Revue Romane, Revue Romane, Bind 13 (1978) - 1



 

Revue Romane, Bind 13 (1978) 1

La position sensualiste de Jean-Jacques Rousseau

par

Jørn Schøsler

L'influence de Condillac sur la pensée de Rousseau est devenue un lieu commun de la critiquel. Cependant, pour bien saisir l'originalité de la position sensualiste de Rousseau, il ne faut pas oublier qu'il a été à la fois disciple de Condillac et critique du sensualisme extrême d'Helvétius et de Condillac - paradoxe apparent que nous nous proposons de résoudre en montrant sa dépendance à l'égard des formules plus modérées de Locke. En effet, ce qui, à notre avis, caractérise la position sensualiste de Rousseau, c'est justement qu'à partir d'une interprétation originale de la philosophie de Locke et en utilisant certains éléments du sensualisme contemporain, il élabore une conception de l'homme qui, bien qu'identique dans une certaine mesure au sensualisme extrême, marque pourtant les limites de ce dernier. Pour mettre cela en évidence, nous allons examiner le sensualisme de Rousseau sous ses aspects épistémologique, éthique et pédagogique.

1. Notons d'abord que Rousseau a certainement subi l'influence du Traité des Sensations. Pour voir en quoi consiste cette influence, il suffit de se rappelerla structure de cette œuvre capitale de Condillac : partant de l'idée originaleque l'usage des sens n'est pas inné, Condillac, pour mieux observer les idées que nous devons à chaque sens, imagine «une statue organisée intérieurementcomme nous et animée d'un esprit privé de toute espèce d'idées»2. Se proposant ensuite d'ouvrir les sens de sa statue un à un, il nous



1: Cf. p. ex. Jean Morel : Recherches sur les sources du Discours de l'inégalité (Annales Jean-Jacques Rousseau, T. 5, p. 143-160, Genève, 1909). F. Bouchardy: «Note sur Condillac et Rousseau». (Mélanges d'histoire littéraire et de philologie offerts à M. Bernard Bouvier, p. 17-31, Genève, 1920). Peter D. Jimmack: «La genèse et la rédaction de l'Emile de J.-J. Rousseau» (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 13, ch. 13, Genève, 1960). I. F. Knight: The Geometrie Spirit. The Abbé de Condillac and the French Enlightenment (New Haven, 1968), p. 215-216.

2: Œuvres Philosophiques (= O.Ph.) éd. Georges le Roy, Paris, P.U.F., 1947, vol. 1, p. 222.

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explique d'abord «les sens qui par eux-mêmes ne jugent pas des objets extérieurs»,c'est-à-dire l'odorat, l'ouïe, le goût, la vue (Première Partie), puis il traite du toucher comme du seul sens «qui juge par lui-même des objets extérieurs» (Seconde Partie) et finit en démontrant «comment le toucher apprend aux autres sens à juger des objets extérieurs» (Troisième Partie).

En gros, on peut dire que Rousseau, dans les deux premiers livres de Y Emile, applique cette «hypothèse de la statue» au développement de l'enfant. Ainsi, adoptant l'idée de Condillac pour insister sur la grande importance de l'expérience dans le développement de l'enfant, il imagine un enfant naissant avec «la stature et la force d'un homme fait». N'ayant pas eu d'expérience, nous dit-il, cet homme-enfant «seroit un parfait imbecille, un automate, une statue immobile et presque insensible»3. Mais la dépendance du Traité des Sensations ne s'arrête pas à cette image. Rousseau, lui aussi, entrepend une «dissection» des sens pour observer quelles sont les connaissances particulières à chacun d'eux4, assignant au seul toucher la fonction essentielle de faire découvrir à l'enfant l'existence du monde extérieur et de corriger, par suite de son contact plus sûr avec le monde, les impressions des autres senss.

Cependant, il ne faudrait pas que cette influence - très nette, il est vrai - obscurcisse le fait que l'autre thèse originale du Traité des Sensations, à savoir la fameuse thèse de la sensation transformée, reste essentiellement étrangère à la pensée de Rousseau. Condillac, tenant pour insuffisant l'empirisme de Locke dans V Essai philosophique concernant F Entendement humain, se propose de pousser plus loin l'analyse de l'origine des idées en démontrant que les opérations intellectuelles de l'esprit ne sont pas, comme le suppose Locke, des facultés innées, mais des habitudes mentales, réductibles à la sensation. Identifiant, par ses définitions, chacune des opérations à celle qui la précède et, par là, toutes à la sensation, il énonce que «le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation même qui se transforme différemment »6.

D'abord, Rousseau ne semble pas avoir été frappé par cette identification
ou réduction de l'activité de l'esprit à la passivité de la sensation, opérée par
Condillac dans le Traité des Sensations. Ainsi, dans la troisième Lettre Morale,



3: Œuvres Complètes (= 0.C.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1969, t. IV, p. 280.

4: II est vrai que, commençant par le toucher et finissant par l'odorat, il suit l'ordre inverse de Condillac (ibid., pp. 388-417).

5: Ibid., p. 389.

6: Traité des Sensations, O.Ph. 1, p. 222.

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écrite pendant l'hiver 1757-587, il loue cette œuvre, mais sans faire aucune mention de la théorie «passiviste» du jugement humain. Selon toutes les apparences,ce n'est qu'à la lecture du livre De l'Esprit d'Helvétius, au cours de l'automne 1758, qu'il ouvre les yeux sur les dangereuses implications de la doctrine condillacienne.

En effet, dans De VEsprit, Helvétius opère une curieuse synthèse de Locke et de Condillac en interprétant la philosophie du premier par les résultats du dernier. Partant de l'affirmation de Locke suivant laquelle «la Connoissance n'est autre chose que la perception de la liaison et de la convenance, ou de l'opposition et de la disconvenance qui se trouve entre deux de nos idées »8, et adoptant l'opinion de Condillac selon qui, nous l'avons vu, toutes les opérations de l'esprit se réduisent à sentir, il affirme carrément que «c'est dans la capacité que nous avons d'appercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu'ont entr'eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l'esprit. Or cette capacité n'est que la sensibilité physique même: tout se réduit donc à sentir»9"lo.

La première réaction de Rousseau devant ce réductionisme sensualiste d'Helvétius se voit à travers des notes qu'il a insérées dans la marge de son exemplaire du livre d'Helvétius, en le lisant pour la première fois, à la fin de l'année 175811.

Dans ces notes, il esquisse déjà la position qu'il développera plus tard dans Y Emile en empruntant à Locke sa théorie «activiste» de la connaissance: à ses yeux, la réduction de toutes les opérations de l'esprit humain à la sensation simplifie grossièrement la complexité psychologique telle qu'on peut l'observer dans l'introspection. Ainsi, la mémoire n'est pas, comme le veut Helvétius (et Condillac), une «sensation continuée», mais «la faculté de se rappeller la sensation»l2, et F«appercevance» des ressemblances ou des différences, c'est-à-dire la comparaison qui établit des rapports, n'est



7: Cf. P. M. Masson, éd. critique de la Profession de foi, Paris, 1914, p. XVII.

8: Essai philosophique concernant VEntendement humain (L. IV, ch. 1, § 1), trad. par P. Coste, 5e éd., Amsterdam, 1755. Nous avons utilisé la 5e éd. considérée comme l'édition définitive.

9: De l'Esprit, Discours I, Paris, 1758, p. 7.

10: Le problème des rapports d'Helvétius avec Locke et Condillac n'a pas encore été résolu. Cela demanderait une étude à part.

11: De rEsprit parut en août 1758 et, dans une lettre datée du 15 octobre 1758 à M. Vernes, Rousseau déclare ne l'avoir pas encore lu; cf. P. M. Masson: «Rousseau contre Helvétius», Revue d'Histoire Littéraire de la France (1911), p. 118.

12: Notes sur De VEsprit, O.C. IV, p. 1121.

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pas la sensation, car dans la sensation «l'esprit est purement passif» et dans la comparaison ou le jugement «il est actif». Prétendre comme Helvétius que juger, c'est sentir, voilà qui est donc, selon Rousseau, réunir «sous un mot commun deux facultés essentiellement différentes»l3.

