auteur: [tijdschrift] Septentrion
bron: Septentrion. Jaargang 8. Stichting Ons Erfdeel, Rekkem 1979
Né en 1926 à Anvers. Docteur en philosophie et lettres (Philologie germanique). Depuis 1973 professeur de littérature comparée à l'Université d'Anvers, où il est également président du département de la philologie romane.
Membre de la Société de la littérature néerlandaise de Leyde, de l'Association internationale de littérature comparée ainsi que du conseil de rédaction de Dutch Studies. A notamment publié J.-J. Rousseau in Holland. Een onderzoek naar de invloed van de mens op het werk (1963 - J.-J. Rousseau en Hollande. Etude de l'influence de l'homme et de l'oeuvre) ainsi que de nombreuses contributions sur la littérature néerlandaise et la littérature comparée dans plusieurs revues et ouvrages de référence.
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Vandeputtestraat 8, 9600 Ronse (Belgique).
Le 2 juillet 1978, il y avait deux cents ans exactement que - un peu plus d'un mois après Voltaire - Jean-Jacques Rousseau mourut à Ermenonville, six semaines après qu'il y eut trouvé refuge au domaine de son admirateur et protecteur, le marquis de Girardin. La France - et du même coup le monde entier - perdit ainsi à peu près en même temps deux de ses écrivains les plus importants qui, tous deux, quelque différents qu'ils fussent de caractère et de conceptions, avaient fortement marqué de leur sceau spirituel le siècle des Lumières et dès lors, indirectement, les importants courants et évolutions qui ont contribué à former notre culture et notre société modernes. Voilà qui annonce d'emblée que l'histoire de l'influence exercée par Rousseau comporte des aspects concrets et donc objectivement descriptibles aussi bien que des aspects abstraits, diffus et insaisissables. Parmi les premiers il faut situer sa réception et son influence directe proprement dites, principalement à son époque et à l'époque suivante, sans oublier les nombreux cas - souvent individuels - plus tardifs. Parmi les aspects du deuxième groupe, il y a les impulsions qui ont émané de son oeuvre et de sa personnalité - même lorsque celles-ci étaient déjà au stade de la légende - mais qui, estompées et transformées, se sont fondues dans des phénomènes plus complexes tels que l'influence collective, l'esprit du temps, etc.(1). C'est ainsi qu'on a pu, souvent à raison, faire endosser au ‘citoyen de Genève’ - comme il aimait à s'appeler, fier de ses origines suisses - une responsabilité - d'autant plus facilement d'ailleurs que celle-ci était généralement indirecte et difficilement vérifiable - dans l'avènement d'une série de doctrines et de révolutions sociales et politiques parfois très divergentes, voire contradictoires. Responsabilité qui s'étendait aussi aux mouvements de rénovation dans les domaines pédagogique
Notre propos est d'examiner le rôle qu'a joué cette figure universelle dans la vie spirituelle des Pays-Bas tout d'abord au dix-huitième siècle(2). Il est capital de savoir que sur le plan culturel et intellectuel, l'Europe du siècle des Lumières présentait une assez grande unité au sein de laquelle l'élément français était prédominant et que la République des Provinces-Unies, qui nous intéresse ici en tout premier lieu, a rempli dans ce contexte une fonction primordiale en tant que carrefour des échanges intellectuels internationaux et notamment en tant que centre d'éditeurs réputés progressistes. Essentiels à cet égard étaient aussi bien le climat de tolérance qui avait fini par faire partie intégrante des traditions protestantes démocratiques du peuple néerlandais que le sens de l'entreprise dont témoignaient quelques firmes cosmopolites et particulièrement expertes, principalement d'origine huguenote franco-suisse. Si l'on veut bien se rappeler, en outre, que presque toutes les oeuvres importantes et à grand retentissement de Rousseau connurent leur première édition à Amsterdam entre 1750 et 1764 - notamment par M.-M. Rey et, pour l'Emile, par J. Néaulme -, il ne semble pas exagéré d'affirmer qu'à première vue, son accueil en Hollande s'est fait dans des conditions optimales et sans délai, même si les tirages étaient destinés, dans leur grande majorité, à la France et à d'autres pays(3). En effet, les milieux intellectuels étaient très cosmopolites dans leur orientation et le français y jouait toujours un rôle considérable en tant que langue culturelle et même en tant que langue véhiculaire, de sorte qu'il n'y avait pas un besoin absolu de traductions. Dès lors, compte tenu du contexte culturel hollandais au dix-huitième siècle, le fait que Rousseau ne fut que relativement peu et tardivement traduit en néerlandais, n'est guère significatif. Soit dit en passant que même s'il devait beaucoup à ses relations hollandaises, l'auteur n'a jamais tenu la République en haute estime. Il n'a jamais voulu y mettre le pied, même au moment où il fut persécuté et bien qu'on lui y ait offert l'hospitalité. Il s'agit là, notons-le, moins d'ingratitude que d'amertume et de déception
provoquées par les événements qui se produisirent peu de temps après(4).
