œuvre d’un sculpteur chambérien défunt, Mars- Valett,
et parce qu’elle constitue un attrait touristique » Jean-Jacques, en ce
milieu du 20° s, semble avoir enfin trouvé la reconnaissance unanime qu’il
attendait !
v La photographie
de la statue
Dans
les années 1990-1992, une photographie de cette statue va être intégrée dans un
panneau installé par la société Decaux. Ce panneau se trouve à la sortie nord
de la voie rapide, lorsque l’on vient d’Annecy, juste à l’entrée de Chambéry.
C’est une photographe amateur, Mme Lestien, fille
d’un ancien général, qui a réalisé ce cliché.
La
société Decaux avait proposé à la mairie de mettre des panneaux et le docteur
A. Gilbertas, premier adjoint au maire, a eu l’idée
de mettre en valeur Rousseau. On lui doit aussi les panneaux qui indiquent la
route des Charmettes et c’est lui qui a insisté pour que la nouvelle
médiathèque, alors en construction, se nomme « J.J.Rousseau », alors
que le maire, L. Besson, était sceptique, trouvant que Rousseau n’était pas
assez moderne, que ce nom ne faisait pas penser à l’avenir !
En
tout cas, l’emplacement de ce panneau Decaux est stratégique et les
automobilistes passent tous devant la silhouette de Rousseau en entrant à
Chambéry.
v Déplacer la statue ? Le débat
Avec
l’inauguration de la médiathèque en 1993 et la construction d’un nouveau
quartier, le Curial, un nouveau projet autour de la statue de Rousseau va susciter
maintes réactions.
On
propose en effet de transférer le monument sur un nouveau rond-point, alors en
projet, à l’entrée du quartier Curial. Une consultation est lancée, par
l’intermédiaire d’un journal -Le Dauphiné Libéré - pour prendre le pouls
de l’opinion chambérienne. Plus de trois cents réponses arrivent au journal ce
qui est exceptionnel pour une consultation lancée au cours de l’été, pendant la
période des vacances. Le nouvel emplacement serait au départ de la route menant
aux Charmettes, un endroit symbolique et une sorte de « retour aux
sources » pour Jean-Jacques.
Les
Amis du Vieux Chambéry et les Guides-Conférenciers soutiennent ce projet.
Que
reproche-t-on à l‘emplacement actuel ? Au Clos Savoiroux,
la statue fait face à un immeuble imposant dont la façade écrasante gâche le
paysage. De plus, il est isolé et trop caché, aucun panneau n’indique la route
à suivre pour trouver la statue et les pèlerins ne se déplacent pas pour aller
l’admirer.
Cependant,
les opposants ne manquent pas d’arguments et le ton est à la controverse.
Certains s’inquiètent du coût financier, provoqué par ce transfert et sa
répercussion sur les impôts locaux : ce sont des frais pour rien ! D’autres
avancent une justification écologique : « l’emplacement est trop
urbain », Rousseau « est mieux dans son cadre de verdure » et
non au centre d’un rond-point, entouré de voitures ! Un opposant, sûrement
voltairien, renoue avec la controverse idéologique virulente du début du siècle
: « Je suis contre parce que je n’aime pas les gens qui marchent à
quatre pattes et qui abandonnent leurs enfants. Qu’on le mette au milieu d’une
immense forêt de Sibérie, il fera peut-être peur aux mauvais esprits ! » (D.L,29.07.94)
Un
lecteur évoque la vieille rivalité entre Rousseau et De Maistre en affirmant
: « j’ai encore en mémoire les récits des querelles racontées par mon
grand-père. Déplacer la statue de Rousseau, c’est rayer toute une page de
l’Histoire de Chambéry. »
Le
sujet passionne l’opinion, le résultat est serré entre adversaires et partisans.
Certains s’organisent et signent des pétitions : ainsi 22 voisins et amis
signent une lettre protestant contre ce projet ! Dans le camp des oui, des
commerçants font une pétition soutenant le projet !
Enfin,
le verdict tombe : la superficie du rond-point est trop réduite pour accueillir
convenablement le socle de la statue et l’espace vert prévu. Finalement, en
guise de consolation, le rond-point est nommé « J.J Rousseau » mais
sans la statue et Rousseau reste au Clos Savoiroux !
*
L’histoire
de cette statue est donc pleine de rebondissements, intimement liés à un
contexte politique, social et historique. Les écrivains suscitaient, au début
du 20° siècle, de vives passions pour tout ce qu’ils représentaient. Les temps
modernes semblent beaucoup moins se soucier de ce genre de symbole et Rousseau
est maintenant bien tranquille au Clos Savoiroux.
Cependant,
on peut se demander si ce consensus est réellement un progrès : ne vaut-il pas
mieux, en effet, être pris pour cible au cœur de débats passionnés que d’être
en paix, dans l’oubli et l’indifférence ?…
Marie-Gabrielle Maistre