On peut, nous semble-t-il, se poser légitimement la question de savoir si Rousseau, en insistant sur le caractère actif de l'esprit humain et sur la distinction des facultés de celui-ci, n'a visé que Helvétius, ou bien s'il a pensé faire du même coup une objection principale au Traité des Sensations. Heureusement, une note ultérieure dans la marge de son exemplaire du livre De VEsprit nous permet de trancher la question. Parlant de l'article «Evidence» de Y Encyclopédie, dans lequel il voit une démonstration du principe qu'il reproche à Helvétius, à savoir que «les jugements humains sont purement passifs», Rousseau précise: «J'ignore quel est l'auteur de cet article; mais c'est certainement un très grand métaphysicien. Je soupçonne l'Abbé de Condillac ou M. de Buffon»l4. Il est vrai que cette note a été probablement écrite environ un an après la première lecture du livre De l'Espritls, mais Rousseau a pu connaître l'opinion de Condillac dès les Lettres Morales, écrites pendant l'hiver 1757-1758 (voir plus haut). Qu'il ait fallu les formules d'Helvétius pour provoquer la critique de Rousseau, s'explique par l'usage fait dans De VEsprit du principe des jugements passifs: à en juger par cette même note à laquelle nous venons de faire référence, c'est moins la conséquence matérialiste, dont il n'a pu se cacher la présence déjà dans le Traité des Sensations, que la conséquence pédagogique qui irrite Rousseau : il voit dans la réduction du 'juger' au 'sentir' «le principe duquel l'auteur déduit (dans les chapitres suivants) Végalité naturelle des esprits» (c'est nous qui soulignons), c'est-à-dire la toute-puissance de l'éducationl6. Le même souci de la part de Rousseau se reflète dans un passage inséré dans le texte même de La Nouvelle Héloïse (Ve partie, lettre III), probablement à la même époque que celle où sont écrites les premières Notes. S'opposant à la thèse simpliste de l'égalité naturelle des esprits, il donne partiellement raison à l'innéisme en restituant l'empirisme plus modéré de Locke: il n'est pas vrai que les sentiments et les idées soient innés, «mais cela est vrai de nos dispositions à les acquérir »17-18.



13: Ibid., p. 1123-1124.

14: Ibid., p. 1129.

15: Masson, op. cit. p. 120.

16: Notes, O.C. IV, p. 1129.

17: La Nouvelle Héloïse, Cinquième Partie, 111, O.C. 11, pp. 565-66

18: Ceci montre, sinon la fausseté, du moins l'insuffisance d'une interprétation carte- sienne ou malebranchiste de la position de Rousseau, qui, s'appuyant sur la Profession de Foi, le représente comme un spiritualiste, acharné contre le matérialisme sensualiste d'Helvétius. Pour une telle interprétation, voir P. M. Masson, éd. critique de la Profession de Foi (Paris, 1914), p. 81. W. Frâssdorff: Die psychologischen Anschauungen J.-J. Rousseaus. (Diss. Halle, Langensalza, 1928), p. 201.

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Dans les Notes, nous l'avons vu, Rousseau établit d'une part une distinction entre les facultés et d'autre part le caractère actif du jugement (ou comparaison) contre Helvétius et Condillac, mais il reste d'accord sur la théorie sensualiste de l'origine des idées et sur la définition lockienne de l'esprit comme connaissance des rapports de convenances ou de disconvenances entre les idées. C'est-à-dire que, probablement sans y penser, il aboutit à un rétablissement de la psychologie de Locke. Ce dernier, en effet, après avoir démontré l'origine de toutes nos idées dans l'expérience, parle, dans son Essai philosophique concernant VEntendement humain, des «premières facultés & opérations de l'Esprit, par lesquelles l'Entendement est mis en action»l9. Prenant les facultés l'une après l'autre, il commence par la perception (ch. IX), passe à la mémoire (ch. X) et finit en nous expliquant sous le titre de Faculté de distinguer les Idées (ch. XI) l'activité de l'esprit qui distingue, compare et compose les idées reçues des sens.

Pourtant, bien que Rousseau nous affirme, dans les Confessions, avoir lu YEssai de Locke2o, l'identité de leur position «psychoépistémologique» ne nous permet pas ici de conclure à une influence directe. Tout ce qu'il nous est loisible de dire avec certitude, c'est que, provoqué par l'extrémisme d'Helvétius, Rousseau a été amené à une prise de position «activiste» identique à celle de Locke. Pour ce qui est de YEmile, qui reprend et développe cette critique d'Helvétius, il en est autrement.

Nous avons vu que Rousseau, tout en adoptant l'une des thèses originales du Traité des Sensations, à savoir l'idée qu'il faut apprendre à sentir ou «l'hypothèse de la statue», rejette l'autre thèse originale de cette œuvre, c'est-à-dire la réduction de toutes les opérations de l'esprit à la sensation, conception qui, chez Condillac, se trouve au cœur même de sa description du développement intellectuel de la «statue». Pour achever de caractériser l'aspect épistémologique de la position sensualiste de Rousseau, il reste à faire voir comment - dans YEmile - la réfutation du sensualisme extrême d'Helvétius et de Condillac se trouve incorporée à une théorie du développementde



18: Ceci montre, sinon la fausseté, du moins l'insuffisance d'une interprétation carte- sienne ou malebranchiste de la position de Rousseau, qui, s'appuyant sur la Profession de Foi, le représente comme un spiritualiste, acharné contre le matérialisme sensualiste d'Helvétius. Pour une telle interprétation, voir P. M. Masson, éd. critique de la Profession de Foi (Paris, 1914), p. 81. W. Frâssdorff: Die psychologischen Anschauungen J.-J. Rousseaus. (Diss. Halle, Langensalza, 1928), p. 201.

19: Essai, L. 11, Ch. XI, § 14.

20: Confessions, Livre Sixième, O.C. I, p. 237

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mentdela raison qui, malgré une apparence explicitement hostile à Locke,
reste essentiellement tributaire de la psychologie de YEssai philosophique
concernant l'Entendement humain.

Dès La Nouvelle Héloïse, Rousseau reproche à Locke d'avoir soutenu dans son œuvre pédagogique De l'Education desEnfans «qu'il faut raisonner avec les Enfans »21. Partant de la considération que «de toutes les instructions propres à l'homme, celle qu'il acquiert le plus tard et le plus difficilement est la raison même»2'2, il insiste, contre Locke, sur le fait que vouloir raisonner avec les enfants, c'est leur parler une langue qu'ils n'entendent pas et les accoutumerà se payer de mots. Plus tard dans Y Emile, il reprend avec encore plus d'indignation sa critique de ce qu'il appelle «la grande maxime de Locke», soulignant encore une fois sa conviction que «de toutes les facultés de l'homme, la raison, qui n'est pour ainsi dire qu'un composé de toutes les autres, est celle qui se dévelope le plus difficilement et le plus tard»23. Admettonstout de suite que cette idée du développement tardif de la raison (intellectuelle) ait pu lui être suggérée par Y Essai sur V Origine des Connaissanceshumaines de Condillac. En effet, déjà dans cette première œuvre, publiée en 1746, comme plus tard dans le Traité des Sensations (1754), Condillac démontrecomment les opérations de l'esprit «s'engendrent toutes d'une premièrequi n'est qu'une simple perception »24, établissant une chaîne de générationsdont les étapes les plus importantes sont la perception, la mémoire, la réflexion et le raisonnement2o. Cependant, il ne faut pas, comme le fait par exemple M. Derathé26, s'arrêter à cette affinité avec Condillac: une analyse plus précise nous révèle tout de suite que le désaccord avec Locke est plus apparent que réel. Ceci pour deux raisons: d'abord parce que la critique faite contre Locke se réduit à une ignorât io elenchi; Locke, en effet, précise que, disant qu'on peut raisonner avec les enfants, il veut parler des raisons «qui sont proportionnées à leur capacité et à leur conception». Il ne s'agit pas de faire «de longs discours & des raisonnemens philosophiques», mais de leur faire sentir qu'on ne fait «rien qui ne soit raisonnable en soi & qui ne se termine à leur propre avantage»27. Mais, en ce sens, Rousseau, lui aussi, ne refuse pas à l'enfant la faculté de raisonner: ainsi, dans La Nouvelle



21: De l'Education des En/ans, § LXXXIV, trad. par P. Coste, Amsterdam, 1730, p. 150.

22: La Nouvelle Héloïse, Cinquième Partie, 111, O.C. 11, p. 562.

23: Emile, O.C. IV, p. 317.

24: Essai sur l'Origine des Connaissances humaines, O.Ph. I, p. 10.