En effet, sous la pression de l'Eglise et au risque de compromettre la liberté de presse tant loué, Du contrat social fut interdit à Amsterdam peu de temps après sa parution en 1762. Un peu plus tard, Emile subit le même sort, ainsi que les Lettres de la montagne en 1765. En agissant ainsi, les autorités suivaient non seulement l'exemple de Paris et de Genève, où des sanctions analogues avaient déjà été prises précédemment, mais elles signifiaient par là même que la tolérance n'était pas nécessairement synonyme de laxisme et que la préoccupation de préserver l'orthodoxie primait toujours. Les motifs des condamnations étaient en effet de nature purement religieuse: Du contrat social fut interdit à cause du chapitre consacré à ‘La religion civile’ et non pas en vertu de ses options politiques audacieuses, Emile à cause de la fameuse Profession de foi du vicaire savoyard, où Rousseau avait exposé ses conceptions concernant la religion naturelle déiste et non fondée sur une révélation, les Lettres de la montagne, enfin, parce qu'elles prenaient la défense d'Emile(5). La question se pose de savoir, par ailleurs, si le danger qu'étaient supposés représenter ces écrits n'était pas surestimé, puisque tout indique qu'à ce premier stade, Rousseau n'a atteint qu'un nombre restreint de lecteurs. Il est frappant, du reste, de constater le peu de réactions provoquées par les deux Discours et La nouvelle Héloïse aussi bien que par le Contrat social et l'Emile auprès du public néerlandais, alors qu'en France et ailleurs, ces mêmes écrits, à l'exception du Contrat social, produisirent soit de sérieux remous ou de fortes polémiques, soit de l'enthousiasme délirant. L'éditeur et journaliste, juriste et philosophe d'origine française que fut Elie Luzac (1721-1796) de Leyde fut l'un des Néerlandais peu nombreux à porter à Rousseau l'attention profonde qu'il méritait(6). Il est surprenant de voir comment même cet esprit moderne et éclairé, ouvert à toutes les idées nouvelles et progressistes, fit preuve, dans son approche de Rousseau, d'une pondération et d'un scepticisme raisonnés qui resteraient pendant longtemps des constantes dans l'attitude hollandaise à son égard. Dans la notable contribution à la controverse internationale autour de Rousseau que sont ses célèbres Lettres d'un anonime à monsieur J.-J. Rousseau, il réfutait avec acuité et bon sens les paradoxes qu'il croyait relever dans le Contrat social et dans l'Emile sans se laisser éblouir, ne fût-ce qu'un instant, par le style.
Cette pondération surtout se révéla - en plus du sens religieux - un handicap lors de l'accueil de Julie ou la nouvelle Héloïse. Alors que l'émouvante histoire des amours infortunées de Julie et de Saint-Preux entreprit sa conquête triomphale de l'Europe entière, faisant des ravages dans des milliers de coeurs sensibles, la Hollande se montra particulièrement réservée à l'égard de ces effusions de sentiment et de passion. Cela ne signifie pas pour autant que, par la suite, la Hollande ne devait pas connaître de rousseauistes fanatiques, et non des moindres. Songeons notamment au jeune, brillant et éclectique professeur et littérateur utrechtois Rijklof Michael van Goens (1748-1810), issu du même milieu progressiste, large d'idées, gagné à la cause du ‘stadhouder’, auquel appartenait aussi Luzac, et la célèbre romancière Betje (Elisabeth) Wolff (1738-1804), une femme exceptionnellement cultivée et émancipée pour son époque, qui ne s'exprimait qu'en termes superlatifs au sujet de son idole, dont le portrait garnissait sa bibliothèque. Il faut également mentionner la remarquable Belle van Zuylen, alias Madame de Charrière (1740-1805), qui s'avérerait une avocate passionnée de Jean-Jacques Rousseau encore après la mort de celuici,
Ces années de révolution - en Hollande, la grande Révolution française avait déjà été précédée, en 1787, d'une action révolutionnaire (avortée) - constituèrent entretemps un tournant décisif, aussi en ce qui concerne l'accueil de Rousseau aux Pays-Bas. Les événements sensationnels qui s'étaient déroulés en France en 1789 surtout avaient beaucoup contribué à actualiser le message politique et tout simplement humain - souveraineté du peuple et respect des droits de l'homme - que l'homme de Genève avait lancé au monde trente ans auparavant. On se mit soudain à approfondir cette oeuvre dont la portée prophétique s'était pleinement vérifiée a posteriori. Il ressort notamment de l'étude de catalogues de bibliothèques que les livres de Rousseau en propriété privée en Hollande doubla d'un seul coup après 1789. Dans ces mêmes années post-révolutionnaires parurent par ailleurs les premières traductions néerlandaises - généralement incomplètes et parfois sérieusement tronquées - du Discours sur l'origine de l'inégalité, de La nouvelle Héloïse, du Contrat social et de l'Emile(8).