25: Ibid., p. 28, § 73.

26: R. Derathé, Le Rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Paris, P.U.F., 1948, p. 30.

27: De r Education des Enfans, op. cit., p. 151.

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Héloïse, précisément sous l'influence «autoritaire» de Locke, il accorde aux enfants assez de raison pour comprendre «que jamais je ne les refuse sans en avoir une bonne raison, quoiqu'ils ne l'apperçoivent pas toujours»2B et, dans Y Emile, il admet carrément qu'il est «bien éloigné de penser que les enfans n'aient aucune espèce de raisonement. Au contraire», ajoute-t-ii, «je vois qu'ils raisonent très bien dans tout ce qu'ils connoissent et qui se rapporte à leur intérest présent et sensible»29. C'est-à-dire que Rousseau, malgré sa critique de Locke, reste finalement d'accord avec lui, et il semble que, dans Y Emile, il commence à s'en rendre compte, probablement après une nouvelle lecture du livre De l'Education des Enfanszo, mais aussi en raison de sa dépendance épistémologique à l'égard de Y Essai philosophique concernant VEntendement humain. En effet, il n'y a pas qu'une ignoratio elenchi qui le rapproche de Locke: au cœur même de son explication du développement de la raison, nous retrouvons la théorie des idées de Locke:

Partant du principe de Locke selon lequel toutes nos idées viennent des sens3l, Rousseau divise le développement de la raison en deux étapes: «Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux»32 (c'est nous qui soulignons). Puis, divisant la raison sensitive en deux autres étapes, il précise que l'enfant, ayant d'abord reçu, passivement des sensations isolées ou «des peintures absolues des objets sensibles »33, compare ensuite activement ces sensations. Etablissant ainsi par son activité innée des rapports entre les sensations, l'esprit crée une sorte de sensation complexe, et c'est à ce produit de l'activité de l'esprit que Rousseau



28: La Nouvelle Héloïse, O.C. 11, p. 574.

29: Emile, O.C. IV, p. 365.

30: M. Jimmack a montré de façon convaincante que Rousseau a dû relire le livre De V Education des Enfans entre la genèse du premier et du second manuscrit de Y Emile, et l'aveu explicite de Rousseau ne se trouve pas dans le premier manuscrit! («Favre»). Cf. P. D. Jimmack, op. cit. p. 297.

31: A l'instar de presque tous les philosophes français du XVIIIe siècle, Rousseau simplifie la notion d'«expérience» selon Locke, en omettant la «réflexion», source intérieure des idées qui, d'après Locke, fournit à l'esprit les idées de ses propres opérations relatives aux idées venant des sens. Cf. Locke: Essai, L. 11, Ch. I, § 4. Condillac s'en souvient encore dans son Essai sur /'Origine des Connaissances humaines (1746). (I, 1, § 4 - O.Ph. 1, p. 6).

32: Emile, O.C. IV, p. 370.

33: Ibid., p. 344.

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réserve le nom d'idée 34: «Nôtre élève n'avoit d'abord que des sensations, maintenant il a des idées: il ne faisoit que sentir, maintenant il juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations successives ou simultanées, et du jugement qu'on en porte, nait une sorte de sensation mixte ou complexe, que j'appelle idée»3s.

Chez Locke, justement, on retrouve à peu près la même théorie: ainsi, tout au début de YEssai philosophique concernant VEntendement humain36, Locke introduit l'idée d'un développement de la raison ou de la «Faculté de raisonner». Selon lui, l'enfant, recevant d'abord des idées (= impressions) des objets extérieurs qui l'entourent, devient de plus en plus capable de raisonner sur ces impressions, l'activité de l'esprit croissant avec le nombre de sensations inscrites dans les sens et dans la mémoire. Identifiant d'ailleurs, comme Rousseau, la «Faculté de raisonner» avec la comparaison ou le jugement «du rapport ou de la différence qu'il y a entre les unes et les autres » (des impressions), il précise que cette activité élémentaire de l'esprit relative aux sensations se fait indépendamment du langage et avant «ce que nous appelons Y âge de Raison» (c'est Locke qui souligne) (ibid.). Sur ce point, Rousseau se trouve clairement plus en accord avec Locke qu'avec Condillac, qui, dans son Essai, insiste justement sur le langage comme condition sine qua non du développement de la raison !

C'est de Locke aussi que Rousseau tient sa distinction très nette entre la passivité et l'activité de l'esprit. Selon Locke, l'esprit reçoit passivement les idées simples, mais il a la «puissance de les répéter, de les comparer, de les unir ensemble, avec une variété presque infinie et de former par ce moyen de nouvelles idées complexes, selon qu'il le trouve à propos »37. Essentiellement, la différence entre la théorie de Locke et celle de Rousseau se réduit à une différence terminologique, Rousseau entendant par sensations simples et



34: Un passage dans le premier brouillon de VEmile («le manuscrit Favre»), éliminé dans le texte définitif, nous montre clairement que Rousseau, par sa théorie des idées, s'oppose à Helvétius: ayant établi la distinction entre la passivité de l'esprit dans la sensation et son activité dans les idées ou les «perceptions» (imprécision terminologique qui rappelle Locke! Cf. plus bas, note 77), il ajoute: «Si l'auteur de Y Esprit eût faitees distinctions je doute qu'il eût réduit au seul sentiment toutes les opérations de l'entendement humain». Emile (manuscrit «Favre»), O.C. IV, p. 113. En précisant sa notion d'idée pour éviter les imprécisions de Locke, Rousseau a pu s'appuyer sur Buffon, cf. Jimmack, op. cit., p. 321.

35: Emile, O.C. IV, p. 481.

36: Essai, L.1., ch. I, § 15.

37: Essai, L. 11, ch. 11, § 2.

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sensations complexes ce qu'entend Locke par idées simples et idées complexes. Ce qui risque de déconcerter, c'est que Rousseau appelle idée simple ce que Locke désigne par le nom d'idée complexe, et que Locke appelle idée simple ce qui chez Rousseau est une sensation simple. Et - fait qui contribue encore plus à accroître la confusion - Rousseau emploie la terminologie de Locke pour décrire la raison intellectuelle qui justement se superpose à la raison sensitive en formant des idées complexes à partir des idées simples de celle-ci: «Ainsi ce que j'appellois raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations, et ce que j'appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples »38 (c'est nous qui soulignons).

Il est vrai qu'à la rigueur, Rousseau a pu lire aussi dans VEssai de Condillac
cette distinction entre les idées simples et les idées complexes39. Mais plusieurs
raisons rendent improbable une telle supposition:

1. Rousseau n'a pu se cacher que Condillac, malgré quelques formules «activistes» empruntées à Locke, se propose, déjà dans cette œuvre, de réduire l'activité de l'esprit à la passivité de la sensation: il veut faire voir «comment les opérations de l'âme s'engendrent toutes de la première»4o. Rousseau, au contraire, insiste sur la différence, et l'activité des facultés de l'esprit.

2. Dans son poème Le Verger des Charmettes, composé pendant son séjour aux Charmettes, Rousseau nous dit: «avec Locke je fais l'histoire des idées »41 et, plus tard, dans les Confessions, il affirme avoir lu Y Essai de Locke42.

3. Dans les Lettres Morales, écrites peu avant Y Emile, on sent la présence de Y Essai philosophique concernant V Entendement humain: ainsi, quand Rousseau, dans la 3e Lettre, professe son agnosticisme, comparant l'entendement à une maison «fort mal éclairée» et parlant des sens comme «cinq fenêtres par lesquelles notre âme voudroit se donner du jour»43, il suit en cela Locke lorsque celui-ci compare l'entendement à «un cabinet entièrement obscur, qui n'auroit que quelques petites ouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles, ou pour ainsi dire



38: Emile, O.C. IV, p. 417.

39: Cf. pour cette opinion P. D. Jimmack, op. cit., p. 322

40: Essai ... (I, 11, VIII). O.Ph. 1, p. 28.

41: O.C. IV, Introductions, p. XXVI.

42: Confessions, O.C. I, p. 237.

43: O.C. IV, p. 1092.