Si les événements politiques mondiaux mettaient indéniablement Rousseau à l'avant-plan de l'actualité, donc aussi en Hollande, et si nous pouvons supposer qu'à partir de ce moment-là, ses livres et ses idées y sont assez répandus, il ne peut certes pas être question de parler de jugement favorable, voire d'engouement et d'admiration enthousiaste, du moins sur le plan général. Les revues qui donnaient le ton - y compris les plus progressistes telles que les Vaderlandsche Letteroefeningen (Exercices littéraires patriotiques) qui, du point de vue intellectuel, s'appuyaient sur les milieux de dissidents mennonites et de patriotes démocratiques - formulaient presque toujours des réserves extrêmes à l'égard de ses idées. On ne pouvait que confirmer l'immense talent littéraire de Rousseau, bien sûr, mais sa foi dans la bonté naturelle de l'homme, son idée de la démocratie absolue et surtout son déisme semblaient autant d'obstacles insurmontables aussi bien pour le sens religieux des conservateurs que pour le rationalisme des progressistes et probablement encore davantage pour la
pondération et le sens des réalités de tous deux. Il est caractéristique que même ceux qui l'aimaient et le vénéraient le plus, poussés en cela par une sympathie personnelle ou par une parenté psychique - comme ce fut notamment le cas de Van Goens et de Betje Wolff -, se montrèrent hésitants ou critiques à l'égard de ses paradoxes et extrémismes idéologiques et religieux ou allèrent même, à un âge plus mûr, jusqu'à prendre leurs distances à son égard.
Dans ces conditions, il semble presque évident qu'il n'y ait eu que relativement peu d'influence - et surtout peu d'influence profonde - de Jean-Jacques Rousseau en Hollande. Cela se confirme en tout premier lieu sur le plan strictement littéraire, à l'étude des romans épistoliers sentimentaux néerlandais du dernier quart du dixhuitième siècle. On y sent toujours à l'arrière-plan la présence de l'exemple inspirateur de Rousseau - concrètement perceptible dans les sentiments et émotions de quelque héros ou héroïne, dans le recours à certaines situations ou dans des allusions directes à Julie et à son créateur -, mais son apport se limitait généralement à des aspects extérieurs ou secondaires qui concernent à peine la portée ou l'atmosphère fondamentales des oeuvres en question et il demeurait manifestement subordonné à d'autres influences étrangères. Les grands romans épistolaires qu'écrivit Betje Wolff en collaboration avec son amie Aagje Deken (1741-1804) dans les années 1780-1790, visaient d'ailleurs consciemment à créer une forme artistique proprement nationale, et le réalisme petit-bourgeois ainsi que l'humour indulgent et pondérateur qui en sont les principaux ingrédients faisaient songer à des antécédents anglais (Richardson, Fielding) plutôt qu'à des modèles français. De plus, dans le roman anti-sentimental Historie van den heer Willem Leevend (1784-1785 - Histoire de monsieur Willem Leevend), les auteurs devenus plus mûrs se détournèrent d'une hypersensibilité qu'elles estimaient factice et même néfaste. Chez les écrivains moins talentueux, par contre, nous retrouvons cette hypersentimentalité peu hollandaise, larmoyante et pleine de sombre désespoir, comme un élément de mode insuffisamment assimilé. C'est notamment le cas chez Rhijnvis Feith (1753-1824), qui exprimait ses aspirations d'éternité dans des récits tout à fait invraisemblables et déclamatoires, dont les accents et les décors étaient empruntés partiellement à Baculard d'Arnaud, mais surtout aux littératures allemande et anglaise(9). Nous trouvons bien quelques traces de sensibilité et de passion rousseauistes, mais le plus souvent piteusement imitées ou maladroitement transposées, dans les filandreux ouvrages de quelques autres écrivains totalement oubliés de nos jours comme J.H. des Villates ou, ultérieurement, de Naatje Brinkman.
Si certains poètes et romanciers de sensibilité romantique se sont laissés tenter, imitant en cela le Suisse ou non, à chanter les prétendues délices de la vie naturelle primitive - nous songeons à Feith, De Perponcher (1741-1819), Elisabeth Maria Post (1755-1812) avec son curieux roman colonial Reinhart, of natuur en godsdienst (Reinhart ou la nature et la religion) -, l'aversion de la culture sur laquelle se fondait cette idée de l'homme naturel constituait évidemment un sérieux obstacle aux yeux des Hollandais les plus éclairés pour prendre au sérieux le Discours sur les sciences et les arts ou le Discours sur l'origine de l'inégalité(10). Si nous trouvons de véhémentes critiques, formulées au nom de la civilisation et du progrès, sur ces fameux paradoxes même sous la plume de publicistes progressistes tels que Cornelis van Engelen,
J. Lublink de Jonge et Ysbrand van Hamelsveld, nous ne nous étonnerons pas des réactions indignées et des sarcasmes de poètes conservateurs tels que Hieronymus van Alphen (1746-1803) et surtout Willem Bilderdijk (1756-1831).
Outre le caractère paradoxal de nombreux raisonnements de Rousseau, leur aspect spéculatif, souvent irréaliste et dès lors peu pratique les rendait moins accessibles à un public qui, même s'il était progressiste et aspirait au renouveau, n'en demeurait pas moins le plus souvent rationnel, pondéré et modéré. A côté de la trop fameuse profession de foi déiste tant incriminée, ce fut là précisément l'hypothèque qui pesait sur le succès et l'impact d'un livre tel qu'Emile ou de l'éducation. Aucun siècle pourtant ne s'était autant intéressé au problème de l'éducation que celui des Lumières, de sorte que toutes les questions abordées par Rousseau étaient on ne peut plus actuelles à l'époque. Il est vrai que certains rénovateurs pédagogiques tels que Betje Wolff et W.E. de Perponcher ont indubitablement retenu quelque chose du système éducatif de Rousseau - ce qui n'excluait pas le scepticisme à l'égard du système en tant que tel - et que certains parents, appartenant généralement à la noblesse, ont essayé d'élever leurs enfants conformément à ses principes. Il n'empêche cependant que les pédagogues hollandais, qui étaient avant tout à la recherche d'un système pédagogique pratique et qui envisageaient plus spécialement la réorganisation de leur enseignement scolaire, cherchèrent leur inspiration de préférence chez l'Anglais Locke et davantage encore chez les pédagogues du Philanthropinum allemand tels que Campe et Salzmann, dont le mérite avait précisément été d'avoir appliqué dans les écoles les principes les plus précieux de l'Emile(11).
On pourrait croire que le modèle de la démocratie tel que le formula Rousseau devait exercer une plus grande influence, même si son caractère abstrait et plurivalent en compromettait l'application pratique. Cela explique, du reste, pourquoi les révolutionnaires en Hollande aussi bien qu'en France n'ont consacré que peu d'attention au Contrat social avant 1789 et que sa portée prophétique n'a été pleinement perçue qu'a posteriori. Ces révolutionnaires hollandais, qui s'appelaient les Patriotes, s'insurgèrent contre le pouvoir par trop arbitraire du ‘stadhouder’ et de l'oligarchie aristocratique des régents qu'ils souhaitaient voir remplacés par une forme de démocratie parlementaire au droit de vote restreint. Même si théoriquement ils s'étaient plus inspirés de penseurs anglo-saxons tels que Locke, Price et Priestley et aussi de Montesquieu - auteurs prônant un système démocratique plus modéré et plus pratique -, Rousseau jouait, lui aussi, un rôle dans leur formation politique dès cette première phase: son influence ressort clairement de la dissertation de Leyde (1784) de R.J. Schimmelpenninck, futur homme d'Etat et grand-pensionnaire, et du violent pamphlet antiaristocratique De adel (1768 - La noblesse) de P. de Wacker van Zon.
Comme nous l'avons déjà indiqué, les influences françaises, et dès lors aussi rousseauistes, deviendraient plus marquées après la Révolution française, chez la deuxième génération de Patriotes qui s'étaient réfugiés en France lors de l'intervention prussienne de 1787 et qui, sous la direction de quelques ultras tels que le patriote frison Johan Valckenaer, y avaient acquis une bonne dose de jacobinisme.