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les idées des choses »44. Ce passage, terminant le chapitre XI, où Locke explique les facultés de l'esprit, précède d'ailleurs immédiatement le chapitre XII, consacré aux idées complexes (ch. XII : Des Idées complexes), c'està-dire le chapitre où Locke insiste sur la différence entre les idées simples «dans la reception desquelles l'Esprit est purement passif» et les idées complexes qui sont le produit de l'activité de l'esprit4s. Un autre passage de Rousseau, toujours dans la 3e Lettre Morale, ne nous permet plus de douter qu'il ait puisé sa théorie des idées dans le 2e livre de YEssai de Locke: critiquant explicitement la conception du res cogitans de Descartes, il rappelle que «Locke fit voir que l'essence de l'ame ne consiste point dans la pensée»46. Mais le chapitre où Locke démontre «que les Hommes ne pensent pas toujours», c'est-à-dire le lerchapitre du 2e livre de VEssai, est précisément aussi le chapitre où il explique YOrigine des Idées. Et - pour comble - ce même chapitre précède immédiatement celui qui est consacré aux idées simples (ch. II: Des Idées simples), lequel, comme le chapitre sur les idées complexes (voir plus haut), distingue nettement entre la passivité des idées simples et l'activité des idées composées.

Ainsi, pour conclure sur l'aspect épistémologique du sensualisme de Rousseau, il semble légitime de dire que Rousseau, par sa théorie des idées, reformule la psychologie «activiste» et innéiste de Locke contre le réductionisme «passiviste» du sensualisme extrême d'Helvétius et de Condillac. C'est cette théorie, qui, déjà toute élaborée dans le premier manuscrit de YEmile (le manuscrit «Favre»), se trouve au centre de la position sensualiste, à partir de laquelle Rousseau reprend, dans la Profession de foi, sa critique d'Helvétius47.

2. Passant maintenant à l'aspect moral du sensualisme de Rousseau, nous
constatons la même attitude envers le sensualisme extrême d'Helvétius et de
Condillac: c'est-à-dire que, d'accord dans une certaine mesure avec celui-ci,



44: Essai, L. 11, ch. XI, § 17.

45: Ibid. ch. XII, § 1.

46: O.C. IV, p. 1096.

47: Comme le montre P. M. Masson, éd. critique de la Profession de foi (Paris, 1914), la critique d'Helvétius dans la Profession de foi n'a été ajoutée qu'après le premier manuscrit de YEmile, constatation qui nous permet d'affirmer que Rousseau s'oppose à Helvétius plus en disciple de Locke qu'en représentant de la tradition cartésienne (cf. plus haut, note 18).

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Rousseau s'en sépare pourtant en y joignant une interprétation différente de
la psychologie de Locke.

En effet, contrairement à ce que soutient M. Passmore, il n'est pas question de voir en Emile une œuvre «in complete opposition to Locke »48. Malgré une critique explicite de la morale relativiste de Locke, critique insérée au cœur de la Profession de foi, non seulement Rousseau adopte la théorie même qu'il réfute, pour décrire le développement de l'enfant, mais la théorie à partir de laquelle il entreprend cette réfutation est elle-même une interprétation de Locke. Une analyse de la structure morale de YEmile permettra de tirer tout cela au clair: Rousseau divise fondamentalement le développement de l'enfant en deux époques : 1) la période «prémorale », où toutes les actions de l'enfant sont guidées par l'instinct physique de conservation (Yamour de soi), période qui s'étend jusqu'à l'âge de 15 ans (livres 1-3); et 2) la période proprement morale, qui commence avec l'éclosion de la conscience, véritable instinct moral qui élève l'homme au-dessus des bêtes (livres 4 et 5). La première période, c'est l'époque où, moralement, l'enfant vit seul et uniquement «dans la dépendance des choses»49; la seconde, c'est le temps où il commence à connaître ses rapports avec autrui.

Considérant d'abord l'enfant «pré-moral», nous voyons que les actions de celui-ci sont justement déterminées par ces «Principes de pratique» qui, d'après Locke, «ont une influence continuelle sur toutes nos actions», c'està-direle plaisir et la douleur des sens ou «l'envie d'être heureux» et «la crainte d'être miserable »50. C'est ce que Rousseau exprime clairement de la façon suivante: «nous naissons sensibles, et dès nôtre naissance nous sommesaffectés de diverses manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons, pour ainsi dire, la conscience de nos sensations, nous sommesdisposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d'abord selon qu'elles nous sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, et enfin selon les jugemens que nous en portons sur l'idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne»sl. Mais, tandis que Locke, Condillac et Helvétius, voyant dans ces «principes de pratique» toute la moralité de l'homme, définissentle bien moral comme ce qui cause le plaisir, et le mal moral comme



48: J. A. Passmore: The Malleability of Man in Eighteenth-Century Thought {Aspects of the Eighteenth Century, éd. by Earl Wassermann, 1966), p. 41.

49: Emile, O.C. IV, p. 311.

50: Essai, L.1., ch. 11, § 3.

51: Emile, O.C. IV p. 248.

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ce qui cause la douleur, Rousseau, pour sa part, insiste, à plusieurs reprises,
sur le fait que les actions de l'enfant sont « Dépourvues] de toute moralité »52.

L'unanimité fondamentale et la similitude des formules exprimées soulèvent d'ailleurs la question de savoir si Rousseau se fonde ici sur une lecture de Locke ou de Condillacs3. A vrai dire, le contexte où se trouve la formule citée ci-dessus est plutôt d'inspiration condillacienne; c'est, comme nous l'avons vu plus haut, «la statue» de Condillac que nous retrouvons dans les deux premiers livres de Y Emile: ainsi, quand Rousseau fait naître le désir de la privation du plaisir («tout désir suppose privation»)s4, caractérisant cet état de privation comme le mal-aise des besoins^, il suit certainement Condillac, qui nous dit que «la privation d'un objet que nous jugeons nécessaire à notre bonheur, nous donne ce mal-aise, cette inquiétude que nous nommons besoin et d'où naissent les désirss6 (c'est nous qui soulignons). Cependant, un examen du premier brouillon de VEmile (le manuscrit «Favre») nous révèle que le contexte condillacien est déjà là, mais sans la formule importante de Rousseau que nous avons citée plus haut. Celle-ci, au contraire, se trouve partiellement dans la 5e Lettre Morale, écrite avant YEmile, et dont Rousseau s'est servi pour développer la partie morale de la Profession de foi dans YEmile définitifs7. Mais cette 5e Lettre Morale, comme nous allons le voir, a été écrite à partir des formules de Locke, d'où nous pouvons conclure que c'est le texte de Locke lui-même, et non pas celui du Traité des Sensations, qui a fourni à Rousseau son point de départsB.

Dans le 4e livre de YEmile, Rousseau semble plutôt influencé par les
formules d'Helvétius : comme celui-ci, il désigne le mobile fondamental des
actions de l'homme par les mots d'amour de soi et â'intérests9. Il est vrai que



52: Ibid., O.C. IV, p. 321. Cf. aussi Locke: Essai, L. 11, ch. XX, § 2. Condillac: Traité des Sensations, IV, 111, § 1. O.Ph. vol. 1, p. 304. Helvétius: De VEsprit, ch. IX, 1758, p. 324.

53: Cf. Locke: Essai, L.1., ch. 11, § 3 et Condillac: Traité des Sensations, Dessein, O.Ph. vol. 1, p. 222.

54: Emile, O.C. IV, p. 303.

55: Emile, p. 280.

56: Extrait Raisonné du Traité des Sensations, O.Ph. vol. 1, p. 324.

57: Lettres Morales, O.C. IV, p. 1109: «ainsi quoique les idées nous viennent du dehors les sentimens qui les apprécient sont au dedans de nous et c'est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou la disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons rechercher ou fuir» (c'est nous qui soulignons).

58: La genèse de cette formule importante de Rousseau échappe à l'étude, par ailleurs si méticuleuse, de M. P. D. Jimmack, op. cit. p. 320.

59: Emile, O.C. IV, p. 491. Cf. Helvétius: De VEsprit, 1758, p. 34 et pp. 52-53.

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Condillac, lui aussi, emploie le mot d'intérêt, mais, premièrement, plus pour définir le principe moteur du développement des facultés de l'âme que pour décrire le motif des actions de l'homme6o; deuxièmement, il n'utilise pas l'expression amour de soi. D'ailleurs, le contexte corrobore notre hypothèse d'une influence d'Helvétius: la théorie des «passions» que développe Rousseaumontre une nette affinité avec celle d'Helvétius6l.