Nous le constatons déjà par la présence plus prononcée du Suisse et de ses idées dans la littérature théorique politique des années 1790, notamment dans les essais sur l'égalité entre les hommes présentés en réponse au concours lancé en 1790 par l'association Teyler - plus spécialement ceux du professeur Cras et de
Pieter Paulus - ou dans les écrits sur les institutions politiques de S.I. Wiselius (1769-1845). Nous l'entendons aussi à travers le fanatisme avec lequel certains ultras tels que Pieter Vreede, plaidèrent en faveur de la démocratie absolue devant l'Assemblée nationale, après la deuxième révolution de 1795, lancée depuis la France.
Il est à noter que Rousseau recrutait ses adeptes non pas exclusivement dans les milieux des démocrates ou des dissidents, mais aussi - comme nous l'apprenait déjà le cas de Van Goens - parmi les défenseurs du stadhouder et de la noblesse. Dans ces cas doivent avoir prévalu des motifs tels qu'une certaine affinité personnelle et une tendance politique libéralisante, mais probablement aussi un cosmopolitisme à coloration française et une certaine mode, voire un certain snobisme moderniste. Des exemples remarquables à cet égard furent en tout cas celui des comtes Willem (1704-1774) et Charles-John Bentinck (1708-1779), qui, tout en étant de fidèles serviteurs de la maison d'Orange, figurent parmi les défenseurs inconditionnels de Rousseau, disposés à lui venir en aide au moment critique des condamnations(12), et celui de la famille de greffiers Fagel, dont François Fagel (1740-1773) fut l'un des rares Hollandais à avoir rendu visite au ‘citoyen de Genève’. Il y a plus: quelques-uns des hommes politiques influents qui, après la restauration de la maison d'Orange, contribuèrent à définir la politique du roi Guillaume ler et eurent une part dans l'élaboration de la Constitution - notamment Gijsbert Karel van Hogendorp (1762-1834) et A.F.J.A. van der Duyn van Maasdam (1771-1848) -, semblent s'être inspirés des idées politiques de Jean-Jacques.
Jean-Jacques Rousseau a donc bel et bien intéressé et fasciné toute une série d'hommes d'orientation idéologique différente, issus en général des milieux aisés et intellectuels de la Hollande. On y lisait et discutait ses écrits retentissants; on peut même lui attribuer, avec certitude, par l'entremise de l'action et de l'oeuvre d'un certain nombre de personnalités, une contribution à l'évolution littéraire, spirituelle et politique aux Pays-Bas à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. Il n'empêche que dans l'ensemble, le climat dominant qui y régnait doit être qualifié d'antirousseauiste, qu'un certain nombre de facteurs déterminants - surtout une disposition naturelle au bon sens et un sens religieux profondément ancré - ont eu pour effet que son influence, aussi bien en largeur qu'en profondeur, est restée limitée et en tout cas subordonnée à d'autres impulsions étrangères, principalement anglosaxonnes, qui découlaient d'un état d'esprit et d'une tradition nettement plus proches du climat hollandais.
L'accueil de Rousseau aux Pays-Bas méridionaux ou autrichiens présente une image parallèle, tout en étant beaucoup moins étoffée et nuancée, d'une part à cause de la pauvreté intellectuelle et artistique qui caractérisait cette sombre période de déclin, d'autre part faute d'études préalables suffisantes dans le domaine de l'histoire de la littérature. Si la phrase qu'adressa à Rousseau en 1771 le prince de Ligne, lui-même brillant et cosmopolite auteur et ami des philosophes - ‘On ne sait pas lire dans mon pays, vous n'y serez ni admiré, ni persécuté’ - illustre cette situation précaire selon l'esprit, elle était exagérée et par-dessus le marché inexacte selon la lettre(13). L'oeuvre de l'homme de Genève était régulièrement réimprimée à Bruxelles en contrefaçon - encore en 1774, par De Boubers - et donc lue, comme l'attestent aussi les catalogues des bibliothèques. Non moins qu'ailleurs, elle n'échappait pas à la censure impériale: en 1786, Rous-
seau figurait encore au Catalogue des livres défendus.
La contradiction apparente entre ces faits résultait de l'attitude inconséquente des autorités: l'opposition violente du clergé à l'infiltration des philosophes français contrastait beaucoup avec l'attitude ambiguë de la Cour qui, séduite elle-même par les nouvelles idées et redoutant un pouvoir trop grand du clergé, fermait souvent les yeux, en dépit de certaines sanctions officielles, sur la propagation du modernisme. Quel que fût le retard des Pays-Bas méridionaux sur le plan intellectuel - plus spécialement en Flandre -, les réactions furent donc nuancées. On y trouvait indéniablement des esprits éclairés qui étaient familiarisés avec les écrits du Suisse ou qui en avaient subi l'influence - non seulement des démocrates convaincus tels que le juriste et flamingant de la première heure Jan-Baptist Verlooy, mais aussi, ce qui est plus étonnant, quelques religieux tels que le bibliothécaire de l'université de Louvain et futur évêque d'Anvers, De Nelis, ou le chanoine fabuliste S.M. Coninckx -, mais il est évident qu'ils ne formaient qu'une infime minorité à côté de la grande majorité des publicistes moralisateurs et éducateurs du peuple qui se croyaient appelés, face aux ‘hérétiques’, à se poser en défenseurs de l'intégrité morale et religieuse du peuple. Un exemple caractéristique à ce propos est celui du curé de Bissegem, à proximité de Courtrai, qui publia en 1765 une réfutation détaillée de la Profession de foi du vicaire savoyard, qui devint une véritable apologie du christianisme(14).
A partir du début du 19e siècle et certainement après que la première vague de révolutions en Europe eut de nouveau cédé la place à l'absolutisme ou à la restauration, l'histoire de la réception de Rousseau aux Pays-Bas, pour des raisons faciles à comprendre, présentera un aspect moins cohérent. Le citoyen de Genève perdait en effet une partie de son actualité immédiate et son influence commença sinon à diminuer, du moins à s'estomper et à se fondre dans les courants idéologiques et émotionnels plus larges qui devaient marquer le dix-neuvième siècle, notamment le romantisme, dans la mesure tout d'abord où celui-ci coïncidait avec le culte de la nature et du sentiment, mais aussi les mouvements religieux et sociaux qui l'accompagnaient, tels que le christianisme émotionnel ou libéralisant d'un Chateaubriand ou d'un Lamennais et le premier socialisme ou socialisme utopique des saint-simoniens, des fouriéristes et d'autres. On peut d'ailleurs difficilement prétendre que cette période fut favorable sans plus aux idées de Jean-Jacques Rousseau. Pour ce qui est de l'état d'esprit et du tempérament, le romantisme était certes tributaire de celui-ci, mais les sympathies et antipathies individuelles étaient trop sujettes aux fluctuations politiques et idéologiques que connut le dix-neuvième siècle.
Cette attitude ambivalente est déjà frappante aux Pays-Bas chez le poète préromantique Willem Bilderdijk, dont les diatribes passionnément réactionnaires contre tout ce qui est considéré comme l'obscurantisme et la pernicieuse influence du rousseauisme dissimulent mal sa parenté profonde avec le Suisse et l'influence qu'il en a probablement subie(15). On peut en dire autant, jusqu'à un certain niveau, de l'ensemble du mouvement romantique protestant et antirévolutionnaire autour de Bilderdijk et qui est connu sous le nom de ‘Réveil’. On lançait des invectives contre le néfaste esprit philosophique du siècle (Isaac da Costa) ou contre le monstre bicéphale de l'incroyance et de la révolution (Groen van Prinsterer) - dont Rousseau fut rendu évidemment coresponsable -, mais, en
Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que l'oeuvre et les idées de Rousseau faisaient toujours partie du bagage littéraire et intellectuel de la génération romantique et que la plupart de ses représentants - de Potgieter dans le Nord à Jan Frans Willems en Flandre - l'avaient lu et le citaient. Dans les écrits d'Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), figure de proue incontestée du romantisme national aux Pays-Bas, le lecteur est à chaque fois frappé par la présence spirituelle manifeste de l'homme de Genève, loué surtout comme l'auteur de La nouvelle Héloïse et des Confessions. Son jeune ami Conrad Busken Huet (1826-1886), son collaborateur à la revue De Gids (Le Guide) et premier critique de l'époque, témoignait dans ses références permanentes et dans ses essais d'un vif intérêt et d'une admiration certaine - tout en étant nuancée - pour Rousseau(16).
La figure la plus proche du Suisse au dix-neuvième siècle fut cependant Eduard Douwes Dekker (1820-1887), devenu célèbre sous le pseudonyme Multatuli, qui, tout en étant chronologiquement éloigné du romantisme proprement dit, fut incontestablement notre artiste romantique le plus important et aussi le plus authentique. Il n'est pas difficile de déceler chez cet ardent défenseur du Javanais exploité par le colonialisme hollandais, outre des caractéristiques romantiques générales, des aspects plus spécifiquement rousseauistes tels que son impulsivité passionnée prompte aux excès et à l'extrémisme et ses dispositions spéculatives peu pratiques et inadaptées à la vie quotidienne, affinités dont Multatuli était parfaitement conscient et qui le rapprochaient encore davantage du Suisse(17). Il semblait apprécier particulièrement l'Emile, dont on retrouve des idées et des références dans plusieurs de ses oeuvres. Dans ses lettres à sa femme, il va jusqu'à insérer des directives d'ordre pédagogique fondées sur Rousseau.