Cependant, adoptant dans sa description de l'enfant cette morale hédoniste (ou égoïste) d'Helvétius et de Condillac, qui en fin de compte ne l'éloigné pas de Locke, Rousseau ajoute une deuxième période au développement de l'enfant, qui constitue, selon lui, la dimension proprement morale de l'homme. C'est ce qu'il fait dans le 4e livre de YEmile et particulièrement dans la Profession de foi en introduisant la notion de conscience.

La «conscience» selon Rousseau, c'est l'«instinct divin»62 ou la «voix de l'ame»63 qui réfute l'éthique sensualiste en nous assurant du fondement absolu de la morale et en prouvant l'insuffisance de la morale de l'intérêt. Ainsi, dans le même 4e livre où il nous dit que l'intérêt qui s'attache à notre conservation «est toujours bon et toujours conforme à l'ordre»64, il se refuse à voir dans cet intérêt la moralité de l'homme: «Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérest; mais d'où vient donc que le juste y concourt à son préjudice?»6s. Il est vrai que la réfutation de la morale de l'intérêt, réfutation dirigée contre Helvétius, lequel en parle longuement66, occupe une place importante dans la partie morale de la Profession de foi. Cependant, cette partie, comme le montre P. M. Masson67, a été ajoutée après le premier manuscrit de YEmile, qui ne présente qu'une Profession rudimentaire. L'essentielde la discussion morale de la Profession se trouve, au contraire, déjà dans les Lettres Morales, écrites pendant l'hiver 1757-58 (voir plus haut p. 91), c'est-à-dire avant même le premier manuscrit de YEmile (le manuscrit



60: Traité des Sensations, Dessein, O.Ph. vol. 1, p. 222 et Extrait Raisonné du Traité des Sensations, O.Ph. vol. 1, p. 324.

61: Tous les deux, faisant dériver les «passions» de l'amour de soi, distinguent entre les «passions» naturelles, qui naissent immédiatement de l'amour de soi, et les «passions» factices, qui doivent leur origine à la société. Cf. Emile, O.C. IV, p. 491 et De V'Esprit, 1758, p. 321.

62: Emile, O.C. IV, p. 600

63: Ibid., p. 594.

64: Ibid., p. 491.

65: Ibid., p. 599.

66: De VEsprit, Discours 11.

67: P. M. Masson, éd. critique de la Profession de foi (Paris 1914), p. XXXVI.

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«Favre»). Cela signifie que la position morale de Rousseau a été, pour l'essentiel,élaborée indépendamment de la philosophie d'Helvétius, qu'il n'a pu connaître qu'à partir du 15 octobre 1758 (cf. plus haut note 11). D'ailleurs, - et voilà le point où nous voulions en venir -, l'analyse du texte montre clairement que la position morale de Rousseau s'est formée à la fois en oppositionà Locke et à partir de lui: dans le ler livre de Y Essai philosophique concernant VEntendement humain, Locke réfute la théorie des idées innées. D'accord avec lui en ce qui concerne l'origine des idées «spéculatives», Rousseau n'accepte pas l'argumentation de Locke contre l'innéité des «idées pratiques» (morales). Ainsi, il rejette expressément l'argument relativiste6B qui mettrait en évidence la variabilité historique et géographique des notions morales: «Jetiez les yeux sur toutes les Nations du monde, parcourez toutes les Histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres; parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions du bien et du mal »69. Il est vrai que Rousseau vise aussi Montaigne, qu'il nomme explicitement,mais derrière Montaigne, c'est plutôt Locke qu'il vise: Montaigneest nommé en tant que représentant typique d'un scepticisme en morale, mais l'opinion que réfute Rousseau, c'est la thèse lockienne selon laquelle les idées morales - comme toutes les idées - tirent leur origine des sens. Voilà qui ressort clairement du passage suivant, où Rousseau nous présente l'avis des «prétendus sages»: «erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation s'écrient-ils tous de concert, il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises »70.

D'ailleurs, la terminologie dont se sert Rousseau dans sa réfutation du relativisme moral porte l'empreinte de Locke. Ainsi, quand il affirme contre Locke que nous trouvons partout les mêmes idées et les mêmes notions de morale, les mots idées et notions sont dus à une contamination terminologiqu e7l car, en vérité - comme nous allons le voir - c'est sur sa théorie des



68: Locke: Essai, L.1., ch. 11, § 9-10.

69: Emile, O.C. IV, pp. 597-98, cf. Lettres Morales, O.C. IV, p. 1107.

70: Emile, p. 598, cf. Lettres Morales, p. 1108. Notons que la première version de ce passage, qui se trouve dans les Lettres Morales, contient le mot d'entendement à la place de celui d'esprit, différence terminologique révélant le rôle décisif joué par VEssaiphilosophique concernant l'Entendement humain dans la genèse de la position morale de Rousseau.

71: Cf. Locke: Essai, L.1.: Des Notions innées et p.ex. L.1., ch. 1, § 10: «Les Partisans des Idées innées».

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sentiments qu'il fonde l'universalité de la morale. Aussi, toute la terminologie qu'emploie Rousseau autour de la notion de conscience révèle la présence du texte de Locke: ainsi, contre l'affirmation de Locke selon laquelle il n'y a pas de «caracteres» «gravez naturellement» dans l'âme, Rousseau juge que les règles de la morale sont «écrites par la nature en caractères inéfaçables »72 ; et contre le passage où Locke parle expressément de la conscience, ne voyant dans celle-ci rien d'autre qu'un préjugé de l'éducation, Rousseau définitla conscience comme «un principe inné de justice et de vertu»73 (c'est nous qui soulignons). Locke, justement, discute de ce qu'il appelle les «principes de pratique ». En plus, définissant la moralité, Rousseau reprend presque littéralement la formule de Locke: Rousseau: «toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes» et Locke: «la conscience qui n'est autre chose que l'opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faisons »74. La différence - essentielle, il est vrai - porte naturellement sur l'origine de la conscience, innée pour l'un, produite par l'éducation pour l'autre.

Et pourtant, même dans le contenu positif de la notion de conscience, on retrouve, en dernière analyse, la psychologie affective de Locke. Selon Locke - nous l'avons vu - l'homme naît sensible au plaisir et à la douleur. C'est ce qu'il démontre dans le 2e livre de Y Essai, avec des conséquences matérialistes et hédonistes qui seront tirées par Condillac et par Helvétius (et même par Rousseau). Mais, dans le ler livre (ch. 11, § 3), faisant une exception àsa réfutationdesidées innées de la morale, Locke avance la même théorie dans une terminologie innéiste. Le plaisir et la douleur ou «l'envie d'être heureux» et «la crainte d'être miserable», mobiles universels des actions de l'homme, sont appelés «des Principes de pratique véritablement innés» ou «certains panchans qui y (dans l'âme) sont imprimés naturellement»; et enfin, distinguantnettementla connaissance acquise de l'affectivité innée, il précise que «ce sont là des inclinations de notre âme vers le Bien et non pas des impressionsdequelque vérité qui sont gravées dans notre entendement». C'est certainement dans ce texte de Locke - et dès la composition des Lettres Morales - que Rousseau a vu la possibilité d'une conciliation de son sensualisme épistémologique avec son absolutisme éthique. Admettant avec Locke qu'il n'y a pas d'idées innées de la morale, lui aussi assure à celle-ci



72: Locke: Essai, L.1., ch. 11, § 3 et Rousseau: Emile, 0.C., IV, p. 594.

73: £m/fe, ibid., p. 598, cf. Lettres Morales, O.C. IV, p. 1108; cf. Locke: Essai, L.1., ch. 11, §§ 3-4.

74: Emile, ibid. p. 595 et Locke, Essai, L.1., ch. 11, § 8.