Il n'entre pas dans nos intentions, dans le cadre du présent article, d'inventorier les références à Rousseau et les traces de son éventuelle influence dans la littérature néerlandaise moderne - il y faudrait plus de place et cela nécessiterait encore beaucoup d'études préalables. Grâce à l'originalité de ses idées et représentations et à l'éloquence virtuose dans laquelle elles s'expriment, mais aussi grâce à la fascination qu'exerçait sa personnalité, le citoyen de Genève a fini par faire partie du patrimoine culturel presque élémentaire de l'homme occidental, de sorte
Si nous décelons certes encore des cas individuels d'influence de notre auteur du dix-huitième siècle dans la littérature néerlandaise moderne, il est évident - et normal - que cette influence se situe plus sur le plan idéologique que sur le plan strictement littéraire. D'éventuelles répercussions plus larges, dans la mesure où celles-ci pourraient encore être perçues à l'intérieur de courants plus complexes et plus vastes, devront dès lors être cherchées en dehors de la littérature proprement dite, c'est-à-dire dans les domaines qui ont trait aux aspects plutôt philosophiques et sociaux. Il faudra aussi de moins en moins les chercher dans le secteur politique. En effet, si nous devons certainement encore tenir compte d'importantes impulsions rousseauistes dans les idées des libéraux progressistes et des précurseurs du socialisme dans nos régions au
dix-neuvième siècle, la situation a changé à partir du moment où, vers la fin du siècle, le réformisme socialiste en Europe occidentale a rompu avec le marxisme orthodoxe en renonçant indirectement, en même temps, à l'état d'esprit jacobin de l'utopisme révolutionnaire. En fin de compte, l'influence rousseauiste concrète et se manifestant au sein d'un groupe ou d'un mouvement plus large nous semble être restée le plus longtemps active dans le secteur de la pédagogie où, comme en témoigne l'intérêt que portaient à Rousseau des figures faisant autorité telles que J.H. Gunning dans le Nord ou Edward Peeters en Flandre(20), tout le mouvement de rénovation moderne d'avantguerre remontait en partie indirectement - notamment par l'intermédiaire des pédagogues du Philanthropinum, de Pestalozzi et de Froebel -, mais aussi en partie directement à certains principes de l'Emile. Cette impression se trouve confirmée par ce que nous apprennent les informations bibliographiques concernant les traductions et la littérature secondaire.
Le lecteur néerlandais moderne a toujours pu disposer de traductions d'oeuvres de Rousseau. Toutefois, il faut constater sur ce point un choix curieusement unilatéral et certainement incomplet. Cela n'était certes pas très grave pendant la première moitié du vingtième siècle, mais c'est d'autant plus inquiétant de nos jours si l'on tient compte du sérieux recul qu'enregistre plus spécialement en Hollande la connaissance du français. Le nombre relativement important de traductions néerlandaises d'Emile ou de l'éducation est frappant: celui-ci se présente clairement comme le plus populaire parmi les ouvrages de Rousseau. Outre la version de S.H. ten Cate, qui date de 1877 et qui fut réimprimée dans une version revue en 1911, le romancier Israël Querido en réalisa en cette même année une nouvelle adaptation très personnelle. Le livre fut, en outre, adapté jusqu'à deux reprises (1912, 1923(2); 1924) à l'intention des éducateurs et des enseignants. Les seules autres oeuvres qui sont à notre disposition en version néerlandaise moderne sont Les confessions (1916) et Du contrat social (depuis 1947 seulement, mais rééditée en 1953, 1954 et 1960; nouvelle traduction en 1977). Tout comme l'Emile dans la version de Querido, elles parurent aux éditions ‘Wereldbibliotheek’ qui, destinées avant tout à l'éducation populaire, eurent un grand succès avant la deuxième guerre mondiale(21).