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un fondement absolu et universel en accordant à l'homme des sentiments innés. «Il ne faut pour cela», nous dit-il, «que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentimens naturels; car nous sentons avant de conoitre, et comme nous n'apprenons point à vouloir nôtre bien et à fuir nôtre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l'amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l'amour de nousmêmes »7s. 11 apparaît donc que c'est la notion de sentiment qui lie la conceptiondeRousseau à celle de Locke. Confondant à l'exemple de Locke dans cette notion celle de sensation (physique) et celle de sentiment proprementdit(«passion» dans la terminologie de l'époque), il lui devient possible d'utiliser la pensée de Locke pour expliquer ce qu'il entend par conscience (morale): «les actes de la conscience» n'étant pas «des jugemens, mais des sentimens»76, ils sont innés de la même façon que «l'amour de soi, la crainte de la douleur, l'horreur de la mort, le désir du bien-être»77. Dans le 4° livre de YEmile définitif, Rousseau, s'opposant à Helvétius, non seulement reproduitlittéralementcette interprétation de Locke, exposée d'abord dans les Lettres Morales, mais va plus loin en faisant de ce qui n'était d'abord qu'une analogie (amour de soi inné # conscience innée) une identité (amour de soi inné = conscience innée). Interprétant de façon originale l'idée de Locke - adoptée aussi par Condillac et par Helvétius - selon laquelle «le Plaisir et la Douleur ... sont les pivots sur lesquels roulent toutes nos Passions »78, Rousseauexpliquecomment la conscience, en tant que sentiment («passion»), se laisse réduire à l'amour de soi. Celui-ci étant une «passion primitive, innée,antérieureà toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que



75: Emile, ibid., p. 599. Ce passage se trouve à peu près sous la même forme dans les Lettres Morales. Cependant, il y a une différence de vocabulaire - petite mais significative: dans les Lettres Morales, Rousseau parle non pas d'idées acquises, mais de perceptions acquises, fait qui révèle son point de départ dans le texte de Locke, qui emploie indistinctement les mots d'idées et de perceptions (cf. Essai, L. 11, ch. I, § 3: «Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses . . .) (c'est nous qui soulignons). Cf. Lettres Morales, O.C. IV, p. 1109.

76: Emile, ibid., p. 599.

77: Ibid., p. 600, cf. Lettres Morales, O.C. IV, p. 1109.

78: Locke, Essai, L. 2, ch. XX, § 3; Cf. Condillac, Ex. Rais., O.Ph., 1, p. 327. Helvétius, De l'Esprit, Discours 111, ch. IX, op. cit. p. 324. Pour Condillac, toutes les passions ne sont que «la sensation transformée» et, pour Helvétius, elles ne sont «qu'un développement de la sensibilité physique».

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des modifications», «toutes si l'on veut sont naturelles»79. Il est vrai que cette réduction pose un problème: comment passer de Y amour de soi à Y amour des autres ? Mais Rousseau se tire d'affaire dans une note : s'identifiantavecson semblable, il précise: «c'est pour ne pas souffrir queje ne veux pas qu'il souffre; je m'intéresse à lui pour F amour de moi, et la raison du précepteestdans la Nature elle-même, qui m'inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister»Bo.

Bien que l'importance qu'attache Rousseau aux «passions» dans le texte définitif de YEmile soit probablement due aussi à la lecture d'Helvétius et de VauvenarguesBl, eux-mêmes apologistes des «passions» et disciples de Locke, il reste toujours que c'est à partir de Locke que s'est formée, chez Rousseau, la théorie innéiste des sentiments et la fonction morale de celle-ci. Condillac et Helvétius, eux aussi, adoptent l'opinion de Locke sur l'origine de nos sentiments ; mais, contrairement à Rousseau, qui prend son point de départ dans les formules innéistes de la discussion morale du Livre 1 (ch. 11, § 3), eux partent des formules plus sensualistes et matérialistes du Livre 2 (ch. XX). C'est-à-dire que l'origine des «passions», qui pour Condiîlac et Helvétius se trouve dans la sensibilité physique au plaisir et à la douleur, se trouve pour Rousseau dans les sentiments innés du plaisir et de la douleur. Différence minime en apparence - puisqu'il s'agit du même phénomène psychologique, mais lourde de conséquences éthiques, métaphysiques et pédagogiques.

Enfin, pour conclure sur l'aspect moral du sensualisme de Rousseau, précisons qu'ici encore, comme dans sa conception de l'origine des idées et des facultés intellectuelles, Rousseau «corrige» en quelque sorte les exagérations du sensualisme extrême en reprenant les formules plus modérées de Locke lui-même.

3. Pour achever de caractériser la position sensualiste de Rousseau, il reste
maintenant à montrer comment, en accord avec les présupposés philosophiquesque



79: Emile, O.C. IV, p. 491.

80: Ibid., p. 523.

81: En établissant une distinction nette entre Y «amour de soi, quine regarde qu'à nous » et Y «amour-propre, qui se compare», Rousseau s'est sans doute inspiré de Vauvenargues. Rousseau, Emile, O.C. IV, p. 493; Vauvenargues, Introduction à la Connaissance de VEsprit humain (1746). Livre Deuxième, 24: De l'amour propre et de l'amour de nous mêmes. O.C. éd. Hachette, Paris, 1968, V. 1, p. 227.

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phiquesquenous venons d'exposer, il se situe par rapport à la pédagogie sensualiste d'Helvétius et de Locke. Helvétius, non content de réduire avec Locke la nature morale de l'homme à de bonnes ou à de mauvaises habitudes, affirme, probablement sous l'influence de la doctrine de la «sensation transformée»de Condillac, l'égalité naturelle des esprits, c'est-à-dire la toutepuissancede l'éducationß2. Selon M. Passmore, Helvétius serait, par cette théorie de la malléabilité de l'homme, un fidèle interprète de la vraie pensée pédagogique de Locke, tandis que Rousseau, par sa conception de la bonté naturelle de l'homme et par sa méthode «négative» (ou passive), serait essentiellementhostile à Locke et à Helvétiusß3. Nous avons déjà vu que, pour ce qui est des présupposés philosophiques de la pédagogie de Rousseau, ce jugement n'est pas correct: c'est précisément à partir de la psychologie de Locke que Rousseau réfute le sensualisme extrême d'Helvétius (et de Condillac).En ce qui regarde la pédagogie même de Rousseau, le jugement de M. Passmore n'est pas moins faux, car il est fondé sur la conception traditionnellede la pédagogie de Rousseau, celle-ci étant considérée comme une éducation libre et naturelleß4. Une analyse plus précise des notions fondamentalesde nature et d'éducation chez Rousseau montre clairement que, pour l'essentiel, Rousseau reste d'accord avec Locke et avec Helvétius et que, s'il s'éloigne de ce dernier, c'est pour s'approcher davantage du premier.

Parlant de la fameuse thèse de la bonté naturelle de l'homme chez Rousseau,M. Passmore commet la faute traditionnelle qui consiste à interpréter cette bonté comme une bonté morale, malgré les affirmations très nettes de Rousseau àce sujetßs. Ainsi, Rousseau nous dit à plusieurs reprises que



82: Helvétius, De VEsprit, Discours 111, 1758, pp. 255-56. Cf. Locke. De l'Education des En/ans, p. ex. §§ I, XIX, XXII-XXIII, XXXVXXXIX, Condillac, Traité des Sensations, O.Ph. 1, p. 222.

83: J. A. Passmore: The Malleabüity of Man, op. cit. pp. 41-43.

84: Cette conception se trouve p. ex. chez P. Villey: L'influence de Montaigne sur les idées pédagogiques de Locke et de Rousseau, (Paris, 1911), p. 158, et chez G. Erdbriigger: Die Bedeutung John Lockes fur die Pàdagogik Jean-Jacques Rousseau, (Wiirzburg, 1912); reprint: Genève, 1971, pp. 33-36. Pour une variante plus moderne, voir aussi G. Snyders: La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, (Paris, 1965), p. 427-430.

85: Cette interprétation, lancée par Helvétius (De l'Homme, Section V, ch. 111, 1773, t. 2), se trouve p. ex. dans un livre qui, malgré son âge, fait toujours autorité: Corapayré: Histoire Critique des doctrines et de l'éducation en France depuis le seizième siècle (I-II), (Paris, 1885), t. 11, p. 42.

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l'homme naît avec un amour de soi, indifférent en soi au bien et au malß6, mais il est encore plus explicite justement dans le passage qu'interprète M. Passmore: posant «pour maxime incontestable que les premiers mouvemens de la nature sont toujours droits», il précise tout de suite ce qu'il veut dire par cette affirmation. Il s'agit, en effet, d'une réfutation de la doctrine chrétiennedu péché originel: «il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s'y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l'homme est l'amour de soi-même .... »87. Comme il ressort de ce texte, Rousseau se borne à soutenirune «non-méchanceté» originelle de l'homme, ce qui, bien entendu, n'implique pas une bonté morale innée ! Chez Locke on trouve exactement la même idée d'une innocence innée de l'homme: «Car peut-on nommer un vice, dont le goût ne soit communiqué aux Enfans, ou par leurs Parens, ou par leurs nourrices ; dont on ne jette les semences dans leur ame dès qu'ils sont capables de les recevoir?». Ainsi, selon Rousseau comme selon Locke, l'homme naît avec un amour de soi moralement neutre. Mais ne pourrait-on pas dire avec Helvétiusß9 que Rousseau se contredit puisque, dans la Profession de foi, il accorde à l'homme une conscience (morale) innée? Non, car nous avons vu que la «conscience» n'est, en fin de compte, qu'un sentiment virtuellement inné en tant que modification possible de l'amour de soi (voir plus haut), et l'amour de soi «passion indifférente en elle-même au bien et au mal ...» ne devient bon ou mauvais « que par accidentet selon les circonstances dans lesquelles [il] se développe »90.

Persévérant toujours dans cette fausse interprétation de Rousseau que nous avons signalée, M. Passmore oppose la méthode «négative» ou passive de Rousseau à la méthode «positive» ou active de Locke: ainsi, «l'éducation négative» s'ensuivrait de ce que «the child is not morally malléable. He cannot be moralized by éducation, but only by the flowering of his own natural impulses ... »91. Il est vrai que Rousseau insiste sur la nécessité d'une éducation «négative»92, mais non pas pour la raison alléguée par M. Passmore. Tout au contraire, c'est parce qu'il est d'accord avec Locke sur



86: Emile, O.C. IV, pp. 288-89, 318, 321; Lettre à Christophe de Beaumont, O.C. IV, p. 925.

87: Emile, O.C. IV, p. 322.

88: De VEducation des Enfans, § XXXVIII, op. cit., p. 55

89: De l'Homme, Sect. V. ch. I, 1773, t. 2, p. 4.

90: Lettre à Christophe de Beaumont, O.C. IV, p. 936; cf. Emile, O.C. IV, pp. 322 et 493

91: Passmore, op. cit. p. 42.

92: Emile, O.C. IV, p. 323.

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l'idée que seule l'éducation détermine le développement moral de l'individu. Pour l'un comme pour l'autre, le mauvais caractère de l'adulte n'est pas un défaut inné mais le produit d'une mauvaise éducation. Il est l'effet des vices qu'on n'a pas empêchés de naître93. C'est pourquoi il faut particulièrement prendre soin de préserver l'enfant, «le garantir», comme dit Locke, «de la contagion de toute sorte de médians exemples »94. D'ailleurs, les étiquettes dont se sert Rousseau pour désigner sa méthode - «éducation naturelle et libre»9s, «éducation négative» (ou passive)96 -ne doivent pas nous cacher le fait que cette méthode rousseauiste n'est pas moins active ou positive que celle de Locke. Empiriste aussi conséquent que Locke, Rousseau reconnaît, lui aussi, l'importance et la nécessité d'une influence positive sur l'enfant. Ainsi - au cœur même du développement de la méthode négative que donne Rousseau - on retrouve ce qui constitue pour Locke le point essentiel de l'éducation, à savoir qu'«// ne faut point contenter les vaines fantaisies des Enfans»97 (c'est Locke qui souligne).

Selon Locke, les mauvaises inclinations de l'enfant ne sont pas innées, mais produites par «l'indulgence excessive» des parents9B. C'est pourquoi il conseille à ceux-ci d'habituer «les Enfans à dompter leurs désirs, et à n'avoir point de fantaisies même dès le berceau »", autrement dit : de substituerde bonnes habitudes aux mauvaises qu'on leur fait prendre par excès d'indulgence. Déjà dans La Nouvelle Héloïse, malgré une polémique ouverte contre ceux qui veulent «corriger la nature» «en réprimant les passions»loo ou «changer le caractère» et «plier le naturel»lol, Rousseau reconnaît l'impossibilitéd'une éducation naturelle et libre en faisant dire à Julie: «J'avois d'abord résolu de lui accorder tout ce qu'il demanderoit, persuadée que les premiers mouvemens de la nature sont toujours bons et salutaires. Mais je n'ai pas tardé de connoitre qu'en se faisant un droit d'être obéis les enfants sortoient de l'état de nature presque en naissant et contractaient nos vices par



93: Locke, De l'Education des En/ans, § XXXVI, 1730, pp. 52-54. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, O.C. 11, pp. 563, 573, 583. Emile, O.C. IV, pp. 261, 303.

94: Ibid, § XCII, p. 166; cf. Rousseau: Emile, O.C. IV, p. 323.

95: Emile, O.C. IV, p. 335.

96: Lettre à Christophe de Beaumont, O.C. IV, p. 945

97: Locke, De l'Education des Enfans, § XXXIX, op. cit., p. 61.

98: Ibid. §§ XXXV-XXXVIII.

99: Ibid. § XXXIX, p. 61.

100: O.C. 11, p. 564.

101: Ibid. p. 566.

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notre exemple, les leurs par notre indiscrétion »102 (c'est nous qui soulignons). Voyant lui aussi dans «l'indulgence insensée des mères » la source du mauvais caractère de l'enfant, Rousseau insiste sur la nécessité d'une méthode autoritaireou positive qui fait prendre à l'enfant l'habitude de se plier à un «refus irrévocable»lo3. Dans Y Emile, il revient longuement sur la même idée, nous mettant, comme Lockelo4, particulièrement en garde contre les pleurs de l'enfant: «plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de Y accoutumerde bonne heure à ne commander, ni aux hommes, car il n'est pas leur maitre, ni aux choses, car elles ne l'entendent point»los (c'est nous qui soulignons).

Cependant, une comparaison de La Nouvelle Hêloïse et de Y Emile (à savoir le manuscrit définitiflo6) révèle une dépendance encore plus grande à l'égard de la pédagogie plus «active» de Locke que ne le laisse supposer ce que nous venons de dire sur la méthode négative. Malgré la valeur attribuée à l'éducation dans La Nouvelle Héloïse, il ne faut pas oublier que c'est l'aspect «négatif» qui domine dans cette œuvre: l'idée d'une innocence innée (amoralité originelle) et le soin de préserver celle-ci contre une mauvaise influencedu dehors. Dans YEmile, par contre, Rousseau (comme Locke et Helvétius) attribue explicitement à l'éducation le rôle de faire prendre à l'enfant des habitudes morales. Se rendant compte que «l'éducation n'est certainement qu'une habitude» et que ne pas donner à l'enfant de bonnes habitudes, c'est lui en faire contracter de mauvaiseslo7, il avoue que «dans un age où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfans les actes dont on veut leur donner l'habitude en attendant qu'ils les puissent faire par discernement et par amour du bien »108. Il est vrai que Rousseau



102: Ibid. p. 571.

103: Ibid. p. 572; cf. Locke, De VEducation des Enfans, § XL, op. cit., p. 64.

104: Locke, ibid, ch. XII, §§ CXIII-CXVI.

105: Emile, O.C. IV, pp. 287-288; cf. aussi pp. 261, 286, 289, 314-16, 364 et Locke, ibid., ch. XII, §§ CXIII-CXVI.

106: P. D. Jimmack a bien montré, par une analyse scrupuleuse des différents manuscrits de YEmile, que Rousseau a dû relire le livre de Locke après le premier manuscrit de VEmile (manuscrit «Favre»). Il y a en effet dans YEmile définitif plusieurs allusions précises à Locke quine se trouvent pas dans le premier brouillon. P. D. Jimmack: «La Genèse et la Rédaction de l'Emile de J.-J. Rousseau». Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, (vol. 13, Genève, 1960).

107: Emile, O.C. IV, p. 248, cf. pp. 327 et 341.

108: Ibid. p. 339. Ceci ne contredit pas l'absolutisme moral de Rousseau. L'homme est moralement malléable: il devient bon ou mauvais selon l'éducation qu'il a reçue - mais la mo- raie en soi est inaltérable. Locke d'ailleurs est du même avis, cf. Essai philosophique ... (L. 1., ch. 11, § 113).

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semble se contredire quand il avance par ailleurs l'opinion que «la seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de n'en contracter aucune», mais ce n'est qu'en apparence: le contexte nous montre qu'il ne pense pas ici aux habitudes morales, mais à celles qui pourraient gêner le développement libre et naturel du corpslo9. Au demeurant, le passage en question est suivi immédiatement d'un autre, qui, sous l'influence de Locke, explique comment on peut accoutumer un enfant à être courageux par «le seul choix des objets qu'on lui présente»!llo.