Il est impossible, évidemment, de donner un aperçu des innombrables articles, essais et contributions scientifiques - depuis P. Valkhoff et K.R. Gallas aussi sur le plan de la philologie romane et du comparatisme - qui ont paru en néerlandais, ou pour le moins aux Pays-Bas, dans le courant des cent dernières années. Mentionnons toutefois les principaux livres consacrés en néerlandais à Rousseau. Pour ce qui est des monographies générales ou biographiques, signalons encore, à côté du livre déjà cité de Henriëtte Roland Holst-Van der Schalk: Het karakter van Jean-Jacques Rousseau (1919 - Le caractère de Jean-Jacques Rousseau) d'A.P. Roose; De revolte van het gemoed. Jean-Jacques Rousseau en het sentimentalisme (1951 - La révolte de l'âme. Jean-Jacques Rousseau et le sentimentalisme) de l'ancien recteur du Collège d'Europe de Bruges, Hendrik Brugmans; Rousseau, stormvogel der revolutie (1964 - Rousseau, oiseau des tempêtes de la révolution) de J.L. Snethlage; et, tout récemment, St. Jean-Jacques Rousseau de J.H. Huizinga. Dans le secteur de travaux de portée pédagogique, nous constatons, ici aussi, l'intérêt permanent des pédagogues pour Emile et son père spirituel (cf. notamment plusieurs publications d'l. van de Velde). Les aspects et idées politiques sont analysés dans De staatsleer van Jean-Jacques Rousseau (1874 - La doctrine politique de Jean-Jacques Rousseau)
d'A.A. Arntzeniu, Rousseau en Robespierre (1895 - Rousseau et Robespierre) de H. Hermans, Calvijn en Rousseau. Een vergelijkende studie van beider staatsleer (1931 - Calvin et Rousseau. Etude comparative de leurs doctrines politiques) d'A.J.M. Cornelissen et De anthropologische grondslag van de staatsleer bij Machiavelli en Rousseau (1954 - Le fondement anthropologique de la doctrine politique chez Machiavel et Rousseau) d'A.B. Roels. Parmi les contributions néerlandaises les plus récentes aux études rousseauistes, signalons la thèse présentée par J. Mirejovsky, Totalitaire vrijheid (1977 - Liberté totalitaire), relative à la notion de liberté chez Rousseau, Hegel et Marx, et surtout l'ouvrage du philosophe et sociologue R. Beerling: Het cultuurprotest van Jean-Jacques Rousseau. Studies over het thema pathos en nostalgie (1977 - Les protestations culturelles de Jean-Jacques Rousseau. Etudes sur le thème du pathos et de la nostalgie), où est étudié le thème central de la critique de la culture et, subsidiairement, l'attitude ambivalente de l'auteur devant la société.
Si l'on veut dresser le bilan de deux siècles de ‘Rousseau aux Pays-Bas’, il convient de tenir compte, comme nous l'avons souligné au début du présent article, de la distinction entre l'influence directe et individuellement exercée par Jean-Jacques Rousseau et les impulsions et motifs rousseauistes qui se sont mêlés à des attitudes et systèmes idéologiques plus larges. Pour ce qui est du premier point, nous avons pu constater qu'en dépit des résistances généralement assez fortes, ancrées dans des traditions et mentalités nationales qui ont pu à certains moments susciter de fortes oppositions au message rousseauiste, ces influences ont réussi à s'imposer d'une manière impérieuse aux esprits néerlandais. Elles ont même réussi à susciter la sympathie et l'enthousiasme chez un certain nombre d'esprits apparentés et même à exercer une influence certaine, fût-elle restreinte. Que l'attrait et la fascination aient persisté à une époque ultérieure dans certains cas individuels et que certaines idées n'aient pas manqué d'inspirer de plus larges milieux, voilà qui est un phénomène significatif. Il ne semble pas exclu, toutefois, que l'influence indirecte de Rousseau, c'est-à-dire sa contribution, sous quelque forme ou dans quelque sens que ce soit, à la naissance de schémas de pensée collectifs qui ont animé la vie intellectuelle et sociale dans le courant des dix-neuvième et vingtième siècles, notamment dans les Pays-Bas, ait été beaucoup plus importante. Ainsi par exemple, dans son ouvrage précité, le professeur Beerling suggère que cette influence se poursuit jusque dans les évolutions les plus récentes, plus spécialement jusque dans les surprenantes manifestations de contreculture contemporaines. Seulement, il semble quasiment impossible de constater ou de prouver, voire de décrire avec exactitude, la part spécifique qui revient à l'homme de Genève dans des phénomènes à ce point complexes. Toutefois, nonobstant l'absence d'une pareille évidence, nous croyons avoir démontré qu'il y a suffisamment de raisons valables pour ne pas laisser passer inaperçue, aux Pays-Bas et en Flandre, la commémoration de la mort, il y a deux siècles, de Jean-Jacques Rousseau.
Traduit du néerlandais par Willy Devos.