En conséquence de ce que nous venons de montrer, il semble légitime de dire que Rousseau, par sa pédagogie - comme par son epistemologie et par son éthique -, a été tributaire de l'empirisme de Locke. Convaincu par les arguments de Locke, il adhère parfaitement à l'idée originale et anti-chrétienne,avancée au début du livre De VEducation des En/ans, «que de cent personnes il y en a quatre-vingt-dix qui sont ce qu'ils sont, bons ou mauvais, utiles ou inutiles àla Société, par l'éducation qu'ils ont reçue»lll. Définissant sa position au début de la «lettre pédagogique» de La Nouvelle Héloïse, il s'exprime même d'une façon qui fait écho à la formule de Locke: «tous les vices qu'on impute au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reçues. Il n'y a point de scélérat dont les penchans mieux dirigés n'eussent produit de grandes vertus»ll2. Précisons maintenant les conséquences que nous pouvons tirer de ce rapprochement avec Locke, pour juger plus adéquatementdes rapports de Rousseau avec Helvétius. En effet, il n'est plus possible d'envisager avec M. Passmore les rapports entre Rousseau et Helvétius comme une opposition fondamentale due à une interprétation essentiellementdifférente de la pédagogie de Locke, tous les deux étant d'accord avec celui-ci sur sa thèse essentielle: celle de la malléabilité morale de l'homme. Pourtant, cela ne signifie pas que leurs interprétations soient strictement identiques. Loin de là! Tandis qu'Helvétius, se croyant fidèle interprète de Locke mais s'appuyant probablement sur l'epistemologie de Condillac, avance la fameuse thèse de l'égalité naturelle des esprits, laquelle, nous l'avons vu, provoque la critique de Rousseau déjà à propos de l'épistémologie,Rousseau, pour sa part, plus fidèle aux réserves exprimées par Locke,



108: Ibid. p. 339. Ceci ne contredit pas l'absolutisme moral de Rousseau. L'homme est moralement malléable: il devient bon ou mauvais selon l'éducation qu'il a reçue - mais la mo- raie en soi est inaltérable. Locke d'ailleurs est du même avis, cf. Essai philosophique ... (L. 1., ch. 11, § 113).

109: Emile, O.C. IV, p. 282.

110: Ibid. p. 283.

111: De l'Education des Enfans, § 1, p. 2.

112: O.C. 11, p. 563.

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affirme la différence innée des tempéraments. Certes, il y a chez Locke des formules qui semblent justifier l'interprétation d'Helvétius, p. ex. quand il dit« que la différence qu'il y a entre les mœurs et la capacité des hommes, vient plus de la differente éducation qu'ils ont reçue que d'aucune autre chose .. »113 (c'est Locke qui souligne). Cependant, malgré de telles affirmations et malgré toute l'importance morale accordée à l'éducation comme acquisition d'habitudes,Locke se refuse à réduire la nature humaine aux habitudes contractées dans l'éducation. Tout au contraire, il insiste à plusieurs reprises sur le fait que l'homme apporte en naissant un tempérament particulier auquel il faut adapter l'éducation. «Dieu», dit-il, «imprime dans l'Esprit des hommes certains caracteres, qui, peut-être, comme le défaut de leur taille, peuvent être un peu redressez, mais qu'on ne sauroit gueres changer en d'autres tout contraires »114. Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau reprend cette idée de Locke et s'en sert pour réfuter explicitement la thèse égalitaire d'Helvétius, opposant ainsi son interprétation de Locke à celle d'Helvétius. Contre les arguments du livre De VEsprit, qu'il caractérise de «subtilités», il soutient la thèse d'une diversité naturelle des esprits, répétant après Locke que «... chacun apporte en naissant un tempérament particulier qui détermine son génie et son caractère, et qu'il ne s'agit ni de changer ni de contraindre, mais de former et de perfectionner»lls. - Soulignons que, malgré une certaine imprécision terminologique, ni Rousseau ni Locke ne se contredisent quand ils traitent de l'origine du caractère: l'hcmme naît avec un certain tempérament(flegmatique, froid, mélancolique, enjoué, etc.), mais le caractère moral se crée dans l'éducation par les habitudes qu'on fait prendre à l'enfant!

Cette précision est importante si l'on veut bien saisir la position pédagogique de Rousseau, position qui, rappelons-le, consiste justement en ceci que, attribuant, comme Helvétius, à l'éducation (c'est-à-dire aux impressions des sens) l'origine du caractère moral, Rousseau soutient avec Lccke - mais contre Helvétius - que l'éducation ne peut se faire qu'en fonction du tempérament innéll6.

Rappelons enfin que cette prise de position pédagogique devant la thèse
égalitaire d'Helvétius a été en quelque sorte déterminante pour toute la



113: De VEducation des En/ans, § XXXIII, op. cit., p. 49.

114: Ibid. § LXVIII, p. 97 - cf. aussi ch. XI (Qu'on doit avoir égard au tempérament des Enfans) et ch. XXVIII, § CCXXIII (Conclusion).

115: O.C. 11, p. 563.

116: Cf. «Il n'y a point de scélérat dont les penchons mieux dirigés n'eussent produit de grandes vertus» (c'est nous qui soulignons). La Nouvelle Héloïse, O.C. 11, p. 563.

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philosophie sensualiste de Rousseau. Admettant avec Locke et les sensualistescontemporains que toutes nos idées et tous nos sentiments tirent leur origine de la sensation, Rousseau a été amené à introduire la notion de dispositionpour justifier devant Helvétius sa conviction d'une diversité naturelle des esprits. C'est ce qui ressort clairement du texte de La Nouvelle Héloïse où, ayant réfuté les arguments du livre De VEsprit prônant l'égalité naturelle des esprits, il précise que l'origine sensualiste des idées et des sentiments n'implique pas celle des «dispositions à les acquérir»ll7. Autrement dit, dans la pensée de Rousseau, la théorie des idées (et des facultés) et la théorie des sentiments précèdent logiquement la philosophie pédagogique.

Terminons en résumant les résultats de notre examen: Etudiant d'abord la position épistémologique de Rousseau, nous avons vu que, d'accord avec le Traité des Sensations de Condillac sur certaines idées importantes, Rousseau se fonde, malgré tout, essentiellement sur la théorie des idées de Locke et s'en sert pour réfuter le sensualisme extrême d'Helvétius et de Condillac.

Passant ensuite à la position morale de Rousseau et à la psychologie affective sur laquelle elle repose, nous avons vu que Rousseau est d'accord avec Condillac et Helvétius lorsqu'il décrit la nature et les actions de l'enfant, mais que, pour décrire l'homme fait, il oppose à ceux-ci une théorie morale élaborée à partir d'une interprétation plus «innéiste» de Locke.

Enfin, l'analyse de la position pédagogique de Rousseau nous a révélé que, puisant - comme Helvétius - chez Locke une théorie de la malléabilité morale de l'homme, Rousseau s'oppose néanmoins à la pédagogie sensualiste d'Helvétius en affirmant contre celui-ci l'idée d'une différence innée des tempéraments, idée prise, elle aussi, chez Locke.

Par conséquent, nous tenons pour justifiée l'affirmation selon laquelle la position sensualiste de Rousseau, à la fois dépendante du sensualisme extrême et en opposition avec celui-ci, demeure essentiellement tributaire de l'empirisme de Locke, «corrigeant» en quelque sorte les exagérations d'Helvétius et de Condillac par une reformulation des réserves «innéistes» apportées par Locke.

Jern Schesler

Odense



117: Ibid., O.C. 11, pp. 565-66.

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Résumé

En précisant la position sensualiste de Jean-Jacques Rousseau, on se propose, dans cet article, de mettre en lumière l'unité essentielle de sa pensée. Celle-ci, il est vrai, peut paraître paradoxale, Rousseau étant à la fois disciple de Condillac et critique acharné du sensualisme extrême d'Helvétius et de Condillac. Toutefois, un examen minutieux de ses formules sensualistes résout ce paradoxe apparent en révélant sa dépendance à l'égard de la psychologie empiriste de Locke. Analysant successivement sa philosophie sous ses aspects épistémologique, éthique et pédagogique, nous trouvons que Rousseau, tout en restant dans une certaine mesure d'accord avec le sensualisme contemporain, oppose pourtant à celui-ci une interprétation plus «innéiste» de Locke.